La nature économique de léthique médicale : structure de
gouvernance clef en main ou convention ?
Philippe Batifoulier, FORUM, Université Paris X-Nanterre
Antoine Rebérioux, FORUM, Université Paris X-Nanterre
Résumé
Cet article propose une approche économique de léthique médicale. Celle-ci est
dabord présentée au terme dune analyse mobilisant la théorie des coûts de
transaction comme une forme sociale seule à même de gérer les conditions
particulières de production du bien sanitaire. Puis, en sappuyant successivement
sur la théorie des conventions et léconomie des conventions, la nature
conventionnelle de léthique est mise à jour. Il est ainsi montré que larbitraire ne
soppose pas à lefficacité, et en est même, dans le cas de lactivité médicale, le
vecteur principal.
Abstract
This article offers an economic approach of medical ethics. First, by relying on
the Transaction Cost Theory, we analyse ethics as a particular governance structure
that succeeds in overcoming the specificity of health care production. Then,
Conventions Games Theory and the Economics of Conventions are used to bring
the conventional nature of ethics to light. Thus, we show that arbitrary and
efficiency are not inconsistent, in the case of medical activity.
0. INTRODUCTION
La valorisation dune conduite déontologique dans lexercice de la médecine
fait de cette dernière une activité particulière. Contrairement aux pratiques
communément admises dans le monde des affaires, la recherche du profit et de
lintérêt suffisent généralement à justifier les comportements, la médecine sinscrit
dans ces professions la manière importe. Lactivité, souvent qualifiée dart ,
est valorisée en soi, lorsquelle sappuie sur des principes supérieurs, éthiques, qui
contribuent à la finir. Pour un sociologue, il ny a rien de déroutant. Pour un
économiste (de la santé), cette caractéristique est surprenante, sinon dérangeante. Il
doit pourtant en rendre compte, dès lors que la médecine se présente aussi comme
une activité économique. Léthique professionnelle cest à dire lensemble des
prescriptions morales qui forgent les convictions et les obligations des
professionnels1 influence sans aucun doute laction des individus ; de ce point de
vue elle peut être appréhendée comme une règle. Cerner analytiquement cette règle
est un réquisit pour comprendre les comportements en médecine. Mais comment ?
Nous proposons dans ce texte danalyser léthique médicale à laune de
différents paradigmes économiques. La question essentielle sera donc celle de la
nature économique de léthique, i.e. de sa place (son rôle) dans une interrogation
sur les modalités de coordination tournées vers lefficacité interrogation qui est la
1 Notre définition de léthique, nous en avons conscience, nentre pas dans les débats,
pourtant importants, qui distinguent éthique, morale et déontologie.
2
substance même de la science économique. Ce faisant, nous rejoignons dans notre
problématique une littérature désormais classique, sur la nature économique de la
firme. Aussi nous servira-t-elle de fil rouge tout au long de cet exposé.
Puisquelle git les comportements dune profession, léthique peut être
qualifiée de structure de gouvernance. Ce terme, emprunté à Williamson oriente
lanalyse vers la théorie des contrats. Ce sera lobjet de la première partie. Dans la
seconde partie, nous verrons quun détour par la théorie des conventions2 permet
de donner sens aux caractéristiques arbitraire et implicite de léthique. Dans une
troisième partie, un retour sur la dimension morale de léthique montrera que
léthique professionnelle nest pas une règle prête à lemploi, fournissant une
solution clef en main à des acteurs peu vigilants. Au contraire, léthique, si elle
veut garder le statut de convention, se doit dêtre bien plus quun guide à laction.
Elle doit aussi orienter les représentations. Léthique nest pas un ensemble de
règles au statut particulier mais imprègne lensemble des règles. Elle est le
fondement conventionnel de toute règle. Le paradigme mobilisé sera alors celui de
léconomie des conventions
1. LETHIQUE COMME STRUCTURE DE GOUVERNANCE
1-1. De la contrainte au contrat
Placé face une règle, le réflexe premier dun économiste est den faire une
contrainte. Dintentionnalité nulle, celle-ci vient encadrer lagent dans la recherche
de la satisfaction de ses préférences ; cest une variable exogène. Une autre
possibilité consiste simplement à faire de la gularité observée une préférence.
Puisquon ne discute pas les préférences, le statut de la gle est le même :
exogène, cest une contrainte. Lintégration de léthique médicale dans lanalyse
économique na tout dabord pas dérogée à cette pratique. Introduite comme
préférence dans la fonction dutilité du médecin ou simplement imposée par le
patient, elle vient ôter au médecin toute velléité opportuniste. Cest pourquoi, elle
permet de contourner le problème de linduction. On a déjà souligné le caractère
peu satisfaisant, car tautologique, de cette solution (Batifoulier, 1999a et b,
Batifoulier et Thévenon, 2000).
Un basculement de perspective savère nécessaire. Or, la force de léconomie
réside justement dans sa capacité à endogénéiser des éléments au départ exogènes.
Dans cette voie, loutil privilégié est le contrat3 : la règle acquiert une
intentionnalité infinie. Elle est le fruit dune entente entre individus désireux de
transacter, sur la base dune rationalité maximisatrice. Plus précisément, dans son
sens le plus étroit, un contrat peut être défini de la sorte :
2 En suivant Batifoulier et De Larquier (2000), qui en proposent une revue, nous appelons
théorie des conventions , lensemble des travaux qui modélisent la notion de convention
à partir de la théorie des jeux. La théorie des conventions se distingue de léconomie
des conventions qui nutilise pas la syntaxe de la théorie des jeux et en particulier son
principe de rationalité.
3 Voir Bien et Rebérioux (2000) pour une revue de la théorie des contrats appliquée à la
microéconomie de la santé.
3
Définition 1.1 : un contrat est (i) un accord bilatéral, (ii) prenant
la forme dun ensemble de clauses déterminant sans ambiguïté le
comportement des parties dans chaque contingence à même de
survenir, (iii) grâce à un mécanisme de sanctions et de rétributions
monétaires.
De manière évidente, cette finition pose un premier problème, celui des
motivations. Dans le cas de léthique, elles ne sont pas extrinsèques (ou
financières) mais bien intrinsèques (cf. Kreps, 1997). Si donc léthique est un
contrat, alors il faut retirer (requalifier) le point (iii) de la définition précédente.
De manière tout aussi évidente, se pose un deuxième problème. Léthique
indique la voie à suivre, ou encadre la relation ; elle ne la détermine pas (sans
ambiguïté). En aucun cas, elle ne la définit en extension, mais en compréhension.
De la même manière que nous avons amputer la finition précédente du point
(iii), cest cette fois (ii) quil faut supprimer (ou nuancer) pour que lidée déthique
comme contrat fasse sens.
Cette requalification nest pourtant pas si simple, car elle engage de profonds
déplacements sur le terrain de la théorie de laction sous-jacente. En effet,
comment expliquer que des individus capables danticiper lensemble des états de
la nature possibles et de calculer les meilleures ponses dans chaque cas aient
besoin dun guide daction ? Seule une reconnaissance des limites cognitives et
computationnelles des agents permet dintégrer cet élément. Les individus
construisent un cadre à leur interaction, qui leur permettra dinterpréter les
évènements non prévus et de se coordonner en situation nouvelle sur la base de
décisions mutuellement acceptables, si et seulement si ils ont conscience des limites
de leur rationalité. Létude de ces arrangements visant à suppléer les défaillances
cognitives des agents constitue le cœur du programme de recherche de la Théorie
des Coûts de Transaction (TCT), développée par Williamson (1975, 1985). Il sagit
donc dun terrain a priori accueillant pour la notion déthique ; vérifions-le.
1-2. Une structure de gouvernance clef-en-main ?
Dans le but dévaluer la pertinence de ce cadre analytique rapporté à lactivi
médicale4, les notions de spécificité et dincertitude seront mobilisées lune après
lautre (voir lencadré 1). La fréquence dune transaction en médecine est
généralement importante : cette relation est usuellement appelée à se répéter.
4 Ce point na pas fait lobjet, à notre connaissance, de développements antérieurs. Si
Fargeon (1997) montre les apports de la TCT en économie de la santé, son analyse se
concentre sur les relations de coopération au sein du système hospitalier français.
4
Encadré 1 : Les fondements de la Théorie des Coûts de Transaction
Lunité de base de lanalyse est la transaction ; la rationalité des agents est
limitée. Les individus sont guidés par une volonté déconomiser au maximum
sur leurs échanges, dans un univers incertain et non coopératif. Une transaction
est identifiée par trois attributs principaux (Williamson, 1975) : le degré de
spécificité des actifs engagés5, lincertitude pesant sur la transaction et la
fréquence des échanges. Lobjectif des parties sénonce simplement : construire,
pour chaque transaction, les formes contractuelles les plus économes, qui
deviennent des structures de gouvernance , i.e. des dispositifs dinterprétation
ex post de lenvironnement institutionnel (exogène) et des contrats. Lhypothèse
centrale de Williamson est que lefficacité dune structure de gouvernance pour
une transaction donnée est entièrement déterminée par les attributs de cette
transaction. Deux formes polaires de structure de gouvernance sont définies
(Williamson, 1985). Lune, qui sapparente au marché, est caractérisée par un
encadrement strict de la relation grâce à des clauses (de prix, principalement)
entièrement définies ex ante. Lautre, dont la forme paradigmatique est
lentreprise, est une structure intégrée , favorisant linterprétation in situ et
donc la souplesse. Le résultat principal de la TCT est de montrer que plus la
spécificité et (dans une moindre mesure) lincertitude ou la fréquence de la
relation augmentent, plus les parties tendront à favoriser des structures de
gouvernance intégrées. Cette conclusion sappuie sur la mise en lumière des
coûts du recours au marché selon les attributs de la transaction. Si la spécifici
des actifs est importante, une structure intégrée évite le problème du hold up, qui
se traduit par une réticence des individus à sengager ex ante (i.e. à spécialiser
leurs actifs). En revanche, si lincertitude est lattribut décisif, une structure non
intégrée un simple contrat engagera les parties dans un processus de
négociations et décriture ex ante extrêmement lourd. Loccurrence de
contingences imprévues, en dépit des efforts de prévision, fera en outre courir le
risque dune rupture de contrat.
La spécificité des actifs soutenant la relation fait-elle sens en médecine ? Capital
physique et humain doivent être ici distingués. Le développement dun capital
physique spécifique au patient par le médecin est concevable mais apparaît comme
un cas très rare. La construction, par une équipe médicale, dun appareillage
spécifique à un patient, dans le cadre dune intervention complexe et inédite (par
exemple une greffe de la main) illustre ce cas de figure. En revanche, la
constitution dun capital humain spécifique par le patient est une hypothèse plus
plausible. La théorie du capital humain a fait lobjet de nombreux veloppements
en économie de la santé, à la suite des travaux de Grossman (1972) : lidée de base
consiste à faire passer le patient du statut de pur consommateur dun bien produit
par une firme individuelle (le médecin) à celui dun investisseur en capital santé.
Linvestissement que fait le patient est aussi un investissement dans le médecin.
5 Un actif est spécifique à une relation si son utilisation en dehors de cette relation lui fait
perdre de sa valeur. En notant p la valeur de cet actif dans la relation et µ sa valeur en
dehors, p-µ est nommé la quasi - rente . Ainsi, la quasi-rente générée par un actif mesure
sa spécificité : si elle est nulle, lactif nest pas spécifique à la relation. En quelque sorte, un
actif est spécifique quand il est fait sur mesure.
5
La notion de spécificité peut alors être décelée dans la dépendance, non pas
bilatérale mais unilatérale, du patient envers son médecin. Cette dépendance ne fait
que traduire la connaissance du corps et des réactions aux traitements de celui-là
par celui-ci, via un effet dapprentissage. Cette connaissance est synonyme de
création dune quasi-rente : lutilité retirée par le patient de cette relation est plus
importante que celle pouvant être obtenue ailleurs. La fidélité au médecin rend
souvent la relation médicale plus performante, du point de vue du patient. Ce
dernier retire une certaine aisance de lhabitude de consulter le même decin. Un
traitement similaire appliqué par un autre médecin aurait des résultats sanitaires
moins satisfaisants. Dans ces conditions, linstauration de garde-fous ex post
pourrait être valorisée par le patient, afin de se prémunir dune altération de la
relation, se traduisant, par exemple, par des durées de consultation plus courtes,
une moindre prévenance du médecin ou une augmentation brutale des honoraires.
Cette intuition est renforcée par la prise en compte de lincertitude. Ainsi, la
prégnance de cette incertitude en matière de production sanitaire et de décision
thérapeutique est un phénomène largement souligné en économie de la santé. Cette
incertitude peut coûter cher, particulièrement ex post en coûts de renégociation de
manière à éviter une rupture de contrat en cas dimprévu. Une structure de
gouvernance favorisant une certaine souplesse, tout en donnant de la lisibilité à la
relation, constituera un dispositif efficace : elle permettra une adaptation continue
de la relation, évitant par la même une séparation à la premre occasion. Le patient
a besoin dêtre rassuré quant à linscription de la relation médicale dans la durée
(aussi loin quil le souhaite) et dans le niveau de qualité des soins (indépendant des
aléas de morbidité).
En sumé, la transaction sous-jacente à lactivité médicale nécessite une
structure de gouvernance particulière : elle engage des actifs (humains)
relativement spécifiques, en situation globalement incertaine, et est appee à se
répéter dans le temps. Lapplication de la logique williamsonienne (1985, chapitre
3) conduit, dans ce cas de figure, à prédire létablissement dune structure de
gouvernance bilatérale. Lobjectif de cette structure, au niveau dintégration
intermédiaire, est détablir une relation de confiance entre les parties. En cas
dimprévus, cette confiance doit permettre un ajustement concerté ; si un désaccord
persiste, elle favorise un règlement local sur la base de principes communément
acceptés. Elle évite donc le recours à une tierce partie, difficilement mobilisable
lorsque la transaction se répète. Bref, cest une structure qui doit permettre le bon
déroulement dune relation complexe (car incertaine, spécifique et fréquente), tout
en garantissant lindépendance des parties (il ny a pas, à proprement parler,
intégration ). Pour Williamson, cette structure a pour pendant dans le domaine
juridique le contrat relationnel mis à jour par Macneil (1978)6.
Existe-t-il en médecine une telle structure de gouvernance ? Ou bien cette
activité échappe-t-elle à la logique williamsonienne ? Non, si lon remarque que
léthique peut aisément être identifiée à une structure bilatérale. Elle se donne bien
6 Williamson (1985, p.72) définit ainsi le contrat relationnel : By contrast with the
neoclassical system, where the reference point for effecting adaptation remains the original
agreement, the reference point under a truly relational approach is the entire relation as it
as developed through time
1 / 21 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans l'interface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer l'interface utilisateur de StudyLib ? N'hésitez pas à envoyer vos suggestions. C'est très important pour nous!