Mais pour utiliser de pareils outils, il faut d'abord qu'il y ait des maîtres, qu'existe une réalité forte qu'on puisse mettre en discussion, La démarche la plus intéressante dans tous les domaines artistiques consiste à briser les limites, à les transgresser, Si j'ai toujours essayer de me trouver des maîtres à respecter, c’était d’abord parce que leur statut m'offrait la possibilité de les interroger, de me confronter à eux, de «pisser avec les grands» (en quelque sorte. C'est exactement le conseil que Thalès adresse à Homunculus dans le second de FAUST II : « Des petits ne feront que des choses petites, / Tandis qu'avec des grands, le petit devient grand.» J'ai besoin de cette rambarde, pour éviter de basculer dans les « abysses du néant ». Tout est venu de cette conviction première. Et c’est peut-être aussi pour cette même raison que je n’aime pas la pédagogie. Comme je l'ai dit, j'ai remarqué très tôt que j'étais capable de déchiffrer un texte dramatique en y ajoutant toutes ces choses qu'un véritable auteur de théâtre n’écrit pas. C’est la grande différence entre une texte littéraire et un texte dramatique, ces vides, ces lacunes constitutives qui doivent être comblées par la présence des corps et le jeu des mouvements sur un plateau, tout un système de relations dans le temps et l'espace. J'ai besoin de cette sorte d'architecture interne propre à l'imagination théâtrale des vrais auteurs dramatiques, elle rejoint ma passion pour l'architecture, qui a été l'objet de mes premières études, Cette disposition naturelle ne me sert absolument de rien avec des gens qui ne est un exemple fameux. Sa TENTATION DE SAINT ANTOINE est une pièce qu'on lit avec émerveillement, on ressent l’élan formidable qui pousse Flaubert à créer des mondes pleins de fantaisie, mais toute cette invention n’a rien à voir avec le théâtre. Tout est écrit, il n’y a aucune nécessité d’ajouter quoi que ce soit, on n'a pas besoin d'un plateau, d'un espace, de la présence des corps, qui viendraient relier tous ces mots par un discours extra-littéraire. Il en va tout autrement chez Tchekhov. On ne comprend un texte de Tchekhov qu'à partir du moment où on y ajoute la scénographie décrite dans les didascalies, ainsi que les divers mouvements et émotions des personnages présents sur le plateau. Il faut l’unité secrète du texte, elle est la fondation du travail. Toutes ces considérations m'ont conduit à me fixer toujours plus radicalement sur la langue, Et je dois aussitôt ajouter que ce sont les acteurs qui m'ont enseigné la beauté de ma propre langue, Je suis incapable de parler, je ne sais pas chanter, mais j'ai toujours eu l'idée que la langue allemande était une matière très riche, qu'il était possible de la manipuler et d'en faire quelque chose. Grâce aux acteurs, et spécialement par le biais des techniques de diction et d'articulation utilisées par Fritz Kortner, j'ai été mis en contact avec tout un monde de beautés musicales et d'émotions associées à la façon de dire et de parler l'allemand, C'est un aspect qui s'est mis à compter toujours plus dans ma pratique 23 22 savent pas écrire pour le théâtre. Flaubert en STEIN, Peter, Essayer encore, échouer toujours, (1999), Bruxelles, éditions Ici-bas, coll. « Ici-bas/Théâtre », 2000. théâtrale, avec celte autre passion capitale, celle de l'architecture, de l'espace. G. B.: Vos spectacles se distinguent justement par leur dimension et leur organisation architecturales, non seulement de l'espace proprement dit, mais de la représentation elle-même. p, S. : Oui, mais cela vient aussi de ce que le théâtre allemand des années cinquante et soixante était trop étroitement confiné dans les limites d’une spatialité immuable. Quand on est aussi intéressé que moi par la structure théâtrale d’un texte dramatique, on découvre très vite que chaque texte possède sa propre conception spatiale singulière. Prenons le théâtre de Shakespeare ou celui de l'Antiquité grecque. Impossible d'imaginer le fondement du théâtre grec sans avoir quelques notions de l'espace dans lequel il était représenté. La chose est sans doute un peu incertaine quand il s'agit d'un monde aussi ancien et les opinions divergent, mais tout de même. J'ai toujours pensé qu'il était nécessaire de présenter chaque pièce dans un espace proche de la spatialité conçue par l'auteur. Je n'ai cessé d'affirmer que chaque pièce réclamait son espace théâtral propre. Et je me suis fixé l'objectif de pratiquer un théâtre qui repense et modifie pour chaque spectacle la relation entre l'espace scénique et l'espace des spectateurs. Pour y arriver, il était nécessaire de proposer un espace architectural qui permette de modifier la configuration spatiale pour chaque nouvelle mise en scène, de tout réinventer à chaque fois. C'est ce que j'ai fait en fondant la Schaubühne. G. B.: C'est ici qu'apparaît chez vous une autre dimension de l’homme de théâtre. Il y a, d’un côté, cette importance accordée à l’exploration infinie du texte ; de l’autre, on sent que vous êtes attiré par l’idée d’un travail en commun et la nécessité, conséquent, de constituer une équipe. Vous avez commencé à travailler à Brême, une ville devenue légendaire pour le théâtre allemand, où d’ailleurs Klaus Michael Grüber a fait lui aussi ses premiers pas. Pour répondre à ce désir de communauté qui vous animait, comment s’est constituée votre première équipe ? Sur quelle base avez-vous choisi vos premiers collaborateurs ? On dit parfois que le talent d’un metteur en scène se mesure aussi à sa capacité de produire des communautés. P. S.: C'est juste, parc que le théâtre est d'abord un art collectif. Comme la musique. Mais la musique, parce qu'elle ne recourt pas au langage, ne met pas en jeu les facultés mentales; disons en tout cas que le cerveau n'est pas la faculté première sollicitée par la musique. Quand on chante, le public ne comprend pas. Chanter n'est pas un moyen de communication intellectuelle. Pour revenir au théâtre et au travail collectif qui le fonde, je ne cache pas que ce sont d'abord les problèmes personnels évoqués plus haut qui m'ont poussé 25 24· STEIN, Peter, Essayer encore, échouer toujours, (1999), Bruxelles, éditions Ici-bas, coll. « Ici-bas/Théâtre », 2000.