La Sagesse de l`Ethnologue - Jean

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Du même auteur
Commerce et sociabilité. Les négociants soudanais du quartier
zongo de Lomé (Togo), Éditions de l'Orstom, 1983.
Anthropologues en dangers. L'engagement sur le terrain
(dir.), Éditions Jean-Michel Place, 1997.
L'invention de la ville. Banlieues, townships, invasions
et favelas, Éditions des Archives contemporaines, 1999.
Anthropologie du carnaval. La ville, la fête et l'Afrique
à Bahia, Parenthèses, 2000.
Aux bords du monde, les réfugiés, Flammarion, 2002.
Photo de couverture : Chrystèle Lacène,
détail d’un mur de maison, Diano Castello, Ligurie.
Direction artistique : Patricia Chapuis
Suivi éditorial : Aude Alric
© L’œil neuf éditions, 2004
94, rue de L’Amiral Mouchez – 75014 Paris
www.œil9.com
Michel Agier
La Sagesse de l’Ethnologue
L’œil neuf éditions
1
« Voilà l’Homme ! »
Rien ne déplaît plus à l’ethnologue que le
Reader’s digest. Ce qu’il transmet chemine lentement depuis l’observation vers l’interprétation, depuis la pratique vers la théorie.
Initiation, leçon, apprentissage, exercices : ce
sont les mots d’un savoir qui naît dans une
longue relation avec les gens de son « terrain ».
Tout ce que fait l’ethnologue a une double
dimension. L’une est minutieuse – le détail est
son ami, il cherche à débusquer les spécificités,
la moindre différence l’intéresse. Il enquête sur
les relations sociales, les systèmes de parenté,
les associations de classe d’âge en Afrique ou
les associations de quartier dans les cités populaires françaises. De nos jours aussi il étudie la
violence sociale ou les guerres civiles. Il cherche
à comprendre les moteurs de la mémoire, de
l’oubli, du secret, à découvrir comment telle ou
telle société fait le deuil de ses morts et revigore
sa communauté à l’occasion de funérailles.
Les grands événements comme les petits
riens de la vie, il croit possible de les transformer en une richesse : une culture en train de se
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faire, une politique des lieux, une innovation
sociale. Il passe un temps fou à observer la vie
quotidienne, à en reconstituer la forme et le sens
dans l’écriture d’un texte, parfois dans un film,
maintenant aussi dans un produit multimédia.
Les peines, les joies, les interrogations des
gens qu’il rencontre, et surtout leurs réponses
aux problèmes, parfois aux malheurs, qui se
présentent à eux, constituent la base et la
« matière » de sa réflexion.
L’ethnologue fait sa récolte en remuant la
terre séchée des évidences : son savoir-faire,
tout intellectuel qu’il soit, a quelque chose du
paysan, de l’artisan ; le « terrain » est comme la
terre, il se malaxe, se triture, on le sent et on
le travaille.
Et voici l’autre dimension de son métier :
tout ce qu’il apprend là-bas, l’ethnologue le
montre ici. Il le ramène de son voyage pour
comparer, mais surtout pour rapprocher, faire
dialoguer, montrer ce qu’il y a de commun
dans ce monde de différences. C’est ce qui fait
de lui un anthropologue : sa recherche vise à
construire un savoir sur l’humain, de portée
universelle.
Pas d’ethnographie sans anthropologie
donc, pour éviter la fermeture dans une communauté ethnique ou une équipe scientifique
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trop étroites, hermétiques et finalement
muettes. À l’inverse, il n’y a pas d’anthropologie sans ethnographie, car la découverte de
l’autre qui fonde le savoir des anthropologues
ne peut être qu’une aventure personnelle, marquante et toujours renouvelée. Elle ne peut pas
être déléguée à des enquêteurs, elle ne peut pas
venir des questions pré-pensées par le chercheur et posées aux enquêtés « pour vérification ». Elle représente l’expérience sociale sur
laquelle l’ethnologue s’appuie pour construire
un savoir original. Pratique, il peut se dire
comme un savoir-vivre.
L’ethnologue est un chercheur insatisfait
de ses propres mots, dont les nuances interminables semblent dédire le propos central, un
penseur qui conteste les définitions et se
retrouve ainsi apparemment sans garde-fou (et
toujours « savant fou », aussi distrait qu’infatigable). « Où veut-il en venir ? », « Quelles sont
ses fins ? » demanderont l’étudiant, le contribuable, le lecteur cultivé ou le militant des droits
de l’homme. En face, l’ethnologue a quelques
arguments pour se défendre : les enjeux considérables de la connaissance ethnographique
(qu’il est le seul ou presque à percevoir au
moment où il prétend intervenir dans un débat
général !) le rendent rétif à toute « réduction » de
son savoir. Et s’il y avait dans ce goût pour les
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minuscules destins toute la sagesse de l’ethnologue ? De ses premiers raisonnements, il tire
un enseignement : il propose à chacun – chaque
individu ou chaque peuple – de tenter un retour
sur soi grâce au miroir que l’autre lui tend. Et il
ajoute : « Ce retour sur vous-même dans le
miroir de cet autre-là dont je vous parle vous
rendra plus serein et vous rapprochera de
l’autre, qui vous ressemble ».
Le dialogue des cultures travaille en permanence l’esprit des ethnologues, il est aussi ce
qui alimente et anime chacune des cultures. Ce
que les anthropologues offrent comme perspective à partir du constat de l’infinie diversité
des cultures et des sociétés, ce n’est pas la fixation artificielle et fictive de différences absolues, ce n’est pas l’apartheid culturel – que
certains politiciens d’extrême droite prônent
aujourd’hui, au nom des identités qu’ils prétendent protéger, obligeant ainsi à questionner
l’attitude inverse et parfois symétrique de certains militants ethniques, en Europe, aux Amériques ou ailleurs, qui eux agissent au nom de
la préservation des différences.
Ce que les anthropologues opposent à ces
postures sèches et crispées, c’est un universalisme. Dans l’introduction à son séminaire sur
l’identité, qui regroupa au milieu des années
1970 au Collège de France des chercheurs de
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divers horizons disciplinaires (ethnologues, philosophes, linguistes, psychanalystes), Claude
Lévi-Strauss eut des mots clairs et sévères à
l’égard de toute exaltation identitaire ; ces propos restent d’actualité : « Ceux qui prétendent que
l’expérience de l’autre – individuel ou collectif – est
par essence incommunicable, et qu’il est à jamais
impossible, coupable même, de vouloir élaborer un
langage dans lequel les expériences humaines les
plus éloignées dans le temps et dans l’espace deviendraient, au moins pour partie, mutuellement intelligibles, ceux-là ne font rien d’autre que se réfugier
dans un nouvel obscurantisme » 1. À plusieurs
reprises dans le même séminaire, Lévi-Strauss
souligne l’éclatement des identités : l’identité est
un « foyer virtuel […] sans existence réelle »,
chaque société et chaque culture morcellent
leur identité apparente (ou « externe ») en une
multitude d’éléments dont à chaque fois « la
synthèse pose un problème ». Au cœur des sociétés
donc, l’identité se dérobe toujours : c’est le
« mythe de l’insularité ».
Ces propos de Lévi-Strauss ont permis de
corriger, sans les contredire à mon sens, ceux
qu’il avait tenus un quart de siècle plus tôt à
l’Unesco pour défendre un point de vue plus
1. Lévi-Strauss C. (dir.), L’identité, Paris, PUF, 1977, p.10.
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strictement « ethnologique », le respect des
autres et des peuples différents, et même le
fameux « relativisme culturel », concept qui
s’opposait selon lui à toute idée de supériorité
d’une culture ou d’un peuple sur l’autre. Au
début des années 1950, face au racisme et à
l’antisémitisme qui avaient conduit aux crimes
et au génocide de la Seconde Guerre mondiale,
il critiquait le regard de l’Occident sur le reste
du monde, regard dominateur et arrogant. La
reconnaissance des différences, le respect des
peuples minoritaires étaient la bonne réponse,
il me semble, à cette arrogance. Vingt-cinq ans
plus tard, l’ethnopolitique se répand dans le
monde comme une expression des mouvements sociaux, des conflits fonciers, des luttes
urbaines. De part et d’autre, la séparation est
valorisée, comme le sont le « conflit d’identité »,
la fragmentation – toutes les fragmentations :
raciale, ethnique, urbaine, etc. Il importe alors
de rappeler que toute idée d’identité substantielle est vaine, et qu’il existe un « minimum
d’identité » entre tous les humains. C’est ce
qu’ont fait clairement, à ce moment-là, LéviStrauss et d’autres anthropologues, qui continuent de le faire, pour la plupart 2.
2. Les deux textes développant ces points de vue de LéviStrauss datent, le premier de 1952, le second de 1971 (un peu
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La polémique à propos du « relativisme
culturel » appelle un autre commentaire. Le
domaine de compétence des ethnologues est
grosso modo toujours le même, leur « feuille de
route » en quelque sorte, est l’explication des
tenants et aboutissants de l’équilibre instable,
sans cesse redéfini, entre l’un et le multiple,
l’unité et la diversité, le même et l’autre. Mais
les débats politiques les amènent à approfondir
leurs analyses, à complexifier leur propos et à
reprendre les enquêtes. C’est cette actualité de
l’anthropologie, c’est-à-dire sa double contextualisation dans la société et dans les « débats
de société », qui fait avancer la connaissance,
suscite de nouvelles questions, de nouveaux
objets de recherche. Dans les années 1950,
dans les années 1970, et aujourd’hui, les ethnologues parlent différemment, les mots qu’ils
utilisent ne sont plus exactement les mêmes,
l’état des connaissances sur l’humain en général a énormément évolué, et surtout les « questions de société » dans lesquels ils situent leur
recherche ont changé comme les sociétés ellesmêmes. Le débat universaliste – qui interpelle
antérieur au Séminaire sur l’identité mentionné plus haut). Ils ont
été récemment regroupés et présentés par Michel Izard dans un
seul volume, ce qui contribue grandement à leur mise en perspective (Lévi-Strauss C., Race et histoire, Race et culture, Préface
de M. Izard, Albin Michel/Unesco, 2001).
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l’anthropologie – n’est jamais clos et, consécutivement, l’anthropologie appelle de nouvelles
ethnographies.
Il en va ainsi du débat de société sur
« l’identité », toujours repris, toujours différent.
Partons de l’accord « universaliste » où nous en
sommes aujourd’hui et que j’ai signalé plus
haut en partant des positions de Claude LéviStrauss : un minimum d’identité fonde l’humain, l’intertextualité est possible entre toutes
les cultures. Personne ne contestera cette base
du principe de commune humanité. La communication, tant qu’elle reste possible, est ce
qui continue de rendre l’humain davantage
social ou politique qu’« animal ».
Pourtant, si ce constat est exact, il n’est
plus suffisant ; il faut le compliquer. Les villages
perdus et les tribus d’antan font place aujourd’hui à de grandes entreprises identitaires, à
des réseaux, petits ou grands, de type néocommunautaire. Nouvelles ethnicités, « revivalismes » régionaux, diasporas, inventions de
traditions : ce sont des mouvements émergents
qui naissent le plus souvent dans les grandes
villes et reprennent à leur compte, à l’occasion,
les écrits anciens des ethnologues comme
preuves de l’authenticité des différences qu’ils
affirment. Quand tout le monde cherche ainsi à
se différencier dans un contexte progressive-
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ment davantage « mondialisé » partout, et donc
davantage commun, l’ethnologue doit sur le
métier remettre son ouvrage. Approfondir
encore l’analyse, déplacer le regard depuis le
« centre » (le foyer virtuel et introuvable de
l’identité) vers les frontières : des relations, des
mélanges et des conflits ont lieu entre les individus, les groupes, les peuples, les nations. Ces
échanges « frontaliers » font vivre la moindre
différence tout en contredisant la fermeture
apparente des stratégies identitaires : on
s’adresse toujours à un autre pour clamer son
identité.
Les grands débats de l’histoire et de l’actualité sur le même et l’autre, l’identité et l’altérité, accompagnent tous les moments du métier
de l’ethnologue. Ils signalent les termes généraux, la toile de fond de sa responsabilité
sociale. Ils déterminent aussi son attitude personnelle face à cette responsabilité. Au cours de
l’enquête, à la fascination pour la différence
succède le plaisir de la découverte d’une ressemblance. L’ethnologue rencontre celle-ci au
cœur même de ce qui constitue la « différence »
de l’autre, c’est-à-dire sa culture, qu’il appréhende non de l’extérieur comme une totalité
étrangère mais en son sein, dans le quotidien de
son mode de vie, ses croyances, ses habitudes.
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Avec une certaine banalité, une simplicité très
humaine (dont les chercheurs d’exotisme spectaculaire reviendront déçus), l’ethnologue
comprend progressivement la logique de
chaque geste, de chaque attitude, il peut même
y adhérer ou, pour le moins, ressentir pour elle
une certaine empathie : ecce homo, « voilà
l’homme », l’humain toujours reconnaissable.
Le début d’une compréhension apparaît
dans l’échange qui naît de cette « mutuelle intelligibilité ». La ressemblance qui se dévoile
entraîne une rencontre plus riche encore que la
première relation, car elle fonde la possibilité
de promouvoir dialogues et comparaisons, et
elle marque le début d’une maturité de la
réflexion. Il n’y a pas d’ethnologue sans un
départ, ne serait-ce que sortir de chez soi et
aller voir le monde, qui commence tout près,
au-delà du cercle privé, de la maison, des sentiments filiaux, amoureux, fraternels. Prendre
une distance avec ce qui a façonné son « soi »
est le tout premier pas. On ne se rend pas bien
compte alors comme ce moment est fondateur,
puisque c’est dans cet éloignement de soi que
se créera la relation avec ceux qui sont encore
inconnus et deviendront suffisamment
proches, un jour, pour que de la connaissance
naisse de cette rencontre.
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