Inconscient familial et culture

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Cinépsy
Intervention de Thomas von Salis
Résumé
Partant d’une parallèle entre cinéma et psychothérapie, l’auteur questionne le terme de
« culture » et les idéologies qui influencent la pensée sur la famille et les paradigmes
scientifiques concernant la famille et la thérapie. Il examine le travail du psychothérapeute de
famille sous l’aspect de l’acquis culturel que le cadre thérapeutique est capable de fournir.
Des réflexions cliniques avec mention des auteurs importants pour la psychanalyse de la
famille sont suivies d’un exemple du cinéma et de la présentation d’un cas. L’auteur insiste
sur la règle que la famille doit être traitée par le thérapeute comme und groupe par un
coordinateur de groupe et qu’il ne faut pas restreindre l’appartenance au groupe familial qui
vient en traitement, à ceux qui sont liés par la parenté biologique.
Je regarde mes patients, individus ou groupes, couples, familles, supervisés. C’est mon
« cinéma » de tous les jours.
Au vrai cinéma je ne peux pas interrompre le film pour poser des questions ou pour faire des
interprétations, ce qui est un bon exercice pour moi, parce qu’il est souvent très recommandé
de se taire devant les patients et de ne pas intervenir dans les groupes qu’on coordonne. Il faut
éviter de donner trop vite des interprétations qui pourraient être perçues comme des attaques
ou contre-attaques à ce que le patient a dit.
La retenue bien fondée est un acquis culturel : Penser pour ne pas agir trop vite, trop
violemment. Le cadre psychanalytique – c’est aussi valable pour le setting familial ou groupal
– fournit un espace pour la réflexion. On peut considérer que certains rituels religieux sont des
créations culturelles analogues, des antécédents.
La culture est porteuse d’idéologies. Lorsqu’on essaye de définir la famille, il y a toujours de
l’idéologie qui entre en jeu. Le paradigme chrétien de la famille est inspiré de la sainte
famille, qui est caractérisée par l’absence de la sexualité dans la procréation - on parle de la
Josefsehe, le matrimoine (asexuel) de Joseph avec la vierge Marie - et par la vie éternelle,
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initiée par la résurrection du Christ. C’est le modèle recommandé aux croyants. – Et qui ne
veut pas croire, risque d’être persécuté et anéanti comme les indiens d’Amérique.
Depuis Marx et Engels au plus tard, la famille est investiguée de manière matérialiste et
naturaliste, en tenant compte des conditions économiques et sociales ainsi que des idées qu’on
se fait en se basant sur les sciences naturelles.
Les recherches ethnographiques (bien décrites par Lévi-Strauss) ont discuté la structure
familiale en fonction de ces paradigmes. Ils ont trouvé de l’évidence pour mettre en question
l’importance du tabou d’inceste et le rôle de la parenté biologique.
On peut risquer de dire que la culture familiale dépend de l’idéologie dominante.
La psychanalyse se situe entre les paradigmes des sciences naturelles et les
Geisteswissenschaften, et les psychanalystes se divisent entre eux dans des camps définis par
des idéologies qui diffèrent selon les affinités préférentielles entre ces deux pôles.
Avec les progrès des neurosciences et avec le développement des sciences sociales dans une
direction positiviste, quelques-uns des psychanalystes sont retourné aux positions que
Sigmund Freud maintenait avant sa découverte du complexe d’Œdipe, alors que d’autres se
sont penchés sur une épistémologie de la narration pour mener à bien une recherche
académiquement convenable.
La recherche clinique psychanalytique qui a porté des fruits pour la thérapie familiale, se
trouve bien représentée par Wilfried Bion dans l’après-guerre en Angleterre et par Enrique
Pichon-Rivière en Amérique Latine, ainsi que par Didier Anzieu en France. La génération
suivante, pour nommer quelques-uns un peu au hasard, est représentée par des postkleiniens
comme Meltzer, O’Shaughnessy, Antonino Ferro ; pour les Pichonéens je nommerai Bléger,
Bauleo, Ulloa, Rodrigué, Pavlovski etc, et pour les Français René Kaes et ses nombreux
collègues, dont nous trouvons, je crois, un certain nombre ici présents.
Dans les pays de langue allemande, on pourrait mentionner Horst Eberhard Richter dont le
livre « Eltern, Kind und Neurose » a connu, dans les années 1960 un succès extraordinaire.
Des centaines de milliers d’exemplaires ont été vendus. Le collègue suisse Jürg Willi a
développé une manière analytique de traiter des couples en se basant sur le concept de la
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coévolution, et l’école de Heidelberg compte de nombreux experts en thérapie
psychodynamique de couples et de familles, un des protagonistes actuels étant Manfred
Cierpka.
J’aimerais dire, maintenant, quelques généralités sur ce qu’on trouve à faire comme
thérapeute familial. La souffrance psychique se manifeste très souvent sous la forme
d’angoisse. Si ce n’est pas l’angoisse qui est manifeste, c’est peut-être l’agression par laquelle
on essaye inconsciemment combattre l’angoisse.
Un mécanisme très commun et bien connu pour éviter l’angoisse qui prend origine dans le
surmoi, donc l’angoisse de la mauvaise conscience, est celui de voir la faute dans le partenaire
ou l’enfant plutôt que dans soi-même.
Voir le danger venir de l’extérieur, c’est l’envers de le percevoir à l’intérieur, donc il faudrait
pouvoir discerner entre ce qui est dedans et ce qui est dehors – et ce n’est pas si évident ! La
souffrance des états intolérables intérieurs mène à la recherche des facteurs extérieurs qui
pourraient entrer en cause. Pour se sentir mieux, la personne souffrante tente de se débarrasser
de ses états insupportables comme elle peut. Si ce n’est pas un membre de famille, un
thérapeute peut servir comme réceptacle de la chose insupportable. Il pourra être utile au
patient aussi longtemps qu’il réussit à ne pas contre-attaquer, mais de rester dans un état que
Bion a appelé rêverie.
Par analogie, ce qui se passe dans les groupes et familles, c’est un mécanisme de dépôt. Le
groupe tente à se débarrasser d’un état insupportable en le déposant sur un membre du groupe
qui ne peut se soustraire et qui devient le porteur du dépôt. Il finira par être séquestré et
éloigné du groupe.
Dans le film WHAT de Polanski, pour enfin parler un peu du sujet de ce congrès, une jeune
femme arrive, après une attaque sexuelle qu’elle a bien survécue, dans un ascenseur qui la
délivre dans une maison dominant la côte d’azur. A l’intérieur, retentissent les bruits de
rapports sexuels. On se rencontre dans des circonstances dictées par les perversions des
protagonistes, et au fur et à mesure, la jeune fille est privée en toute gentillesse non seulement
de ses vêtements et de son journal intime, mais de tout ce qu’elle peut avoir de propre à elle,
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jusqu’à ce qu’elle soit toute nue. Alors, elle sort de la maison et est emportée par un camion
plein de cochons.
Il n’y a apparemment pas de famille dans ce film, mais tout le monde attend que le
propriétaire de la maison meure et espère pouvoir hériter. La jeune femme se trouve en
quelque sorte dans le rôle de l’enfant qui écoute les bruits dans la maison et observe ce qui se
passe sans comprendre mais en attendant toujours qu’on lui expliquera tout.
Elle est éjectée de la maison parce qu’elle est curieuse, vive, et parce qu’elle élicite des
sentiments et parce qu’elle invite à la pensée. Ni l’un ni l’autre n’entre en question pour les
personnes vivant dans cette maison.
L’enfant qui par sa naissance, arrive dans une famille, n’a aucune garantie de trouver un
milieu dans lequel la pensée et les sentiments sont les bienvenus. (On peut interpréter l’entrée
de la jeune femme dans la maison par l’ascenseur comme symbole de la naissance, le
mouvement étant analogue à celui de la naissance qui est connoté comme un mouvement vers
le bas - Niederkunft).
Souvent, la famille n’a pas la possibilité d’être présente face au bébé dans un état maternel de
rêverie (postulat Bionien), et très souvent, la famille est impatiente en attendant du petit
nouveau membre du groupe familial une adaptation passive, de l’obéissance, et la
disponibilité de se charger du dépôt familial. Si le petit nouveau-venu refuse de se laisser
écraser par les attentes du groupe familial, il deviendra difficile, et la difficulté avec lui
engendrera des difficultés (nouvelles ou anciennes, renouvelées) dans le sein de la famille.
Les difficultés iront en s’augmentant jusqu’à l’éclatement de la famille – en passant par
diverses étapes de formation de sous-groupes, de séquestrations et d’exclusions. C’est ainsi
qu’un bon nombre de nos patients sont restés dépourvus d’un maternage suffisant et n’ont pas
eu assez de résilience pour arriver à penser rationnellement, à mettre de l’ordre dans leur
fonctionnement affectif et cognitif, donc à développer une structure. La famille éclatée ne
possède pas une structure ordonnée qui pourrait être devinée et reconnue par l’enfant et qui
permettrait à celui-ci d’avoir un groupe interne plus ou moins compréhensible. Si ce n’est pas
plus tôt, ce sera à l’adolescence que les difficultés de socialisation mèneront au placement
extrafamilial. Les comportements dissociaux nécessiteront des changements d’institution et
causeront par cela la rupture des liens qui venaient tout juste se mettre précairement en place.
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Il n’est guère possible de surestimer l’importance du drame relationnel qui se joue à chaque
nouvelle tentative de se lier à une personne et de s’intégrer dans un groupe.
Les bruits de ces drames sont souvent suffoqués dans un consumisme frénétique.
Les jeux électroniques, la musique et les chatrooms serviront comme moyens de se faire de
l’espoir ou d’oublier un peu le malaise intérieur.
Dans le cas d’Aloys, c’est la pornographie à l’internet qui lui procure une voie « collatérale »
de s’exciter et de se décharger. Mais ça gêne les autres personnes de la maison, les jeunes
filles, parce que Aloys masturbe dans le salon, et les garçons, parce qu’ils n’arrivent plus à
utiliser l’ordinateur trop chargé par les films utilisés par Aloys.
Juste avant de partir pour venir ici à ce congrès, j’ai visité la maison d’Aloys pour un groupe
d’adolescents. La discussion en groupe avec les pédagogues sociales, le tuteur et le grand-père
d’Aloys avait comme thème le comportement perturbé et gênant d’Aloys autant au gymnase
que dans la maison, ayant comme conséquence son expulsion de la maison et le refus d’un
séjour en Angleterre qui avait été prévu pour complémenter les études de la langue anglaise.
Aloys se montrait comme toujours sage et plein de bonne volonté, mais jouant, comme
s’exprimait le grand-père, un faux rôle, comme s’il était capable de gérer la situation selon ses
propres idées.
Je connaissais déjà les parents et un des deux frères d’Aloys, lorsque celui-ci venait me voir
pour « changer de diagnostic » et pour lui permettre de ne pas prendre les neuroleptiques
prescrits par le service de pédopsychiatrie.
Dans le moment actuel, la mère se trouvait dans un hôpital pour traiter sa dépendance
alcoolique, et le père avait dû être hospitalisé après une chute d’un pommier chez le grandpère, étant gravement blessé au crâne et à la jambe. Les trois fils sont placés hors de la famille
depuis leur petite enfance, les parents vivent de l’aide sociale et celle des grands-parents
paternels. Ce grand-père me conduisit, après la séance dans la maison d’accueil, avec sa
Mercédès jusqu’à un endroit près de ma maison. Il me racontait comment il s’était baigné
avec sa femme ici au lac de Zürich, quand ils étaient un jeune couple et travaillaient durement
près d’ici, au centre commercial du village, avant d’aller se coucher. Le contraste avec les
histoires des parents d’Aloys, caractérisées par des situations chaotiques, sont frappantes.
Suivant Bauleo (« Idéologie, Groupe et Famille »), il faut inviter les familles pour une
première interview non selon l’ordre biologique (père, mère, enfants), mais selon la fonction
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des personnes concernées. Celui qui demande l’aide peut lui-même décider qui lui appartient,
et qui fonctionne plus ou moins comme un membre de famille biologique.
C’est ainsi que ma visite dans la maison des adolescents peut se comprendre comme une
première interview groupale familiale dans le cas d’Aloys.
Si nous prenons les critères biologiques et non-biologiques comme des émanations des
idéologies en cours, nous pouvons interroger plus facilement les croyances de la famille
concernée et par cela analyser leur mode particulier de fonctionnement ou dysfonctionnement.
Et lorsqu’il n’y a apparemment pas de famille, cela ne nous empêche pas de faire une thérapie
familiale avec le groupe qui fonctionne plus ou moins comme famille.
Comme pour tout groupe, le groupe familial se forme et se développe autour de la tâche. Le
groupe familial a des tâches nombreuses et difficiles, et il faut investir un gros travail
méthodiquement bien fondé pour le traiter. Comme je viens de montrer, déjà la décision de
comment il faut composer le groupe à traiter, demande une analyse de la situation qui ne soit
pas trop encombré par des idéologies régnantes.
Le travail analytique avec un groupe, familial ou autre, permet d’étudier les idéologies sur le
vif. Il est important que le coordinateur et l’observateur permettent que le rôle du meneur du
groupe circule parmi les membres et ne soit pas octroyé, par le groupe, au coordinateur. Le
coordinateur doit pouvoir garder la tâche de l’interprétation et laisser au groupe la tâche
groupale. Cette dernière ne sera reconnaissable clairement qu’à la fin du processus groupal.
Thomas von Salis
Dr. med. FMH Kinderund Jugendpsychiatrie
Postfach 620
CH-8702 Zollikon
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