Du Bellay : Les Antiquités de Rome Sonnet XVIII Ces grands monceaux pierreux, ces vieux murs que tu vois, Furent premièrement le cloz d’un lieu champestre, Et ces braves palais, dont le temps s’est fait maistre, Cassines de pasteurs ont esté quelquefois. Lors prindrent les bergers les ornements des roys, Et le dur laboureur de fer arma sa dextre, Puis l’annuel pouvoir le plus grand se vid estre , Et fut ancor plus grand le pouvoir de six mois, Qui, fait perpétuel, creut en telle puissance, Que l’aigle Impérial de lui print sa naissance, Mais le ciel s’opposant à tel accroissement, Mist ce pouvoir es mains du successeur de Pierre, Qui sous nom de pasteur, fatal à ceste terre, Montre que tout retourne à son commencement. Les Antiquités de Rome = recueil de 33 sonnets alternativement en alexandrins et en décasyllabes. Bu Bellay étend le sujet du sonnet qui est traditionnellement l’amour pour célébrer la grandeur antique de Rome et son déclin. Les sonnets évoquent ainsi la destruction universelle à laquelle toute chose est vouée à travers la destinée de Rome. Le sonnet XVIII est particulier dans le sens où ce n’est plus la grandeur et la décadence de l’Urbs qui est en jeu, mais une nouvelle idée : l’intégration de la destinée de Rome dans une vision plus vaste de l’Histoire. Le poète fait succéder, à partir de la vision des ruines, l’évocation de divers âges de la ville : un âge pastoral originel reconstitué par la vision contemporaine ( 1er quatrain), qui laisse place au pouvoir royal (v5-6), puis au pouvoir républicain (v7-8), auquel succèdent le pouvoir impérial (v9-10), et le pouvoir religieux, pontifical (v11-16). Cette connaissance de l’histoire de Rome esquissée à grands traits permets d’amener une réflexion, une méditation fondant une philosophie de l’histoire sur la notion de destinée. 1er quatrain La vision des ruines permet le surgissement la vision d’un autre âge. 1 forte cohésion de la construction : le quatrain est formé par deux propositions coordonnées qui forment chacune un distique, chaque distique faisant alterner présent et passé dans le même ordre. Parallélisme v1/v3 présent de la vision v2/v4 l’autrefois d’un temps originel Parallélisme dans la construction syntaxique : propositions relatives « que tu vois » v1, « dont le temps s’est fait maistre » v3 Respect de la césure qui scindent les alexandrins en deux hémistiches régulières Les rimes embrassées relient les vers qui n’ont pas ce rapport de parallèlisme Construction en chiasme v2 et v4 V + adv de temps + attribut du sujet Attribut du sujet + V + adv de temps On constate donc des combinaisons fondées sur le nombre 2 découverte d’une dualité : une même réalité géographique et historique contient deux volets. V1-2 Le poème commence par l’adjectif démonstratif « ces » qui par son caractère de déictique concrétise la vision des ruines, la révèle au lecteur ou la crée, mais il relie également ce poème aux précédents, à ce qui a été évoqué avant, ces ruines romaines, cette ville qui n’est pas nommée ici. «grands monceaux pierreux » : idée de confusion, d’indétermination des ruines. double caractérisation avec l’idée de grandeur tout autant quantitative que qualitative, c’est à dire l’importance du témoignage qu’ils laissent. « pierreux » convention descriptive du recueil laisse percevoir la notion de destruction également contenue dans « monceaux » , qui s’oppose à « murs » où c’est plutôt l’idée de subsistance qui trouve un écho. « vieux »de même que « grand » a une valeur autant morale d’antique, d’ancien que descriptive . « que tu vois » appel direct au lecteur à contempler une réalité sensible, impose sa participation à la perception du poète. De la réalité sensible, on passe dès le 2ème vers à une construction de l’esprit « furent premièrement le cloz d’un lieu champestre » avec un renvoie au passé par le biais du verbe au passé simple et l’adverbe qui renvoie aux origines. Raccourci surprenant qui abolit la durée de l’histoire revoyant non au dernier état d’une construction mais à son tout premier, bien modeste. V3-4 le deuxième distique reproduit ce même mouvement, au même rythme (virgule à la césure). « ces braves palais » n’appartiennent pas par contre à une réalité sensible, ils sont d’emblée reconstruits par l’esprit, l’idée de ruine étant impliquée par le second hémistiche « dont le temps s’est fait maistre ». La relative amoindrit l’idée de bravoure ou de bravade contenue dans l’adjectif « brave » puisque le « temps » rendu actif par la 2 pronominalisation du verbe faire a transformé ce palais invisible en ruines. Le v4 nous ramène de la même façon que le v3 aux origines. L’inversion de l’attribut « cassines de pasteurs » met se groupe en valeur et l’oppose ainsi à « braves palais » dans une antithèse traditionnelle qui valorise le monde pastoral modeste (le berger et sa cabane) et amoindrit la construction pompeuse qui d’ailleurs est réduite à bien peu face à la puissance du Temps ou de Dieu. (motif chargé d’une leçon morale depuis la littérature antique). Le premier quatrain dépasse donc la contemplation du paysage. Il réduit le pittoresque et le sentimental pour passer de la notion de lieu à celle de temps. Le temps est à la fois vu comme historique intervalle entre l’époque contemporaine au poète et l’antiquité, mais également déjà comme support d’une médiation morale qui ne prendra forme qu’au vers 14. 2ème quatrain Après le balancement entre le présent et les origines du premier quatrain, Du Bellay propose dans le deuxième une histoire linéaire de Rome. La linéarité est marquée par la présence des adverbes temporels « lors » et « puis » appuyés par les connecteurs logiques « et » qui soulignent une continuité dans cette vision évolutive de l’histoire de Rome qui nous est proposée et contribuent à la construction du quatrain. Le poète retrace ainsi deux périodes temporelles, la royauté et la république, attribuant à chacune un distique de son poème. Cela souligne son absence de parti pris, quelque soit l’importance réelle de ces périodes dans l’histoire romaine, l’auteur les rend équivalente : c’est la vision d’un poète non d’un historien. Notons d’ores et déjà que ce phénomène est confirmé pour le traitement la période impériale v9-10 qui bénéficie également de deux vers dans le premier tercet. La continuité entre le premier quatrain et le second est permise par le substantif « bergers » qui reprend « pasteurs » du v4. Ce premier distique insiste sur la volonté humaine de changement. Les verbes « prindrent » et « arma » sont des verbes actifs. L’inversion du sujet v5 permet de mettre en parallèle à la césure « les bergers » et « Roys » à la rime en les opposant dans une antithèse classique à connotation morale, appuyée par le substantif « ornements » chargé d’une valeur péjorative en faisant référence à la notion d’apparence. La figure de l’inversion est reprise dans le v6, elle concerne cette fois le COI « de fer » (métonymie de l’épée) ainsi opposé à « laboureur » de part et d‘autre de la césure. Cela permet cette fois de faire surgir l’image mythique du soldat laboureur, courageux et pur, idée appuyée par l’adjectif « dur » . Alors que le premier distique de ce deuxième quatrain met en avant cette volonté humaine de changement, les v7 et 8 semble effacer l’intervention humaine dans le passage à la république. 3 « se vid estre » verbe pronominalisé ayant pour sujet « l’annuel pouvoir » montre un fonctionnement de l’état indépendamment de l’homme, impliquant une idée de fatalité. Rome prend la figure abstraite d’un destin. La trame des événements historiques est oblitérée, le poète se place au niveau de l’essence de l’état, de ses institutions ; le consulat, la dictature. Deux périphrases « l’annuel pouvoir » et « le pouvoir de six mois » efface ainsi toute couleur locale, toute dénomination qui ferait surgir l’accidentel. Le poète opte ainsi pour l’abstraction. Ces périphrases et leurs attributs se partagent là encore équitablement les vers (un chacune), mais elles sont opposées en chiasme : « l’annuel pouvoir » occupe le premier hémistiche du vers 7, « le pouvoir de six mois » le deuxième hémistiche du vers 8. Cette opposition est accentuée par le paradoxe contenu dans l’augmentation du pouvoir marqué par le passage de la locution « le plus grand » à « encor plus grand » et la diminution de la durée de « annuel » à « six mois ». Cela souligne une perte des valeurs constitutives de l’homme, le pouvoir est inversement proportionnel au temps. Le poète institue ainsi par la rhétorique un rapport entre le pouvoir et le temps. La virgule montre que le quatrain reste ouvert, le raccourci de l’histoire romaine se poursuit dans le premier tercet par l’évocation de la période impériale. 1er tercet La continuité avec le quatrain précédent est permise en plus de par la syntaxe constituée par un enchaînement de subordonnées, par le substantif « puissance »v9, qui reprend « pouvoir ». De plus, la notion temporelle fortement présente dans les vers 7 et 8 se retrouve dans le vers 9 avec « fait perpétuel ». Le rapport institué précédemment entre le pouvoir et le temps est à nouveau mis en jeu dans le sens où « perpétuel » placé à la césure se trouve mis en parallèle avec « puissance » à la rime. L’idée que les pouvoirs découlent les uns des autres dans un mouvement de croissance se trouve complétée ici par le verbe « creut » et la locution verbale « print sa naissance »v10 qui rime avec « puissance », ainsi que par la construction consécutive. De plus au v11, l’hyperonyme « accroissement » vient donner un nom à ce mouvement de gradation contenu dans ces vers. Le pouvoir, cette fois impérial, est désigné par un symbole « l’aigle » qui une fois encore en contraste avec l’image humaine des origines. Tout ce caractère presque excessif de l’histoire des pouvoirs romains telle qu’elle est présenté par le poète trouve une inéluctable chute dans le v11, avec une rupture syntaxique introduite par la conjonction de coordination « mais » qui marque une opposition, soutenu par le participe présent « s’opposant ». Cette puissance encore supérieure qui vient anéantir le pouvoir impérial est désignée par « le ciel ». C’est donc l’intervention du religieux, du divin qui vient mettre un terme à ce qui pressenti depuis le deuxième quatrain comme un destin. Toutefois, 4 la phrase reste en suspend avec la pause strophique qui sépare le sujet de son verbe. 2ème tercet Le v12 surprend par son contenu dans le contexte des « Antiquitez », il introduit la Rome chrétienne presque absente du recueil. Par contre, il efface le thème auquel on aurait pu s’attendre, celui des circonstances et des causes de la décadence romaine qui vient généralement en contrepoint des développements sur la puissance. De plus, le v12 établit un rapport direct entre le pouvoir impérial et le pouvoir pontifical, sans se fonder sur la prétendue donation de Constantin, léguant le pouvoir des empereurs romains au pape, donc ce n’est plus un rapport historique qui est mis en jeu, mais un rapport poétique. La notion de temps, qui sert l’unité du texte est toujours présente par le biais du substantif « successeur » qui ramène à la notion de lignée, mais également par le biais de « Pierre » qui nous propulse aux origines de la fondation de l’église chrétienne dont il est le fondateur. Le singulier de « successeur » permet de figer ce pouvoir, de le réactualiser à l’identique à chaque succession, de l’indéterminer. L’opposition exprimée par « mais » peut alors être sentie rétrospectivement comme préparant une modification de la nature du pouvoir qui de temporel devient spirituel, le « ciel » pouvant être interprété comme la notion chrétienne de Providence. C’est ainsi qu’est préparé le passage à un sens second, à l’emploi métaphorique du vocabulaire dans le v13. La démarche métaphorique, explicitée avec insistance avec l’expression « sous nom de » permet d’unifier l’histoire romaine sous un principe directeur de nature poétique, et de fonder définitivement la figure de son destin, incarné par l’adjectif « fatal ». Le substantif « pasteur » renvoie à l’image du romain des origines, mais singularisé et transfiguré par le sens religieux qu’a pris le mot. Le poème repose alors sur un jeu de mots. De même, les démonstratifs désignant la ville romaine du début du premier quatrain sont repris dans le groupe nominal « ceste terre ». Le v14 qui complète le v13 syntaxiquement, est l’aboutissement gnomique du poème. Le poète moraliste tire une leçon de cette histoire exemplaire, enfermant dans une formule tout une philosophie de l’histoire : « monstre que tout retourne à son commencement ». Cette formule, toutefois, ne prétend pas à l’originalité, elle peut évoquer le mythe antique du temps cyclique ou l’idée de régénération chère à Du Bellay, et commune à l’Antiquité et à la pensée chrétienne. De plus, cette formule peut également se rapporter à la démarche du poème lui-même, la métaphore renvoyant le dernier tercet au premier quatrain. Cependant il n’y a pas de circularité dans ce poème où l’on passe de la vue physique du « tu vois » à la vue morale, qui fait sentir qu’il y a eu 5 modification, de même que la métaphore permet l’accession d’un niveau spirituel de la réalité, et non plus simplement historique. Conclusion Ce sonnet appréciable pour ses qualités formelles, la rigueur de sa construction, sa richesse d’abstraction qui compense la pauvreté des images. Au XVIème siècle, alors que les genres littéraires ne sont pas encore clairement définis, le poète peut philosopher sur l’Histoire, interroger les rapports du pouvoir au temps. Il n’invente pas, son originalité se manifeste dans la disposition et l’élocution. Les maximes que le poète forge montre la haute conception morale qu’il a de l’utilité de son art. La conception de la poésie a changé, en particulier la convention n’est plus d’usage, l’invention est devenue la première valeur. Cependant, la modernité de ce poème peut se trouver dans l’exploration que le poète fait du langage, qui est à nos yeux du domaine de la poésie. 6