2.8. Charge de travail et stress (P. Falzon et C. Sauvagnac)

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Falzon, P. and co. (2004). Ergonomie,
Paris : Presses Universitaires de France.
1.
INTRODUCTION A LA DISCIPLINE
1
1.1. NATURE, OBJECTIFS ET CONNAISSANCES DE L’ERGONOMIE (P. FALZON)
1.2. REPERES POUR UNE HISTOIRE DE L’ERGONOMIE FRANCOPHONE (A. LAVILLE)
1.3. LES VOISINAGES DISCIPLINAIRES DE L’ERGONOMIE (J. LEPLAT ET M. DE
MONTMOLLIN)
1
10
2.
17
FONDEMENTS THEORIQUES ET CADRES CONCEPTUELS
10
2.1. TRAVAIL ET SANTE (F. DOPPLER)
17
2.2. LA PRISE D’INFORMATION (L. DESNOYERS)
17
2.3. LES AMBIANCES PHYSIQUES AU POSTE DE TRAVAIL (M. MILLANVOYE)
19
2.4. LE TRAVAIL EN CONDITIONS EXTREMES (M. WOLFF ET J.-C. SPERANDIO)
19
2.5. TRAVAILLER EN HORAIRES ATYPIQUES (B. BARTHE, CH. GADBOIS, S. PRUNIERPOULMAIRE ET Y. QUEINNEC)
19
2.6. VIEILLISSEMENT ET TRAVAIL (A. LAVILLE ET S. VOLKOFF)
19
2.7. SECURITE ET PREVENTION : REPERES JURIDIQUES ET ERGONOMIQUES (C. DE LA
GARZA ET E. FADIER)
19
2.8. CHARGE DE TRAVAIL ET STRESS (P. FALZON ET C. SAUVAGNAC)
19
2.9. PARADIGMES ET MODELES POUR L’ANALYSE COGNITIVE DES ACTIVITES FINALISEES
(F. DARSES, P. FALZON ET C. MUNDUTEGUY)
19
2.10. LES COMPETENCES PROFESSIONNELLES ET LEUR DEVELOPPEMENT (A. WEILLFASSINA ET P. PASTRE)
37
2.11. COMMUNICATION ET TRAVAIL (L. KARSENTY ET M. LACOSTE)
37
2.12. HOMMES, ARTEFACTS, ACTIVITES : PERSPECTIVE INSTRUMENTALE (V. FOLCHER ET
P. RABARDEL)
42
2.13. VERS UNE COOPERATION HOMME-MACHINE EN SITUATION DYNAMIQUE (J.-M. HOC)
42
2.14. DE LA GESTION DES ERREURS A LA GESTION DES RISQUES (R. AMALBERTI)
42
2.15. TRAVAIL ET GENRE (K. MESSING ET C. CHATIGNY)
42
2.16. TRAVAIL ET SENS DU TRAVAIL (Y. CLOT)
3.
METHODOLOGIE ET DEMARCHES D’ACTION
42
49
3.1. METHODOLOGIE DE L’ACTION ERGONOMIQUE : APPROCHE DU TRAVAIL REEL (F.
DANIELLOU ET P. BEGUIN)
49
3.2. L’ERGONOMIE DANS LA CONDUITE DE PROJETS DE CONCEPTION DE SYSTEMES DE
TRAVAIL (F. DANIELLOU)
49
3.3. L’ERGONOME, ACTEUR DE LA CONCEPTION (F. BEGUIN)
49
3.4. LES PRESCRIPTIONS DES ERGONOMES (F. LAMONDE)
49
3.5. PARTICIPATION DES UTILISATEURS A LA CONCEPTION DES SYSTEMES ET DISPOSITIFS
DE TRAVAIL (F. DARSES ET F. REUZEAU)
49
3.6. L’ERGONOME DANS LES PROJETS ARCHITECTURAUX (C. MARTIN)
49
3.7. ERGONOMIE ET CONCEPTION INFORMATIQUE (J.-M. BURKHARDT ET J.-C. SPERANDIO)
49
3.8. LA CONCEPTION DE LOGICIELS INTERACTIFS CENTREE SUR L’UTILISATEUR : ETAPES
ET METHODES (C. BASTIEN ET D. SCAPIN)
49
3.9. ERGONOMIE DU PRODUIT (P.H. DEJEAN ET M. NAËL)
49
3.10. ERGONOMIE DES AIDES TECHNIQUES INFORMATIQUES POUR PERSONNES
HANDICAPEES (J.-C. SPERANDIO ET G. UZAN)
49
3.11. APPORTS DE L’ERGONOMIE A LA PREVENTION DES RISQUES PROFESSIONNELS (A.
GARRIGOU, S. PETERS, M. JACKSON, P. SAGORY ET G. CARBALLEDA)
4.
MODELES D’ACTIVITES ET DOMAINES D’APPLICATION
49
50
4.1. LA GESTION DE SITUATION DYNAMIQUE (J.-M. HOC)
50
4.2. LA GESTION DES CRISES (J. ROGALSKI)
50
4.3. LES ACTIVITES DE CONCEPTION ET LEUR ASSISTANCE (F. DARSES, F. DETIENNE ET W.
VISSER)
50
4.4. LES ACTIVITES DE SERVICE : ENJEUX ET DEVELOPPEMENTS (M. CERF, G. VALLERY ET
J.-M. BOUCHEIX)
50
4.5. LE TRAVAIL DE MEDIATION ET D’INTERVENTION SOCIALE (R. VILLATE, C. TEIGER ET
S. CAROLY)
50
4.6. L’ERGONOMIE A L’HOPITAL (CH. MARTIN ET CH. GADBOIS)
50
4.7. AGRICULTURE ET DEVELOPPEMENT AGRICOLE (M. CERF ET P. SAGORY)
50
4.8. LA CONSTRUCTION : LE CHANTIER AU CŒUR DU PROCESSUS DE CONCEPTIONREALISATION (F. SIX)
50
4.9. CONDUITE AUTOMOBILE ET CONCEPTION ERGONOMIQUE (J.-F. FORZY)
50
4.10. LE TRANSPORT, LA SECURITE ET L’ERGONOMIE (C. VALOT)
50
1. INTRODUCTION A LA DISCIPLINE
1.1. Nature, objectifs et connaissances de l’ergonomie (P. Falzon)
1.1.1. Définitions de l’ergonomie

S.E.L.F. : Société d’Ergonomie de la Langue Française (1970)
« L’ergonomie peut être définie comme l’adaptation du travail à l’homme, ou, plus
précisément, comme la mise en œuvre de connaissances scientifiques relatives à l’homme et
nécessaires pour concevoir des outils, des machines et des dispositifs qui puissent être utilisés
avec le maximum de confort, de sécurité et d’efficacité. »
 Ergonomie = pratique de transformation (adaptation, conception) des situations et
des dispositifs
 Finalité pratique
 Transformations opérées sur la base de connaissances scientifiques relatives à
l’homme

I.N.A. : International Ergonomics Association (2000)
L’ergonomie est la discipline scientifique qui vise la compréhension fondamentale des
interactions entre les humains et les autres composantes d’un système, et la profession qui
applique principes théoriques, données et méthodes en vue d’optimiser le bien-être des
personnes et la performance globale des systèmes.
Les praticiens de l’ergonomie, les ergonomes, contribuent à la planification, la
conception et l’évaluation des tâches, des emplois, des produits, des organisations, des
environnements et des systèmes en vue de les rendre compatibles avec les besoins, les
capacités et les limites des personnes.
Dérivée du grec ergon (travail) et nomos (règles) pour signifier la science du travail,
l’ergonomie est une discipline orientée vers le système, qui s’applique aujourd’hui à tous les
aspects de l’activité humaine. Les ergonomes praticiens doivent avoir une compréhension
large de l’ensemble de la discipline, prenant en compte les facteurs physiques, cognitifs,
sociaux, environnementaux et d’autres encore. Les ergonomes travaillent souvent dans des
secteurs économiques particuliers, des domaines d’application. Ces domaines d’application ne
sont pas mutuellement exclusifs et évoluent constamment. Au sein de la disciplines, les
domaines de spécialisation constituent des compétences plus fouillées dans les attributs
humains spécifiques ou dans les caractéristiques de l’interaction humaine.
L’ergonomie physique
1
L’ergonomie
physique
s’intéresse
aux
caractéristiques
anatomiques,
anthropométriques, physiologiques et biomécaniques de l’homme dans leur relation avec
l’activité physique. Les thèmes pertinents comprennent les postures de travail, la manipulation
d’objets, les mouvements répétitifs, les troubles musculo-squelettiques, la disposition du poste
de travail, la sécurité et la santé.
L’ergonomie cognitive
L’ergonomie cognitive s’intéresse aux processus mentaux, tels que la perception, la
mémoire, le raisonnement et les réponses motrices, dans leurs effets sur les interactions entre
les personnes et d’autres composantes d’un système. Les thèmes pertinents comprennent la
charge mentale, la prise de décision, la performance experte, l’interaction homme-machine, la
fiabilité humaine, le stress professionnel et la formation dans leur relation à la conception
personne-système.
L’ergonomie organisationnelle
L’ergonomie organisationnelle s’intéresse à l’optimisation des systèmes
sociotechniques, cela incluant leur structure organisationnelle, règles et processus. Les thèmes
pertinents comprennent la communication, la gestion des ressources des collectifs, la
conception du travail, la conception des horaires de travail, le travail en équipe, la conception
participative, l’ergonomie communautaire, le travail coopératif, les nouvelles formes de
travail, la culture organisationnelle, les organisations virtuelles, le télétravail et la gestion par
la qualité.
1.1.2. Les connaissances en ergonomie

Connaissances sur l’être humain, connaissances sur l’action
L’ergonomie s’est construite sur le projet de construire des connaissances sur l’être
humain en activité. On peut avancer deux remarques à ce sujet :
Connaissances sur l’homme
Ces connaissances n’existaient guère avant l’ergonomie. Cela est moins vrai
aujourd’hui : psychologie, physiologie, sociologie, anthropologie prennent en compte le
contexte. Par ailleurs, il ne s’agit pas seulement d’étudier le sujet en activité, mais de produire
des connaissances utiles à l’action, qu’il s’agisse de transformation ou de conception de
situations de travail ou d’objets techniques.
Connaissances sur l’action
Les connaissances sur l’homme en activité ne sont pas les seules à la construction
desquelles l’ergonomie doit contribuer. Discipline du génie, elle doit élaborer des
connaissances sur l’action ergonomique : méthodologies d’analyse et d’intervention sur les
2
situations de travail, méthodologies de participation à la conception et l’évaluation des
dispositifs techniques et organisationnels.
L’ergonomie doit identifier clairement ces deux types de connaissances et leur
accorder un statut égal.
Pour que cela se réalise, la réflexion doit porter sur les conditions d’élaboration d’un
savoir scientifique en matière de méthodologie ergonomique. Il faut aussi distinguer
compétence et savoir généralisé. A la différence des connaissances sur l’être humain, les
connaissances méthodologiques ne peuvent se construire et s’évaluer en dehors des pratiques
d’action. Cependant, il est clair que la pratique de l’action, si elle est une condition nécessaire,
n’est pas suffisante pour construire des connaissances d’action. La question est donc celle des
conditions d’une étude scientifique de l’action. Les tentatives pour progresser dans cette voie
ont utilisé trois approches :
Études expérimentales
Il s’agit de tester des méthodologies en utilisant le plus possible les méthodes
classiques de la science expérimentale.
ex : évaluer 2 méthodes d’évaluation des interfaces en comparant la facilité de mise en œuvre,
le temps nécessaire…
Analyse du travail des ergonomes
Il s’agit d’analyser l’activité d’ergonomes au moyen des outils de l’ergonomie.
cf. travaux de F. Lamonde (2000), Pollier (1992)
Auto-analyse réflexive
Il s’agit de conduire des actions ergonomiques en ménageant du temps pour une
pratique réflexive.
cf. travaux de Schön (1982), Daniellou (1992)

Les types de connaissances ergonomiques
Les connaissances auxquelles l’ergonome peut faire appel en situation d’action se
répartissent en quatre catégories.
Connaissances générales sur l’être humain en action
Elles peuvent être empruntées à d’autres disciplines, construites par la recherche ou
acquises par la formation.
3
Connaissances méthodologiques
Elles regroupent les méthodes générales d’intervention, d’analyse, de conduite de
projet, de recueil et de traitement de données, d’expérimentation, techniques d’entretien,
d’observation, etc. Elles sont acquises par la formation et s’affinent par la pratique.
Connaissances spécifiques, relatives à la situation étudiée elle-même
Elles résultent de la mise en œuvre des connaissances méthodologiques précédentes,
qui permettent au praticien d’élaborer une représentation de la situation à laquelle il fait face.
Les connaissances spécifiques ne préexistent pas : elles sont construites par l’ergonome, en
fonction des besoins de l’action.
Connaissances casuelles, fondées sur l’expérience des situations rencontrées
La rencontre avec des situations permet à l’ergonome d’enrichir une bibliothèque
mentale de situations qui pourra être réutilisée par l’ergonome lors de la confrontation à des
situations nouvelles, soit pour les comprendre, soit pour réutiliser ce qui avait alors été fait.
Cette bibliothèque a un second usage : elle peut être utilisée pour enrichir les représentations
des interlocuteurs à l’ergonome, en donnant des exemples d’autres situations possibles. Les
connaissances casuelles peuvent être acquises par d’autres moyens : lecture de la littérature du
domaine et participation à des congrès.
1.1.3. Les objectifs de l’ergonomie
La spécificité de l’ergonomie réside dans sa tension entre deux objectifs :
D’une part, un objectif centré sur les organisations et sur leur performance. Cette
performance peut être appréhendée sous différents aspects : efficacité, productivité,
fiabilité, qualité, durabilité, etc.
D’autre part, un objectif centré sur les personnes, lui aussi décliné sous différentes
dimensions : sécurité, santé, confort, facilité d’usage, satisfaction, intérêt du travail,
plaisir, etc.
La notion de santé a beaucoup évolué : on est passé d’une vision palliative ou
préventive à une vision constructive : il s’agit de rechercher les conditions qui non seulement
évitent la dégradation de la santé, mais aussi favorisent sa construction (Laville et Volkoff,
1993). D’autre part, l’idée de « santé cognitive » a été avancée (Montmollin, 1993 ; Falzon,
1996), dans une perspective développementale. La question n’est plus seulement : « Comment
concevoir un système de travail qui permette un exercice fructueux de la pensée ? » Elle est
aussi : « Comment concevoir un système de travail qui favorise le développement des
compétences ? »
4
1.1.4. Tâche et activité

La tâche
La tâche est ce qui est à faire, ce qui est prescrit par l’organisation. La tâche prescrite
se définit par un but (état final souhaité) et des conditions de réalisation (procédures,
contraintes de réalisation, moyens mis à disposition, caractéristiques de l’environnement
physique, cognitif et collectif, caractéristiques sociales du travail).

L’activité
L’activité est ce qui est fait, ce qui est mis en jeu par le sujet pour effectuer la tâche.
Elle est finalisée par le but que se fixe le sujet, à partir du but de la tâche.
L’activité ne se réduit pas au comportement. Le comportement est la partie observable,
manifeste, de l’activité. L’activité inclut de l’observable et de l’inobservable : l’activité
intellectuelle, ou mentale. L’activité génère du comportement.
Pour Vygotsky, l’activité est aussi l’ensemble des « discours » à propos de l’action. A
ce titre, les interactions avec autrui sont une dimension de l’action, pas seulement de l’action
(comme dans les communications fonctionnelles), mais au sens où la parole joue un rôle dans
la résolution de problèmes rencontrés.
5

La tâche : distinctions supplémentaires
Tâche prescrite
PRESCPRITEUR
Tâche affichée
Tâche attendue
(Explicite)
(Implicite)
OPERATEUR
Tâche comprise
Tâche appropriée
Tâche affective
ACTIVITE

La régulation
La régulation peut être en boucle courte (signes précoces prélevés, prédiction de
l’évolution du système et action avant que les écarts ne se manifestent) ou longue
(informations prises sur les sorties du processus).
Le concept de régulation est utilisé en ergonomie de deux façons, selon l’objet sur
lequel porte la régulation : la régulation d’un système (l’opérateur joue le rôle de comparateur
et de régulateur d’un système technique : surveillance d’un processus, surveillance des
6
régulations donc régulation des régulations), la régulation de l’activité humaine (l’opérateur
régule son activité afin d’éviter des répercussions négatives de l’activité sur lui-même,
d’atteindre les objectifs de la tâche, d’apprendre. Il est comparateur/régulateur de lui-même. Il
cherche à optimiser ses sorties.

La régulation de l’activité
Conditions
AGENT
COUPLAGE
Conditions internes
EVALUATION
TACHE
Conditions externes
ACTIVITE
EVALUATION
INTERNE
EXTERNE
AGENT
TACHE
Conséquences
Résultats
Conséquences
L’activité produit des effets relatifs à l’opérateur et relatifs à la tâche. Les effets de
l’activité sur l’opérateur concernent :
- la santé : fatigue, usure à long terme (e.g. TMS, douleurs lombaires, plus
généralement maladies professionnelles), accidents du travail ;
- les compétences : apprentissages, conscient ou non, plus ou moins facile et possible
en fonction des contraintes de la tâche.
Les effets en terme de tâche portent sur la performance : l’activité déployée est plus ou
moins satisfaisante par rapport aux objectifs de la tâche (quantité, qualité, stabilité, etc.).
7
Les fonctions de régulation vont agir sur l’activité. Les caractéristiques initiales de
l’opérateur sont comparées à l’état produit par l’exercice de l’activité, ce qui peut conduire à
la modifier. Par exemple :
- si l’activité conduit à une fatigue excessive, ou à une posture pénible, l’opérateur
adapte son activité (rythme ou mode opératoire) de façon à réduire l’astreinte ;
- si l’activité est stimulante en restant réalisable, il y a inversement des effets positifs
(développement des compétences, intérêt du travail, satisfaction, sentiment d’utilité,
qui peuvent transformer l’activité (adoption de nouveaux modes opératoires, adoption
de nouvelles façons de faire, etc.).
De même, côté tâche, la comparaison entre performance visée et performance effective
peut aboutir à :
- un sentiment de non atteinte des objectifs, et donc à une modification des modes
opératoires ;
- un constat d’atteinte des objectifs pouvant pourtant aboutir dans certains cas à des
modifications de l’activité, afin de dégager de marges de manœuvre, d’éviter une
accentuation des exigences.
L’action ergonomique va viser à éliminer ou limiter les effets indésirables affectant
l’opérateur ou la tâche. Pour ce faire, l’ergonome peut chercher à transformer les conditions
internes de l’agent, par exemple en le formant mieux, ou les conditions externes de la tâche,
par exemple en modifiant les contraintes de la tâche, en la rendant plus flexible, en
augmentant les ressources de l’environnement, etc.
8
1.1.5. La nature des activités de l’ergonome

La pratique ergonomique comme activité de diagnostic et d’intervention
C’est le modèle des activités d’induction de structure et de transformation d’états qui
est alors convoqué.
Penser l’activité ergonomique comme activité de diagnostic et d’intervention signifie
que l’ergonome doit en premier lieu identifier la nature du problème (induction de structure),
puis appliquer des règes d’action permettant de corriger la situation (transformation d’états).

La pratique ergonomique comme processus de résolution de problème mal
défini
Le modèle de référence est alors celui des activités de conception. Le terme de
conception sera entendu non comme renvoyant à un certain statut professionnel (celui des
concepteurs), mais comme lié à la résolution d’un certain type de problème, exigeant des
activités cognitives particulières. Seront considérés comme des problèmes de conception la
création d’un vêtement, le dessin d’une maison, la spécification d’un outil, l’écriture d’un
document, la conduite d’une intervention.
La délimitation du problème (problem-setting) ne précède pas la résolution : elle en
constitue une partie.

La pratique ergonomique comme activité de résolution collaborative
Il s’agit d’une collaboration entre le demandeur et l’ergonome. Ils partagent le même
but, disposent l’un et l’autre de moyens et de connaissances pour aboutir à leurs fins et
respectent un contrat tacite : accord du professionnel pour fournir le service, demande sincère
de service de la part du client, accord des deux partenaires pour mettre en œuvre leurs moyens
et connaissances respectifs.
Le choix de la posture adoptée par l’ergonome dépend de plusieurs facteurs :
Les préférences ou l’idéologie de l’ergonome
Certains ergonomes défendent une posture experte, fondée sur le fait de l’existence de
savoirs ergonomiques. Bien sûr, la conséquence de cette posture est la limitation sévère des
problèmes acceptables : seuls sont traitables ceux pour lesquels des savoirs experts existent.
D’autres ergonomes, à l’inverse, adoptent une posture collaborative, allant parfois jusqu’à
mettre en doute la légitimité de l’ergonome à proposer des solutions : l’ergonome est posé
comme celui qui apporte les résultats de l’analyse du travail et comme un facilitateur à la
construction d’une solution par les acteurs de la situation.
9
La nature du problème traité
L’extrême diversité des problèmes posés amène à une diversité des pratiques. Le
diagnostic sur le dimensionnement d’un poste de travail ou sur les choix de présentation
d’information sur écran peut se satisfaire d’une posture experte (bien que d’autres postures
soient possibles dans ces mêmes cas). En revanche, la participation à des décisions
stratégiques sur, par exemple, l’implantation d’un nouveau site de production où
l’organisation globale du travail demande une posture plus collaborative.
Les marges de manœuvre
Les acteurs de la situation (et au premier chef le demandeur) peuvent être plus ou
moins disposés à accepter une posture particulière. S’ils souhaitent un avis d’expert, à court
terme, à visée limitée, il peut être difficile de faire accepter une posture plus collaborative, à
plus long terme, à visée plus large, quels que soient les souhaits de l’ergonome ou son
sentiment sur ce qui serait réellement utile.
1.2. Repères pour une histoire de l’ergonomie francophone (A. Laville)
L’histoire de l’ergonomie est en rapport étroit avec l’histoire du travail et des
techniques, l’histoire des mouvements sociaux, l’histoire des idées et des sciences. Elle se
construit grâce à des hommes et des femmes qui créent et animent des structures
d’enseignement, de recherche, d’introduction de l’ergonomie dans le monde du travail, qui
exercent ce métier d’ergonomes comme consultants ou comme salariés dans les entreprises.
Elle est aussi dépendante de l’histoire et de la culture des pays dans lesquels l’ergonomie se
développe. Cette histoire n’est pas encore écrite ; c’est un domaine à explorer pour les
historiens. Mais cette histoire n’est pas terminée car le travail et les travailleurs évoluent, ce
qui pose de nouvelles questions. Comme l’écrivait M. de Montmollin en 1978, « l’ergonomie
ne peut être appliquée, elle ne peut être que pratiquée et créée en même temps avec ceux-là
mêmes qui en ont besoin. »
1.3. Les voisinages disciplinaires de l’ergonomie (J. Leplat et M. de Montmollin)
1.3.1. Biologie humaine
On rapportera ici quelques thèmes ergonomiques majeurs dont l’étude fait appel à l’un
des champs de la biologie humaine et qui sont la base de grandes catégories d’intervention :
-
ergonomie des postures de travail
-
ergonomie de l’activité musculaire
-
ergonomie des environnements (visuels, sonores, thermiques…)
-
ergonomie de la réhabilitation (prothèses…)
10
-
ergonomie des aides au travail (robotique, manipulation à distance…)
-
ergonomie et évaluation du coût de l’activité.
1.3.2. Médecine du travail
En liaison avec les disciplines de la biologie humaine, la médecine du travail peut
contribuer de deux manières essentielles à l’ergonomie : par l’attention portée aux problèmes
de santé physique et mentale et aux moyens de diagnostic et d’évaluation des problèmes, mais
aussi par une collaboration au traitement de ces problèmes. Il ne s’agit pas, ici, de décrire la
situation effective actuelle, mais plutôt de dessiner quelques tendances du développement
possible des interactions entre l’ergonomie et la médecine du travail. On retrouve :
-
évaluation des contraintes énergétiques
-
évaluation des différentes formes de contrainte d’ambiance
-
évaluation des contraintes temporelles
-
étude des nuisances entraînées par les agents toxiques.
La médecine du travail incite à mettre l’accent sur les effets du travail à long terme :
maladies professionnelles, effets de l’âge. Elle montre alors l’intérêt des études
épidémiologiques. Dans nombre des thèmes mentionnés ci-dessus, l’action du médecin du
travail pourra interagir avec celle du psychologue.
1.3.3. Sciences cognitives
Avec les sciences cognitives et l’ergonomie, on retrouve deux grands types de
relations : puisque l’ergonomie exploite les connaissances apportées par les sciences
cognitives, et qu’en même temps elle est sollicitée par les sciences cognitives pour coopérer
aux réalisations pratiques qu’elles entraînent.
Ergonomie et psychologie cognitive
Ces deux disciplines sont souvent très liées et l’intervention ergonomique pourrait
parfois être considérée comme relevant de la psychologie cognitive appliquée. C’est cette
proximité qui est à l’origine de la création de l’expression d’ergonomie cognitive.
L’ergonomie cognitive emprunte à la psychologie cognitive des modèles et des méthodes.
Elle l’aide, en retour, à échapper au cognitivisme en soulignant que l’activité n’a pas qu’une
dimension cognitive, mais qu’elle est aussi plongée dans un contexte qui la conditionne en
partie. De la conception de l’homme comme système de traitement de l’information,
populaire dans les débuts de l’ergonomie, on passe progressivement à des conceptions de type
constructiviste. La psychologie cognitive a joué un rôle majeur dans les actions conduites au
titre de l’ergonomie des interfaces hommes-machines, dans le contrôle de processus et dans
les études de fiabilité. L’analyse ergonomique du travail emprunte souvent beaucoup aux
11
méthodes d’analyse cognitive de l’activité. Un bon exemple en est constitué par les méthodes
d’élucidation (ou d’extraction) des connaissances utilisées pour la conception des systèmes
d’aides.
La psychologie cognitive intervient dans la conception et l’analyse des systèmes pour
déterminer les modes de couplages du système cognitif humain avec les automatismes
destinés à l’assister ou à le remplacer, et pur veiller à ce que la substitution de l’un à l’autre en
situation d’urgence puisse s’effectuer sans incident.
Ergonomie et intelligence artificielle
Les rapports entre l’ergonomie et l’IA sont importants et se font souvent par
l’intermédiaire de la psychologie cognitive. Par exemple, pour la conception et l’utilisation
des ordinateurs, les problèmes de codage, de représentation, de mémorisation, d’organisation
et de traitement de l’information et des connaissances sont des lieux d’interaction des deux
disciplines.
Ergonomie, linguistique et sémiotique
L’univers technique dans lequel est plongé le travail a un caractère symbolique très
marqué : en particulier, le langage et les signes y jouent un grand rôle. Le langage intervient
dans les communications naturelles et dans celles qui sont véhiculées par les moyens de
transmission modernes (téléphone, fax…). L’adaptation de ces moyens de transmission
concerne très directement l’ergonomie. Il en est de même pour les recherches sur la
reconnaissance de la parole et de l’écriture qui passent progressivement du laboratoire aux
situations de la vie courante.
L’analyse du matériel verbal recueilli au cours d’entretiens ou lors des verbalisations
est souvent une indispensable à l’analyse ergonomique du travail : elle interroge la
linguistique et lui emprunte concepts et méthodes, mais en mettant l’accent sur l’étude du
contenu. La linguistique intervient aussi dans l’étude des transformations de la langue dans les
langages professionnels.
La sémiotique est sollicitée pour l’analyse des systèmes de signes sous-jacents aux
techniques, aux interfaces, aux systèmes de signalisation, nombreux dans les situations de
travail comme dans celles de la vie courante (signalisation des lieux, des produits, des usages,
etc.). la linguistique et la sémiotique ont aussi une place souvent essentielle dans la
conception des instructions, consignes, règles et règlements qui organisent qui organisent
l’usage des objets et des systèmes techniques, conception qui constitue un problème important
pour l’ergonomie des systèmes complexes et à risques.
Ergonomie cognitive et coopération
Si l’ergonomie s’est longtemps centrée sur l’activité individuelle, elle a aussi assez
vite perçu l’importance des aspects collectifs du travail. Le problème d’affectation des tâches
12
dans un ensemble productif a été un des premiers de ce domaine à être examiné
systématiquement. On a aussi suggéré très tôt d’adjoindre à la notion de Système hommemachine son pluriel, Système hommes-machines pour signifier que l’homme était inséré dans
un système qui le mettait non seulement en rapport avec une machine, mais avec d’autres
hommes et d’autres machines. Le développement des systèmes informatiques allait donner
une impulsion nouvelle et un caractère original à l’étude de ces aspects collectifs de l’activité.
C’est ainsi qu’on a vu apparaître et exploiter les notions de cognition distribuée, de système
cognitif conjoint, d’environnement cognitif partagé. Un courant de recherche s’est spécialisé
dans l’étude du travail assisté par ordinateur. Il montre comment une exploitation pertinente
des moyens informatiques peut contribuer à améliorer la coopération entre les opérateurs d’un
système en même temps que permettre l’extension de tels systèmes (par exemple, le télétravail) en réseaux plus ou moins étendus.
La complexité de tous ces problèmes souligne la nécessité d’une étroite coopération
entre l’ingénierie cognitive dans ses différentes spécialités et l’ergonomie pour la conception
collective de systèmes fiables et performants. Dans tous ces domaines, l’articulation des
compétences des ingénieurs et des ergonomes est une nécessité de mieux en mieux reconnue
par les intéressés.
1.3.4. Psychologie du travail
Psychologie industrielle
Il s’agit de l’identification des aptitudes en vue de la sélection et de l’orientation : cet
objectif a fait essentiellement appel au vieux courant de la psychologie différentielle, qui, à
partir d’expérimentations de laboratoire, a constitué des typologies d’aptitudes, facteurs, traits
de personnalité ; les Big Five prédominent aujourd’hui, etc.
La méthodologie repose beaucoup sur des expériences conduites en laboratoire, avec
des tâches de type tests, soumises à des groupes représentatifs des professionnels (voire
surtout des étudiants) et sur des questionnaires généraux, sans rapport avec des terrains
spécifiques ; ce qui explique en partie les très modestes coefficients de validation externe.
Cette approche « micro » intéresse certains courants de l’ergonomie, dans la mesure
où elle aboutit à la constitution de taxonomies générales des caractéristiques et limites des
êtres humains, permettant alors de concevoir des postes de travail et des dispositifs techniques
adaptés. Elle permet également l’utilisation de la psychologie pour l’établissement de normes
ergonomiques. Mais cette ergonomie, aujourd’hui majoritaire, vise surtout à la conception de
produits destinés à un public de consommateurs, et non de travailleurs ; c’est ainsi que l’IEA
s’est opposée à la proposition de la SELF d’introduire le terme travail dans la définition de
l’ergonomie.
Psychologie des organisations
13
Proche de la psychologie sociale, cette discipline, qui s’intitule parfois
« psychosociologie des organisations », étudie les attitudes des travailleurs, notamment leurs
motivations et leurs satisfactions, de même que le sens attribué au travail par le travailleur en
liaison avec son identité, lui permettant de faire face (coping, ou encore résilience). De
nombreuses recherches ont étudié également le style de commandement (leadership), dont de
multiples modèles ont été proposés (le coaching est à la mode). Aujourd’hui, ce sont semblet-il les études sur les groupes (équipes, réseaux…) qui sont privilégiées, de même que les
études sur la formation des adultes.
L’ergonome ne peut pas négliger les résultats des études de la psychologie des
organisations. Ils peuvent être utiles notamment dans les phases préparatoires des
interventions, pour situer les positions respectives des acteurs dans le milieu étudié. Des
motivations négatives, provoquant des échecs et des erreurs. Les méthodes d’analyse
consistent pour l’essentiel en enquêtes, soit par entretiens, soit le plus souvent par
questionnaires, et plus rarement par analyse directe des communications. Ces méthodes, de
même que le caractère beaucoup plus descriptif que prescriptif des études de la psychologie
des organisations, ne permettent pas une exploitation directe facile des résultats de ces études
dans les analyses ergonomiques locales du travail.
Psychologie différentielle des populations
Cette approche est à distinguer de la psychologie différentielle des individus ? Il s’agit
ici d’une approche plus « macro », proche de la sociologie, ainsi que de l’anthropologie
culturelle et de l’anthropotechnologie. Cette psychologie différentielle étudie, en particulier,
les différences concernant les comportements et la santé selon les classes d’âges des
travailleurs, selon leur origine sociale, voire leur origine ethnique, non sans soulever alors des
problèmes déontologiques. Les ergonomes ne peuvent ignorer les résultats de ces recherches,
en particulier celles qui concernent les effets de l’âge.
1.3.5. Sociologie du travail
Intérêt et diversité des sociologies
L’ergonomie, et plus particulièrement l’ergonomie centrée sur l’activité, est
aujourd’hui convaincue qu’elle ne peut plus négliger le contexte, l’environnement du poste de
travail, depuis l’atelier ou le bureau jusqu’aux cultures et aux normes nationales. La
connaissance de ces environnements est indispensable pour définir les situations de travail à
prendre en compte, lesquelles déterminent pour une grande part les activités et les
compétences des opérateurs. C’est pourquoi les collaborations entre les ergonomes et les
sociologues sont aujourd’hui beaucoup plus nombreuses qu’hier, particulièrement dans les
secteurs industriels pointus dits à risques, comme le nucléaire ou l’aviation.
14
Si la sociologie du travail peut apporter une contribution utile à l’ergonomie, il est
important aussi de bien définir sa place, et pour cela on peut distinguer 3 approches :
-
approche micro : se confond parfois avec la psychologie sociale ou la psychologie
des organisations.
ex : études sur les communications entre les personnels soignants dans un hôpital
-
approche meso : études sur les relations de pouvoir, sur les négociations, par
entreprises ou par branche professionnelle, sur les syndicats…
ex : étude sur les 35 heures, sur le statut des femmes…
-
approche macro : recherches par pays sur les emplois, les rémunérations, les
apports de l’immigration…
Des voisinages étroits, certes, mais cependant des différences
Les méthodes d’analyse privilégiées s’opposent souvent. Certes les sociologues vont
sur le terrain, mais c’est pour y pratiquer des enquêtes aux statuts souvent incertains. Enquêtes
fondées sur des typologies, dont ils sont conscients qu’elles ne facilitent pas l’appréhension
des espaces de liberté entre les individus et leurs déterminants sociaux. Ce n’est pas cependant
le cas des sociologues les plus micro, on l’a dit. Ce n’est pas le cas non plus de ceux qui
empruntent à l’ethnologie et à l’anthropologie leurs approches participatives. Deux disciplines
qui font l’objet d’un intérêt grandissant de la part des ergonomes.
Les différences concernant les méthodes sont à rapprocher de la différence peut-être la
plus importante avec l’ergonomie : le refus de la majorité des sociologues du travail de
prolonger leurs descriptions par des prescriptions, proposant des transformations précises ;
Ceux d’entre eux qui se livrent à des activités de conseil le reconnaissent ouvertement : ils
disent abandonner alors leur statut de scientifique.
1.3.6. Organisation du travail et sciences de la gestion
L’organisation du travail
Elle définit une structure horizontale qui précise les frontières des postes (machines,
outils, dispositifs utilisés), et surtout les tâches attribuées, avec les procédures
correspondantes.
L’ergonomie est ici plus que directement concernée : elle va parfois jusqu’à se
considérer comme étant elle-même, par excellence, la discipline capable, par ses méthodes
d’analyse et ses interventions, de résoudre les problèmes posés aux organisateurs du travail.
Les sciences de la gestion
15
Encore appelées sciences du management, elles peuvent être caractérisées,
sommairement, comme visant plutôt l’organisation verticale, ou générale des entreprises,
administrations et services. Il faut distinguer ici deux approches très différentes :
-
la première est celle d’une discipline qui se veut scientifique. Elle possède ses
centres de recherche et ses enseignements propres. Ses méthodes sont très proches
de la sociologie. Comme les sociologues, d’ailleurs, les spécialistes des sciences de
la gestion préfèrent l’analyse descriptive et le commentaire critique à l’analyse
prescriptive, privilégiée par la fonction de consultant. L’ergonome aura d’ailleurs
vis-à-vis de cette discipline les mêmes attirances et les mêmes interrogations que
vis-à-vis de la sociologie du travail et des organisations.
-
La seconde approche, beaucoup plus répandue, n’a de science que le nom. Il s’agit
de modèles créés par les entreprises elles-mêmes (ex : le toyotisme), ou imaginés
par les consultants pour répondre ou anticiper les besoins du marché ; ou par
l’invention de produits susceptibles de séduire les directions générales.
1.3.7. Conclusion
Les disciplines évoquées ne constituent pas une liste exhaustive. Il aurait fallu
mentionner aussi les rapports avec les sciences de l’éducation, par l’intermédiaire de la
formation, avec la psychodynamique du travail, et ceux avec les sciences de l’ingénieur, dont
la connaissance est nécessaire pour un dialogue fructueux avec les responsables de la
conception et de l’aménagement des conditions techniques du travail, ou des dispositifs
destinés au public.
Comment interviennent dans la pratique ces différentes disciplines ? Là se pose le
problème de la nature des compétences des ergonomes et celui de la formation à ces
compétences. L’ergonome doit-il savoir de tout un peu ou posséder une discipline pivot en
dominante, par rapport aux autres disciplines nécessaires, mais plus superficiellement
connues ? L’ergonome fait-il tout tout seul ou soustraite-t-il certains des problèmes qu’il a
définis auprès de spécialistes concernés ?
Nous n’avons évidemment pas à proposer une réponse toute faite à ces questions, qui
aussi bien se modulent en fonction des situations de travail des ergonomes eux-mêmes. En
revanche nous sommes persuadés que c’est là une question qui doit être abordée par les
enseignants qui sont et seront en charge de la formation des ergonomes.
16
2. FONDEMENTS THEORIQUES ET CADRES CONCEPTUELS
2.1. Travail et santé (F. Doppler)
2.2. La prise d’information (L. Desnoyers)
2.2.1. La prise d’information visuelle
Le regard est un geste moteur, c’est une activité.
L’étude des directions de regard permet de caractériser la prise d’information visuelle.
D’une part, elle permet une étude des cibles visées, des sources d’information. La compilation
de la durée et de la fréquence de consultation de chaque source potentielle permet d’identifier
celles qui sont effectivement prises en compte par l’opérateur et celles qui ne le sont pas
(souvent à l’encontre de ce que prévoit ou prescrit la tâche), celles qui sont privilégiées, et
cela en fonction des différentes opérations auxquelles il se livre. D’autre part, l’étude
comparative des stratégies de prise d’information (ordonnancement spatial et temporel des
directions de regard) permet d’extraire les effets de facteurs caractéristiques des situations de
travail et par exemple de l’expérience de l’opérateur sur la conduite d’une activité.
Mais l’objectif que poursuit l’ergonome n’est pas de comprendre comment se fait la
prise d’information visuelle. Il doit tendre à en faciliter le processus, c’est-à-dire à améliorer
la visibilité de la tâche. Ce qui implique des interventions sur trois ensembles de facteurs.
1. L’acteur du regard a droit aux premières considérations. Il ne saurait s’agir ici de
sélectionner les opérateurs en fonction de leurs capacités visuelles par rapport à de prétendues
exigences de la tâche.  protection, correction visuelle
2. Le deuxième facteur concerne le milieu optique. Il s’agit d’abord d’assurer un
niveau d’éclairement adéquat.
3. Il reste à considérer une troisième contribution à la visibilité : celle des
caractéristiques de l’objet de travail.  problème de la taille des objets et de leur réflectance.
On est donc fondé de considérer que la prise d’information visuelle ne peut être
restreinte à la réception passive d’un signal par un récepteur. Il est relativement aisé de
déduire des principes que nous avons énoncés des règles de conception des avertisseurs
simples, voyants lumineux ou affichettes montrant un mot d’avertissement. Mais la prise
d’information s’adresse à des objets plus complexes : éléments physiques d’un poste, cadrans
analogiques ou numériques, note de service, manuel de procédures, affichage sur écran, page
d’un site internet.
17
2.2.2. La prise d’information auditive
Si l’on peut à la rigueur fermer les yeux sur un panorama, l’environnement sonore est
plus envahissant, parce que constamment présent. Il est, en situation de travail, parfois fort
complexe, puisque peuvent s’additionner les émissions sonores des machines et des outils, des
véhicules, des systèmes de gestion des ambiances, des avertisseurs, des locuteurs et de bien
d’autres encore. Cette somme d’émissions peut facilement atteindre des intensités
considérables et, dans plusieurs pays, on conclut qu’il y a exposition trop importante au bruit
si l’on dépasse les 85 décibels. On interviendra pour protéger l’audition des opérateurs, qui
peut effectivement subir de graves atteintes en cas d’exposition prolongée.
On peut résumer la situation en matière de communication sonore en insistant sur le
fait qu’au-delà d’une audition passive des émissions sonores ambiantes, dans laquelle il doit
repérer des signaux non sollicités, l’opérateur est à la recherche active d’informations,
d’émissions pertinentes à son action, et que la tâche est difficile, compte tenu de la pollution
sonore tout comme d’interventions bien intentionnées, qui contribuent à masquer le signal.
2.2.3. La prise d’information manuelle
Il est assez paradoxal que l’on utilise un nom dérivé d’un verbe d’action, le
« toucher », pour désigner une modalité sensitive que la physiologie s’est évertuée, encore
une fois, à nous présenter comme étant l’affaire des petits récepteurs distribués dans la peau et
captant l’information découlant des déformations de l’épiderme par les objets qui y font
contact. On aura disséqué la fonction la fonction de ces organelles, documentant par exemple
la capacité de discrimination tactile. On a tenté parfois, assez arbitrairement, d’attribuer des
fonctions complémentaires à toutes sortes d’autres organelles intracutanés que l’histologie
avait découverts.
Encore méconnues, les prises d’information manuelle sont, à l’évidence, le résultat
d’une activité spécifique, destinée à la prise d’information en plus d’accompagner et de
contribuer à conduire le geste.
2.2.4. En résumé
Récepteurs ? Dans bon nombre de situations de travail, nos organes sensoriels ou
sensitifs servent effectivement à capter des signaux émis par des machines ou par des
personnes et que l’opérateur n’a pas nécessairement sollicités. L’opérateur n’a pas recherché
le clignotant qui signale un problème, l’avertisseur sonore qui signale la fin d’une opération,
le bruit soudain qui signale un dysfonctionnement, le cri d’un collègue qui attire son attention
sur un facteur de risque. Dans leur fonction de récepteurs, les organes sensoriels et sensitifs
sont passivement disponibles à des émissions d’information, dont ils transmettront la teneur
aux centres nerveux, lesquels en disposeront selon le résultat d’une analyse d’opportunité.
18
A côté de cette fonction de récepteurs passifs, les mêmes organes et organelles sont
cependant aussi fonctionnellement intégrés à de véritables processus de recherche active,
planifiée, de l’information émanant du système technique dans lequel l’opérateur agit, ce que
nous avons tenté de souligner dans ce texte.
2.3. Les ambiances physiques au poste de travail (M. Millanvoye)
2.4. Le travail en conditions extrêmes (M. Wolff et J.-C. Spérandio)
2.5. Travailler en horaires atypiques (B. Barthe, Ch. Gadbois, S. Prunier-Poulmaire et
Y. Quéinnec)
2.6. Vieillissement et travail (A. Laville et S. Volkoff)
2.7. Sécurité et prévention : repères juridiques et ergonomiques (C. de la Garza et E.
Fadier)
2.8. Charge de travail et stress (P. Falzon et C. Sauvagnac)
2.9. Paradigmes et modèles pour l’analyse cognitive des activités finalisées (F. Darses,
P. Falzon et C. Munduteguy)
Il convient dans un premier temps de bien construire l’ambition de ce chapitre, qui est
de présenter les cadres conceptuels utilisés aujourd’hui pour comprendre et inférer les
activités cognitives mises en œuvre lors de l’action. Ces cadres conceptuels sont très divers et
leur granularité est très variable ; la palette s’étend de cadrages larges, comme celui proposé
par Leplat à des modèles de description fine de l’action comme par exemple GOMS
(développé par Card, Moran et Newell, 1983). Ces cadres conceptuels se distinguent aussi par
leur origine : certains sont dérivés de l’analyse cognitive d’activités réelles, d’autres, souvent
plus formels, sont issus de la recherche en intelligence artificielle et en sciences cognitives. Il
en résulte une extrême diversité des modèles qui rend illusoire et inutile d’en dresser une liste
exhaustive. Diverses taxonomies de modèles ont été proposées (Amalberti, 1991 ; Leplat,
2003 ; Spérandio, 2003), auxquelles le lecteur est renvoyé. Les auteurs de ce texte ont choisi
de se limiter à quelques cadres conceptuels qu’ils considèrent devoir faire partie du bagage de
tout « honnête » ergonome.
On ne peut présenter des modèles sans décrire les paradigmes scientifiques qui le
portent. Par paradigme, on entendra, selon l’acception donnée par Kuhn à ce concept (1962),
la matrice disciplinaire dans laquelle se fonde toute science. Composée de langages
spécifiques, de lois, de croyances et de valeurs, de problèmes et de solutions typiques, cette
19
matrice est considérée comme vraie et partagée par la communauté scientifique, à une époque
donnée, et fonde la démarche scientifique de la discipline. Un paradigme est mis à l’épreuve
par la communauté scientifique jusqu’à ce que la réfutation de ses propositions, confirmée par
des faits de plus en plus nombreux, conduise à l’apparition de paradigmes rivaux qui se
substitueront aux premiers, reconfigurant brutalement le champ du savoir (Petreski, 1996).
En ce qui concerne la notion de « modèles », on reprendra ici la définition proposée
par Montmollin (1995-1997), an l’adaptant légèrement. On posera qu’un modèle est une
structure abstraite, générique, dont l’application à un contexte particulier permet de
construire une représentation des comportements d’opérateurs dans une situation de travail,
et permettant d’agir sur cette situation. A l’instar de Montmollin, on insistera sur le caractère
opératoire que revêt la notion de modèle en ergonomie : le modèle doit non seulement
permettre de comprendre, mais aussi d’agir.
Dans un premier temps, on rappelle la nécessité, pour l’action ergonomique, de
recourir à des paradigmes et à des modèles. La deuxième section est consacrée aux grands
paradigmes sous-jacents aux modèles sur lesquels l’ergonomie fonde sa démarche et ses
méthodes d’investigation. La troisième section, qui porte sur les modèles ne prétend pas à
l’exhaustivité, impossible dans le cadre d’un chapitre à la taille nécessairement limitée. Nous
avons choisi d’y présenter quelques uns des modèles qui ont joué et jouent encore un rôle
important en ergonomie cognitive.
2.9.1. Utilité des modèles pour l’analyse et l’action ergonomique
Différentes sortes d’objections sont parfois exprimées, contestant la légitimité ou
l’utilité de modèles lors de la pratique ergonomique. La première objection a trait au caractère
complexe, fortement contextualisé et particularisé de chaque situation examinée par les
ergonomes. Est-il légitime de réduire la singularité d’un cas par l’usage d’un modèle qui, par
essence, s’attache aux caractéristiques génériques du cas ? La seconde objection porte sur la
conséquence de l’usage de l’abstraction pour l’analyse : est-il approprié de recourir à une
mise en forme abstraite d’un cas alors que l’expérience de la pratique (rapportée ou vécue)
pourrait permettre d’appliquer directement des méthodes de conduite de projet qui
transformeront la situation de façon satisfaisante ? Le rapport coût/bénéfice est-il favorable à
l’usage des modèles ?
La question défendue ici pose que l’ergonome a tout intérêt à faire un usage explicite
de modèles pour deux raisons :
-
éviter l’usage, plus ou moins contrôlé, de modèles implicites. En effet, il est
illusoire de penser que l’on peut faire table rase de ses savoirs (on voit d’ailleurs
mal pourquoi ce serait souhaitable), car l’observateur d’une situation se présente
20
toujours face à celle-ci avec ses connaissances et son expérience. Mieux vaut donc
que le modèle qu’il met en œuvre soit explicité ;
-
accélérer considérablement l’analyse ; le modèle est une ressource pour
l’ergonome. Celui-ci peut, après avoir posé un premier diagnostic et fait
l’hypothèse d’un modèle candidat, rechercher des éléments spécifiques dans la
situation, lui permettant d’instancier le modèle, c’est-à-dire de construire une
particularisation du modèle. Bien entendu, au cours de ce processus
d’instanciation, il peut s’avérer que le modèle choisi ne soit finalement pas
pertinent et doive donc être abandonné au profit d’un autre, ou encore qu’il doive
être adapté pour rendre compte correctement de la situation. Mais c’est là encore
un bénéfice de l’usage d’un modèle : les contraintes qu’il impose permettent
d’évaluer sa pertinence pour caractériser la situation donnée.
Tout modèle réduit la réalité, la filtre et n’en retient que certains aspects, ceux qui sont
pertinents par rapport aux objectifs de la modélisation. Par exemple, les modèles
hiérarchiques de tâches présentés plus loin portent une attention particulière aux dimensions
temporelles (caractère parallèle ou séquentiel des tâches, conditions de déclenchement et
d’arrêt, etc.) et négligent d’autres aspects (niveaux d’abstraction des objectifs par exemple).
La représentation du réel ainsi créée est donc partielle et partiale. On peut donc dire des
modèles ce qu’Ochanine (1978) affirmait des images opératives : ces représentations sont
laconiques et déformées afin de favoriser l’interprétation et l’action.
Cette proposition a été finement argumentée par de nombreux auteurs, dont ceux cités
en introduction. De leurs propositions, on retiendra ici quelques points clés.
Les modèles sont utiles car ils servent non seulement à décrire, mais à expliquer et
prédire. L’ergonomie ne peut se borner à décrire l’existant : elle doit être capable
d’expliquer et de prédire une situation future lorsqu’elle participe – à parts égales avec les
autres concepteurs – à la conception ou à la reconception des situations ou des systèmes
de travail.
Les modèles sont utiles car il est coûteux de redécouvrir les propriétés d’une situation
– et leurs conséquences en terme d’amélioration du travail – alors que ces propriétés ont
pour beaucoup été déjà identifiées dans des classes de situations similaires.
Les modèles sont particulièrement utiles dans des situations complexes comme celles
que traite l’ergonomie, car ils permettent de mettre en avant les facteurs jugés cruciaux de
chaque situation.
Enfin, les modèles sont des outils puissants de traductions des données brutes relatives
à l’ « usage » en termes de spécifications de conception utilisables par les concepteurs.
Cette traduction est opérée grâce à des formats de représentation divers.
21
Bien évidemment, les modèles possèdent certaines limites, que les auteurs
précédemment cités rapportent également. On rappellera ici que le caractère « écologique »
des modèles est une condition centrale de validité des modèles ergonomiques : un modèle doit
prendre précisément en considération les contraintes et les facteurs influençant le
comportement d’un expert. La validité des résultats produits par le modèle sera alors garantie
pour la classe des situations visées (Hoc, 2001).
2.9.2. Paradigmes fondateurs des modèles actuels en ergonomie

De l’ergonomie du comportement à l’ergonomie de l’activité
Lorsque l’ergonomie prend son essor dans les années 1945-1955, le cadre
paradigmatique au sein duquel elle élabore ses modèles est, comme le dit Leplat (2003),
centré sur les « rapports homme-machine pour des tâches étroitement définies », visant
l’analyse de comportements élémentaires (généralement posturaux) et privilégiant ainsi une
décomposition fonctionnelle de l’opérateur (Montmollin, 1995-1997). Leplat rappelle que la
prise en compte de l’environnement de travail (physique et organisationnel) apparaît plus tard,
dans les années 1970, s’appuyant alors sur les apports de la sociologie. Les logiques
opératoires des opérateurs et leur rôle dans la conduite du travail restent, à cette époque, au
second plan dans le cadre paradigmatique de l’ergonomie.
Ce peu d’intérêt pour les activités mentales des opérateurs est d’ailleurs en phase avec
le paradigme behaviouriste qui, jusqu’aux années 1950, a dominé l’étude des activités
psychologiques humaines. Rappelons que, durant la première moitié du siècle, on avait récusé
le statut d’objet scientifique aux activités mentales de la démarche hypothético-déductive (qui
rejetait les méthodes introspectives alors controversées). Les modèles de l’activité humaine
prônaient en conséquence que tout comportement était explicable et modélisable par l’étude
des associations entre stimuli reçus de l’environnement par un individu et réponses émises en
réaction aux stimuli. L’influence de cette démarche analytique, issue des courants
philosophiques associationnistes et empiristes, se détecte bien dans le parti pris de
« l’ergonomie du composant humain », dont les limites ont été dénoncées par Montmollin
(1995-1997).
Deux grand courants critiques du behaviourisme sont apparus. Le premier, en Europe,
est porté par les travaux de Vygotsky et de Piaget. Leurs approches, qui se distinguent à
différents égards (pour comparaison, voir Vergnaud, 1999), promeuvent l’une et l’autre la
nécessaire prise en considération de la signification et identifient la construction de la
signification comme processus central des activités mentales. L’étude de la signification avait
été récusée par les behaviouristes, du fait de l’impossibilité de mettre à l’épreuve des modèles
fondés sur des faits inférés. Mais l’apparition des premiers ordinateurs construits dans les
années 1950 leva cette limite. Pour la première fois, on disposait des systèmes artificiels
22
capables de traiter de l’information symbolique. Ces outils offrirent donc un moyen
révolutionnaire d’éprouver la validité des modèles portant sur la construction de la
signification et de tester des modèles cognitifs que développa le second courant, apparu plus
tardivement aux Etats-Unis, fédéré par des recherches sur les processus de traitement de
l’information. En Europe comme aux Etats-Unis, il s’agissait d’affirmer la nécessité de
s’intéresser aux structures de connaissances et aux processus de raisonnement. Ces deux
courants avaient leurs thématiques propres : par exemple, Piaget et Vygotsky ont privilégié
une vision constructiviste et développementale de l’intelligence, tandis que Newell et Simon
(1972) ont cherché à formaliser finement les divers raisonnements de résolution de problème.
C’est dans ce contexte qu’émergea le paradigme cognitiviste, mettant le traitement de
l’information au centre l’étude des activités humaines. La métaphore fondatrice de ce
paradigme compare le système cognitif humain à un Système de traitement de l’information
(STI) : les données reçues de l’environnement en entrée évoquent des représentations
mentales qui sont traitées grâce à des processus mentaux complexes, à des niveaux plus ou
moins automatisés selon l’expertise et la nature de la tâche à accomplir. Les données
produites en sortie se concrétisent par un comportement observable. Hélas, mettant le
traitement de l’information au centre de son paradigme, le cognitivisme opéra un glissement
entre information et signification, en négligeant l’environnement social et culturel et la nature
physique du cerveau, comme si ceux-ci ne contraignaient pas les structures de la pensée.
L’intentionnalité de l’individu, le caractère finalisé de toute action, le fait que les buts
s’inscrivent dans les contraintes issues de l’environnement physique, social et organisationnel
furent ignorés et la conduite réduite aux opérations mentales réalisées par les individus.
Cette évolution de la psychologie fut cependant profitable à l’ergonomie qui fut
encouragée, grâce au rôle de « passeur » qu’ont joué des auteurs comme Leplat (1971), Leplat
et Bisseret (1965) ou Montmollin (1967, 1984) dans les années1960-1970, à transformer ses
cadres d’analyse pour mieux prendre en compte le rôle des activités mentales dans la conduite
des opérateurs. Le concept fondateur « d’activité » (versus tâche) a profité de l’influence
conjuguée de ces divers courants. En tentant de rendre compte non seulement des dimensions
physiologiques, environnementales et organisationnelles d’une situation de travail, mais aussi
des logiques opératoires qui la sous-tendent, on passa d’une ergonomie du comportement à
une ergonomie de l’activité.
Les infléchissements contemporains des cadres d’analyse humaine doivent beaucoup à
la redécouverte des travaux pionniers de Piaget et Vygotsky – et plus récemment Bruner
(1991, 2000) – qui ont toujours insisté sur l’importance de comprendre les processus de
construction de la signification de la signification, en y intégrant le rôle dimensionnant du
contexte et de l’environnement social et culturel, dans la détermination de l’action. On notera
que l’ergonomie pratiquée dans les pays francophones a implicitement adopté une posture
théorique inspirée de ces courants, sans toutefois faire le nécessaire pour en expliciter les
23
origines et pour la relier aux théories existantes, et en particulier à la théorie de l’activité.
C’est donc une parfois avec une certaine surprise – voire un peu d’incompréhension – que
l’ergonome francophone découvre les infléchissements contemporains des cadres d’analyse
de l’activité humaine qui s’appuient sur le principe que l’activité ne peut être dissociée du
contexte dans lequel elle se déroule (Nardi, 1996 ; Clot, 1999), postulats avec lesquels il ne
peut qu’être en accord, par tradition ergonomique.
Ces postulats posent que l’environnement doit être considéré comme une ressource
pour la prise d’information. Le rôle des objets informationnels comme médiateurs entre le
monde et l’activité devient central. A partir de cette position commune, les approches
paradigmatique actuelles diffèrent quant à la place accordée aux artefacts et à la relation entre
agents humains et artefacts et se distinguent par l’unité d’analyse adoptée. On présentera ici
ces différentes approches en commençant par la théorie de l’activité qui cadre implicitement
toute approche ergonomique.

Paradigmes contemporains
La théorie de l’activité
La théorie de l’activité se situe dans le prolongement des travaux de Vygotsky (19341997) et en intègre la dimension développementale. Elle postule que l’unité d’analyse du réel
est l’activité elle-même composée d’un sujet (une personne ou groupe), d’un objet, d’actions
et d’opérations (Léontiev, 1974). Cause et effet à la fois, le sujet peut être défini comme un
exposant de l’activité plutôt que comme son origine (Clot, 1999). Le sujet est ainsi à la fois à
l’origine de l’activité et poursuit également son développement à travers elle. L’objet de
l’activité est son motif qui lui donne une orientation consciente et spécifique, et derrière lequel
se trouve nécessairement un besoin ou un désir que l’activité doit permettre d’atteindre
(Léontiev, 1974). S’il ne peut pas y avoir d’activité sans motif, les objets ne sont toutefois pas
immuables. Ils peuvent être transformés dans le cours de l’activité, mais aussi dans le cours de
l’action (Christiansen, 1996 ; Engeström et Escalante, 1996).
Le troisième élément de l’activité l’action, processus structuré par une représentation
mentale du résultat à atteindre (ou but conscient). Pour Leontiev (1974), l’activité humaine
existe seulement sous la forme d’actions ou de chaînes d’actions subordonnées à des buts
particuliers, qui peuvent être distingués du but commun. Des actions différentes peuvent
permettre d’atteindre le même objet. L’action naît des rapports d’échanges d’activités
(Leontiev, 1984). Comme le souligne Clot (1999), elle est loin d’être la simple et libre
manifestation des intentions d’un sujet mais bien plutôt la médiation entre les attendus
génériques de l’action et les attendus du réel composés des autres activités. L’action se réalise
au travers d’opérations qui sont devenues des routines inconscientes avec la pratique
(« routinisation » ou processus d’automatisation, Galpérine, 1966), mais qui dépendent de
24
conditions données. Si un but reste le même pendant que les conditions sous lesquelles il a été
donné ont changé, la structure opérationnelle de l’action sera changée.
Les composants de l’activité ne sont donc pas figés. Tout comme les conditions, ils
peuvent changer. Une action consciente peut devenir une opération inconsciente et,
inversement, une opération peut devenir une action si les conditions empêchent l’exécution
d’une action à travers les opérations formées auparavant (Leontiev, 1984). L’activité présente
donc une flexibilité importante quel que soit le niveau considéré. Comme on vient de le voir,
la théorie de l’activité distingue : a) les activités qui sont identifiées selon le critère de leur
motif ; b) les actions qui correspondent aux processus structurés par les buts conscients ; et c)
les opérations, qui dépendent directement des conditions suivant lesquelles un but spécifique
doit être atteint (Leontiev, 1974).
L’activité est également médiatisée par des artefacts (Kuutti, 1991) ou des instruments
(Rabardel, 1995). Les artefacts englobent des instruments des signes, le langage, des
machines, qui sont créés par les opérateurs pour contrôler leur propre comportement (Kuutti,
1991). L’instrument est une unité mixte comprenant un artefact (ou une fraction d’artefact)
matériel ou symbolique et un ou des schèmes d’utilisation qui vont faire de l’instrument une
composante fonctionnelle de l’action du sujet. Au cours de son activité, le sujet s’élabore,
construit, institue, transforme les instruments (genèse instrumentale). Les artefacts ou les
instruments (selon le point de vue que l’on adopte) portent en eux une histoire et une culture
particulières, capitalisant l’expérience et cristallisant la connaissance.
L’action située
Un des postulats de la théorie de l’action située (Suchman, 1987) est que le sens de
l’action et les ressources nécessaires pour son interprétation sont interactionnels et situés.
L’unité d’analyse du réel est la situation d’interaction, qui est conditionnée par le contexte.
L’action pratique est considérée comme dépendante des circonstances, et toujours inscrite par
les sujets dans une situation particulière. Les détails en constituent donc la matière même et
réclament d’être pris en compte. L’activité se construit ainsi sur la base d’interactions locales,
dans un contexte et des circonstances matérielles et sociales particulières. Cette
prépondérance du contexte conduit à considérer que les plans ne déterminent pas l’action, qui
est la plupart du temps opportuniste (Suchman, 1987) pour ne pas dire réactive. La
représentation que l’acteur a de l’action sous forme de plans n’apparaît qu’a posteriori.
L’intelligibilité mutuelle entre les partenaires d’une tâche est accomplie dans chaque occasion
de l’interaction, autour d’éléments particuliers à la situation, et non jouée une fois pour toutes
à travers un ensemble stable de significations partagées (Decortis et Pavard, 1994). Chaque
occasion de la communication humaine fait usage et est scellée dans un univers linguistique et
extralinguistique mutuellement accessible.
25
Il faut cependant noter que les études ayant adopté le cadre théorique de l’action située
impliquaient des sujets ayant par définition peu ou pas de schémas d’action prédéfinis :
utilisateurs novices de photocopieurs (Suchman, 1987), opérateurs face à une situation
incidentielle non anticipable (gestion des passagers et des bagages dans un aéroport, rafting).
Dans ces cas, la situation favorise les comportements opportunistes du fait des contraintes
portées par les paramètres externes ou les caractéristiques des individus concernés, plus ou
moins « armés » pour faire face à ces situations.
La cognition située
Certains auteurs s’écartent de la position « opportuniste » du comportement défendue
par l’action située en proposant une cognition située (Lave, 1988) où l’unité d’analyse du réel
devient ici l’environnement « équipé ».
L’appropriation du savoir, et plus largement la cognition sont placées au centre de la
situation. La cognition est couplée à l’exploitation des ressources informationnelles de
l’environnement physique et spatial d’un monde habité et familier. La situation est perçue
comme une structure spatiale équipée d’indices et de repères construits par les sujets qui se
trouvent soit dans une situation quotidienne (clients de supermarché, etc.), soit dans une
activité professionnelle pour laquelle l’agencement de l’espace est déterminant (épicier,
livreur). L’environnement équipé d’artefacts et d’objets joue alors le rôle de guide pour
l’action en facilitant son exécution. Les représentations sont situées puisque construites par un
couplage entre perception d’un indice et exécution d’une action. L’action ancrée s’identifie à
une routine réactive où c’est la même représentation qui sert à l’évaluation et à l’exécution
(Norman, 1993), réduisant ainsi l’écart entre représentation de la situation et contrôle de
l’exécution.
S’ils sont des supports informationnels efficaces, les espaces équipés guident
l’activité, la contraignent et sont en rétroaction modifiés par elle. Il y a donc une
détermination mutuelle action/situation : l’action modifie la situation qui elle-même
détermine l’action, de manière séquentielle (et non simultanée comme dans la théorie de
l’action située). L’action est guidée et inscrite dans les circonstances locales (dite arena) qui
correspondent à l’environnement spatial et social objectif et représentent la situation comme
donnée, et la situation-cadre (setting), qui est la partie de l’environnement altérée par l’action,
qui représente le réel du sujet ; la situation comme produit de l’activité est construite par
l’action dans l’interaction en stabilisant l’environnement (Lave, 1988 ; Conein et Jacopin,
1994).
La cognition distribuée
L’activité cognitive ne concerne plus seulement l’individu mais le système fonctionnel
qui inclut des agents humains, des artefacts et des objets en interaction. La relation entre
agents humains et artefacts est perçue comme symétrique. L’artefact améliore la cognition des
26
agents humains en leur permettant de faire davantage de choses avec lui que sans lui. L’unité
d’analyse du réel devient le système fonctionnel, qui a un but atteignable uniquement par la
coordination des différents agents (humains et techniques) qui le composent (Hutchins, 1994).
La distribution (à travers l’espace social) de l’accès à l’information, sa propagation et son
traitement sont assurés par des artefacts, et plus spécifiquement des artefacts cognitifs.
Par artefact cognitif, les auteurs entendent un outil (matériel ou symbolique, comme le
langage pour Hutchins, 1994) « conçu » pour conserver, rendre manifeste et traiter
l’information dans le but de satisfaire une fonction représentationnelle ou un support
représentationnel de l’action (Norman, 1993). Les supports informationnels fournis par les
artefacts diffèrent tant sur le plan du canal perceptif qui est sollicité (vue, audition) que de
celui de persistance de l’information (durabilité des affiches, brièveté de la communication
orale). L’utilisation de différents canaux perceptifs dans la redondance de l’information
permet par ailleurs d’avoir accès à des informations sans que les actions, dans lesquelles est
déjà engagé un canal perceptif de l’opérateur, en soient affectées. Hutchins (1994) parle de
processus « mémoire » du système fonctionnel, qui vise à mémoriser un état représentationnel
utile pour organiser des activités ultérieures en soulageant les ressources cognitives des
opérateurs. Les représentations étant distribuées, elles sont toutes disponibles simultanément
et les occasions de procéder à des vérifications sont nombreuses : l’organisation de l’activité
présente ainsi une plus grande souplesse (Hutchins, 1994).
Les études qui ont été faites dans le cadre de la cognition distribuée portent sur des
situations professionnelles complexes où la dimension technique du système est
prépondérante : pilotage d’avion de ligne, pilotage de navire marchand (Hutchins, 1995).
Elles exigent de la part des opérateurs des niveaux de performance qu’ils ne pourraient pas
atteindre sans le soutien du dispositif technique. Le couplage entre agent et artefact est donc
ici inscrit dans la tâche. On pourrait ainsi se demander si l’étude réalisée par Lave (1999) dans
un supermarché n’aurait pas entraîné l’adoption de la cognition distribuée si les caddies des
clients avaient disposé de compartiments de rangement de leurs achats : l’agencement des
produits n’aurait peut-être plus révélé le parcours du client et ses stratégies, mais la part de
l’artefact « caddy » dans le système client-caddy.
La cognition sociale distribuée
La cognition sociale distribuée considère que des individus, qui travaillent sous un
mode coopératif, sont susceptibles d’avoir des connaissances différentes et doivent engager
un dialogue pour rassembler leurs sources et négocier leurs différences. Comme la cognition
distribuée, ce courant postule que la coopération est nécessaire parce qu’aucun des acteurs ne
dispose à lui seul des informations suffisantes pour satisfaire la tâche. Mais paradoxalement,
si Hutchins (1985, cité par Cicourel, 1994) en est à l’origine, ce courant insiste sur les
interactions entre individus et considère que l’interaction entre individus et artefacts est
27
symétrique. Les artefacts ne se voient pas attribuer une fonction cognitive mais une fonction
d’aide, pour comprendre notamment le sens des interventions des partenaires. Ce point est
d’autant plus fort que certaines informations fournies par les artefacts ne sont intelligibles
qu’au regard de l’activité de coopération. La disponibilité réciproque des dispositifs
d’information et leur utilisation « visible » constituent des ressources importantes pour donner
un sens aux actions d’un partenaire et au développement d’une réponse coordonnée à un
problème ou à un incident particulier (Heath et Luff, 1994). Par ailleurs, l’interaction est
appréhendée d’un point de vue social. Chaque participant renvoie à une fonction, un statut, un
niveau d’autorité, un niveau de compétence reconnu par le groupe, qui détermine l’interaction
(Cicourel, 1994).
Pour la cognition sociale distribuée, l’unité d’analyse du réel est la coordination et la
coopération parmi les individus et leurs artefacts via les communications verbales et non
verbales. La coordination porte sur la diffusion des connaissances ou synchronisation
cognitive (Falzon, 1994 ; Darses et Falzon, 1996) et la synchronisation temporo-opératoire
des activités. Certains collectifs peuvent présenter un entrelacs de responsabilités et de tâches
à la fois séquencées et simultanées. Grâce à une représentation partagée des attentes
mutuelles, qui est rendue possible par l’accessibilité de sa propre activité aux autres, les
opérateurs peuvent mutuellement se prêter assistance (Heath et Luff, 1994). A ce sujet, les
auteurs notent que l’organisation interne d’un PPC repose sur des relations séquentielles entre
activités individuelles et collectives. Les tâches apparemment les plus « individuelles » sont
accomplies progressivement, pas à pas, en fonction du comportement et des responsabilités
des coparticipants. Les activités des agents alternent donc constamment entre activité
individuelle et activité collective en fonction des caractéristiques de la situation. L’activité
présente un caractère quasi opportuniste. La coordination entre les actions des membres du
collectif n’est pas atteinte en suivant une procédure générale ou un plan prédéfini : elle
émerge des interactions entre les membres de l’équipe (Decortis et Pavard, 1994).
2.9.3. Cadres conceptuels pour l’analyse de l’activité cognitive

Classification des problèmes
Il est du plus grand intérêt pour l’ergonome e pouvoir catégoriser les types de
problèmes auxquels les acteurs d’une situation de travail sont confrontés. Il est facile de
distinguer les classes de problèmes en fonction des caractéristiques externes des champs
d’activité : on distinguera la classe des problèmes liés à la supervision de processus
industriels, le champ de la conception de produits, celui des services, etc. Mais on verra que
cela ne permet pas de mener une démarche d’analyse cognitive ergonomique fondée. Une
description des caractéristiques externes des tâches est certes nécessaire mais elle doit être
couplée avec la description des caractéristiques internes (mentales) du processus de résolution
du problème traité dans la tâche. Ainsi, on pourra repérer les invariants cognitifs qui doivent
28
être pris en compte lors de la (re)conception du système de travail et de ses dispositifs
techniques et organisationnels.
Les travaux réalisés depuis les années 1950 en psychologie et ergonomie cognitive sur
la résolution de problèmes aboutissent aujourd’hui à proposer une caractérisation des
problèmes en trois catégories : problèmes d’induction de structure, problèmes de
transformation d’état, et problèmes d’arrangements (on dira, ici, de conception), que l’on va
présenter successivement.
Les problèmes d’induction de structure (problèmes de diagnostic)
Les problèmes d’induction de structure sont usuellement dénommés en ergonomie
problèmes de diagnostic : le diagnostic que réalise l’opérateur d’une salle de contrôle lorsqu’il
fait le constat d’un dysfonctionnement dans l’installation qu’il contrôle, le diagnostic que fait
le médecin lorsqu’il reçoit un patient ou celui que fait un agent de la Sécurité sociale lorsqu’il
instruit un dossier de demande d’allocation. L’induction de structure est une part importante
des situations de supervision de processus.
Du point de vue des processus mentaux de résolution de ce type de problème, l’état
initial du problème se présente donc sous la forme d’obstacles qui sont des données
quantitatives (mesurées) ou qualitatives (indices, constats d’état : par exemple, le patient a le
teint très jaune, le moteur fait tel bruit) qui sont consignées dans un dossier, sur un synoptique
ou un tableau de bord. Cet ensemble de « symptômes » peut être fourni ou recherché par
l’opérateur par des procédures spécifiques de recherche de données (interrogatoire médical,
recherche d’informations en machine, etc.). Au vu de ces caractéristiques, l’activité cognitive
de l’opérateur procède d’un travail d’appariement de structure qui se réalise au travers de
l’interprétation et de l’abstraction des données initiales du problème. Le problème est résolu
quand la « bonne » structure est identifiée. L’état final est l’identification d’un
dysfonctionnement parmi un ensemble connu. Le diagnostic médical est un exemple concret :
le médecin prélève un certain nombre d’informations auprès du patient, soit par
l’interrogatoire, soit par l’examen clinique, soit par l’analyse des résultats d’analyses
biologiques. Il doit ensuite organiser ces données en un ensemble cohérent, c’est-à-dire
reconnaître une « forme » connue, un pattern de symptômes correspondant à une pathologie
particulière.
Dans le cadre de ce chapitre, on retiendra trois caractéristiques cognitives du
traitement dans cette classe de problèmes :
-
le diagnostic intègre une activité de compréhension, c’est-à-dire d’organisation
d’un ensemble d’éléments en une structure significative ;
-
le diagnostic est finalisé par une décision d’action ou de refus d’action ;
29
-
l’action consiste à ramener la structure cible à une structure satisfaisante par
rapport à des objectifs définis.
Si dans certaines situations, comme les audits, l’induction de structure est
prépondérante, elle est le plus souvent directement associée à la mise en place d’une
procédure de récupération du dysfonctionnement constaté. Ce faisant, la formulation de
pronostic et la décision d’action jouent un rôle important dans l’établissement du diagnostic.
Dans certains cas, l’action sert à tester une hypothèse de diagnostic. Par exemple
l’observation, par le médecin, de l’efficacité du traitement prescrit à un patient sert à évaluer
l’hypothèse de pathologie formulée. Le diagnostic et l’action sont donc, en situation de
travail, en interaction. Les situations de contrôle de processus décrites plus haut comportent
donc, dans la plupart des cas, un entremêlement de problèmes d’induction de structures et de
problèmes de transformation d’état. Nous décrivons cette dernière classe d’activité dans la
section suivante.
Les problèmes de transformation d’état (récupération de dysfonctionnement)
Lorsque le médecin a diagnostiqué une appendicite chez un patient, il peut alors
déterminer la procédure par laquelle rétablir la santé du patient : opération, traitements, etc.
En termes techniques, on dira que le diagnostic d’un dysfonctionnement ayant été établi, on
doit maintenant concevoir la procédure de récupération qui permettra de remettre le système
dans son état nominal. C’est un problème de transformation d’état qui va être résolu.
Pour établir la procédure qui lui permettra de transformer la situation initiale (qui est
connue et dénommée) dont l’état est insatisfaisant à une situation-cible désirée (qu’il connaît
aussi : le patient est guéri), l’opérateur dispose d’un certain nombre de moyens d’actions, de
ressources (un ensemble d’opérateurs de transformation) qui doivent être sélectionnés et mis
en œuvre de manière ordonnée, en respectant des contraintes portant sur les états
intermédiaires : certains de ces états sont interdits, ou au moins peu souhaitables. Par
exemple, l’opérateur responsable de la surveillance d’une station d’épuration ayant
diagnostiqué un dysfonctionnement du processus (c’est-à-dire ayant constaté un état initial
insatisfaisant) va chercher à ramener le processus à un état normal (à un état désiré). Pour ce
faire, il peut agir sur le processus par différents moyens : périodes d’injection d’air plus
fréquentes ou plus longues, augmentation du temps de décantation, réinjection des boues
actives, injection de chlore, etc. Ces moyens sont les opérateurs de transformation d’état dont
il dispose. Il doit néanmoins, ce faisant, éviter de créer certaines situations préjudiciables. Par
exemple, l’injection de chlore à un certain taux lui permettrait d’éviter la prolifération de
certaines bactéries, mais risquerait de tuer des bactéries nécessaires au traitement biologique
de la pollution. L’état « absence de bactéries » est ainsi un état interdit.
C’est cette classe de problème que les premiers systèmes artificiels de traitement de
l’information symbolique résolvaient. Par exemple, la célèbre heuristique des fins et moyens,
30
qui opère dans le General Problem Solver de Newell et Simon (1972), s’applique uniquement
aux problèmes de cette classe. Elle est fondée sur la sélection d’opérateurs de transformation
choisis pour engager une réduction progressive des différences des différences entre états
intermédiaires qui permettra de modifier l’état initial insatisfaisant pour obtenir l’état final
recherché.
Comme on l’a signalé dans le paragraphe précédent, un problème de transformation
d’état est rarement mené, dans la réalité des situations d’action, indépendamment d’un
problème d’induction de structure. Mais cela peut arriver : un chirurgien peut être responsable
de l’ablation d’une tumeur diagnostiquée par des confrères, ou un mécanicien peut être chargé
de réparer une panne diagnostiquée par un collègue.
Les problèmes de conception
Les problèmes de conception se rapportent à une catégorie de situations diverses qui
comptent bien sûr les traditionnels métiers de la conception de produits manufacturés
(ingénieurs et techniciens des bureaux d’étude et des bureaux des méthodes), informatiques
ou architecturaux, mais aussi tous les métiers relatifs à la rédaction de textes (rapports,
guidelines, modes d’emploi, etc.), les situations de planification et d’allocation des ressources,
ainsi que la conception de services. Cette classe de problème a quatre caractéristiques
importantes.
En premier lieu, l’état « initial » est mal défini, en particulier parce que les contraintes
et données du problème ne peuvent pas être exhaustivement formulées. D’autres part, l’état
final visé se construit au fur et à mesure de la résolution : en précisant progressivement les
éléments du problème, on élabore du même coup les traits de la solution.
En second lieu, les problèmes de conception se caractérisent par la multiplicité des
solutions admissibles : les solutions à un problème de conception ne sont pas uniques mais
font partie d’un ensemble de solutions acceptables (il est impensable de pouvoir générer et
comparer toutes les solutions alternatives pour en extraire la « bonne » solution).
En troisième lieu, les problèmes de conception se caractérisent par le fait que le sujet
ne dispose pas de procédure de résolution préplanifiée, connue par avance, de procédures
locales établies au fil de l’expérience et de règles relatives au domaine du problème traité,
mais la procédure générale de résolution devra être élaborée en s’appuyant sur des
connaissances de contrôle telles que les stratégies de planification, d’anticipation et
d’évaluation, et en transférant les connaissances de projets similaires déjà traités.
Enfin, l’évaluation de la solution ne peut réellement se faire qu’à la fin du processus,
lorsque l’artefact est véritablement conçu. Au cours de la résolution, l’évaluation est opérée
sur des artefacts intermédiaires – plans, maquettes, prototypes, etc. – qui n’offrent que des
points de vue partiels de ce que sera la solution. Ce processus permet de stabiliser
31
progressivement des critères d’évaluation qui serviront de critères d’arrêt au processus de
conception.
On distingue trois niveaux de complexité des problèmes de conception. Les problèmes
de conception routinière renvoient à des problèmes qui sont de simples opérations de
paramétrage d’éléments, réalisées à partir d’un ensemble de composants prédéfinis et
applicables dans des conditions bien déterminées (par exemple, la conception d’une maison
adaptée d’un modèle de pavillon offert dans le catalogue d’une entreprise de bâtiment est de
la conception routinière). Les problèmes de conception innovante obligent à déclencher un
processus de résolution afin de trouver les moyens de contrôler la recherche (par exemple, la
conception d’une « maison d’architecte »). Lorsque ce processus doit s’effectuer dans un
espace de leur degré maximal de complexité, on parlera de conception créative (par exemple,
la conception de la pyramide du Louvre).
Synthèse
Le tableau suivant synthétise les principales caractéristiques des trois types de
problèmes décrits ci-dessus.
Problèmes d’induction de
structure (diagnostic)
Etat initial
Processus de résolution
Etat final
Ensemble épars
d’observables (induits ou
Appariement et tests
d’hypothèses
Structure/configuration
correspondant à un
Anticipation (pronostic)
exemplaire connu d’une
catégorie
Sélection des bons
Connu
tangibles)
Problèmes de
Connu et défini
transformation d’états
opérateurs (ressources,
(récupération d’un
dysfonctionnement
moyens) pour passer d’un
état intermédiaire au
suivant
Comparaison des états
Problèmes d’arrangements Mal défini, en évolution
(conception)
Changement des
représentations
Multiples solutions
possibles
Planification
Evaluation
En conclusion, on insistera sur le caractère heuristique d’une telle classification : elle
est un outil très structurant de description des activités mais aussi de prédiction. Elle doit
32
cependant être maniée avec souplesse car il existe évidemment des interactions entre
catégories de problèmes. Par exemple, les possibilités d’action (les opérateurs de la
transformation d’état) et les états à éviter (les contraintes) pèsent sur les décisions de
diagnostic (les structures induites). Par exemple encore, l’action peut avoir pour but non
seulement de transformer un état insatisfaisant, mais aussi de tester une hypothèse de
diagnostic.
D’autre part, il existe de fortes variations à l’intérieur d’une catégorie de problèmes,
comme on l’a rapporté pour la classe des problèmes de conception, qui sont liées au caractère
routinier ou au contraire exceptionnel de la situation traitée. Par exemple, le médecin est dans
une situation fort différente selon qu’il est confronté à une angine, une maladie rare, ou une
maladie nouvelle. Il s’agit pourtant dans tous les cas d’une situation de diagnostic médical,
donc d’un problème d’induction de structure.
Enfin, il existe beaucoup de problèmes mixtes. Les situations de supervision de
processus dynamiques posent ainsi, d’une part, des problèmes d’induction de structure (il
s’agit de poser un diagnostic sur la situation circonstancielle) et, d’autre part, des problèmes
de transformation d’état (une fois détecté un écart à la situation souhaitée, il va s’agir de le
réduire, de changer l’état du problème). Les phases de détection-décision relèvent donc des
problèmes d’induction de structure, alors que les phases de choix de solution-application
relèvent des problèmes à transformation d’état.

Profondeur variable du traitement des problèmes : le modèle SRK
Du fait de sa forte capacité à rendre compte de l’entremêlement des niveaux de
profondeur de traitement d’un problème, quel que soit le type de problème considéré et quel
que soit le secteur professionnel concerné, on se focalisera ici sur le modèle SRK (pour SkillRule-Knowledge, à traduire par Habiletés-Règles-Connaissances), initialement développé par
Jens Rasmussen (1983) pour rendre compte des connaissances activées lors des activités de
supervision de processus dans l’industrie nucléaire.
Le modèle identifie trois niveaux d’activité cognitive : le skill-based behaviour
(traduit ici par activité routinière, ou activité fondée sur des habiletés), le rule-based
behaviour (activité fondée sur des règles), le knowledge-based behaviour (ou model-based
behaviour, traduit ici par activité de résolution de problème). Une caractéristique importante
du modèle est l’emboîtement des niveaux d’activité. L’activité fondée sur des règles fait en
effet appel aux activités routinières, et l’activité de résolution de problème fait appel aux deux
niveaux inférieurs. Cela est résumé par la figure 1. Chaque niveau est décrit en détail dans les
sections suivantes.
Activité fondée sur des habiletés (skill-based behaviour)
33
L’activité fondée sur des habiletés caractérise la performance sensori-motrice des
sujets lorsque des actions sont effectuées sans contrôle conscient (le sujet n’est pas capable de
décrire verbalement un processus automatique) et en l’absence de contrôle intentionnel : le
sujet utilise des patterns comportementaux automatisés et hautement intégrés et ne peut
empêcher le déclenchement du comportement automatique (Perruchet, 1988). Cette absence
de contrôle intentionnel est mise en évidence par les études montrant comment le
comportement se déclenche ou se poursuit automatiquement dans des situations où il est
indésirable. La faible charge mentale est la dernière caractéristique de ce niveau de
traitement : leur coût cognitif étant peu élevé ou nul, les automatismes peuvent se dérouler en
parallèle avec d’autres traitements. Par exemple, une personne experte en cuisine ajustera
l’assaisonnement de ses plats de façon automatique, ce qui lui permettra dans le même temps
de poursuivre des activités cognitivement plus coûteuses, comme la vérification de la recette.
Le comportement fondé sur des habiletés peut permettre d’accomplir des tâches complexes :
la conduite de véhicule, par exemple, est un comportement largement automatique, au moins
tant que ne se présente aucune situation incidente. Il faut noter cependant que les recherches
ont échoué à démontrer qu’un traitement peut se dérouler totalement en parallèle et échapper
entièrement au contrôle.
Les activités automatisées sont difficiles à éliciter verbalement, puisqu’elles sont
compilées et stockées à un niveau préconscient (ou préréfléchi). Les connaissances de ce
niveau doivent être inférées à partir de données comportementales (comme la direction des
yeux ou les mouvements) ou de données verbales qui seront recueillies grâce à des techniques
spécifiques, telles que l’entretien d’explicitation (Vermersch, 1994).
Activité fondée sur des règles (rule-based behaviour)
L’activité fondée sur des règles est caractérisée par l’utilisation de règles ou de
procédures mémorisées, soit dérivées empiriquement à partir de l’expérience, soit
communiquées par un collègue, soit apprises au cours de la formation. Ce comportement n’est
utilisable que si la situation présente un aspect connu. L’activité fondée sur des règles (à la
différence des habiletés) est verbalisable par les opérateurs et est formulée comme des
connaissances du domaine, des règles et des procédures d’action (on parle de connaissances
déclaratives et de connaissances procédurales). Par exemple, la personne experte en cuisine
précédemment citée en exemple appliquera la règle « pour monter des blancs en neige, ajouter
une pincée de sel pour que les blancs prennent mieux ». C’est ce niveau de connaissance qui
est généralement la cible des situations d’ »extraction » d’expertise, pour le développement de
systèmes à base de connaissances par exemple.
Le contrôle de l’activité est effectué par une procédure (elle-même composée de
routines). Ce n’est pas le comportement qui est ici téléologique, mais le contrôle lui-même :
les règles se modifient sous l’effet des cas rencontrés, de l’expérience.
34
Les connaissances utilisées à ce niveau peuvent être élicitées par des techniques
diverses (voir Bisseret, Sébillotte et Falzon, 1999 ; Schraagen, Chipman et Shalin, 2000) qui
aboutissent à une représentation des connaissances sous la forme de réseaux sémantiques, de
schémas ou de scripts. Ces méthodes permettent également de construire des modèles de
décomposition des tâches, présentés en détail plus bas.
Activité fondée sur la résolution de problèmes (knowledge-based, model-based
behaviour)
Lorsque le sujet est face à une situation nouvelle, inhabituelle, pour laquelle il ne
possède ni savoir-faire, ni règles déjà construites qui pourraient être stockées au niveau
« rule » décrit ci-dessus, il doit engager un processus de résolution de problème. La situation
demande alors d’élaborer un plan d’action, en fonction des buts poursuivis. Cela nécessite le
recours à un modèle mental du système contrôlé qui permet notamment de construire une
stratégie de résolution, d’anticiper et de simuler les effets du plan élaboré puis de l’évaluer.
Il s’agit d’une activité de plus haut niveau, contrôlée par les objectifs, fondée sur un
modèle conceptuel du processus objet de l’activité. L’opérateur doit développer un plan
nouveau, adapté au cas à traiter :
-
soit par sélection : différents plans sont évalués en regard des objectifs à atteindre ;
-
soit par essai erreur ;
-
soit par un raisonnement fonctionnel : prédiction des résultats d’un plan sur la base
des propriétés fonctionnelles de l’environnement.
Le terme « knowledge-based behaviour » (comportement fondé sur les connaissances)
a longtemps été utilise pour designer ce niveau d’activité. L’abandon de cette expression est
heureux, à double titre : d’une part, tous les niveaux décrits ici ne sont pas des
« comportements », mais bien des « activités » sous-tendues par des logiques opératoires ;
d’autre part, tous les niveaux de traitement d’un problème sont évidemment fondés sur les
connaissances. Le recueil des connaissances et processus mis en œuvre à ce niveau
(jugements, heuristiques, stratégies) demande l’usage de méthodes comme la méthode de
décision critique (Klein, 2000), l’analyse des erreurs, incidents ou accidents, l’analyse des
verbalisations simultanées ou consécutives (Bisseret, Sébillotte et Falron, op. cit.).
En conclusion, on rappellera que le niveau de profondeur de traitement d’un problème
n’est pas déterminé une fois pour toutes, et dépend grandement de l’expertise acquise dans
l’activité : un problème donné obligera un novice à mettre en œuvre des activités
d’élaboration de la procédure de résolution, tandis que le même problème sera résolu par un
expert à l’aide d’une procédure déjà établie et composée des règles préalablement définies.
35
2.9.4. Modèle de description de la connaissance procédurale
Il faut souligner le recours massif, à des fins de conception de systèmes d’aide, aux
connaissances établies au niveau intermédiaire des règles et des procédures décrits dans le
modèle SRK. Alors qu’il est difficile et coûteux (et parfois hasardeux) d’inférer les stratégies
et les connaissances de « haut niveau » tout comme les connaissances automatisées (même si
les raisons de ces difficultés méthodologiques sont différentes), il est beaucoup plus rapide et
efficace à moyen terme de faire formuler les dimensions procédurales de l’action. De
nombreux travaux ont produit des modèles permettant de décrire et de formaliser ces
connaissances procédurales. On en présente quelques-uns dans cette section.
Ces modèles permettent de formaliser les savoir-faire des opérateurs sous forme de
connaissances procédurales. L’idée sous-jacente est de représenter l’ensemble des actions
déclenchées par un opérateur pour accomplir une tâche dans un environnement donné sous la
forme de buts et de leurs procédures d’obtention. Certains modèles (comme PROCOPE ou
TAG) privilégient une représentation de la compétence des opérateurs, c’est-à-dire qu’ils ont
l’ambition de représenter l’architecture de la connaissance ; d’autres sont des modèles de
performance, au sens où ils décrivent l’accomplissement des processus de tâches (comme
GOMS ou MAD). On décrit ici brièvement quelques-uns des modèles les plus utilisés. Les
références renvoient à des descriptions détaillées.
GOMS (Card, Moran et Newell, 1983) est l’acronyme de Goals-OperatorsMethods-Selection rules. Ce modèle est fondé sur un modèle de performance. Il décrit une
tâche complexe sous forme de décomposition des buts en sous-buts (par exemple « modifier
le paragraphe précédent »). Des opérateurs – qui sont des actions élémentaires à déclencher
pour transformer l’état actuel de la situation – réalisent chaque but ou sous-but (par exemple
« utiliser la commande couper coller »). Les procédures à suivre pour atteindre les buts sont
appelées des méthodes. Par exemple, la séquence suivante est une « méthode » : « [but] pour
modifier le paragraphe précédent, [opérateur 1] choisir la zone de texte à couper & [opérateur
2] utiliser la commande coller ; [opérateur 3] choisir la zone de texte à coller & [opérateur 4]
utiliser la commande coller ».
MAD, Méthode analytique de description (Sébillotte et Scapin, 1994 ; Scapin et
Bastien, 2001) est fondée sur un modèle hiérarchique de tâches et propose une méthode qui a
un double objectif : a) fournir un formalisme servant d’outil de description des tâches et un
outil de représentation des contraintes d’interface à partir des représentations effectives que
les opérateurs se forgent de leur tâche ; b) proposer un outil de collecte de données décrivant
la logique des tâches du point de vue de l’utilisateur. La tâche est représentée par une
succession de gabarits sous la forme d’une hiérarchie de buts qui sont régis par des lois de
succession ou de simultanéité et par des conditions d’exécution préalables (des prérequis qui
36
doivent être observés pour engager ou poursuivre l’activité) et/ou successives (postconditions
décrivant l’état qui doit être obtenu avant de poursuivre l’activité).
TAG, Task Action Grammar (Payne et Green, 1986) est une grammaire d’actions.
Inspirée de la linguistique, cette grammaire met l’accent sur les liens entre le domaine
d’action et le langagE ; Elle contient un ensemble de commandes, un ensemble d’attributs, un
ensemble de tâches simples et un ensemble de règles de substitution. Ces entités décrivent la
structure de buts sous la forme d’une hiérarchie de buts ou des schémas.
PROCOPE (Poitrenaud, 1995 ; Tijus, Poitrenaud et Richard, 1996) est un modèle
de représentation sémantique de buts et de procédures. Il est fondé sur l’hypothèse principale
que les buts et les procédures qui les accomplissent sont des propriétés d’objets. On notera
l’inspiration piagétienne de ce principe, qui fait l’hypothèse d’une forte connexion entre
actions et objets. Buts et procédures sont organisés dans un réseau sémantique dont les nœuds
sont des catégories d’objets et les arcs indiquent les relations d’inclusion de classe.
Ces modèles peuvent être construits dans une visée descriptive, mais celle-ci est
généralement assortie pour concevoir l’architecture cognitive des systèmes d’aide à l’activité.
2.10.
Les compétences professionnelles et leur développement (A. Weill-Fassina et
P. Pastré)
2.11.
Communication et travail (L. Karsenty et M. Lacoste)
2.11.1.
Communication et ergonomie : principaux enjeux
L’association entre communication et ergonomie évoque à la fois le champ des
communications humaines mais aussi celui de la communication homme-machine. Dans le
cadre de ce chapitre, nous n’aborderons que l’étude des communications humaines au travail.
Depuis une quinzaine d’années environ, l’intérêt de l’ergonomie pour les
communications humaines au travail n’a cessé de croître. Il y a plusieurs raisons à cela :
-
l’intensification des communications au travail,
-
communiquer au travail : une activité qui ne va pas toujours de soi,
-
le manque d’outils conceptuels.
37
2.11.2.
Evolution des problématiques
2.11.3.
L’au-delà de la tâche
2.11.4.
Domaines d’application
2.11.5.
Dimensions de la communication
Chaque domaine de travail a ses caractéristiques propres, chaque situation a ses
particularités, qui tiennent à l’histoire, à l’organisation, au contenu du travail, aux rapports
sociaux, et cela vaut aussi pour la communication. La réflexion peut cependant s’organiser
autour de quelques questions générales : nous évoquerons ici les formats, les modalités, les
sémiotiques, les outils, les rapports spatio-temporels.
38

Formats de la communication
Communication à deux et étude des dialogues
Initialement, les études ergonomiques ont eu tendance à se focaliser sur un opérateur,
émetteur de la communication, et à privilégier le recueil d’énoncés isolés plutôt que de
communications suivies. L’objet n’était pas tant la communication que l’émission d’énoncés :
l’intérêt allait à l’activité de l’opérateur, qui recevait des ordres, se livrait à des interrogatoires
ou des évaluations.
D’autres travaux, adoptant des problématiques intéractionnelles, se sont focalisés sur
les échanges verbaux entre opérateurs, dans des situations où la parole occupe une place
centrale : par exemple communication entre pilote et tour de contrôle, renseignements
téléphoniques, etc. L’application de modèles théoriques a permis d’avancer dans la
compréhension des mécanismes du dialogue, des raisonnements, des prises de décisions, des
accords, des malentendus. Les premières études ont porté sur des situations de dialogue
classiques : interlocuteurs pré-identifiés et en petit nombre (souvent deux), format de
communication stable et clairement délimité.
Un objectif de modélisation cognitive, en vue de la conception des systèmes
dialogiques ou d’aides au dialogue, accompagne souvent ces travaux, qu’ils soient menés en
situation expérimentale ou en situation naturelle. Si l’idée d’une conception centrée sur
l’utilisateur (user-centered) guide aujourd’hui nombre de ces études, l’intégration dans les
modèles de la dimension proprement interactive est inégalement approfondie. Parmi les
principaux domaines concernés : les dialogues entre opérateurs expérimentés et novices, qui
intéressent le secteur de la formation ; les dialogues expert-consultant, avec, notamment, la
question de l’adaptation de l’expert aux différences de compétence des utilisateurs ; les
interactions agent-client pour la conception de dialogues de service ; les dialogues entre
experts, avec, par exemple, l’objectif de concevoir des aides externes appropriées.
Communication plurielle et la question des collectifs
En même temps qu’ils s’affinaient, les modèles de dialogues se sont élargis à d’autres
situations. A côté des échanges duels, l’ergonomie s’est intéressée aux échanges pluriels
(appelés parfois polylogues), car ils correspondent à des situations de travail très fréquentes.
Leur structure est évidemment plus complexe, d’autant que les interlocuteurs n’ont
nécessairement pas le même statut de participation et ne sont pas toujours en nombre
déterminé et stable. Ils doivent organiser leur entrée en interaction et leurs tours de parole,
gérer la place dans le réseau ou le groupe de participation (Périn et Gensollen, 1992). Les
phénomènes d’écoute flottante et de pluri-addressage, facteur d’efficacité d’un collectif
(Rognin et al., 1997), accentuent toutefois la complexité de ces situations de communication
par leur caractère difficilement prédictible. La question des échanges pluriels concerne
directement les problématiques ergonomiques d’aménagement des systèmes coopératifs
39
informatisés (Pavard, 1994). Elle croise également celle des collectifs : dans la mesure où les
« équipes, les réseaux, les collectifs » se constituent à travers leurs interactions et leurs
échanges d’information, la communication offre une entrée dans l’analyse de la dimension
collective du travail (Benchekroun et Weill-Fassina, 2000).

Modalités de la communication
Mono- ou multimodalité
Certaines situations relèvent d’un mode de communication dominant, voire unique :
souvent la parole ou l’écrit, rarement le geste. C’est le cas des conversations de travail
effectuées par téléphone notamment (centre d’appels, dépannage à distance, etc.). L’analyse
se focalise alors sur les processus, les règles, les contraintes propres à ce mode de
communication. Mais, même dans des échanges purement verbaux, l’importance des
informations visuelles (gestes, mimiques, perceptions) ne saurait être sous-estimée en
situation de coprésence. Les analyses d’enregistrements vidéo témoignent de leur intérêt. Plus
largement, les études ergonomiques ont eu à prendre en compte la nature multimodale de la
communication (par exemple, Bressolles, Pavard et Leroux, 1998) : plusieurs « canaux »
(visuel et auditif), plusieurs systèmes sémiotiques (gestes, sons, parole, écriture, chiffres,
graphiques…), plusieurs systèmes artefactuels (téléphone, radio, messagerie électronique,
affichage graphique, etc.). Quelles sont les spécificités de ces modalités, quelles sont leurs
complémentarités, leurs combinaisons possibles ? Autant de questions concernant
l’aménagement des postes et des systèmes de communication.
Les sémiotiques : l’indiciel, l’iconique, l’oral, l’écrit
Si les informations indicielles traditionnelles (toucher, vision directe des produits…)
tendent à reculer au profit d’interfaces informatisées, la communication iconique – par écrans
interposés – s’accroît au contraire et suscite des réflexions sur l’image et les modes de
verbalisation.
La communication verbale, quant à elle, revêt deux formes : l’oral et l’écrit.
Initialement, c’est sur l’oral que se sont focalisés les ergonomes dans leur analyse du « travail
réel » qui, effectivement, passe très largement par des interactions de vive voix entre les
opérateurs. L’écrit se trouvait plutôt cantonné du côté de la prescription. Mais plusieurs
facteurs contribuent à faire évoluer la situation. Après s’être focalisées sur l’interaction orale,
les sciences sociales (linguistique, anthropologie…) se sont intéressées aux écrits de travail
(Fraenkel, 2001) et ont fourni des pistes d’enquête et d’analyse. De plus, des évolutions du
travail amènent à mettre l’accent sur l’écrit : parce que la prescription n’est plus seulement un
modèle lointain, mais se rapproche de l’activité, même chez des opérateurs de base, parce que
les activités donnent lieu à des comptes-rendus écrits, parce que les écrits interactifs se
40
développent. Nombre de situations de travail apparaissent maintenant comme structurées par
des rapports – de contact, de traduction, de combinaison – entre l’oral et l’écrit.
Les artefacts : l’instrumentisation de la communication
Si le lien de la communication à des supports et à des outils n’est pas une chose
nouvelle, comme en témoigne toute l’histoire de l’écriture, dans le domaine du travail, c’est
avec l’informatique et plus récemment les NTIC que la question de l’instrumentation est
devenue primordiale. Ensemble ouvert de technologies multimédias en expansion mais aussi
en obsolescence rapide, les NTIC recouvrent des réalités diverses (internet, intra-extranet,
courrier électronique, téléphonie mobile et dérivés, visiophonie, etc.). Les ergonomes sont
appelés à participer à leur conception, à l’élaboration des critères de performance, à la
formation, à l’étude des effets de ces technologies sur l’activité, sur l’organisation, sur les
conditions de travail, sur les relations sociales. En même temps que les outils, ce sont des
contextes et des usages qui sont peu à peu répertoriés, décrits, analysés : messageries
électroniques entre chercheurs, intranet utilisé pour la formation, les ressources humaines, le
soutien à l’activité, vidéotransmission en télémédecine. Les systèmes coopératifs (travail
collaboratif médiatisé, conférence télématique, visioconférence, etc.) sont définis par leur
dimension collective et la combinaison souvent singulière d’artefacts divers.
Leurs effets sur le travail tiennent souvent à la modification et à la complexification de
l’espace-temps qui leur sont propres. Dans l’ordre spatial, deux formes de communication ont
à coexister : l’une en « présentiel », où les interlocuteurs se voient et s’entendent directement,
faisant appel à des mécanismes subtils de compréhension immédiate, d’adaptation et de
correction au fur et à mesure ; l’autre où ils communiquent « à distance » et à travers des
médiations, qui exigent plus d’explication et de formalisation. La distance et le virtuel
marquent de plus en plus la communication. Quant à l’ordre temporel, on peut se demander si
l’accélération des communications provoque une intensification du travail, si la coexistence
des rythmes temporels variés permis par le jeu sur le synchrone et l’asynchrone change des
données essentielles de l’activité.
2.11.6.
Conclusion
L’évolution du travail va vers une intensification des communications de travail.
L’ergonomie, et son outil principal qu’est l’analyse de l’activité, a dû – et devra encore –
relever le défi d’un renouvellement théorique, méthodologique et applicatif pour répondre aux
nouvelles questions que posent ces évolutions.
Ce chapitre a mis l’accent sur ces exigences, en insistant plus particulièrement sur les
nouveaux concepts exigés par l’analyse des communications et son caractère nécessairement
multidimensionnel. Il faut toutefois souligner que le renouvellement de notre discipline
suscité par l’étude des situations de communication, leu r conception et leur évaluation n’ont
41
pas encore atteint un niveau de maturité suffisant. A notre connaissance, il n’existe pas encore
de modèle articulant les dimensions cognitives, dialogiques, sociales et organisationnelles en
jeu dans tout processus de communication au travail. En outre, même si un certain nombre de
travaux se sont déjà consacrés à l’évaluation de la performance communicationnelle dans des
environnements de travail particuliers, l’évaluation des activités de communication, qui
permettrait de mesurer non seulement l’efficacité communicationnelle mais aussi ses effets au
niveau des différentes sphères du travail qu’elle affecte – l’intercompréhension, la tâche, la
cohésion du collectif, l’apprentissage organisationnel, entre autres –, constitue encore un vaste
chantier pour la recherche ergonomique.
2.12.
Hommes, artefacts, activités : perspective instrumentale (V. Folcher et P.
Rabardel)
2.13.
Vers une coopération homme-machine en situation dynamique (J.-M. Hoc)
2.14.
De la gestion des erreurs à la gestion des risques (R. Amalberti)
2.15.
Travail et genre (K. Messing et C. Chatigny)
2.16.
Travail et sens du travail (Y. Clot)
Dans ce chapitre, on cherchera au travers d’une revue de littérature en psychologie du
travail – et non en psychologie industrielle de la motivation – à cerner le problème du sens
dans l’analyse du travail. On le fera en entrant dans ce sujet qui n’est pas classique en
ergonomie, par l’exposé des principales théorisations et en examinant quelques exemples.
2.16.1.
Psychodynamique du travail
Pour C. Dejours et le courant de psychodynamique du travail, le problème du sens est
central. Mais il faut être précis : « L’objet de la psychodynamique du travail n’est pas le
travail ». Ce sont les dynamiques intra- et intersubjectives puisque « la subjectivité est
construite au prix d’une activité sur soi-même, sur son expérience vécue et ses déterminations
inconscientes ». Il existe bien, poursuit-il, « une psychologie du travail conventionnelle, où le
travail figure comme activité-objet […]. Mais, précisément, la psychodynamique du travail
n’est pas une psychologie du travail mais une psychologie du sujet ». A partir des enquêtes,
elle établit, par exemple grâce à l’analyse des prises de risque souvent constatées, que
l’attitude de mépris du risque ne peut être prise à la lettre. Elle n’est ni une ignorance ni une
inconscience mais plutôt un procédé psychologique destiné à contenir la peur ; autrement dit
un système de défense.
42
[…] Le sujet vient buter sur la société et doit résister à la pression qui s’exerce sur lu
pour ne pas succomber ou se décomposer. Seule l’action du collectif de travail peut lui fournir
les moyens de s’en défendre grâce à l’intercompréhension et à « la formation d’une
communauté de sensibilité à la souffrance ». On comprend alors l’importance que revêt en
psychodynamique du travail la mise au jour de la souffrance au travail dans l’espace public.
Dans une visée de reconnaissance, la description du vécu défensif rapporté à la souffrance
éprouvée s’oppose alors à la description gestionnaire. Le sens du travail est regardé ici de
manière bien précise. La souffrance originaire en quête de sens : tel est l’objet de la
psychodynamique du travail.
2.16.2.
Une psychologie sociale du travail
Il existe une deuxième critique de la réduction du sujet à un opérateur. C’est celle qui
est repérable dans l’approche en termes de « système des activités ». Ici aussi distance est
prise avec l’approche ergonomique pour poser le problème du sens du travail. Mais il s’agit
d’une critique de la dichotomie travail hors travail (Hajjar, 1995) que la psychologie
ergonomique accepterait de fait. Dans le cadre de cette psychologie sociale du travail, Curie et
Dupuy écartent, par exemple, les théories du travail pour lesquelles « l’acteur semble
s’évanouir lorsqu’il franchit les portes de l’entreprise ou du bureau ».
Pour cette psychologie du rapport entre travail et hors travail, il faut aller plus loin et
surtout ailleurs pour poser le problème du sens : même approchées par une psychologie
cognitive, « les conditions de travail ne constituent que l’une des classes de détermination de
la conduite du travail » (Curie et Hajjar, 1987). Le sens du travail n’est pas dans le travail car
« le comportement dans un domaine de vie est régulé par la signification que le sujet lui
accorde dans d’autres domaines de vie » (Malrieu, 1979). A partir d’une palette diversifiée de
recherches concernant aussi bien les rapports de la vie domestique que ceux du chômage avec
le travail (Curie et Hajjar, 1987) et croisant celles de C. Gadbois sur « l’empreinte
réciproque » de la vie de travail et de la vie hors travail dans le domaine du travail posté
(Gadbois, 1979), ces auteurs s’intéressent à la dérégulation du système d’activités des
travailleurs. Chaque fois que les plans de vie sont affectés par des changements sociaux et
personnels dans un des domaines de l’existence, « l’individu, parce qu’il est sujet, hésite,
résiste, soupèse, invente, essaie, prend position par rapport aux contradictions vécues du fait
de ses sous-systèmes de vie dont il ne parvient plus à assurer l’intersignification. Nous disons
qu’il se personnalise » (Curie et Hajjar, 1987 ; Hajjar, 1995).
[…] Sans pouvoir être assimilées – elles s’opposent même radicalement sur des
questions cruciales (Clot, 2002) – psychologie sociale du travail et psychodynamique du
travail partagent donc une perplexité à l’égard de l’activité de travail proprement dite. Elles
récusent la réduction du sujet psychologique au statut d’opérateur de production. Dans le
premier cas le travail est défini comme une activité parmi d’autres dans un système personnel
43
qui lui donne sa signification. Il trouve son sens à l’extérieur de lui. Dans le deuxième, il
devient central mais comme principe général de subjectivation. L’activité de travail en tant
que telle n’y reçoit pas de statut particulier. La réintroduction du sens du travail dans l’analyse
du travail se fait ici à l’extérieur de l’activité, telle que la tradition ergonomique l’a définie.
2.16.3.
Ergonomie et activité
2.16.4.
Une clinique de l’activité
Insistons d’abord sur un point déjà mentionné : l’activité, loin de pouvoir être définie
seulement par l’intention présente de l’opérateur, protégée contre les autres intentions
compétitives, se présente le plus souvent aussi comme une lutte entre plusieurs actions
possibles ou impossibles mais de toute façon rivales, un conflit réel que l’activité réalisée ne
résout jamais complètement. L’affrontement des intentions est au principe du développement
de l’activité et souvent de la « mise en souffrance » de ce développement. La formation et la
protection de ses intentions par le travailleur lui-même sont une activité à part entière dont
l’issue n’est justement jamais garantie à l’avance. On a pu le montrer dans le cas particulier
d’un grave accident d’avion comme celui du mont Saint-Odile (Clot, 2002). Mais aussi dans
l’analyse du travail des conducteurs de trains. Retenons cet exemple.
Contrairement à la situation apparemment « observable », paradoxalement, un agent
de conduite n’est pas « seul en cabine ». On dira plus justement qu’il est isolé de ceux avec
qui il travaille et dont la présence invisible ne cesse pourtant de se manifester. Son action ne
se joue pas dans le face à face avec l’engin moteur. Il n’existe pas, dans ce cas, de monologue
technologique. Son activité réelle est sillonnée par les résonances lointaines ou très proches de
l’activité d’autrui : ceux avec qui il collabore ou qu’il transporte, avec qui il se confronte,
voire avec qui il entre en opposition latente ou manifeste. A la manière de Bakhtine (1978),
on peut écrire qu’entre le sujet et les objets de son action se tapit le milieu mouvant difficile à
pénétrer des activités étrangères sur le même objet. L’activité est donc à la fois dirigée par
l’objet immédiat de l’action en cabine (le train, la ligne, la gare, l’horaire prévu) et vers
l’activité des autres portant sur cet objet (le régulateur, les voyageurs, les autres conducteurs
qui le précèdent ou le suivent, l’aiguilleur). Ainsi son activité est-elle toujours adressée à
plusieurs interlocuteurs simultanément et, elle-même, destinataire de l’activité des autres. Elle
est toujours, en quelque sorte, la réplique à une ou plusieurs autres activités, même si l’agent
se trouve seul en cabine. Par son travail, il cherche, en puisant dans ses ressources
personnelles et dans celles de son groupe professionnel (Fernandez et Clot, 2000), à donner
une efficacité à ces multiples activités dont il est le point d’intersection et dans lesquelles sa
sienne se réfracte. Elles infiltrent cette dernière et la remplissent d’injonctions devant
lesquelles il doit pouvoir donner sa pleine mesure à tout instant. Il leur fait écho. A charge
pour lui d’ « éplucher » un milieu de travail saturé par les intentions d’autrui. En première
ligne, au contact du réel, il doit les rendre compatibles entre elles en les transformant en
44
ressources pour sa propre action. Il est l’échangeur et le transformateur de l’activité des
autres. Si l’on néglige ces échanges constitutifs du métier, on ne peut comprendre l’essentiel :
c’est sous l’influence de ces « dialogues sans phrases » avec les destinataires de son activité et
de leurs réponses présumées que le conducteur sélectionne les moyens techniques qui sont à
sa disposition dans la situation. Incontestablement, agir, dans ces circonstances, c’est opposer
à l’activité d’autrui une contra-activité.
Ainsi, les intentions qu’on réalise sont très loin d’aller simplement de l’intérieur vers
l’extérieur. Elles se forment, se déforment et se reforment au point de collision entre les
intentions d’autrui et mes autres intentions à moi, qui, même abandonnées ou écartées, ne sont
nullement abolies et continuent d’agir. La relation à autrui dans le travail n’est pas seulement
un contexte. Elle est constitutive de l’activité, laquelle, même solitaire, est toujours, en
quelque façon, conjointe, adressée. Privée de destinataire – fût-ce soi-même en ses autres
activités et quelles qu’en soient les raisons – une activité de travail perd son sens. Ici nous
retrouvons sans aucun doute en psychologie du travail les meilleurs enseignements de la
psychologie sociale, justement critique à l’égard d’une psychologie « intoxiquée » par le
principe égocentrique, comme l’a bien vu Moscovici : « A bien des égards, on explore la
pensée, la perception, le langage uniquement à travers l’opposition d’un sujet clos sur luimême et d’un objet qui lui résiste ou le dépasse de toutes parts. Peu importe alors qu’une
théorie mette l’accent sur le sujet et une autre sur l’objet » (1994). Le sens est perdu, pourraiton ajouter.
Bien sûr, on peut penser, comme c’est notre cas, que c’est dans l’activité réelle du
sujet sur l’objet qu’autrui prend sa place. Il n’empêche, on voit mal comment conserver une
chance pour les questions du sens dans l’analyse du travail en deçà de cette formulation de
Leontiev : « L’homme n’est jamais seul en face du monde des objets qui l’environne. Le trait
d’union de ses relations avec les choses, ce sont les relations avec les hommes » (1956). Les
courants les plus récents de la tradition historico-culturelle en psychologie, dans la lignée de
Vygotski, cultivent opportunément ce point de vue (Betny et Meister, 1997 ; Bruschlinsky,
1991 ; Engeström et al., 1999).
Revenons sur ce point de vue, à nos conducteurs : l’objet de la tâche ne se dissout pas
dans chacun des contextes singuliers où l’insèrent les échanges d’activité entre sujets. Mieux,
l’objet immédiat de la tâche oriente l’activité de tous les protagonistes impliqués. Il y a un
territoire commun à la conduite qui planifie l’action à venir pour tous. L’occupation du
conducteur consiste à atteindre le terminus dans les conditions déterminées par l’horaire et la
sécurité des circulations. Mais la tâche qui occupe le conducteur est aussi préoccupée par
l’activité d’autrui, qui « absorbe » l’activité du conducteur aux prises, donc, avec l’activité des
autres et ses autres activités à lui, d’ailleurs plus ou moins manifestes ou occultées. L’action
du sujet est donc préoccupée par l’activité des autres et ne se forme qu’au travers d’elle, en
faisant quelque chose – ou en échouant à faire quelque chose – de celle-ci dans sa propre
45
activité. Ici se pose précisément le problème du sens : c’est-à-dire pas seulement la question
du résultat escompté, mais de ce qui pousse ou encore repousse l’action.
2.16.5.
Le sens selon Vygotski et Leontiev
Vygotski l’avait abordé expérimentalement dans des conditions qui méritent
l’attention des analystes du travail, même si la situation analysée n’est pas une situation de
travail au sens classique du terme (Clot, 2002). Dans la période d’intense activité où il s’est
consacré à la déficience chez l’enfant (1994), il a repris, en la modifiant, une série
d’expériences conduites par K. Lewin, portant sur les processus de saturation en cours
d’activité. On donne une tâche de dessin à un enfant ordinaire. Lorsque l’enfant s’interrompt
et manifeste ouvertement des signes de saturation et des réactions affectives négatives vis-àvis du travail, explique Vygotski, « nous avons essayé de le contraindre à poursuivre son
activité de façon à savoir par quels moyens il était possible d’obtenir cela de lui » (1994). On
aurait pu, comme dans les expériences conduites avec des enfants déficients, « rafraîchir la
situation » en changeant tour à tour les crayons en pinceaux, le papier en tableau, les craies
noires en craies de couleur. Tout cela pour rendre plus attrayante la situation et prolonger
l’activité. Mais pour l’enfant « normal », explique Vygotski, cela n’a pas été nécessaire. Il a
été suffisant de modifier le sens de la situation sans rien changer en elle. Il a suffi de prier
l’enfant qui avait interrompu le travail, non plus seulement de le continuer à la demande de
l’expérimentateur, mais de montrer à un autre enfant comment il fallait faire. En devenant luimême l’expérimentateur et l’instructeur, il a alors continué le travail précédent. Mais la
situation avait pris pour lui un sens tout à fait nouveau. Afin de poursuivre l’expérience, on lui
enlève alors tout le matériel qui pouvait rendre la situation attrayante jusqu’à ne lui laisser
« qu’un misérable bout de crayon ». Le résultat est significatif : « Le sens de la situation
déterminait totalement, pour l’enfant, la force du besoin affectif indépendamment du fait que
cette situation perdait progressivement toutes les propriétés attrayantes venues du matériel et
de la manipulation directe de celui-ci ». On a pu parvenir, conclut l’auteur, à influer « d’en
haut, par l’affectivité », le développement de l’enfant. Ce qui ne fut pas le cas chez l’enfant
déficient.
Ainsi, la recherche du sens peut-elle aller jusqu’au sacrifice du confort, bien décrit
également, par exemple, par De Keyser, chez certains travailleurs souhaitant préserver leurs
traditions collectives : « La logique de leur comportement, dès qu’ils poursuivent cet objectif,
n’est plus une logique de l’épargne, comme le voudrait le schéma de régulation de la charge
mentale, mais très souvent une logique de l’excès : les travailleurs en font plus qu’il ne faut,
raffinent, rusent ou défient, dans le but semble-t-il d’affirmer une identité que la technologie
ou la situation de travail menace » (1983). On peut d’ailleurs penser que la logique de
l’épargne est ici moins révoquée que déplacée.
46
Mais restons un moment encore avec les enfants : cette métamorphose du sens est le
produit d’un changement de l’activité de l’enfant affectant le but de l’action. Le dessin reste le
résultat à atteindre mais l’enfant est prêt à poursuivre cet objectif à un coût instrumental élevé
(il perd tous les avantages d’un meilleur matériel) sous l’influence d’un nouveau mobile
subjectif formé en écho à la demande de l’adulte. La reconnaissance d’une nouvelle position
sociale et personnelle, subjectivement vitale pour lui, se fait par l’apparition dans l’expérience
d’un surdestinataire de l’action, en la personne de l’autre enfant. Elle pousse le sujet à se
dépasser, à se placer « une tête au-dessus de lui-même » dans une zone de développement
potentiel (Vygotski, 1978). Notons seulement que ce dépassement se produit lorsque l’activité
de l’enfant change d’adresse. Son destinataire n’est plus seulement l’expérimentateur mais
aussi l’autre enfant pour qui il devient lui-même instructeur. C’est d’une autre activité qu’il
s’agit, même si elle s’accomplit apparemment dans la même action de dessin qu’elle
transforme pourtant au passage (Clot, 2004). L’occupation de l’enfant réalise, au sens fort, des
pré-occupations différentes et, ces faisant, change de sens.
Cet exemple suffit à montrer à quel point regarder l’activité d’un sujet comme un
simple attribut personnel relève de la science-fiction. Ici le trait d’union qui relie l’enfant au
dessin c’est la transformation de ses relations avec les autres. On pourrait d’ailleurs faire
l’hypothèse – les données fournies par Vygotski ne permettent pas de la vérifier – que le
dessin réalisé porte la trace de ce développement.
Quoi qu’il en soit, on peut maintenant revenir à l’analyse du travail pour tenter de
comprendre en quoi le sens, compris ici comme la discordance créatrice ou destructive entre
occupations et pré-occupations – entre activité et action, dirait Leontiev (1984 – est un ressort
interne de l’activité de travail. Un autre exemple nous permettra de le faire en nous intéressant
cette fois non seulement au rapport entre l’activité du sujet et les activités d’autrui mais au
développement de ses occupations et de ses pré-occupations dans sa propre activité au contact
d’autrui. Occupation et pré-occupations sont à distinguer et à relier à la fois : si l’activité
réalise la tâche en la transformant en tâche effective qui occupe le sujet, inversement, la tâche
effective réalise aussi – plus ou moins bien – les soucis et conflits vitaux de son activité, les
mobiles personnels et collectifs qui le pré-occupent. C’est pourquoi, opposée à elle-même,
elle peut avoir une histoire.
2.16.6.
Des occupations aux préoccupations
2.16.7.
Des préoccupations aux occupations : une histoire
2.16.8.
Sens du travail, genre professionnel et activité dirigée
On conclura sur ce point : cette « mise en souffrance » de l’activité, cette activité
« incarcérée », est une amputation du pouvoir d’agir de l’opératrice. C’est en inventoriant de
nombreuses situations de ce type qu’on peut poser le problème de la souffrance dans une
47
perspective, il est vrai, différente de celle adoptée en psychodynamique du travail. A la
manière de P. Ricoeur, on peut penser que « la souffrance n’est pas uniquement définie par la
douleur physique ou mentale mais par la diminution, voire la destruction de la capacité d’agir,
du pouvoir-faire, ressenties comme atteinte à l’intégrité de soi » (1990). Ce développement
« ravalé » peut d’ailleurs connaître plusieurs destins.
Il peut rencontrer le collectif des opératrices et les ressources d’une histoire commune
qui les dépasse, les traverse et qu’elles doivent transformer pour faire face. Sans ce bien
transpersonnel commun – travail conjoint d’organisation du travail – qui constitue une source
d’énergie pour chaque opératrice, chacune, renvoyée à elle-même, se trouve alors coupée de
ses forces vives, soumise au mouvement centripète de son impuissance. Au contraire, la
disposition de ces ressources ouvre alors à chacune un chemin pour rejoindre le cours possible
des mouvements centrifuges du développement. C’est cette disponibilité psychologique du
collectif qu’on a désigné par le concept de « genre professionnel » ; le style définissant les
« retouches » et les « stylisations » du genre auxquelles chacun doit recourir pour agir à sa
manière parmi les autres, souvent face à l’inattendu (Clot et Faïta, 2000).
L’autre issue à cette impasse du développement peut se révéler pathogène si
l’opératrice en question, laissée à elle-même justement par une « défaillance » générique du
collectif, ne dispose pas, dans les autres compartiments de son existence personnelle, des
ressources d’un autre « genre » qui lui permettront d’installer une distance protectrice ou
créatrice à l’égard du travail. Ici, on voit à quel point, quand on prend au sérieux le sens de
l’activité, on n’est jamais loin de la psychopathologie du travail ou des processus de
personnalisation-dépersonnalisation étudiés par la psychologie sociale du travail.
Mais à ces deux conditions : premièrement que l’activité en question soit définie
comme une activité dirigée (Clot, 2002), simultanément tournée vers son objet et vers
l’activité des autres portant sur cet objet. L’objet est pré-occupé par les autres.
Deuxièmement, de regarder les autres activités sur le même objet sous deux angles différents :
il s’agit aussi bien de l’activité des autres que des autres activités du sujet. Ce dernier est préoccupé par ses autres activités. Ces deux conditions évitent de confondre l’activité réalisée et
le réel de l’activité (Clot, 2001, 2002 ; Vygotski, 2003). Elles nous permettent aussi de
regarder le travail comme l’histoire accomplie et inaccomplie de l’activité. Autrement dit, du
point de vue de son développement polycentrique, empêchements compris.
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3. METHODOLOGIE ET DEMARCHES D’ACTION
3.1. Méthodologie de l’action ergonomique : approche du travail réel (F. Daniellou et
P. Béguin)
3.2. L’ergonomie dans la conduite de projets de conception de systèmes de travail (F.
Daniellou)
3.3. L’ergonome, acteur de la conception (F. Béguin)
3.4. Les prescriptions des ergonomes (F. Lamonde)
3.5. Participation des utilisateurs à la conception des systèmes et dispositifs de travail
(F. Darses et F. Reuzeau)
3.6. L’ergonome dans les projets architecturaux (C. Martin)
3.7. Ergonomie et conception informatique (J.-M. Burkhardt et J.-C. Spérandio)
3.8. La conception de logiciels interactifs centrée sur l’utilisateur : étapes et méthodes
(C. Bastien et D. Scapin)
3.9. Ergonomie du produit (P.H. Dejean et M. Naël)
3.10.
Ergonomie des aides techniques informatiques pour personnes handicapées (J.C. Spérandio et G. Uzan)
3.11.
Apports de l’ergonomie à la prévention des risques professionnels (A.
Garrigou, S. Peters, M. Jackson, P. Sagory et G. Carballeda)
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4. MODELES D’ACTIVITES ET DOMAINES D’APPLICATION
4.1. La gestion de situation dynamique (J.-M. Hoc)
4.2. La gestion des crises (J. Rogalski)
4.3. Les activités de conception et leur assistance (F. Darses, F. Détienne et W. Visser)
4.4. Les activités de service : enjeux et développements (M. Cerf, G. Valléry et J.-M.
Boucheix)
4.5. Le travail de médiation et d’intervention sociale (R. Villate, C. Teiger et S. Caroly)
4.6. L’ergonomie à l’hôpital (Ch. Martin et Ch. Gadbois)
4.7. Agriculture et développement agricole (M. Cerf et P. Sagory)
4.8. La construction : le chantier au cœur du processus de conception-réalisation (F. Six)
4.9. Conduite automobile et conception ergonomique (J.-F. Forzy)
4.10.
Le transport, la sécurité et l’ergonomie (C. Valot)
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