KECK, Frédéric. Bergson et la sociologie française

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Bergson et la sociologie française
Variations sur le thème de la responsabilité
Conférence prononcée à l’Université Meiji de Tokyo le 8 décembre 2008
Frédéric Keck Institut Marcel Mauss (Paris) CNRS/EHESS
Je voudrais éclairer ici le rapport de Bergson à un certain nombre de sociologues français qu’il a
lus et/ou qui l’ont lu : Durkheim, Lévy-Bruhl et Lévi-Strauss. Je prendrai pour fil conducteur de
cette généalogie la question de la responsabilité. Depuis sa fondation par Auguste Comte, la
sociologie française a en effet visé à résoudre le problème moral de la responsabilité dans les
sociétés modernes. C’est parce qu’elle ne le faisait pas de façon adéquate que Bergson est intervenu
dans ce débat avec sa méthode d’intuition philosophique.
On pourra remarquer que les protagonistes de ce débat sont tous d’origine juive. Il ne faudrait pas
conclure de là au fait que la sociologie est une « science juive », car cette idée à conduit en France
à d’effroyables dérives. Rappelons que Lévi-Strauss, qui avait enseigné la sociologie au Brésil en
1934 dans des conditions prestigieuses, a été interdit d’enseigner la philosophie en France en 1941
parce qu’il était juif ; il dut s’exiler à New York où il rencontra Jakobson qui l’aida, sous le nom
de « structuralisme », à reconstruire l’intelligence européenne, tandis que la sociologie française
se perdait dans les études folkloriques. On peut considérer en revanche que dans la période 18711940 – c’est-à-dire la Troisième République - les intellectuels français d’origine juive ont relayé
la sociologie fondée par des penseurs catholiques (Bonald, Comte, Le Play…) parce qu’ils
considéraient que la question de la responsabilité était centrale pour ce régime qui les avait
émancipés de leurs attachements traditionnels (par le décret Crémieux de 1870) alors même qu’il
était vigoureusement attaqué par certains penseurs catholiques. L’intervention de Bergson en 1932
dans Les deux sources de la morale et de la religion se fait précisément au moment où cette
assimilation des Juifs français à la République commence à se fissurer, comme en témoignent les
controverses sur sa non-conversion au catholicisme révélées par son testament.
Mais dans cette réflexion sur le problème moral de la responsabilité, il n’y a pas seulement deux
partenaires en présence, les intellectuels juifs défendant la nouvelle société et les intellectuels
catholiques attachés à l’ancienne société. Il faut faire intervenir un troisième partenaire, en partie
fictif et étrangement silencieux bien qu’on lui fasse dire beaucoup de choses : les « sociétés
primitives ». Ces sociétés d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et d’Amérique, placées sous tutelle
coloniale et les missionnaires et les voyageurs décrivent les mœurs, sont prises par les sociologues
français comme modèle ambivalent de la société à construire : à la fois profondément cohérentes
parce qu’animées par la force de l’émotion, et intenables parce que manquant des cadres de la
rationalité moderne. Dans cet étonnant jeu à trois, les sociologues d’origine juive vont donc étudier
la « mentalité primitive » pour mieux mettre à distance les fondements « catholiques » de la société
traditionnelle et poser de nouvelles bases pour la société moderne. Voyons comment se déroule
cette histoire.
1. Lévy-Bruhl : le problème de la responsabilité
Lucien Lévy-Bruhl, né en 1857 dans une famille juive d’Alsace-Lorraine émigrée à Paris, fait sa
thèse en 1884 sur « l’idée de responsabilité » sous la direction d’Emile Boutroux, auquel il
succédera bientôt à la chaire d’« histoire de la philosophie allemande » à la Sorbonne. C’est une
thèse spiritualiste inspirée par la philosophie néo-kantienne de Charles Renouvier. Lévy-Bruhl
critique les criminologues italiens pour avoir rendu confuse la notion de responsabilité. Lorsqu’un
crime est commis, ce n’est pas la faute morale de l’individu qu’ils invoquent, mais un penchant
biologique au crime. Il faut donc montrer, selon Lévy-Bruhl, que la morale est un phénomène qui
ne suit pas les mêmes lois que les phénomènes biologiques, mais possède des règles qui lui sont
propres. Lévy-Bruhl loue ainsi Darwin pour avoir montré que la honte est une émotion propre à
l’espèce humaine qui témoigne de sa destination morale. Dans la filiation de Hume, il propose de
faire une histoire des sentiments moraux. Le premier article publié par Lévy-Bruhl portait
d’ailleurs sur les émotions religieuses selon Spinoza et parut dans une revue d’étude juives. Il
écrira en 1935 à l’anthropologue britannique Evans-Pritchard : « J’avais l’ambition d’ajouter
quelque chose à la connaissance scientifique de la nature humaine en utilisant les données
essentielles de l’ethnologie. Ma formation a été philosophique, non anthropologique. Je procède
de Spinoza et de Hume plutôt que de Bastian et de Tylor. »
À partir de sa thèse, le projet intellectuel de Lévy-Bruhl se décline en deux versants : d’une part,
un versant politique, consistant à cultiver le sentiment moral par une éducation à la justice (il
défend le capitaine Dreyfus, il soutient Jaurès, il participe au comité de vigilance anti-fasciste avec
Rivet) ; d’autre part, un versant scientifique, consistant à étudier dans la philosophie allemande (il
publie des études sur Leibniz, Jacobi, Herder) puis dans la « mentalité primitive » la formation du
sentiment subjectif de responsabilité (notamment à travers les formes de la croyance).
Le problème permanent posé par Lévy-Bruhl depuis sa thèse est en effet celui-ci : comment
distinguer la cause objective et la cause subjective d’une action ? Or ce problème est résolu – ou
plutôt : il ne se pose pas – dans la « mentalité primitive », puisque celle-ci voit derrière chaque
phénomène naturel une force surnaturelle. Lévy-Bruhl emprunte à Malebranche sa théorie des
causes secondes pour analyser cette croyance primitive. Lorsqu’un indigène perçoit un être naturel,
celui-ci est seulement la cause seconde à travers laquelle se manifeste une force surnaturelle qui
en est la cause première. Ainsi un crocodile est perçu comme la manifestation d’un sorcier qui veut
se venger en renversant la pirogue. C’est pourquoi Lévy-Bruhl dit que la « mentalité primitive »
ne voit pas de contradiction entre un être naturel et un être social, mais voit dans chaque être naturel
sa participation à l’être social. Cette participation s’exprime sous forme d’une émotion mystique
qui fait percevoir comme réelles des forces imperceptibles aux sens. C’est pourquoi Lévy-Bruhl
qualifie la mentalité primitive de « logique des émotions », par opposition à la mentalité
scientifique qui est une logique des signes.
2. Durkheim et la solidarité
Cette thèse de Lévy-Bruhl sur la mentalité primitive – parfois caricaturée sous le terme
de« prélogisme », qu’il n’a pourtant jamais employé – a été réfutée par Emile Durkheim dans Les
formes élémentaires de la vie religieuse en 1912. Fils d’un rabbin alsacien, condisciple de LévyBruhl à l’Ecole Normale Supérieure, Durkheim ne partage pas la thèse de celui-ci selon laquelle
le sentiment religieux est radicalement séparé de la raison scientifique. Il montre que la religion
primitive – sous la forme du totémisme – établit une première coupure entre ce qui est social (donc
rationnel) et ce qui est strictement individuel (et donc « pathologique » au sens kantien). C’est la
coupure du sacré et du profane, dont Durkheim suppose qu’elle est au fondement de toutes les
autres distinctions : entre le centre et les marges, entre le bien et le mal, entre le vrai et le faux….
Pour comprendre cette objection de Durkheim, il faut revenir aux fondements de sa sociologie
posés dans sa thèse, De la division du travail social, publiée en 1893. Durkheim veut, comme
Lévy-Bruhl, résoudre le problème de la responsabilité, mais il s’appuie sur la lecture des
économistes socialistes allemands et sur une notion centrale chez Renouvier, celle de solidarité.
Selon Renouvier, qui emprunte cette idée à Rousseau et Kant, c’est parce qu’il y a une faute à
l’origine de la civilisation que les membres d’une société établissent entre eux des liens
d’obligation tels que la totalité qu’ils forment est supérieure à la somme de leurs parties. Cette
idée, à travers sa reprise par le courant « solidariste » soutenu par Léon Bourgeois, conduira à la
mise en place de la Sécurité Sociale après la catastrophe de la Seconde Guerre Mondiale. Dans sa
thèse, Durkheim étudie comment la solidarité s’exprime sous la forme du droit de façon variable
selon les sociétés. Il distingue deux formes de solidarité : la solidarité mécanique qui s’exprime
dans le droit répressif des sociétés primitives (tous les individus sont unis dans une même émotion
de colère contre le coupable pour le détruire), et la solidarité organique qui s’exprime dans le droit
restitutif des sociétés modernes (visant à rétablir chacun à sa position dans la société après une
faute qui risque de rompre l’équilibre social). Selon Durkheim, chaque société punit les coupables
selon sa forme d’organisation, qui varie en fonction de son volume démographique et de ses voies
de communication (ce qu’il appelle sa « morphologie »). C’est cette thèse que Durkheim illustre
dans Le suicide en 1897 : l’homme ne se suicide pas en fonction de pulsion biologiques ou de
motivations psychologiques, mais en fonction de variables sociales comme l’intégration familiale
ou l’équilibre économique.
Lévy-Bruhl critique cette thèse durkheimienne pour autant qu’elle suppose un méta-sujet – la
société comme « conscience collective » - auquel le sociologue a un accès privilégié au moyen des
statistiques – reproduisant ainsi plus ou moins consciemment le point de vue de l’Etat sur ses sujets
individuels. C’est pourquoi il analyse les émotions dans la « mentalité primitive » plutôt que les
« représentations collectives » qui forment au niveau élémentaire la vie religieuse. Lévy-Bruhl
s’intéresse à un rapport au monde plus primitif que les catégories (sacré/profane, bien/mal…) à
travers lesquelles la société établit des formes de jugement sur le monde. Il analyse les émotions
par lesquelles les individus se lient entre eux antérieurement à la forme organisée d’un tribunal ou
d’un temple. La démarche de Lévy-Bruhl conduit non pas à tout voir depuis la société mais à voir
les choses socialement. Cette démarche va intéresser Husserl dans ses analyses de la Krisis sur la
Lebenswelt comme synthèse passive antérieure à la formation de l’ego : il enverra en 1935 une
lettre élogieuse à Lévy-Bruhl après la lecture de La mythologie primitive. Elle intéressera
également Sartre lorsqu’il tentera de décrire dans son Esquisse d’une psychologie des émotions la
« conscience magique » engluée dans un monde de « participations mystiques » antérieure à la
formation de l’ego transcendantal. L’importance de Lévy-Bruhl dans le débat intellectuel des
années 1930 en Europe tient à ce qu’il permet de penser des formes de relations sociales sans se
donner le cadre d’un sujet collectif. Au moment de la crise économique et morale qui marque le
recul de l’Etat social, dont la sociologie de Durkheim supposait l’existence comme un donné, ces
analyses de la « mentalité primitive » apparaissent particulièrement pertinentes, non seulement
parce qu’elles satisfont une curiosité pour l’exotisme, mais aussi parce qu’elles parlent de la société
contemporaine par le détour de l’altérité. Notons que Lévy-Bruhl a été impliqué dans le débat sur
la responsabilité de l’Allemagne après la Première Guerre Mondiale, et qu’il a refusé la position
de Durkheim consistant à attribuer à l’Allemagne la faute morale de la guerre - position dont on
peut aujourd’hui estimer que les conséquences économiques et politiques ont conduit à la Seconde
Guerre Mondiale – en mettant en lumière le jeu complexe de relations géopolitiques qui ont
conduit inéluctablement à la guerre.
3. Bergson et l’assurance
Il reste cependant un écueil dans l’analyse de Lévy-Bruhl : la distinction trop tranchée qu’il opère
entre mentalité primitive et mentalité scientifique, ou entre émotion et raison. Comment sortir de
cette discontinuité entre religion et science posée par Lévy-Bruhl sans dire qu’il y a entre elles une
totale continuité comme le soutient Durkheim ? Comment décrire les émotions religieuses sans les
rapporter à un sujet collectif oppressant comme Durkheim ou à une mentalité primitive
mystérieuse comme Lévy-Bruhl ? Bergson propose, dans Les deux sources de la morale et de la
religion, une troisième solution : faire passer la discontinuité à un niveau plus fin dans la religion
elle-même, en distinguant des émotions habituelles et ordinaires (l’obligation sociale) et des
émotions mystiques extraordinaires (l’appel du héros ou du saint). L’émotion mystique est définie
par Bergson comme ce qui rompt le cours des habitudes sociales en faisant reprendre contact avec
l’élan vital et en rendant possibles de nouvelles formes de vie.
En quoi cette analyse de la religion répond-elle au problème de la responsabilité ? En ce que
Bergson reprend de façon précise le problème de la causalité posé initialement par Lévy-Bruhl, à
la lumière de ses propres travaux philosophiques. La solution donnée par Lévy-Bruhl au problème
de la responsabilité, rappelons-le, est qu’il y a, au niveau primitif, passage d’une causalité seconde,
la chose naturelle, à une causalité première, la force surnaturelle qui se manifeste en elle à travers
l’émotion. Selon Bergson, ce type de raisonnement ne concerne pas seulement la mentalité
primitive ou religieuse, mais il est suivi par tout homme lorsqu’il est en situation de risque. La
situation du chasseur sauvage qui s’apprête à tirer sur sa proie est similaire à celle du joueur de
roulette qui voit la boule s’arrêter sur un numéro. Tous deux accompagnent le mouvement de la
chose désirée par une intention, esquissant ainsi ce que Bergson appelle un « schème sensorimoteur » ; de cette esquisse de mouvement naît dans son imagination une représentation
fantasmatique qui double la chose (l’esprit de l’animal pour le chasseur, la chance ou le hasard
pour le joueur). C’est pourquoi Bergson montre, en s’appuyant sur les analyses de son ami William
James sur le tremblement de terre de San Francisco, que tout homme pense de façon primitive
lorsqu’il est en situation de risque. La fonction de la religion est donc d’assurer l’homme dans les
risques qu’il court en se projetant dans le monde. Bergson écrit : « L’origine première de la religion
n’est pas la crainte mais une assurance contre la crainte. » (DS, p. 159) ; « L’homme est le seul
animal dont l’action soit mal assurée, qui hésite et tâtonne, qui forme des projets avec l’espoir de
réussir et la crainte d’échouer. » (DS, p. 215-216)
Cette pensée de l’assurance est présente dès Matière et mémoire où Bergson montre que la fonction
de l’intelligence est d’assurer l’action du corps sur les choses en établissant une bonne distance
dans la perception. Elle s’éclaire dans le cadre des débats sur la responsabilité sans faute à la fin
du dix-neuvième siècle analysés par François Ewald dans son Histoire de l’Etat-Providence
(1986). La multiplication des accidents du travail du fait de la complexité croissante de la vie
industrielle obligeait à ne pas en attribuer la faute à l’ouvrier, car cela l’aurait découragé de
travailler, mais à la vie sociale elle-même, en inventant des systèmes d’assurance mutuelle. L’EtatProvidence s’est constitué pour doubler l’Etat juge et prêtre par une machine assurantielle qui
prévoit les accidents apparaissant sur son territoire – on reconnaît ici les thèses de Michel Foucault
sur le passage du pouvoir souverain à la biopolitique. Mais cet Etat-Providence est entré en crise
dans les années trente, en sorte que Bergson s’en remet à la figure d’un héros capable d’inventer
de nouvelles formes d’organisation internationale (d’où son soutien au président américain Wilson
en vue de la création de la Société des Nations après la guerre) plutôt qu’à un Etat socialement
défini sur un territoire clos. À l’assurance, qui s’inscrit dans le cadre clos d’un Etat, Bergson
oppose la confiance, qui vient de l’appel du héros, et qui en est la « transfiguration » par l’élan
vital. Il écrit : « Le mysticisme a beau transporter l’âme sur un autre plan : il ne lui en assure pas
moins, sous une forme éminente, la sécurité et la sérénité que la religion statique a pour fonction
de procurer » (DS, p. 225) On passe ainsi d’une sociologie des risques dans le cadre de la religion
statique à une anthropologie des catastrophes dans le cadre de la religion dynamique. Le héros est
celui qui, face à une catastrophe brisant le fil continu de la vie ordinaire, retrouve les possibilités
créatrices de l’élan vital, au lieu de répéter seulement les représentations fantasmatiques inventées
par la société pour s’assurer contre les risques.
4. Lévi-Strauss et l’échange
Lévi-Strauss est apparemment très éloigné de Bergson : on oppose souvent le structuralisme au
spiritualisme, la structure inconscientes aux données immédiates de la conscience. Mais on
manque ainsi le problème moral qui unit ces deux penseurs. Ce problème est le suivant : comment
rétablir une forme de confiance morale après la catastrophe de la guerre ? À ce problème, Bergson
répond par l’appel du héros, et Lévi-Strauss par la structure de l’échange ; mais ces deux réponses
s’inscrivent dans un cadre commun. Lévi-Strauss a, comme Bergson, fait l’expérience de la
démocratie américaine comme un cadre de vie et de pensée qui peut relancer la république
française après la catastrophe de la guerre. Le structuralisme apparaît alors comme la réalisation
scientifique du programme que Bergson ne pouvait qu’annoncer métaphysiquement dans Les deux
sources de la morale et de la religion : rétablir la sociologie durkheimienne sur de nouvelles bases
après la catastrophe de la guerre qu’elle ne pouvait anticiper. Le modèle du langage permet, chez
Bergson comme chez Lévi-Strauss, de penser des synthèses entre les signes qui n’ont aucune
signification intrinsèque mais qui produisent de nouvelles relations sociales, dépassant ainsi
l’opposition entre la logique des émotions et la logique des signes. Dans Le totémisme aujourd’hui,
en 1962, Lévi-Strauss donne raison à Bergson contre Durkheim et Lévy-Bruhl : la religion
primitive n’est pas la catégorisation par un sujet collectif ni une participation mystique à des force
surnaturelles, mais une découpe dans la perception par les schèmes de l’intelligence. Le
structuralisme opère ainsi une nouvelle alliance entre phénoménologie et sciences humaines,
comme en attestent les lectures qu’en font Merleau-Ponty et Lyotard.
En quoi alors le structuralisme résout-il le problème de la responsabilité ? En ce que Lévi-Strauss,
à la suite de Mauss, trouve dans l’échange une réponse au problème posé par Lévy-Bruhl,
Durkheim et Bergson : créer des institutions qui répondent aux besoins primitifs des individus. À
un niveau élémentaire, l’échange fait en effet une distinction entre ce qui relève de la nature
(l’entre-soi) et ce qui relève de la culture (le hors-de-soi). Par l’échange (des mots, des femmes et
des biens), la société institue envers une autre société une attente et une dette. Ce crédit engendre
la confiance : tant que j’attends d’un groupe qu’il rembourse sa dette, je ne lui fais pas la guerre
(cette analyse prend sens dans le cadre du Plan Marshall par lequel les Etats-Unis instituent un
crédit envers le reste du monde pour reconstruire les sociétés après la guerre). Lévi-Strauss forge
le concept d’échange généralisé pour désigner un échange capable d’inclure tous les groupes dans
le cycle de la dette, et y voit une exigence de l’esprit humain présente à l’état virtuel dans toutes
les sociétés, par opposition à l’échange restreint qui en est la forme actuelle dans des sociétés qui
ne peuvent attendre infiniment et doivent intégrer au cycle de la dette des formes de
remboursement. Cette distinction est très analogue à celle que fait Bergson entre la religion
dynamique et la religion statique, car les formes religieuses sont toujours un mixte entre ces deux
tendances qui divergent en nature, comme les formes économiques sont toujours un mixte entre
l’échange généralisé et l’échange restreint. Il vaudrait donc la peine de relire toute l’œuvre de LéviStrauss à partir de ce problème bergsonien : comment établir une responsabilité et une confiance
nouvelles en temps de catastrophe ?
5. Levinas et l’existence
Ce problème, Emmanuel Levinas le pose au même moment que Lévi-Strauss, mais à partir de tout
autres bases théoriques. Lecteur de Bergson et de Husserl, Levinas publie en 1957 dans la Revue
philosophique un article intitulé « Lévy-Bruhl et la philosophie contemporaine » dans lequel il
décrit l’auteur de La mentalité primitive comme un des premiers penseurs de la « crise de la
représentation ». Il reprend ces analyses dans son premier grand ouvrage, De l’existence à
l’existant, publié en 1947, Levinas oppose Lévy-Bruhl à Durkheim : Durkheim n’a pas compris la
religion de l’intérieur parce qu’il en est resté aux catégories du sacré, Lévy-Bruhl a pu le faire
parce qu’il a décrit un rapport primitif au monde, ce que Levinas appelle « l’horreur » d’un monde
où les esprits sont partout et accusent en permanence le sujet d’être responsable de tout ce qui
arrive ; il ajoute que nous retrouvons en nous ce rapport au monde dans l’expérience de l’insomnie.
Mais Lévy-Bruhl a manqué selon Levinas la véritable forme de la religion : la responsabilité devant
autrui qui apparaît à travers la figure du saint et fonde un rapport éthique au monde sur l’expérience
d’une altérité radicale. L’existence, terme que Levinas emprunte à Heidegger, est ce moment où
le sujet sort de lui-même pour aller vers une altérité radicale qui le constitue en sujet moral et
responsable.
Conclusion
Les solutions apportées par Lévi-Strauss et Levinas au problème de la responsabilité après la
Seconde Guerre Mondiale (confiance ou existence, structure ou altérité, échange ou éthique) sont
également fortes. C’est ce que remarque Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe - même si
elle penche davantage du côté de Lévi-Strauss pour penser les relations hommes/femmes comme
symétriques et non hiérarchiques. La force de ces deux solutions opposées tient à l’échec de la
sociologie durkheimienne à penser la responsabilité autrement que dans le cadre d’un Etat comme
sujet collectif producteur de ses propres représentations, très parallèle à l’échec de la
phénoménologie husserlienne à penser la perception autrement que dans le cadre d’un égologie
transcendantale. Elles reprennent ainsi les intuitions de Mauss pour l’un, Heidegger pour l’autre,
en retirant ce qui reste en elles de la confusion des années trente. Elles résolvent ainsi, en lui
rendant hommage, le problème de la responsabilité posé par Lévy-Bruhl dans sa thèse au tournant
du siècle. L’histoire philosophique est ici indissociable d’une histoire sociale et politique ; mais
les problèmes qu’elle nous lègue sont encore les nôtres.
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