[« Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde », Stanislas Deprez] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] Introduction Certains auteurs connaissent un destin singulier, où le succès initial fait rapidement place à la critique acerbe et à l’oubli, plus ou moins condescendant. C’est le cas de Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939). Philosophe venu à l’anthropologie sur le tard (à plus de cinquante ans), Lévy-Bruhl révolutionne la discipline par son hypothèse de la mentalité primitive 1. Auteur de six ouvrages monumentaux, 1. Le terme de primitif étant devenu péjoratif, il nous faut expliquer l’usage qu’en fait Lévy-Bruhl. L’anthropologie a commencé par parler des barbares (incapables d’user d’un langage articulé) puis des sauvages (qui vivent dans les arbres). Le terme a fait place à celui de primitif, signifiant premier mais aussi, dans un sens évolutionniste, non encore civilisé. Lévy-Bruhl utilise ce mot, le plus répandu à l’époque, sans lui donner de valeur péjorative et en précisant qu’il s’agit d’un terme impropre (L ÉVY-BRUHL L., Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, PUF, « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1951 [1re édition en 1910], p. 2 note 1 ; LÉVY-BRUHL L., La Mentalité primitive, Paris, Retz, « Les classiques des sciences humaines », 1976 [1re édition en 1922], p. 30). Il précise, dans une conférence radiophonique, que le « mot n’est pas heureusement choisi. Il prête à l’équivoque. Pris au pied de la lettre, il serait à rejeter. En fait, les hommes à qui on l’applique, les Australiens, les Papous, les Eskimos, les Peaux-Rouges, etc., ne sont pas plus primitifs que nous. Leurs civilisations n’ont pas moins de siècles derrière elles » (LÉVY-BRUHL L., « Ce que l’homme primitif apprend à l’homme », Anamnèse, n° 2, 2006, p. 268, souligné par nous). Dans ses dernières œuvres, il le notera avec des guillemets. Les auteurs ultérieurs préféreront homme archaïque (Cazeneuve) ou traditionnel (Eliade). Vocables aussi peu satisfaisants : archaïque désigne ce qui est vieux, mais en quoi les aborigènes d’Australie sont-ils plus vieux que leurs voisins blancs ? Pour sa part, traditionnel sous-entend que les peuples occidentaux n’ont pas de tradition, parce qu’ils seraient tout entiers tournés vers le progrès. C’est là une idéologie. On a aussi évoqué les sociétés orales : Carlo Prandi parle de « société illettrée » et de « population sans écriture » (PRANDI C., op. cit.). Sans que cela soit tout à fait heureux. Suivant une indication de Bruno Latour (L ATOUR B., « Postmodern ? No, simply amodern ! Steps towards an anthropology of science », Studies in History and Philosophy of Science, volume 21, n° 1, 1990, p. 145-171), [« Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde », Stanislas Deprez] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] 8 Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde il traduit des textes d’ethnographes allemands, anglais, espagnols, néerlandais, qui sans lui seraient restés inconnus du public français. Peut-être plus décisif encore : il est à l’initiative de la création de l’Institut d’ethnologie de l’université de Paris, qui a formé et envoyé sur le terrain de nombreux ethnologues, dont Soustelle, Leenhardt, Griaule et Lévi-Strauss. De sorte que l’on peut dire sans exagération qu’avant Lévy-Bruhl, il n’y avait pas d’ethnographie française, et que celle-ci est née sous son impulsion. Et pourtant, après la seconde guerre mondiale, Lévy-Bruhl est jeté aux oubliettes de l’histoire par un structuralisme s’imposant comme la seule approche légitime. Lévi-Strauss le rejette mais sans prendre la peine de le discuter, comme on raye d’un trait de stylo une phrase mal écrite. Quelques rapides allusions suffisent : Lévy-Bruhl est dépassé, il se trompe, ses idées sont profondément erronées, et pour tout dire insoutenables. Nous aurons à revenir sur les raisons de ce rejet d’autant plus expéditif qu’il ne s’appuie sur aucun argument véritable. Il va de soi que la pensée de Lévy-Bruhl ne mérite pas que l’on s’y arrête, semble dire Lévi-Strauss. Rares sont les auteurs qui ont l’audace et l’originalité pour oser passer outre au jugement du maître de l’anthropologie d’après-guerre 2. De plus, à une époque où l’on croit qu’une pensée complexe nécessite un style abscons, peu de gens prennent le temps de lire une œuvre dont la simplicité du style est une des caractéristiques. Si bien que Lévy-Bruhl fut longtemps considéré comme un auteur dépassé. Sans souci d’exhaustivité — la liste serait trop longue — citons Jean Servier, qui voit en Lévy-Bruhl un philosophe en chambre, dont la théorie doit le succès à sa position sociale et sa notoriété, ainsi qu’à un préjugé des savants occidentaux qui avaient décidé que les a-modernes sont de grands enfants3. Citons aussi, pour mémoire, ce jugement sévère et anonyme tiré d’une encyclopédie soviétique : « Lévy-Bruhl non seulement fausse l’histoire de la culture, mais il décrit l’idéologie de la société primitive d’une manière incorrecte et calomnie les peuples arriérés modernes [sic] qui vivent dans les colonies. […] Lévy-Bruhl sépare les peuples arriérés du reste du monde par un gouffre infranchissable et ainsi il présente des arguments antiscientifiques qui justifient l’asservissement de la population autochtone des colonies4. » nous parlerons quant à nous de sociétés a-modernes. Par contre, nous continuerons à utiliser mentalité primitive, sachant que cela ne désigne pas la pensée des primitifs mais la mentalité des sociétés a-modernes, cette mentalité étant primitive au sens de première. Nous suivons ici l’exemple de Lévi-Strauss, qui évoque la pensée sauvage, tout en récusant l’existence de sauvages. 2. Audace, originalité, ou bien anti-structuralisme. Songeons à Georges Gurvitch, dont l’animosité envers Lévi-Strauss est célèbre. Pensons aussi aux époux Raoul et Laura Makarius, auteurs d’un livre contre Lévi-Strauss : M AKARIUS R. et L., Structuralisme ou ethnologie. Pour une critique radicale de l’anthropologie de Lévi-Strauss, Paris, Anthropos, 1973. 3. SERVIER J., L’Ethnologie, Paris, PUF, « Que sais-je ? » n° 2312, 1986, p. 93-95. 4. VELMEZOVA E., « Lucien Lévy-Bruhl lu par Nikolaj Marr : deux théories des langues dites primitives », Slavia occitania, n° 17, 2003, p. 137. Dans ce contexte soviétique, ce n’est pas Lévi-Strauss [« Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde », Stanislas Deprez] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] Introduction Plus étonnant, on trouve une impression plutôt négative sous la plume de LouisVincent Thomas : dans sa préface à La Mentalité primitive, l’anthropologue déclare que Lévy-Bruhl n’a plus de valeur qu’historique ; son œuvre fut profondément révolutionnaire — une véritable révolution copernicienne, écrit le préfacier — mais elle apparaît vieillie aujourd’hui ; elle constitue une erreur singulière, à ce titre plus intéressante pour le développement de l’anthropologie qu’une vérité banale mais une erreur tout de même5. Et si Thomas soutient que « grande est pour nous la tentation de montrer à l’aide d’exemples négro-africains la pertinence et la finesse de ses multiples analyses », c’est pour aussitôt « insister sur ses diverses limites 6 ». Limites d’ailleurs bien connues : comparatisme contestable, méconnaissance du contexte historique et socio-économique, carence du vocabulaire (occasionnalisme, mystique, prélogique), fausse antinomie entre mentalités logique et prélogique, opposition inexacte entre primitif et civilisé. Finalement, pour Thomas, Lévy-Bruhl est un théoricien dépassé, dont le mérite philosophique est d’avoir mis en cause — avec Bergson, Brunschvicg ou Bachelard — « les fondements, les aspects et les modes d’expression de la raison raisonnante ou discursive7 ». Or, aujourd’hui, Lévy-Bruhl refait de timides apparitions dans la littérature anthropologique et philosophique. Certes, à l’exception des travaux pionniers de Dominique Merllié8, la dominante est encore à l’anathème, et si l’auteur est évoqué, c’est pour être aussitôt répudié. Ainsi, Alain Séguy-Duclot n’y fait allusion que pour en reprendre la vision classique : Lévy-Bruhl a compris l’importance de la pensée symbolique mais a défendu l’idée que la mentalité primitive devait évoluer pour devenir logique civilisée, ce qui est montre l’infériorité de cette pensée par rapport à la rationalité9. D’autres auteurs sont davantage bienveillants, comme Eduardo Viveiros de Castro10 qui invite les anthropologues à se pencher à nouveau sur l’œuvre qui joue contre Lévy-Bruhl. Celui-ci servait de caution anthropologique au linguiste Nikolaj Marr, penseur officiel de la linguistique soviétique, avant sa destitution par Staline. Pour l’auteur de l’article, critiquer Lévy-Bruhl permettait d’attaquer Marr, et donc de plaire au maître du Kremlin. 5. THOMAS L.-V., « Préface. Lucien Lévy-Bruhl : l’origine de l’anthropologie moderne », L ÉVY-BRUHL L., La Mentalité primitive, Paris, Retz, « Les classiques des sciences humaines », 1976, p. 15 et 27. 6. Ibid., p. 23. 7. Ibid., p. 14. 8. En 1989, Dominique Merllié, alors secrétaire de la Revue philosophique de la France et de l’Etranger, longtemps dirigée par Lévy-Bruhl, a consacré un numéro au philosophe. Il a écrit trois articles à cette occasion, et de nombreux autres depuis. 9. SÉGUY-DUCLOT A., Culture et civilisation, Paris, Cerf, « Passages », 2010, p. 147-149. 10. « En somme, après tant d’années à nous promener du côté de chez Lévi-Strauss, on se doutait bien qu’il s’avérait nécessaire de ré-explorer le côté de chez Lévy-Bruhl » (VIVEIROS DE C ASTRO E., Métaphysiques cannibales. Lignes d’anthropologie post-structurale, Paris, PUF, « MétaphysiqueS », 2009, p. 49). 9 [« Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde », Stanislas Deprez] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] 10 Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde de Lévy-Bruhl, dans une saine réaction à Lévi-Strauss. L’anthropologue britannique Mary Douglas semble avoir anticipé cette invitation, en se demandant s’il ne faut pas réhabiliter la distinction entre prélogique et logique, qu’elle traduit en analogique et analytique11. Il faut encore mentionner Frédéric Keck, qui a consacré à Lévy-Bruhl sa thèse de doctorat (en 2003), un livre (en 2008) et plusieurs articles. Encore la perspective de ce dernier est-elle, de son propre aveu, tout extérieure : s’inscrivant dans la ligne du structuralisme de Lévi-Strauss, c’est en historien de l’anthropologie que Keck étudie Lévy-Bruhl. Pourquoi ce retour à Lévy-Bruhl ? C’est-à-dire, pourquoi l’auteur n’apparaît-il plus tout à fait comme un penseur infréquentable et dépassé ? L’une des raisons est sans doute à chercher du côté de Lévi-Strauss. À l’heure où l’anthropologie française prend ses distances d’avec le structuralisme, ou en tout cas s’interroge à nouveau frais sur la portée réelle de l’œuvre de Lévi-Strauss, sur ce qu’elle permet et sur ce qu’elle occulte, il redevient possible de poser des questions considérées jusque-là comme incongrues : quel est le rapport de l’émotion et de la pensée, quel est le statut de la connaissance anthropologique, la raison comporte-t-elle une part culturelle, la logique est-elle universelle, la magie est-elle de la science balbutiante ou une pratique autre… Ces questions sont au cœur de l’œuvre de Lévy-Bruhl. C’est pourquoi il est intéressant de revisiter celle-ci. Notre entreprise est double. Tout d’abord, il s’agit de montrer la pertinence des travaux de Lévy-Bruhl pour penser l’anthropologie cognitive, pour réfléchir aux fondements et à la portée de l’anthropologie et, sur un plan peut-être plus directement philosophique, pour articuler identité et altérité, individuel et collectif, expérience et croyance, affectivité et logique. Pour respecter la complexité de la pensée de l’auteur, nous avons choisi de lui laisser la parole autant que possible. C’est pourquoi notre texte accorde une large place aux citations de Lévy-Bruhl, ce qui ne nous paraît pas inadéquat pour un auteur d’autant moins lu qu’on croit le connaître. En outre, cette manière de procéder est pour nous un gage de fidélité à l’œuvre, absolument nécessaire dans la mesure où nous serons amenés à utiliser les textes de Lévy-Bruhl pour répondre à ses détracteurs. En effet, notre thèse est que Lévy-Bruhl, correctement lu, échappe à la plupart des critiques qui lui ont été faites. Mais pour cela, évidemment, nous sommes obligés de chercher dans ses livres de quoi nourrir nos réponses aux critiques. Il faut donc s’assurer que c’est bien 11. DOUGLAS M., « Raisonnements circulaires. Retour nostalgique à Lévy-Bruhl », Gradhiva, n° 30-31, 2002, p. 1-14. Pour elle, l’« analogie est une précondition de la logique prédicative et, de ce fait, elle est authentiquement prélogique » (ibid., p. 8). Toutefois, Douglas juge que Lévy-Bruhl n’a pas apporté les bonnes réponses parce qu’il était persuadé que la manière moderne de raisonner (basée sur la logique prédicative et l’expérience objective) est la seule vraie. Nous montrerons que Lévy-Bruhl, au contraire, a relativisé la croyance en la véracité de la pensée moderne. [« Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde », Stanislas Deprez] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] Introduction l’auteur, et non le commentateur, qui s’exprime. Dans cette perspective, les citations sont un moyen de respecter la pensée de Lévy-Bruhl. Néanmoins, notre présentation ne se veut pas, ou pas seulement, une réhabilitation, pour laquelle, après tout, le meilleur plaidoyer est encore la lecture des textes de Lévy-Bruhl lui-même. Nous voulons articuler la pensée de Lévy-Bruhl autour d’un axe qui n’était pas explicitement le sien mais qui est pourtant au cœur de son œuvre : la rationalité. Lorsque nous présenterons la mentalité primitive, ce ne sera pas uniquement pour elle-même, mais aussi pour ce qu’elle permet de dire, en creux ou en miroir, de la rationalité. Sur ce terrain, la pensée de Lévy-Bruhl avait une valeur que l’on pourrait presque qualifier de prophétique, et elle garde encore aujourd’hui toute son importance. En effet, l’œuvre de notre auteur peut se lire comme une relativisation de la rationalité. Si, comme il le soutient, la pensée primitive est une mentalité et l’opposé de la rationalité, alors il faut envisager cette dernière comme une mentalité, elle aussi. Autrement dit, il faut voir dans la raison le produit de l’histoire occidentale. Tel est, à notre avis, la découverte fondamentale de Lévy-Bruhl. Cette idée sert de fil conducteur au présent livre. D’autres, avant nous, ont soutenu cette lecture. Jean Duvignaud l’avait anticipée dans les années 1970, en parlant d’un relativisme sociologique de Lévy-Bruhl12. Pour lui, Lévy-Bruhl a montré, contre l’évolutionnisme explicite (Spencer, Comte) ou larvé (Durkheim), que notre raison n’est qu’un mode de penser parmi d’autres : « Ce qui signifie que l’être de l’homme ne se réduit point à l’image de la personne construite par les philosophes, que l’expérience humaine est capable (au sens propre du mot) d’une pluralité d’expériences complexes, est grosse de plusieurs systèmes parmi lesquels nous avons choisi arbitrairement le nôtre comme les primitifs choisissent le leur 13. » De manière similaire, Carlo Prandi fait remarquer que Lévy-Bruhl est peut-être le seul philosophe du XX e siècle à faire l’hypothèse que la pensée humaine ne coïncide pas nécessairement avec le logos de la philosophie classique : « En réalité, on peut tout d’abord prendre acte du fait que notre auteur est peut-être l’unique philosophe européen du XX e siècle (d’autres sont intervenus ensuite, surtout pour commenter ses travaux) qui, à deux siècles de l’invention du “bon sauvage”, se soit rendu compte de la “percée” culturelle produite par les grandes découvertes géographiques et par les entreprises coloniales, avançant l’hypothèse que la pensée humaine ne coïncide pas nécessairement avec le logos de la philosophie classique 14. » Silvia Mancini est encore plus explicite, 12. DUVIGNAUD J., Le Langage perdu. Essai sur la diff érence anthropologique, Paris, PUF, « Sociologie d’aujourd’hui », 1973, p. 109. 13. Ibid., p. 113. 14. « In realtà, si può anzitutto prendere atto del fatto che il nostro autore è forse l’unico filosofo europeo del Novecento (altri sono intervenuti in seguito soprattutto per commentare i suoi lavori) che, a due secoli dalla stagione del “buon selvaggio”, si sia reso conto dello “sfondamento” 11 [« Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde », Stanislas Deprez] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] 12 Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde affirmant que rationalité et mystique sont des choix idéologiques. La raison apparaît comme un construit, le résultat de l’histoire de l’Occident15. Pour tenter de démontrer notre interprétation, nous aurons besoin d’expliciter les questions que pose l’œuvre de Lévy-Bruhl, et d’éclairer les choix méthodologiques et philosophiques de l’auteur. Pour cela, nous commencerons par étudier Lévy-Bruhl avant Lévy-Bruhl, c’est-à-dire avant ses travaux anthropologiques. En effet, l’intérêt de l’auteur pour les sociétés a-modernes est bien antérieur aux Fonctions mentales (1910). Sa thèse de doctorat, L’Idée de responsabilité, déjà, fait mention de l’importance du recours à l’ethnographie pour nourrir la réflexion sur l’humain et plus particulièrement pour éviter de confondre homme universel et Occidental. Ce souci ethnologique se manifeste de façon lumineuse dans La morale et la science des mœurs (1903). L’enjeu, pour Lévy-Bruhl, est de renouveler la philosophie occidentale en la confrontant à ce qui lui est extérieur (préfigurant d’une certaine manière la philosophie comparée GrèceChine d’un François Jullien). Il est aussi de comprendre cette pensée autre, sans la dénaturer par une traduction trop hâtive. À vrai dire, cette attention à l’altérité est aussi à l’œuvre dans les ouvrages d’histoire de la philosophie de Lévy-Bruhl. Lorsqu’il étudie Jacobi, c’est pour voir jusqu’où peut se tenir une philosophie du sentiment face aux exigences de la raison. N’est-ce pas une anticipation de ses recherches sur la mentalité primitive ? Quand Lévy-Bruhl analyse Comte, c’est pour insister sur l’importance de la religion comme partie intégrante du système du père du positivisme : c’est, là encore, ouvrir un espace pour ce qui échappe au rationnel. Néanmoins, Lévy-Bruhl ne cède rien au spiritualisme et à la foi : quand il doit caractériser la philosophie française, dans un livre destiné à un public anglophone, c’est à la science qu’il se réfère. Bref, Lévy-Bruhl, comme historien de la philosophie et moraliste, entrouvrait le débat entre la raison et une pensée autre, qu’il nommera plus tard mentalité primitive. Respecter la singularité des a-modernes, et pour cela refuser d’en faire des simili-occidentaux, tel est le programme que Lévy-Bruhl s’assigne dans ses ouvrages anthropologiques. Ce programme nécessite une méthode, objet de notre deuxième chapitre. Lévy-Bruhl conteste les généralisations de l’école anthropologique anglaise, culturale prodotto dalle grandi scoperte geografiche e dalle imprese coloniali, avanzando l’ipotesi che il pensiero umano non coincida necessariamente con il logos della fi losofi a classica. » (PRANDI C., Lucien Lévy-Bruhl. Pensiero primitivo e mentalità moderna, Milan, Edizioni Unicopli, « Leggerescrivere », 2006, p. 211) 15. M ANCINI S. (introduction de L ANTERNARI V.), Da Lévy-Bruhl all’antropologia cognitiva. Lineamenti di una teoria della mentalità primitiva, Bari, Edizioni Dedalo, « La scienza nuova » n° 86, 1989, p. 106. Précisons que Mancini distingue la ratio commune à tous les hommes et la logique, propre à l’Occident (ibid., p. 216). D’accord avec cette distinction, nous avons néanmoins choisi le vocabulaire inverse : nous disons que la logique est commune à tous les humains et que la rationalité est le fruit de l’histoire de l’Occident. Ce qui permet d’éviter le débat sur la prélogicité/illogicité des a-modernes, une des grandes sources d’incompréhension de la théorie de Lévy-Bruhl. [« Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde », Stanislas Deprez] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] Introduction qui transpose aux a-modernes nos conceptions animistes et matérialistes. Tylor et Frazer voulaient comprendre, lui veut d’abord laisser parler les faits : l’écoute et le décentrement au lieu de la prise et de l’explication. Il en résulte une nouvelle conception de l’ethnologie, où le chercheur doit suspendre son jugement et se laisser devenir autre, tout en restant soi-même (sinon la distance s’évanouit et l’anthropologue devient indigène). Une telle méthode est-elle praticable ? Ne se heurte-t-elle pas à l’impossibilité de la traduction radicale, mise en lumière par Quine ? Au nom du principe de charité, l’anthropologue ne doit-il pas rectifier les faits qui lui paraissent illogiques et déclarer qu’il a mal compris les données indigènes ? À moins que ce processus de rationalisation ne doive lui-même être soumis au principe de charité : peut-être y a-t-il dans les sociétés a-modernes des faits à la fois logiques pour les indigènes et absurdes pour l’ethnologue ? Peut-être l’anthropologie n’est-elle pas une science objective universelle mais plutôt une discipline de médiation de soi à soi et de soi à l’autre ? Il nous semble que c’est là la conception de Lévy-Bruhl. Plus spécifiquement, l’anthropologie pratiquée par des Occidentaux devient le moyen de relativiser l’universalité de la raison, ou pour mieux dire d’en penser l’historicité. Dans cette perspective, la mentalité primitive fonctionne comme un type idéal, opposable à un autre type idéal : la mentalité rationnelle. L’opposition entre les deux mentalités s’articule autour de trois thèmes : l’émotion, l’expérience et l’identité. Un chapitre sera consacré à chacune de ces matières. Pour la mentalité primitive, l’émotion est le signe de ce que Lévy-Bruhl appelle le mystique, c’est-à-dire des forces, des influences invisibles et cependant réelles. De sorte que le monde de la mentalité primitive apparaît vivant, faisant participer nature et surnaturel, objectif et subjectif, individuel et collectif. A contrario, la mentalité rationnelle est marquée par le reflux de l’émotion et l’objectivation du monde. Ainsi, l’émotion marque le passage d’une mentalité à l’autre. Sartre reprendra cette idée à Lévy-Bruhl. Toutefois, cette reprise sera une reformulation délibérément infidèle. Car l’auteur de l’Esquisse d’une théorie des émotions voit dans le monde objectif et le monde magique deux modes de la conscience. L’analyse sartrienne est tout entière psychologique, tandis qu’elle est sociologique chez Lévy-Bruhl. Il n’est pas question chez ce dernier de duplicité de la mauvaise foi ; objectif et mystique constituent deux mondes culturels différents. Dans cette perspective, la mentalité primitive n’est pas une incapacité à saisir l’objectivité des choses, parce que le sujet serait submergé par l’émotion. Elle est plutôt une manière socialement élaborée d’appréhender la réalité. Et la mentalité rationnelle est elle aussi une façon socialement construite de considérer le monde : il a fallu des siècles pour bâtir les conditions d’une perception objective de la réalité, ou plus exactement pour voir la réalité en tant qu’objectivité16. 16. Deux ouvrages récents narrent ce processus : R EY O., Itinéraire de l’ égarement. Du rôle de la science dans l’absurdité contemporaine, Paris, Seuil, 2003 ; JORION P., Comment la vérité et la réalité furent inventées, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2009. 13 [« Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde », Stanislas Deprez] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] 14 Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde Parler de réalité, c’est toucher à l’expérience. Pour la mentalité primitive, celle-ci n’est pas purement naturelle, elle est traversée par des représentations sociales. Nature et surnaturel se mêlent ou plus exactement ils forment une unité qui n’est séparée que pour des yeux occidentaux. D’où la difficulté méthodologique de transposer dans notre langage l’expérience a-moderne. Formés par notre culture, nous pensons que les non occidentaux associent leurs croyances sociales à l’expérience objective. L’originalité de Lévy-Bruhl est de montrer que c’est là une erreur : pour la mentalité primitive, il n’y a pas d’association. Expérience et croyance forment un tout : la croyance fournit un cadre d’intelligibilité à l’expérience, laquelle renforce et parfois aménage la croyance. Comme pour l’émotion, l’analyse de Lévy-Bruhl est sociologique et pas psychologique. Ce qui veut dire que la croyance dont on parle, si elle est portée par des individus, est avant tout sociale : c’est la tradition qui façonne les croyances dans lesquelles s’inscrivent les expériences. On peut alors se demander s’il n’en irait pas de même pour les Occidentaux : l’expérience objective ne reposerait-elle pas elle aussi sur des croyances (en l’existence d’une nature objective, en la séparation entre matière et esprit…) ? L’enjeu de cette question est épistémologique, éthique et métaphysique. Épistémologique, parce qu’il amène à prendre parti pour ou contre le relativisme en anthropologie. Éthique, car il force à se positionner par rapport à l’ethnocentrisme : si la raison objective est la meilleure, voire la seule, manière d’appréhender le monde, alors les a-modernes perçoivent la réalité moins bien que les Occidentaux. Métaphysique, dans la mesure où il s’agit de se déterminer en faveur, ou en défaveur, d’une ontologie relativiste. Nous montrerons que Lévy-Bruhl tend à adopter une position épistémologique et ontologique relativiste, et une attitude éthique anti-ethnocentriste. La conception de la réalité comme fluidité se double d’une remise en cause de la vision moderne de l’identité. Dans l’exergue de L’Âme primitive (1927), Lévy-Bruhl déclare vouloir montrer que l’idée d’âme est occidentale. En fait, ce qu’il vise est beaucoup plus profond : les exemples qu’il donne dans ses ouvrages régionalisent les concepts de sujet et de conscience. La magie, la bi-présence (être homme et animal en même temps, ou bien être à deux endroits simultanément), la possession, le mauvais œil… font éclater l’opposition sujet/objet. Levinas a montré que chez Lévy-Bruhl, la représentation et la conceptualisation reposent sur l’existence. Il faut aller encore plus loin et soutenir que la mentalité primitive remet en cause l’intentionnalité elle-même : dans un monde fluide, sujet et objet s’interpénètrent et le groupe passe l’individu. En d’autres termes, la mentalité primitive invite à concevoir l’individu comme une production de la société. L’anthropologie sociale anglaise de Tylor et Frazer posait l’individu comme unité de base et cherchait à comprendre comment la société était possible à partir de là. À l’inverse, Lévy-Bruhl part de la société comme collectif. Son problème est alors de penser l’émergence de l’individu, c’est-à-dire le passage à une société d’individus. Dans cette perspective, [« Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde », Stanislas Deprez] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] Introduction retrouvée aujourd’hui par des auteurs comme Gauchet ou Kaufmann, les sociétés occidentales modernes et contemporaines restent des collectifs, quoique d’un genre particulier. Et la pensée rationnelle, individuelle, peut être considérée comme une pensée socialisée, c’est-à-dire comme la mentalité des sociétés modernes. Mentalités primitive et rationnelle ne sont pas seulement en rupture. Car si l’émotion est le critère permettant de distinguer les deux mentalités, le symbole est à l’inverse ce qui les relie. Plus exactement, il les articule, permettant le passage de l’une à l’autre, en jouant d’ailleurs sur l’émotion. En effet, le symbole instaure un lien affectif, permettant de maintenir la participation là où elle tend à s’estomper ; en même temps, il introduit de la distance et de la distinction entre le sujet et l’objet ou entre les objets qui participent l’un de l’autre. Le symbole se situe donc à la fois du côté de la participation et de celui de la distinction. Selon la culture, il peut glisser du côté du pôle logique et devenir conventionnel, ou bien rester du côté du pôle affectif et garder la fonction d’opérateur de la participation. Cela permet à Lévy-Bruhl de poser l’universalité de la pensée humaine, faite de participation et de distinction logique, et en même temps de faire droit à la diversité des cultures et des modes de penser. Puisqu’il existe de multiples sociétés, il y a de nombreux systèmes symboliques, qui sont autant de points de vue sur le monde. Ces analyses permettent de lire autrement l’histoire de la raison. La philosophie occidentale classique conçoit la rationalité comme le fruit de l’émancipation de l’individu contre la société. La raison serait la pensée vraie qui échapperait au relativisme des cultures, en vertu d’une dynamique propre. Si cette interprétation affleure chez de nombreux auteurs contemporains, elle se manifeste dans toute son ampleur chez Husserl. La Krisis est en effet une illustration magnifique de cette vision de la raison comme télos de l’humanité. En outre, Husserl a cherché à intégrer les travaux de Lévy-Bruhl dans sa philosophie rationaliste. Au prix, nous le verrons, d’une mésinterprétation profonde. Car Lévy-Bruhl refuse de voir en la raison un principe de finalité. Il rejette aussi — nous l’avons dit — l’européocentrisme inhérent à cette conception. Il considère plutôt la raison comme un produit contingent de l’histoire occidentale. On touche ainsi, nous semble-t-il, au cœur de la théorie de Lévy-Bruhl : la pensée, quelle qu’elle soit, est toujours en partie une construction sociale. Par quoi, loin d’être un auteur dépassé, Lévy-Bruhl pourrait même être un philosophe en avance sur son temps, et en phase avec le nôtre. 15