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Georges Banu : Nous avons évoqué
jusqu'ici vos «années d'apprentissage», les
études et les premiers travaux, puis la
fondation de la Schauhühne à Berlin, une
institution qui aura marqué l'histoire du
théâtre européen des trente dernières
années. Vous avez signalé les trois projets
majeurs que vous y avez conduits:
Shakespeare, la tragédie grecque et le
théâtre russe, Tchekhov tout spécialement.
Quelle relation entretenez-vous avec le
théâtre de Tchekhov, qui est au fondement
de toute la dramaturgie du XX" siècle ?
Curieusement,
vous
aviez
d'abord
commencé par Gorki, avec une mise en
scène exemplaire des ESTIVANTS, que
nous avons pu voir à Paris. Je me souviens
encore de la séduction opérée par votre
spectacle, avec ce «montage dans le cadre»
dont nous avons beaucoup parlé à 1'époque.
Vous aviez réussi à trouver au théâtre
l'équivalent de la manière dont Orson
Welles, dans ses films, s'employait à diriger
le regard du spectateur. Après la recherche
sur la tragédie grecque, vous donniez, avec
LES ESTIVANTS, une nouvelle preuve de la
possibilité de travailler de façon chorale,
démocratique, sur une scène de théâtre.
Votre intérêt pour la choralité moderne sur
le plateau a-t-elle quelque chose à voir avec
l'écriture de Tchekhov ou de Gorki?
Peter Stein: D'abord, je dois dire que
pour tout homme de théâtre, et pour les
acteurs tout spécialement, Tchekhov est la
proposition la plus intéressante sur laquelle
on puisse travailler, Parce que son théâtre
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que les relations sont démocratiques, c’est-à-dire
difficiles, interrompues, indirectes, De sortes que
l'acteur est manifestement la seule instance qui
puisse donner à cette structure dramaturgique faible
et délicate une force sur le plateau, Dès lors, il n'est
guère étonnant que tous les acteurs veillent jouer
Tchékhov: c'est le degré le plus haut de leur métier,
la preuve qu'ils sont vraiment des acteurs du XX"
siècle. D'un autre côté, jouer Tchekhov leur fait
peur, à cause de cette absence de protagonistes
justement: tous les acteurs voudraient être Hamlet
ou Cléopâtre, on le sait.
Quand nous avons commencé à travailler à la
Schaubühne, avec le projet d'examiner par la
pratique et l'expérience ce qu'était le théâtre et ce
qu'on pouvait
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encore en faire aujourd'hui, nous avons très vite
envisagé de monter un Tchekhov, Mais nos
acteurs étaient bien conscients qu'ils étaient
encore trop jeunes pour ça, Les jeunes acteurs
ne peuvent pas jouer Tchékhov; il faut du
métier pour le faire, c'est certain, mais il faut
surtout aussi une certaine expérience de la vie,
un vécu qui permette à l’interprète de devenir
vraiment coauteur du spectacle. Nous avons
donc décidé, par un vot, comme nous en avions
l'habitude dans notre institution autodéterminée,
de ne pas travailler sur une œuvre de Tchékhov,
mais de monter en lieu et place une pièce
« tchékhovienne », LES ESTIVANTS, une sorte
d'essai où Gorki s'applique à vouloir écrire
comme Tchekhov.
La pièce est assez mauvaise: elle est pleine
(le bonne volonté, et on sait que la bonne
volonté est le pire ennemi de l’art - on le voit
bien avec Brecht par exemple. L'art n'a que faire
de la bonne volonté; il réclame au contraire
qu’on dise la vérité, qu'on accepte le monde
comme il est, avec ses pires absurdités et son
horreur. Nous avons voulu utiliser Gorki
comme un moyen pour nous rapprocher de
Tchekhov et de ses difficultés. En sorte que
nous avions le sentiment d'être libres de faire ce
que nous entendions avec la pièce. Dans la
version Schaubühne des ESTIVANTS, il n'y
avait guère que soixante pour cent de Gorki, le
reste était de Botho Strauss et des acteurs, qui
ont improvisé sur des thèmes de la pièce et ont
donc été coauteurs du spectacle, Nous avons pu
avoir cette licence parce que la pièce est faible,
nous n’avions aucune mauvaise conscience a
intervenir.
réclame de l'acteur une forme de participation
créative particulière. Dans le travail sur la
dramaturgie tchékhovienne, l'acteur peut faire
intervenir sa personnalité de façon très directe,
Tchekhov a laissé dans ses pièces des espaces
vides, des trous énormes que l'acteur peut et
doit combler à sa guise, Plus que pour n'importe
quelle autre œuvre dramatique, l'acteur est ici
coproducteur, coécrivain, si tant est, bien
entendu, que la mise en scène soit réussie, La
dramaturgie de Tchekhov est si sensible,
minime: les véritables actions se produisent
dans le mouvement interne des personnages et à
travers leurs relations sur le plateau. Le théâtre
de Tchekhov est fondamentalement un théâtre
de groupe: il n'y a pas de véritable protagoniste
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désigné, tous les personnages présents sur le
plateau sont des protagonistes; c'est en ce sens
STEIN, Peter, Essayer encore, échouer toujours, (1999), Bruxelles, éditions Ici-bas, coll. « Ici-bas/Théâtre », 2000.
donné, Koltès a sans doute éprouvé le désir
de s'affranchir de cette sorte d'exclusivité.
C'est lui qui m'a envoyé sa dernière pièce,
directement. Et par un hasard incroyable,
ce texte m'est parvenu par la poste
quelques semaines après sa mort. Sans
doute un ami troublé par cette disparition a
retardé son envoi. Il m'est arrivé comme du
ciel. Nous avons donc eu la possibilité de
mettre en scène ROBERTO ZUCCO à
Berlin, en 1990, avec une dramaturgie un
peu plus compliquée, plus conventionnelle
aussi peut-être. Ce spectacle a été ma
dernière mise en scène en Allemagne. Je
n'y ai plus travaillé depuis.
G. B.: 1990 est une rupture, en effet.
Vous quittez la Schauhühne et vous vous
mettez à travailler dans deux pays et deux
langues différentes, en Russie et en Italie.
Je rappelle que vous avez repris
L'ORESTIE en russe à Moscou et que vous
y avez monté HAMLET récemment. A
Rome, vous avez mis en scène TITUS
ANDRONICUS et ONCLE VANIA avec
des interprètes italiens. A travers les
expériences que vous avez accomplies avec
des acteurs allemands, russes, italiens,
avez-vous le sentiment que les différences
et les particularités proviennent du travail
sur la langue ou qu'elles relèvent d'une
culture théâtrale propre à chaque pays ? On
ne peut nier l'évidence qu'il existe des
écoles nationales d'interprétation. Comment
s'est effectué le passage d'une école à une
autre ?
P. S.: Je dois d'abord préciser que j'ai quitté
la fonction de directeur artistique de la
Schaubühne dès 1985. Mais j'ai continué à y
travailler, comme metteur en scène, entre 1985
et 1990. Il y a de nombreuses raisons pour
lesquelles j'ai quitté la Schaubühne, quinze ans
après avoir créé et,même fait construire le
théâtre si particulier, « polyvalent» comme vous
dites en France, devenu entre-temps un modèle
pour la solution des problèmes d'un espace
multi-fonctionnel. Mais je l'ai quittée aussi
parce que je voulais expérimenter autre chose.
.Je conçois mon travail théâtral comme
possibilité d'avancer, de croître, de faire des
expériences qui me garantissent un progrès
personnel, artistique aussi, mais cela vient
ensuite; ce qui m'importe d'abord, c'est mon
développement personnel. D'ailleurs, j'ai
toujours trouvé bizarre qu'on me paye pour ça et on me paye même très cher !
Pour conduire plus avant ma formation et
mon développement, j'ai donc voulu faire
d'autres expériences, à l'étranger. Mes
productions, très allemandes, montées à mon
seul usage et à celui de mon groupe de théâtre,
pour un public très provincial, m'avaient valu
quelques petits succès en France, en Italie. Et
j'ai eu envie de poursuivre mes expériences
personnelles dans d'autres pays. Pour le faire,
j'ai d'abord commencé à travailler avec les
institutions les plus internationales, les théâtres
d'opéra. Ma première mise en scène d'opéra
date de 1986, à Cardiff, avec le Welsh Opera,
une petite compagnie qui fait des tournées dans
le sud et le sud-est
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STEIN, Peter, Essayer encore, échouer toujours, (1999), Bruxelles, éditions Ici-bas, coll. « Ici-bas/Théâtre », 2000.
P. S.: C'est possible. La spatialité est
efectivement une chose très importante pour moi.
Par exemple, je suis très intéressé par les
perspectives que peut créer la confro,ntation de
deux personnes dans un espace vide. J’ai beaucoup
de plaisir à observer ce genre de situation, la façon
dont elles évoluent. Et cette obsession de tout
projeter dans une spatialité forte et claire, qui
obligera ensuite les pectateurs à s’y adapter à leur
tour, est peut-être devenue ma grande spécialité.
J’ai beaucoup de difficulté à m’adapter à une
espace donné. J’y suis contraint à l’opéra. Même
là, je me suis toujours efforcé d’échapper à la
violence coercitive de la cage de scène. Dans
MOÏSE ET AARON, d’Arnold Schönberg, j’ai fait
recouvrir la moitié de la fosse d’orchestre d’une
grille de métal, de sorte que les chanteurs
pouvaient marcher sur la tête des musiciens pour
s’approcher du premier rang de spectateurs. Mais
ces efforts renouvelés pour élargir les possibilités
d’entrée et de sortie sur un plateau lyrique ont fini
par devenir, eux aussi, une convention.
Je n’aime et je ne peux travailler que sur des
textes théâtraux auxquels je me confronte et que
je ne fabrique pas moi-même. Je ne trouve
d’intérêt au théâtre que dans le combat entre ce
qui est prescrit et ce que l’on peut imaginer. Sans
cette bipolarité, on échoue dans l’égarement des
discours individuels.
Le combat avec le texte est essentiel, au point
même qu’il s’érige en raison première du travail.
Il peut y avoir une réussite, de même qu’une
défaite, mais j’ai toujours cru que dans
l’écroulement nos gestes deviennent épiques.
C’est lui qui engendre la grandeur.
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G. B.: Dans votre répertoire, le fait est
symptomatique que l’on ne retrouve aucun travail
sur des textes non théâtraux, aucune adaptation,
bref que ce manque qui apparemment n’a rien de
fortuit se constitue en véritable postulat
théoarique..
P. S.: Vous avez vu juste. Oui, toute absence
fait sens et chez moi, cela témoigne d’un refus
obstiné, catégorique.
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STEIN, Peter, Essayer encore, échouer toujours, (1999), Bruxelles, éditions Ici-bas, coll. « Ici-bas/Théâtre », 2000.
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