Est-on à la veille d’une révolution scientifique ?
Effectivement, je crois qu’on arrive à la fin d’une période de développement de la
génétique. Elle a débuté au début du XXe siècle et se caractérise par la notion clé du
gène « tout-puissant », selon laquelle les gènes contiennent l’information nécessaire
et suffisante pour le développement d’un organisme vivant. On arrive à la fin de cette
période et l’on s’aperçoit que ce schéma explicatif a de plus en plus de mal à rendre
compte de la variété des phénomènes héréditaires qu’on observe.
Qu’est-ce qui va suivre ?
C’est difficile à dire. On voit l’émergence de théories concurrentes qu’on regroupe le
plus souvent sous le qualificatif d’« épigénétiques », mais il est trop tôt pour dire
laquelle sera acceptée par la communauté scientifique. Il s’agit de voir le vivant dans
sa globalité plutôt que de s’en remettre à quelques éléments statiques comme la
molécule d’ADN. Malgré tout, la théorie du déterminisme génétique reste pour
l’instant dominante, même si les problèmes conceptuels commencent à être discutés
dans les plus grandes revues scientifiques. L’année dernière par exemple, la revue
Science a consacré un numéro spécial à l’épigénétique.
Est-ce que cela revient à dire que les gènes n’ont qu’un rôle limité ?
L’épigénétique actuelle essaie d’incorporer dans son schéma explicatif les gènes qui
codent la structure primaire des protéines mais en ajoutant à cela un mode de
fonctionnement qui permettrait d’expliquer la grande liberté de la matière vivante à
s’autoorganiser. L’information codée par le génome est essentielle, mais elle est loin
d’être suffisante.
Quand vous dites que l’ADN n’est pas un programme génétique mais une
banque de données, c’est ce que vous voulez dire aussi.
Oui. En reprenant une analogie empruntée à l’informatique, il est possible de
comparer le génome à une base de données. Selon la génétique classique,
l’expression de ces gènes, c’est-à-dire l’utilisation de ces données, est déterminée
par le programme génétique qui est lui-même inscrit dans la même base de
données. Les mutations qui entraînent une maladie héréditaire, par exemple, sont
les bogues de ce programme. Traditionellement en biologie, on applique une vision
déterministe selon laquelle le vivant est ordonné comme le mécanisme d’une
horloge. Or, en physique, on a abandonné la vision déterministe, newtonienne de
l’horloge en faveur de la mécanique statistique. Selon l’expression de Schrödinger,
dans la nature, « l’ordre se fait à partir du désordre ». Ce sont les mêmes lois
physiques qui agissent dans une cellule vivante. Pour les théories épigénétiques,
l’expression des gènes fait partie des milliards de réactions biochimiques qui se
déroulent dans une cellule vivante. A cause de leur grand nombre, ces réactions
obéissent à des lois statistiques.
La génétique n’a-t-elle pas sorti l’ADN du vivant comme si c’était elle qui le
gouvernait ?
Tout à fait. Ce sera justement l’enjeu de la prochaine révolution génétique : redonner
sa place à l’ADN dans l’énorme complexité d’interactions biochimiques du vivant. On
ne la met plus sur un piédestal comme un dictateur qui dirige le déroulement de la
vie.
Comment expliquez-vous qu’encore aujourd’hui cette image continue à être
véhiculée par nombre de scientifiques ?
Ça devrait durer encore pas mal de temps. Il y a une tradition très profonde de la
vision hiérarchisée dans la génétique. Il faut bien voir aussi qu’il y a maintenant une
industrie très puissante qui fonctionne autour du « tout-génétique » ou du « tout-ADN
». Les intérêts vont désormais bien au-delà de la science.