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[« Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde », Stanislas Deprez]
[Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr]
Introduction
Certains auteurs connaissent un destin singulier, où le succès initial fait rapidement place à la critique acerbe et à l’oubli, plus ou moins condescendant. C’est
le cas de Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939). Philosophe venu à l’anthropologie sur
le tard (à plus de cinquante ans), Lévy-Bruhl révolutionne la discipline par son
hypothèse de la mentalité primitive 1. Auteur de six ouvrages monumentaux,
1. Le terme de primitif étant devenu péjoratif, il nous faut expliquer l’usage qu’en fait
Lévy-Bruhl. L’anthropologie a commencé par parler des barbares (incapables d’user d’un langage
articulé) puis des sauvages (qui vivent dans les arbres). Le terme a fait place à celui de primitif,
signifiant premier mais aussi, dans un sens évolutionniste, non encore civilisé. Lévy-Bruhl utilise
ce mot, le plus répandu à l’époque, sans lui donner de valeur péjorative et en précisant qu’il s’agit
d’un terme impropre (L ÉVY-BRUHL L., Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris,
PUF, « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1951 [1re édition en 1910], p. 2 note 1 ;
LÉVY-BRUHL L., La Mentalité primitive, Paris, Retz, « Les classiques des sciences humaines », 1976
[1re édition en 1922], p. 30). Il précise, dans une conférence radiophonique, que le « mot n’est pas
heureusement choisi. Il prête à l’équivoque. Pris au pied de la lettre, il serait à rejeter. En fait,
les hommes à qui on l’applique, les Australiens, les Papous, les Eskimos, les Peaux-Rouges, etc.,
ne sont pas plus primitifs que nous. Leurs civilisations n’ont pas moins de siècles derrière elles »
(LÉVY-BRUHL L., « Ce que l’homme primitif apprend à l’homme », Anamnèse, n° 2, 2006, p. 268,
souligné par nous). Dans ses dernières œuvres, il le notera avec des guillemets. Les auteurs ultérieurs
préféreront homme archaïque (Cazeneuve) ou traditionnel (Eliade). Vocables aussi peu satisfaisants :
archaïque désigne ce qui est vieux, mais en quoi les aborigènes d’Australie sont-ils plus vieux que
leurs voisins blancs ? Pour sa part, traditionnel sous-entend que les peuples occidentaux n’ont pas
de tradition, parce qu’ils seraient tout entiers tournés vers le progrès. C’est là une idéologie. On a
aussi évoqué les sociétés orales : Carlo Prandi parle de « société illettrée » et de « population sans
écriture » (PRANDI C., op. cit.). Sans que cela soit tout à fait heureux. Suivant une indication de
Bruno Latour (L ATOUR B., « Postmodern ? No, simply amodern ! Steps towards an anthropology
of science », Studies in History and Philosophy of Science, volume 21, n° 1, 1990, p. 145-171),
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Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde
il traduit des textes d’ethnographes allemands, anglais, espagnols, néerlandais,
qui sans lui seraient restés inconnus du public français. Peut-être plus décisif
encore : il est à l’initiative de la création de l’Institut d’ethnologie de l’université
de Paris, qui a formé et envoyé sur le terrain de nombreux ethnologues, dont
Soustelle, Leenhardt, Griaule et Lévi-Strauss. De sorte que l’on peut dire sans
exagération qu’avant Lévy-Bruhl, il n’y avait pas d’ethnographie française, et que
celle-ci est née sous son impulsion. Et pourtant, après la seconde guerre mondiale,
Lévy-Bruhl est jeté aux oubliettes de l’histoire par un structuralisme s’imposant
comme la seule approche légitime. Lévi-Strauss le rejette mais sans prendre
la peine de le discuter, comme on raye d’un trait de stylo une phrase mal écrite.
Quelques rapides allusions suffisent : Lévy-Bruhl est dépassé, il se trompe, ses
idées sont profondément erronées, et pour tout dire insoutenables. Nous aurons
à revenir sur les raisons de ce rejet d’autant plus expéditif qu’il ne s’appuie sur
aucun argument véritable. Il va de soi que la pensée de Lévy-Bruhl ne mérite pas
que l’on s’y arrête, semble dire Lévi-Strauss. Rares sont les auteurs qui ont l’audace
et l’originalité pour oser passer outre au jugement du maître de l’anthropologie
d’après-guerre 2. De plus, à une époque où l’on croit qu’une pensée complexe
nécessite un style abscons, peu de gens prennent le temps de lire une œuvre dont
la simplicité du style est une des caractéristiques.
Si bien que Lévy-Bruhl fut longtemps considéré comme un auteur dépassé.
Sans souci d’exhaustivité — la liste serait trop longue — citons Jean Servier, qui voit
en Lévy-Bruhl un philosophe en chambre, dont la théorie doit le succès à sa position
sociale et sa notoriété, ainsi qu’à un préjugé des savants occidentaux qui avaient
décidé que les a-modernes sont de grands enfants3. Citons aussi, pour mémoire,
ce jugement sévère et anonyme tiré d’une encyclopédie soviétique : « Lévy-Bruhl
non seulement fausse l’histoire de la culture, mais il décrit l’idéologie de la société
primitive d’une manière incorrecte et calomnie les peuples arriérés modernes [sic]
qui vivent dans les colonies. […] Lévy-Bruhl sépare les peuples arriérés du reste du
monde par un gouffre infranchissable et ainsi il présente des arguments antiscientifiques qui justifient l’asservissement de la population autochtone des colonies4. »
nous parlerons quant à nous de sociétés a-modernes. Par contre, nous continuerons à utiliser
mentalité primitive, sachant que cela ne désigne pas la pensée des primitifs mais la mentalité des
sociétés a-modernes, cette mentalité étant primitive au sens de première. Nous suivons ici l’exemple
de Lévi-Strauss, qui évoque la pensée sauvage, tout en récusant l’existence de sauvages.
2. Audace, originalité, ou bien anti-structuralisme. Songeons à Georges Gurvitch, dont
l’animosité envers Lévi-Strauss est célèbre. Pensons aussi aux époux Raoul et Laura Makarius,
auteurs d’un livre contre Lévi-Strauss : M AKARIUS R. et L., Structuralisme ou ethnologie. Pour une
critique radicale de l’anthropologie de Lévi-Strauss, Paris, Anthropos, 1973.
3. SERVIER J., L’Ethnologie, Paris, PUF, « Que sais-je ? » n° 2312, 1986, p. 93-95.
4. VELMEZOVA E., « Lucien Lévy-Bruhl lu par Nikolaj Marr : deux théories des langues dites
primitives », Slavia occitania, n° 17, 2003, p. 137. Dans ce contexte soviétique, ce n’est pas Lévi-Strauss
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Plus étonnant, on trouve une impression plutôt négative sous la plume de LouisVincent Thomas : dans sa préface à La Mentalité primitive, l’anthropologue déclare
que Lévy-Bruhl n’a plus de valeur qu’historique ; son œuvre fut profondément
révolutionnaire — une véritable révolution copernicienne, écrit le préfacier —
mais elle apparaît vieillie aujourd’hui ; elle constitue une erreur singulière, à ce titre
plus intéressante pour le développement de l’anthropologie qu’une vérité banale
mais une erreur tout de même5. Et si Thomas soutient que « grande est pour nous
la tentation de montrer à l’aide d’exemples négro-africains la pertinence et la finesse
de ses multiples analyses », c’est pour aussitôt « insister sur ses diverses limites 6 ».
Limites d’ailleurs bien connues : comparatisme contestable, méconnaissance du
contexte historique et socio-économique, carence du vocabulaire (occasionnalisme, mystique, prélogique), fausse antinomie entre mentalités logique et prélogique, opposition inexacte entre primitif et civilisé. Finalement, pour Thomas,
Lévy-Bruhl est un théoricien dépassé, dont le mérite philosophique est d’avoir mis
en cause — avec Bergson, Brunschvicg ou Bachelard — « les fondements, les
aspects et les modes d’expression de la raison raisonnante ou discursive7 ».
Or, aujourd’hui, Lévy-Bruhl refait de timides apparitions dans la littérature
anthropologique et philosophique. Certes, à l’exception des travaux pionniers de
Dominique Merllié8, la dominante est encore à l’anathème, et si l’auteur est évoqué,
c’est pour être aussitôt répudié. Ainsi, Alain Séguy-Duclot n’y fait allusion que pour
en reprendre la vision classique : Lévy-Bruhl a compris l’importance de la pensée
symbolique mais a défendu l’idée que la mentalité primitive devait évoluer pour
devenir logique civilisée, ce qui est montre l’infériorité de cette pensée par rapport
à la rationalité9. D’autres auteurs sont davantage bienveillants, comme Eduardo
Viveiros de Castro10 qui invite les anthropologues à se pencher à nouveau sur l’œuvre
qui joue contre Lévy-Bruhl. Celui-ci servait de caution anthropologique au linguiste Nikolaj Marr,
penseur officiel de la linguistique soviétique, avant sa destitution par Staline. Pour l’auteur de
l’article, critiquer Lévy-Bruhl permettait d’attaquer Marr, et donc de plaire au maître du Kremlin.
5. THOMAS L.-V., « Préface. Lucien Lévy-Bruhl : l’origine de l’anthropologie moderne »,
L ÉVY-BRUHL L., La Mentalité primitive, Paris, Retz, « Les classiques des sciences humaines »,
1976, p. 15 et 27.
6. Ibid., p. 23.
7. Ibid., p. 14.
8. En 1989, Dominique Merllié, alors secrétaire de la Revue philosophique de la France et
de l’Etranger, longtemps dirigée par Lévy-Bruhl, a consacré un numéro au philosophe. Il a écrit
trois articles à cette occasion, et de nombreux autres depuis.
9. SÉGUY-DUCLOT A., Culture et civilisation, Paris, Cerf, « Passages », 2010, p. 147-149.
10. « En somme, après tant d’années à nous promener du côté de chez Lévi-Strauss, on se
doutait bien qu’il s’avérait nécessaire de ré-explorer le côté de chez Lévy-Bruhl » (VIVEIROS DE
C ASTRO E., Métaphysiques cannibales. Lignes d’anthropologie post-structurale, Paris, PUF,
« MétaphysiqueS », 2009, p. 49).
9
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Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde
de Lévy-Bruhl, dans une saine réaction à Lévi-Strauss. L’anthropologue britannique Mary Douglas semble avoir anticipé cette invitation, en se demandant s’il
ne faut pas réhabiliter la distinction entre prélogique et logique, qu’elle traduit en
analogique et analytique11. Il faut encore mentionner Frédéric Keck, qui a consacré
à Lévy-Bruhl sa thèse de doctorat (en 2003), un livre (en 2008) et plusieurs articles.
Encore la perspective de ce dernier est-elle, de son propre aveu, tout extérieure :
s’inscrivant dans la ligne du structuralisme de Lévi-Strauss, c’est en historien de
l’anthropologie que Keck étudie Lévy-Bruhl.
Pourquoi ce retour à Lévy-Bruhl ? C’est-à-dire, pourquoi l’auteur n’apparaît-il
plus tout à fait comme un penseur infréquentable et dépassé ? L’une des raisons
est sans doute à chercher du côté de Lévi-Strauss. À l’heure où l’anthropologie
française prend ses distances d’avec le structuralisme, ou en tout cas s’interroge
à nouveau frais sur la portée réelle de l’œuvre de Lévi-Strauss, sur ce qu’elle permet et sur ce qu’elle occulte, il redevient possible de poser des questions considérées jusque-là comme incongrues : quel est le rapport de l’émotion et de la pensée,
quel est le statut de la connaissance anthropologique, la raison comporte-t-elle
une part culturelle, la logique est-elle universelle, la magie est-elle de la science
balbutiante ou une pratique autre…
Ces questions sont au cœur de l’œuvre de Lévy-Bruhl. C’est pourquoi il est
intéressant de revisiter celle-ci.
Notre entreprise est double. Tout d’abord, il s’agit de montrer la pertinence
des travaux de Lévy-Bruhl pour penser l’anthropologie cognitive, pour réfléchir
aux fondements et à la portée de l’anthropologie et, sur un plan peut-être plus
directement philosophique, pour articuler identité et altérité, individuel et collectif, expérience et croyance, affectivité et logique. Pour respecter la complexité de
la pensée de l’auteur, nous avons choisi de lui laisser la parole autant que possible.
C’est pourquoi notre texte accorde une large place aux citations de Lévy-Bruhl,
ce qui ne nous paraît pas inadéquat pour un auteur d’autant moins lu qu’on croit
le connaître. En outre, cette manière de procéder est pour nous un gage de fidélité
à l’œuvre, absolument nécessaire dans la mesure où nous serons amenés à utiliser
les textes de Lévy-Bruhl pour répondre à ses détracteurs. En effet, notre thèse est
que Lévy-Bruhl, correctement lu, échappe à la plupart des critiques qui lui ont été
faites. Mais pour cela, évidemment, nous sommes obligés de chercher dans ses
livres de quoi nourrir nos réponses aux critiques. Il faut donc s’assurer que c’est bien
11. DOUGLAS M., « Raisonnements circulaires. Retour nostalgique à Lévy-Bruhl », Gradhiva,
n° 30-31, 2002, p. 1-14. Pour elle, l’« analogie est une précondition de la logique prédicative et,
de ce fait, elle est authentiquement prélogique » (ibid., p. 8). Toutefois, Douglas juge que Lévy-Bruhl
n’a pas apporté les bonnes réponses parce qu’il était persuadé que la manière moderne de raisonner
(basée sur la logique prédicative et l’expérience objective) est la seule vraie. Nous montrerons que
Lévy-Bruhl, au contraire, a relativisé la croyance en la véracité de la pensée moderne.
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l’auteur, et non le commentateur, qui s’exprime. Dans cette perspective, les citations sont un moyen de respecter la pensée de Lévy-Bruhl.
Néanmoins, notre présentation ne se veut pas, ou pas seulement, une réhabilitation, pour laquelle, après tout, le meilleur plaidoyer est encore la lecture des
textes de Lévy-Bruhl lui-même. Nous voulons articuler la pensée de Lévy-Bruhl
autour d’un axe qui n’était pas explicitement le sien mais qui est pourtant au cœur
de son œuvre : la rationalité. Lorsque nous présenterons la mentalité primitive, ce ne
sera pas uniquement pour elle-même, mais aussi pour ce qu’elle permet de dire,
en creux ou en miroir, de la rationalité. Sur ce terrain, la pensée de Lévy-Bruhl avait
une valeur que l’on pourrait presque qualifier de prophétique, et elle garde encore
aujourd’hui toute son importance. En effet, l’œuvre de notre auteur peut se lire
comme une relativisation de la rationalité. Si, comme il le soutient, la pensée primitive est une mentalité et l’opposé de la rationalité, alors il faut envisager cette
dernière comme une mentalité, elle aussi. Autrement dit, il faut voir dans la raison
le produit de l’histoire occidentale. Tel est, à notre avis, la découverte fondamentale
de Lévy-Bruhl. Cette idée sert de fil conducteur au présent livre.
D’autres, avant nous, ont soutenu cette lecture. Jean Duvignaud l’avait anticipée dans les années 1970, en parlant d’un relativisme sociologique de Lévy-Bruhl12.
Pour lui, Lévy-Bruhl a montré, contre l’évolutionnisme explicite (Spencer, Comte)
ou larvé (Durkheim), que notre raison n’est qu’un mode de penser parmi d’autres :
« Ce qui signifie que l’être de l’homme ne se réduit point à l’image de la personne
construite par les philosophes, que l’expérience humaine est capable (au sens
propre du mot) d’une pluralité d’expériences complexes, est grosse de plusieurs
systèmes parmi lesquels nous avons choisi arbitrairement le nôtre comme les primitifs choisissent le leur 13. » De manière similaire, Carlo Prandi fait remarquer
que Lévy-Bruhl est peut-être le seul philosophe du XX e siècle à faire l’hypothèse
que la pensée humaine ne coïncide pas nécessairement avec le logos de la philosophie classique : « En réalité, on peut tout d’abord prendre acte du fait que notre
auteur est peut-être l’unique philosophe européen du XX e siècle (d’autres sont
intervenus ensuite, surtout pour commenter ses travaux) qui, à deux siècles de
l’invention du “bon sauvage”, se soit rendu compte de la “percée” culturelle produite par les grandes découvertes géographiques et par les entreprises coloniales,
avançant l’hypothèse que la pensée humaine ne coïncide pas nécessairement avec
le logos de la philosophie classique 14. » Silvia Mancini est encore plus explicite,
12. DUVIGNAUD J., Le Langage perdu. Essai sur la diff érence anthropologique, Paris, PUF,
« Sociologie d’aujourd’hui », 1973, p. 109.
13. Ibid., p. 113.
14. « In realtà, si può anzitutto prendere atto del fatto che il nostro autore è forse l’unico
filosofo europeo del Novecento (altri sono intervenuti in seguito soprattutto per commentare i suoi
lavori) che, a due secoli dalla stagione del “buon selvaggio”, si sia reso conto dello “sfondamento”
11
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Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde
affirmant que rationalité et mystique sont des choix idéologiques. La raison apparaît
comme un construit, le résultat de l’histoire de l’Occident15.
Pour tenter de démontrer notre interprétation, nous aurons besoin d’expliciter
les questions que pose l’œuvre de Lévy-Bruhl, et d’éclairer les choix méthodologiques et philosophiques de l’auteur.
Pour cela, nous commencerons par étudier Lévy-Bruhl avant Lévy-Bruhl,
c’est-à-dire avant ses travaux anthropologiques. En effet, l’intérêt de l’auteur pour
les sociétés a-modernes est bien antérieur aux Fonctions mentales (1910). Sa thèse de
doctorat, L’Idée de responsabilité, déjà, fait mention de l’importance du recours
à l’ethnographie pour nourrir la réflexion sur l’humain et plus particulièrement pour
éviter de confondre homme universel et Occidental. Ce souci ethnologique se manifeste de façon lumineuse dans La morale et la science des mœurs (1903). L’enjeu, pour
Lévy-Bruhl, est de renouveler la philosophie occidentale en la confrontant à ce qui
lui est extérieur (préfigurant d’une certaine manière la philosophie comparée GrèceChine d’un François Jullien). Il est aussi de comprendre cette pensée autre, sans la
dénaturer par une traduction trop hâtive. À vrai dire, cette attention à l’altérité est
aussi à l’œuvre dans les ouvrages d’histoire de la philosophie de Lévy-Bruhl. Lorsqu’il
étudie Jacobi, c’est pour voir jusqu’où peut se tenir une philosophie du sentiment face
aux exigences de la raison. N’est-ce pas une anticipation de ses recherches sur la mentalité primitive ? Quand Lévy-Bruhl analyse Comte, c’est pour insister sur l’importance de la religion comme partie intégrante du système du père du positivisme : c’est,
là encore, ouvrir un espace pour ce qui échappe au rationnel. Néanmoins, Lévy-Bruhl
ne cède rien au spiritualisme et à la foi : quand il doit caractériser la philosophie française, dans un livre destiné à un public anglophone, c’est à la science qu’il se réfère.
Bref, Lévy-Bruhl, comme historien de la philosophie et moraliste, entrouvrait le débat
entre la raison et une pensée autre, qu’il nommera plus tard mentalité primitive.
Respecter la singularité des a-modernes, et pour cela refuser d’en faire des
simili-occidentaux, tel est le programme que Lévy-Bruhl s’assigne dans ses ouvrages
anthropologiques. Ce programme nécessite une méthode, objet de notre deuxième
chapitre. Lévy-Bruhl conteste les généralisations de l’école anthropologique anglaise,
culturale prodotto dalle grandi scoperte geografiche e dalle imprese coloniali, avanzando l’ipotesi che il pensiero umano non coincida necessariamente con il logos della fi losofi a classica. »
(PRANDI C., Lucien Lévy-Bruhl. Pensiero primitivo e mentalità moderna, Milan, Edizioni Unicopli,
« Leggerescrivere », 2006, p. 211)
15. M ANCINI S. (introduction de L ANTERNARI V.), Da Lévy-Bruhl all’antropologia cognitiva.
Lineamenti di una teoria della mentalità primitiva, Bari, Edizioni Dedalo, « La scienza nuova » n° 86,
1989, p. 106. Précisons que Mancini distingue la ratio commune à tous les hommes et la logique,
propre à l’Occident (ibid., p. 216). D’accord avec cette distinction, nous avons néanmoins choisi le
vocabulaire inverse : nous disons que la logique est commune à tous les humains et que la rationalité
est le fruit de l’histoire de l’Occident. Ce qui permet d’éviter le débat sur la prélogicité/illogicité
des a-modernes, une des grandes sources d’incompréhension de la théorie de Lévy-Bruhl.
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qui transpose aux a-modernes nos conceptions animistes et matérialistes. Tylor et
Frazer voulaient comprendre, lui veut d’abord laisser parler les faits : l’écoute et
le décentrement au lieu de la prise et de l’explication. Il en résulte une nouvelle
conception de l’ethnologie, où le chercheur doit suspendre son jugement et se laisser
devenir autre, tout en restant soi-même (sinon la distance s’évanouit et l’anthropologue devient indigène). Une telle méthode est-elle praticable ? Ne se heurte-t-elle
pas à l’impossibilité de la traduction radicale, mise en lumière par Quine ? Au nom
du principe de charité, l’anthropologue ne doit-il pas rectifier les faits qui lui paraissent illogiques et déclarer qu’il a mal compris les données indigènes ? À moins que
ce processus de rationalisation ne doive lui-même être soumis au principe de charité : peut-être y a-t-il dans les sociétés a-modernes des faits à la fois logiques pour
les indigènes et absurdes pour l’ethnologue ? Peut-être l’anthropologie n’est-elle pas
une science objective universelle mais plutôt une discipline de médiation de soi
à soi et de soi à l’autre ? Il nous semble que c’est là la conception de Lévy-Bruhl.
Plus spécifiquement, l’anthropologie pratiquée par des Occidentaux devient le
moyen de relativiser l’universalité de la raison, ou pour mieux dire d’en penser
l’historicité. Dans cette perspective, la mentalité primitive fonctionne comme un
type idéal, opposable à un autre type idéal : la mentalité rationnelle.
L’opposition entre les deux mentalités s’articule autour de trois thèmes : l’émotion, l’expérience et l’identité. Un chapitre sera consacré à chacune de ces matières.
Pour la mentalité primitive, l’émotion est le signe de ce que Lévy-Bruhl appelle
le mystique, c’est-à-dire des forces, des influences invisibles et cependant réelles. De
sorte que le monde de la mentalité primitive apparaît vivant, faisant participer nature
et surnaturel, objectif et subjectif, individuel et collectif. A contrario, la mentalité
rationnelle est marquée par le reflux de l’émotion et l’objectivation du monde. Ainsi,
l’émotion marque le passage d’une mentalité à l’autre. Sartre reprendra cette idée
à Lévy-Bruhl. Toutefois, cette reprise sera une reformulation délibérément infidèle.
Car l’auteur de l’Esquisse d’une théorie des émotions voit dans le monde objectif et le
monde magique deux modes de la conscience. L’analyse sartrienne est tout entière
psychologique, tandis qu’elle est sociologique chez Lévy-Bruhl. Il n’est pas question
chez ce dernier de duplicité de la mauvaise foi ; objectif et mystique constituent deux
mondes culturels différents. Dans cette perspective, la mentalité primitive n’est pas
une incapacité à saisir l’objectivité des choses, parce que le sujet serait submergé par
l’émotion. Elle est plutôt une manière socialement élaborée d’appréhender la réalité.
Et la mentalité rationnelle est elle aussi une façon socialement construite de considérer le monde : il a fallu des siècles pour bâtir les conditions d’une perception objective
de la réalité, ou plus exactement pour voir la réalité en tant qu’objectivité16.
16. Deux ouvrages récents narrent ce processus : R EY O., Itinéraire de l’ égarement. Du rôle
de la science dans l’absurdité contemporaine, Paris, Seuil, 2003 ; JORION P., Comment la vérité et
la réalité furent inventées, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2009.
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Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde
Parler de réalité, c’est toucher à l’expérience. Pour la mentalité primitive, celle-ci
n’est pas purement naturelle, elle est traversée par des représentations sociales.
Nature et surnaturel se mêlent ou plus exactement ils forment une unité qui n’est
séparée que pour des yeux occidentaux. D’où la difficulté méthodologique de transposer dans notre langage l’expérience a-moderne. Formés par notre culture, nous
pensons que les non occidentaux associent leurs croyances sociales à l’expérience
objective. L’originalité de Lévy-Bruhl est de montrer que c’est là une erreur : pour
la mentalité primitive, il n’y a pas d’association. Expérience et croyance forment un
tout : la croyance fournit un cadre d’intelligibilité à l’expérience, laquelle renforce
et parfois aménage la croyance. Comme pour l’émotion, l’analyse de Lévy-Bruhl
est sociologique et pas psychologique. Ce qui veut dire que la croyance dont on
parle, si elle est portée par des individus, est avant tout sociale : c’est la tradition qui
façonne les croyances dans lesquelles s’inscrivent les expériences. On peut alors se
demander s’il n’en irait pas de même pour les Occidentaux : l’expérience objective
ne reposerait-elle pas elle aussi sur des croyances (en l’existence d’une nature objective, en la séparation entre matière et esprit…) ? L’enjeu de cette question est épistémologique, éthique et métaphysique. Épistémologique, parce qu’il amène à prendre
parti pour ou contre le relativisme en anthropologie. Éthique, car il force à se positionner par rapport à l’ethnocentrisme : si la raison objective est la meilleure, voire
la seule, manière d’appréhender le monde, alors les a-modernes perçoivent la réalité
moins bien que les Occidentaux. Métaphysique, dans la mesure où il s’agit de se
déterminer en faveur, ou en défaveur, d’une ontologie relativiste. Nous montrerons
que Lévy-Bruhl tend à adopter une position épistémologique et ontologique relativiste, et une attitude éthique anti-ethnocentriste.
La conception de la réalité comme fluidité se double d’une remise en cause de
la vision moderne de l’identité. Dans l’exergue de L’Âme primitive (1927), Lévy-Bruhl
déclare vouloir montrer que l’idée d’âme est occidentale. En fait, ce qu’il vise est
beaucoup plus profond : les exemples qu’il donne dans ses ouvrages régionalisent
les concepts de sujet et de conscience. La magie, la bi-présence (être homme et
animal en même temps, ou bien être à deux endroits simultanément), la possession,
le mauvais œil… font éclater l’opposition sujet/objet. Levinas a montré que chez
Lévy-Bruhl, la représentation et la conceptualisation reposent sur l’existence. Il faut
aller encore plus loin et soutenir que la mentalité primitive remet en cause l’intentionnalité elle-même : dans un monde fluide, sujet et objet s’interpénètrent et le
groupe passe l’individu. En d’autres termes, la mentalité primitive invite à concevoir l’individu comme une production de la société. L’anthropologie sociale
anglaise de Tylor et Frazer posait l’individu comme unité de base et cherchait à
comprendre comment la société était possible à partir de là. À l’inverse, Lévy-Bruhl
part de la société comme collectif. Son problème est alors de penser l’émergence de
l’individu, c’est-à-dire le passage à une société d’individus. Dans cette perspective,
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retrouvée aujourd’hui par des auteurs comme Gauchet ou Kaufmann, les sociétés
occidentales modernes et contemporaines restent des collectifs, quoique d’un genre
particulier. Et la pensée rationnelle, individuelle, peut être considérée comme une
pensée socialisée, c’est-à-dire comme la mentalité des sociétés modernes.
Mentalités primitive et rationnelle ne sont pas seulement en rupture. Car si
l’émotion est le critère permettant de distinguer les deux mentalités, le symbole est
à l’inverse ce qui les relie. Plus exactement, il les articule, permettant le passage de
l’une à l’autre, en jouant d’ailleurs sur l’émotion. En effet, le symbole instaure un
lien affectif, permettant de maintenir la participation là où elle tend à s’estomper ;
en même temps, il introduit de la distance et de la distinction entre le sujet et
l’objet ou entre les objets qui participent l’un de l’autre. Le symbole se situe donc
à la fois du côté de la participation et de celui de la distinction. Selon la culture,
il peut glisser du côté du pôle logique et devenir conventionnel, ou bien rester du
côté du pôle affectif et garder la fonction d’opérateur de la participation. Cela permet à Lévy-Bruhl de poser l’universalité de la pensée humaine, faite de participation et de distinction logique, et en même temps de faire droit à la diversité des
cultures et des modes de penser. Puisqu’il existe de multiples sociétés, il y a de
nombreux systèmes symboliques, qui sont autant de points de vue sur le monde.
Ces analyses permettent de lire autrement l’histoire de la raison. La philosophie
occidentale classique conçoit la rationalité comme le fruit de l’émancipation de
l’individu contre la société. La raison serait la pensée vraie qui échapperait au relativisme des cultures, en vertu d’une dynamique propre. Si cette interprétation
affleure chez de nombreux auteurs contemporains, elle se manifeste dans toute son
ampleur chez Husserl. La Krisis est en effet une illustration magnifique de cette
vision de la raison comme télos de l’humanité. En outre, Husserl a cherché à intégrer les travaux de Lévy-Bruhl dans sa philosophie rationaliste. Au prix, nous le
verrons, d’une mésinterprétation profonde. Car Lévy-Bruhl refuse de voir en la
raison un principe de finalité. Il rejette aussi — nous l’avons dit — l’européocentrisme inhérent à cette conception. Il considère plutôt la raison comme un produit
contingent de l’histoire occidentale. On touche ainsi, nous semble-t-il, au cœur
de la théorie de Lévy-Bruhl : la pensée, quelle qu’elle soit, est toujours en partie une
construction sociale. Par quoi, loin d’être un auteur dépassé, Lévy-Bruhl pourrait
même être un philosophe en avance sur son temps, et en phase avec le nôtre.
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