L`altérité dans les constructions de l`identité nationale et la

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Lu sur un des panneaux de l’exposition « Diaspora » du Musée du Quai Branly :
« Le berceau de l’humanité détient la plupart des clés et des réponses aux questions
fondamentales de l’identité, du rôle, de l’origine de l’espèce humaine »
Jeff Miles
SYNTHESE ET PROPOSITIONS POUR LA DISCUSSION DU DEBAT
N° 4 « CONSTRUCTION DE L’ALTERITE »
Par Annie Benveniste
Les commentaires reçus ainsi que les ateliers ou journées consacrés à cet axe vont dans le
sens de l’appel à contribution. Ils renforcent l’idée que l’altérité, cet objet de savoir qui est
au cœur de la pratique anthropologique, est soumis à des questionnements, des
déplacements qui invalident le rapport classique à l’autre et nécessitent de le penser
comme une construction. Ces questionnements tiennent à plusieurs types de situations
nouvelles ou plus tout à fait nouvelles. Nous les formulerons selon trois thèmes :
- L’actualité de la question de l’exotisme : comment fait-elle retour ?
- Les positions de pouvoir dans le champ scientifique mondial où la discipline se trouve
inscrite et les repositionnements méthodologiques que leur prise de conscience impose
- La responsabilité des ethnologues dans la formulation de certaines questions en prise
avec la société comme dans la dénonciation de leur instrumentalisation.
1. La fin de l’exotisme
Elle est attribuée à la mondialisation et à la complexité des terrains où s’exerce la
discipline qui ne se définit plus par son rapport à des terrains lointains mais par rapport à
des terrains et des objets du proche. Le rapport à ces terrains et à ces objets n’est plus celui
de la connaissance de l’ « autre ». Il ne s’apparente plus à la rencontre des autres sur un
terrain vierge ou du moins largement à découvrir. Sauf à construire les différences à
l’intérieur de sa propre société à partir d’un regard qui s’attribue le point de vue de
l’universel, en important les modèles ethnocentriques d’une ethnologie de l’ailleurs.
Travailler sur les différences internes qui apparaîtront dans cette humanité « en grand péril
de s’uniformiser » c’est un point d’inscription possible que Lévi-Strauss attribuait en 1974
à la discipline dans le nouveau contexte mondial. Le texte de Noël Barbe posté sur le site
analyse ainsi les différentes « configurations lévi-straussienne de l’application de
l’anthropologie » allant de la production de savoirs à la « diffusion de ses savoirs vers des
lieux politiques peu équipés » pour penser l’altérité.
La pratique du découpage est réintroduite dans les espaces internes, l’espace urbain
pouvant être retraduit en autant d’« espaces autres ». Les microterritoires, ceux qui sont
dessinés par les bandes de jeunes, les territoires de la marginalité, de l’immigration, sont
construits par l’ethnologue qui découpe l’espace en fonction des objets de l’enquête et par
les acteurs dans la façon dont ils produisent des frontières externes. Les microterritoires
ethniques sont en fait traversés par des significations diverses et par des dynamiques
internes produites à l’articulation des champs professionnel et résidentiel. Dans
l’anthropologie urbaine l’écueil est grand d’enfermer les groupes dans l’espace résidentiel,
quartiers fictions où ils développeraient des relations primaires, quartiers-ghettos où ils
sont recomposés sur des bases ethnoreligieuses. Ce faisant, l’ethnologue déconnecte les
membres de ces groupes des positions socio-économiques où ils sont insérés selon des
modalités complexes et éclatées. La reproduction de la famille passe souvent par la voie
d’une appropriation de l’espace que l’on peut observer dans les pratiques de la
quotidienneté mais que l’on doit aussi articuler avec les autres champs du social.
A nouveaux terrains, nouveaux objets : les exemples retenus par l’atelier de Bordeaux
« Les nouvelles formes de l’altérité » : le métissage ou plutôt l’identité multiple, le
handicap, l’entreprise montrent que l’approche de ces objets nécessitent soit des
redéfinitions, soit des déplacements ou des emprunts de la discipline du côté de la
philosophie analytique ou de la sociologie. Dans le premier cas – celui de l’identité
multiple - à la catégorisation de « franco-algérien » qui reviendrait à assigner aux sujets de
l’enquête une identité à trait d’union, l’ethnologue préfère recourir à une dénomination
« francalgérien » où c’est l’usage qui fait la signification (Wittgenstein), cette dernière
s’actualisant dans les échanges discursifs.
Dans le cas du terrain de l’entreprise, l’enquête requiert une analyse critique permettant
une prise de conscience du rapport que le chercheur a avec son objet et une déconstruction
des catégories tendant à le sacraliser, à lui attacher du mystère, faisant de l’objet proche ou
du terrain familier un objet exotique. Cette ethnologisation du terrain de l’entreprise par
l’appropriation de certaines catégories ethnologiques par les enquêtés eux-mêmes –magie,
tabou, culture – contribue à en faire un micro univers où les insertions plurielles des
acteurs sont occultées par le discours managérial homogénéisant. L’ethnologue est
confronté à la fois aux contraintes de la structure d’entreprise générant à la fois ses propres
règles et leurs modes de légitimation qui peuvent puiser dans un registre appartenant aux
sciences sociales et la délégitimation de l’entreprise comme objet par la discipline
anthropologique.
2. Il ne s’agit pas seulement de mener une critique interne de la discipline mais
d’interroger les positions de pouvoir au sein desquelles la discipline est inscrite.
Si la fin du grand partage ne date pas d’hier – il y a d’ailleurs des retours qui montrent les
dichotomies à l’œuvre dans le champ politique - en revanche la prise de conscience que le
découpage qui préside à la construction des objets de l’anthropologie est culturellement
située est plus récente.
Elisabeth Cunin et Valéria Harnandez qui ont coordonné un numéro du JA « De
l’anthropologie de l’autre vers la reconnaissance d’une autre anthropologie » introduisent
la réflexion sur la façon dont est produite la construction de l’altérité indissociable
d’assignation de places dans l’ordre mondial identitaire. Elle est produite de façon
planétaire et se déplace d’un centre qui pense l’altérité vers une multilocalisation des
points de vue permettant un déplacement des représentations et des pratiques de
l’anthropologie. S’interroger sur la logique de l’altérité ce n’est plus seulement soumettre à
la critique l’acte de catégorisation de l’observateur mais questionner l’unité et
l’homogénéité du regard de l’observateur lui-même. Il est référé à plusieurs mondes.
Ce déplacement conduit à repenser le rapport à la différence produit par l’activité
anthropologique. Gustavo Lins Ribeiro, dans ce même numéro, prend appui sur les
cultural et subaltern studies, sur l’approche post coloniale pour développer comment les
structures de l’altérité socioculturelle dans les contextes nationaux et mondiaux gagnent en
complexité.
Ces réflexions sur les liens qui existent entre anthropologie et système de pouvoir peuvent
être développées selon deux entrées :
Changement dans le statut de la connaissance anthropologique
L’anthropologie n’est pas condamnée à une mort annoncée par les situations complexes
auxquelles elle est confrontée mais conviée à redéfinir la position des sujets (ethnologue et
interlocuteurs) et les modes de production de la connaissance : il s’agira désormais
d’interpréter plutôt que rendre compte de la logique de l’autre.
L’entreprise anthropologique relève d’un examen des rapports concrets que la culture
occidentale d’où provient l’anthropologue entetient avec les autres sociétés et des
représentations que ces dernières produisent à leur tour. Les discours sur l’altérité,
indépendamment des genres dans lesquels ils se situent, appartiennent à une formation
discursive dont les transformations s’articulent aux pratiques sociales constitutives de la
société d’où provient l’observateur.
Les textes reçus sur le site insistent sur la nécessité de renouveler les pratiques
d’observation et de narration par une anthropologie réflexive qui ne doit pas pour autant
s’enfermer dans une représentation d’elle-même et de la culture dont elle relève. Les textes
s’interrogent sur le rapport à l’autre dans la recherche anthropologique où l’autre est un
interlocuteur et participe au processus de la recherche, comme l’ethnologue fait partie du
dispositif de la recherche. La place et l’identité même de l’ethnologue est alors à
questionner : l’autre serait-il l’autre du chercheur ?
Contre le déni d’un « temps intersubjectif » selon l’expression d’Eric Chauvier, l’un des
participants à la journée d’étude sur « Les nouvelles formes de l’altérité », il faut
reconnaître que la connaissance suppose l’établissement d’un rapport de communication
entre les sujets et l’ethnologue. La communication intersubjective permet aux sujets de
l’enquête de retracer l’unité des différentes appartenances qu’il met en situation. La
question de la production de la connaissance qui se fait dans le rapport de l’ethnologue à
son terrain est liée à la question du sujet dont la constitution s’élabore dans et par le temps
du récit, le sujet se faisant le témoin de sa propre histoire. Recomposer la cohérence des
trajectoires qui s’énoncent sous forme fragmentaire suppose de la part de l’ethnologue une
mise en forme des histoires qui vise à dépasser le cadre de leur élaboration individuelle.
L’altérité dans les constructions de l’identité nationale et la responsabilité des
anthropologues
Aujourd’hui, l’ethnicisation des rapports sociaux comme une des composantes de la
construction de l’altérité revient sur le devant de la scène avec les débats autour du
traitement de la diversité culturelle et des statistiques ethniques. Là encore, les textes mis
sur le site ont montré qu’on ne peut dissocier la question du processus de connaissance de
celle de l’objet. Par un effet du performatif, les catégorisations participent à la création des
phénomènes qu’elles prétendent étudier. Le problème des places est soulevé : l’objet se
trouve pris dans le regard de l’autre alors même que c’est sa désignation comme autre qui
est en jeu. Dans ce rapport du soi et de l’autre, il y a un sujet qui se trouve en position
d’universel ou de référent (celui qui écrit) ou celui qui désigne, assigne et l’autre sujet qui
est référé, désigné, assigné.
La création d’un Ministère de l’immigration, de l’identité nationale et du codéveloppement a soulevé en France de nombreuses protestations de la part de chercheurs
historiens, anthropologues, sociologues, politologues. La journée de l’AFA a réuni autour
du thème des identités nationales d’Etat, un certain nombre de contributions permettant
une comparaison entre la situation française et celle d’autres pays, qui pour la plupart ont
eu à affronter une phase de décolonisation.
L’anthropologie a souvent, par le passé, été convoquée pour soutenir une pensée de la
construction nationale qu’il s’agisse de contribuer, par le savoir scientifique sur les
origines d’un peuple, à créer une idéologie prônant l’unité de l’ethnos ; ou de participer au
développement de l’idéologie de la diversité nationale.
Les contributions à la journée de l’AFA qui ont porté sur le cas de la France ont montré
comment l’Etat impose son autorité symbolique en valorisant et hiérarchisant le processus
d’identification nationale. La construction de cette dernière est indissociable d’un
imaginaire de la différence où l’étranger contribuerait à l’altération des repères de l’identité
considérés comme normaux. Les contributions ont noté le glissement, dans les
représentations, vers une connotation biologique de l’identité nationale qui est apparente
dans le vocabulaire lui-même substituant naturalisation à nationalisation qu’on aurait pu
attendre pour désigner l’incorporation de l’étranger.
Dans les nouveaux dispositifs de contrôle, l’immigration est présentée comme une menace
pour l’identité française : ces dispositifs portent une suspicion sur la possibilité
d’intégration des populations immigrées qui sont définies par une spécificité culturelle en
deçà de la norme. Ils naturalisent les immigrés en créant la catégorie de deuxième
génération ; ils permettent le dénombrement des jeunes nés de parents étrangers, rendant
visible une catégorie de Français par acquisition qui n’était auparavant pas statistiquement
repérable. Ces dispositifs s’appuient sur une construction de l’altérité en termes de
problème, de populations floues à chiffrer, à déchiffrer et à contenir (Ange Bergson). Avec
la mondialisation des migrations, s’a ffirme le retour à une conception essentialiste de
l’identité culturelle nationale qui serait menacée.
La pensée d’Etat procède aussi à la réinvention des cultures et à la fabrication de
l’indigénisme mis au service de l’identité nationale. La politique « indigéniste » est alors
mise au service la gestion du patrimoine. Dans la prise en charge par l’Etat de la
conservation de la culture, la mise en œuvre d’un rapport au passé est donné pour évident
- on parle en terme d’urgence – alors qu’il est en fait constitué. Rendre visible le passé,
c’est l’extérioriser pour procéder à l’analyse et à l’accumulation de ses traces matérielles.
Pour « sauver » le patrimoine culturel ou constituer certains objets d’une société en
patrimoine ethnologique, on les sépare de leur fonction sociale considérant seulement leur
qualité culturelle.
Si une instrumentalisation politique des pratiques culturelles favorise la représentation
essentialiste de l’identité, elle n’est cependant pas univoque :
- elle peut alterner vision de l’unité et vision pluraliste de la nation . Quand c’est
l’hétérogénéité ethnique qui est instrumentalisée par le politique, expressions
musicales et gestuelles, pratiques sociales anciennes, extraites de leur contexte
d’origine, objectivées et spectacularisées, sont conçues comme des pratiques
« ressources » ayant une forte valeur nationalisante.
-
elle ne se produit pas dans un contexte passivement réceptif.
La responsabilité de l’ethnologue, c’est aussi de restituer les expressions
revendicatrices des acteurs
L’article « l’altérité à l’heure de la post-colonialité » pourrait servir , en guise de
conclusion, d’ouverture à un débat dans la mesure où il introduit, à partir de l’exemple de
l’art africain, les contradictions qui président à la constitution du patrimoine. Sa production
est soumise à une double contrainte paradoxale, celle d’obéir aux normes de l’art
contemporain international, nourri d’universalisme et de répondre à une demande interne et
externe (anti-mondialisme, post-modernisme) d’engouement pour le tribal ou l’ethnique.
Sources et Références
La synthèse présentée ci-dessus repose sur la consultation et la lecture des textes mis en
ligne sur le site assisesethno.org débat 4, ainsi que sur les textes présentés au cours de la
journée de l’AFA du 25 septembre 2007 « Identités nationales d’Etat », textes qui feront
l’objet d’une prochaine parution du Journal des anthropologues. Ont également été
consultés les ouvrages et articles suivants.
F. Affergan, Exotisme et altérité, Paris, PUF, 1987
G. Althabe et M. Selim, Démarches ethnologiques au présent, Paris, L’Harmattan, 1998
A. Barnard, « Kalahari revisionism, Vienna and the ‘Indigenous peoples’ debate », Social
Anthropology, Vol 14, N° 1, 2006
M. Kilani, Invention de l’autre, Paris, Payot, 2000
A. Kuper, « The Return of the Native », Current Anthropology, Vol 44, N° 3, 2003
Un numéro d’Ethnologie française, « Le vertige des traces. Patrimoines en question », N°
25, 1995
Un numéro du Journal des Anthropologues, « De l’anthropologie de l’autre à la
reconnaissance d’une autre anthropologie », N° 110-111, 2007
Séminaire de Françoise Héritier, « De la violence », Paris, Odile Jacob, 1996
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