LA
MATIERE
DE LA CROISADE VERS
1200
ou
UN
RECIT EN VERS FRANCAIS
DE LA
PREMIERE
CROISADE
FONDE
SUR
BAUDRI DE BOURGUEIL
La premiere croisade (1099) donna naissance
a
I'epopee de la
croisade. Celle-ci appartient donc a une branche nettement plus
recente du genre kpiquel. Dans i'histoire de la formation du genre, les
epopkes de la croisade constituent le quatrieme cycle de i'kpopee fran-
caise. Tout comme les cycles plus anciens, le quatrierne cycle se carac-
terise par un theme general, en I'occurrence la glorification de la
premiere croisade et plus particulierement de Godefroy de Bouillon,
premier souverain chretien de Jerusalem, ainsi que de sa dynastie. la
maison de Boulogne-Bouillon. Ce theme instaure Une difference
essentielle entre I'kpopee de la croisade et les chansons de geste tradi-
tionnelles'. Au contraire de ces dernieres, I'kpopke de la croisade n'a
pas pour toile de fond I'epoque carolingienne, mais des epoques beau-
coup plus tardives qui coincident avec I'apparition des differentes
epopees de la croisade ou qui, du moins, nes'en trouvent passeparees
par plusieurs siecles.
On peut considerer qu'une deuxieme difference importante
reside dans le fait que les kpopees de la croisade ne refletent plus I'evo-
lution gknerale de la societk feodale, rnais seulement un aspect de
celle-ci
-
central, il est vrai, et pour longtemps
-
:
les croisades. Par
rapport
a
I'ensemble des epopkes en ancien francais, le lien qui rat-
tache l'epopee de la croisade
a
cet aspect contemporain est extraordi-
nairement etroit.
Malgri les circonstances de sa genese, exceptionnelles pour
I'epopke en ancien francais, I'kpopke de la croisade ne va pas jusqu'a
constituer un sous-genre epique homogene. Au contraire, les epo-
pees de la croisade sont tres differentes entre elles. Par rapport aux
chansons de geste traditionnelles, elles constituent une serie de formes
limites dans la mesure ou elles realisent chacune Une combinaison dif-
ferente avec des genres apparentes comme l'historiographie, l'hagio-
graphie, le roman chevaleresque et le Conte. L'histoire de I'epopee de
la croisade est la preuve meme de la latitude dontjouit le genre epique
aux XII' et XIIIc s.
La genese du
«
premier cycle de la croisade
-
nom habituel
qu'on lui donne
--
s'etend sur Ces deux si&cles, de 1100 a 1300, de la
premiere croisade jusqu'a la fin du royaume d'outremer'. Le develop-
pement du cycle est largement conditionne par I'histoire du royaume
de Jerusalem, sa grandeur et sa decadence.
Les quatre premieres epopees de la croisade furent composees
tout au long du XIIes. dans l'ordre chronologique suivant: la
Chan-
son d'Arzrioche,
la
ConquPte de Jirusalem,
les
Che'tifi
et le
Chevalier
au Cygne.
La
Chanson d'Antioche
constitue un premier pas de I'epopee
vers I'historiographie4. Pourtant, deja la deuxieme epopee de la croi-
sade, la
ConquPte de Je'rusaletn
qui depeint le triomphe de la premiere
croisade, marque un eloignement de l'historiographie et un retour au
style epique traditionnel5. La reintegration dans la tradition epiqueh
sera plus poussee dans la troisieme epopee de la croisade: les
Chittfi;
ce poeme paiticipe au developpement general du genre epiqueet tend
vers le roman chevaleresque. Enfin, la quatrieme epopee de la croi-
sade, le
Chevalier au Cygne,
est plutöt un roman chevaleresque avec
de nombreux ilements merveilleux ressortissant au domaine du
conte7.
A la meme epoque que le
Chevalier au Cygne,
vers 1200, naquit le
Ricir en Vers francais de la prerniere croisade fonde' sur Baudri de
BourgueiP.
Il est vrai que cette ceuvre n'est pas integree au cycle de la
croisade, mais ici encore cette m~morableexpedition constitue l'objet
du recit.
L'ceuvre comprend I'histoire de la premiere croisade jusqu'a la
bataille d'Ascalon (1099)9 et, dans le manuscrit de Spalding, com-
porte en plus l'histoire des decennies suivantes, jusqu'a la conquete de
Tyr en 1124'0. De toutes les chansons epiques de la croisade, celle-ci
est la plus proche de l'histoire.
Que cette ceuvre depende de I'historiographie latine est un fait
evident. L'auteur lui-meme se reclame de Baudri de Bourgueil".
Outre
I'Hisroria Hieros01i~rnitano'~de
ce dernier, la
Gesta Francorum
Jherusalem expugnantiutn
d'un certain Bartholf, la
Gesta Francorum
et aliorutn Hieroso!,~mitanorum seu Tudehodus abbreiiiatus
et, par
LiN
RECIT
DE 1.A
PREMIERE
CROISADE
1081
endroits, Fouchier de Chartres pourraient bien aussi avoir servi de
sourcel'.
En revanche, les sources en ancien francais nejouent qu'un röle
subalterne. De toute facon,
S.
Duparc-Quioc a reussi
a
demontrer que
l'auteur s'etait partiellement appuye sur la
Chanson d'Antioche
et la
Conquete de Jirusalem
remaniees par Graindor de Douail4. Dans
l'ensemble, le recit consiste en Une transposition de sources latines
avec affleurement
-
occasionnel neanmoins
-
de modkles epiques
en ancien francais.
A cette formule de combinaison des sources, avec predominance
de textes historiographiques, correspond aussi la place du recit parmi
les genres litteraires. La composante epique de l'ceuvre n'est que fort
peu developpee. De la chanson de geste, ne subsistent essentiellement
que la forme en laisses, la topique de l'exorde et les apostrophes tradi-
tionnelles. Ce n'est que trks rarement que les modkles latins recoivent
Une forte dramatisation, par exemple, dans le conflit avec I'Empereur
Alexis'i.
Dans le recit, les heros particuliers perdent beaucoup de leur
importance, fait totalement oppose
a
l'esprit epique et meme
a
celui
des epopees de la croisade. Les combats singuliers eux-memes sont
a
peine decrits dans les details. Les modeles narratifs de I'epopee ne
jouent aucun r6le. Le recit se deroule presque constamment dans le
style de I'historiographie.
Dans la meme direction, d'autres differences s'affirment par rap-
port
a
I'epopee de la croisade. Ainsi, le r6le de l'auteur est rehausse
lorsqu'il explique la defaite de Civetot par les peches des chrktiens16.
La relation de I'auteur avec ses sources est de type philologique: un
clerc provencal aurait d'abord compose Une version latine que Baudri
de Bourgueil aurait corrigee et mime transposee en
romanz
et c'est
cette version francaise que I'auteur aurait amplifiee:
Uns clers provencel I'ad premiers larine'e,
Enfirt un grant livre ou Baudris I'a trovie,
L'arcevesques de Dol qui mult mielz I'a ditie,
Et solunc le language en rornanz tresrornie
Por ce que ~nielz I'entendent qui ne sunt letrie
Et si ge di plus ne doi estre hlas~nie,
Car mainre chose i ad li hons clers ohliie
Que cil deniainement ont pur veire chante'e
Qui I'orent od lur ielz veüe et esguard@e."
Pour authentifier ses amplifications l'auteur pretend s'appuyer
sur les recits directs des temoins oculaires. C'est egalement au
domaine de i'historiographie que ressortissent les datations avec indi-
cation des jours de la semaine ou des fgtes du calendrier
ecclesiastiquef~.
Un siecle environ apres la
Chanson d'Antioche,
i'ceuvre de Bau-
dri de Bourgueil transposee en ancien francais est un nouvel essai
d'historiographie sous forme epique. Cependant, le
Ricit en vers-fran-
cais de lapreiniere croisade.fond6 sur Boudri de Bourgueil
ne marque
pas, comme la
Chanson d'Antioche,
un pas en avant de i'epopee vers
I'historiographie;
il
constitue plutöt un stade ipique intermediaire
entre I'historiographie latine et I'historiographie en ancien franqais.
La transposition de Baudri de Bourgueil en ancien francais represente
Une des dernieres branches, orientees vers i'histoire, de I'epopee fran-
caise et cela, avant la naissance de I'historiographie en langue
vulgaire.
Vers 1200, on peut donc constater dans la mise en ceuvre de la
matiere de la croisade un large eventail sur le plan de i'esthktique gene-
rique. D'un C%&, le
Chevalier au Cygne
realise un elargissement dans
le sens du roman et mgme du Conte; d'un autre cöte, la transposition
en langue vulgaire de Baudri de Bourgueil consacre un rattachement
a
I'historiographie latine et par
Ia
mhe, un nouveau retour
a
I'histoire.
Ce revirement vers l'histoire est plutöt oppose
a
i'kvolution generale
du genre epique, mais
il
permet preciskment d'apprecier I'elasticiti, et
donc la disponibiliti, de la forme epique vers 1200.
I.
Karl-Heini-
RLSI>I~K,
Iles
Chansonsileg~sreiiopren~i~rei~~opi~d~croi.~o~le.
I.a~>r&ence de
Phi.~roireco,iren7porainr
dons lo lir~4rorur~rlu 12's..
dans
I/lc
Co,igri.s
Inrernorionoi de Io Socidi Ken<esi,oO. Aix-en-Proi,ence. 29 aoUr-4 seprrnihre 1973,
Acres er M4??zoires,
Aix-en-Provcnce, 1974, pp. 487-500.
2.
Cf. op. cit., pp. 487 ss.
;
citons encore: Roher1 Francis COOK.
Cho,~.so~~<YAn-
rioche, chanson de yesre:
L.?
C1'cle de 10 Croiiade esr-ilil~iqur?.
Amsterdam, .lohn
Benjamins, 1980. pp. 1-14.
3.
Karl-Heini-
Bi:si>i~.
/lcGodefro.ra Solarlin. Le~>rri>iier<:rc/e~le 10 rroi.soi/~:
entre lo clironique er le cotir? (1100-1300). Porrit, hi.~rorique,
dans
Grunrlrirr
~Icr
ro~>iuni.~<hen I.ii~rarure~i iler Mirrelalrrrs,
vol.
I
I1
Ler
il><>i>k
romones.
A
5.
L<.r i+o-
pie.5
i
.su;crs conre»~~>orains.
ed. par Rita
LE.IEI!NT,
Heidelberg. Carl Winter Verlag.
(a
paraitie).
Cf.
Robcrt Francis COOK, op. cit.. pp. 77-87.
4.
Karl-Heinz
BliYl>i:K,
Dir Clia~ison d'Anrioche: eine Chronik rwirchrn E11o.y
und Hayiogroi>hie.
dans
Olifanr,
512,
1977, pp. 89-103; Suzanne
D1;i'hnc-Oiiior.
1.0
Chonsori d'Anrioche,
I
Edirion du i<,xre
d'oprrs
10 oer.~ion rinci<wir,
I
I
Grude
cririque,
Paris, Geuthncr, 1977-1978; Robert Francis Coo~. op. cit.. pp. 15-76,
5.
Karl-Hcinz
BESI>EK,
Le~i/~o/>ie.s de 10 croi.rode
ou
iogloire4/>iqu~r/u,>eu~>l~~
da,ls Ia Conquere de J4rusalen1.
dans
Acres du iolloque (le.~
5
er
6
nioi 1978, I.iri4rn-
US
RECIT
DE
LA
PREMIERE
CKOlSADE
1083
rure ei sociiii, U(It?iverriri de Picorrlie. Cenire ci'irude.~ i>i@(liii.ale,s,
publiEs pai les
soins de Danielle BUSCI~IYGER, Amicns. Champion, 1978, pp. 159-176.
6. Karl-Heinr BESIIER.
Le.spre,i?i$re.~ 6popie.r dc
10
croiiode ei /?ur riin16,qr.o-
iion rlo>ls
10
irodiiion dpiqur.
dans
VIIP Conpr?.~ It7iernoiional dc
la
SociiiY Rences-
i>aI.x, Po»iplono-Sonriazo dr Compoielo, 13-25aou1
1978,
Acres
CI
M6,noires.
pp. 43-47.
7. Cf. Karl-Heinz BENIIER.
D? Godefroy
i
Saladi,i,
cap. 11,
1,e.s il>op&nle In
croi.saad inrermidioires: de i'ipopie de la croisade nu
roniai?
de,~uniille.
8. Paul MEYER.
Un ricil en i~~r.~.fratz~~i.i de la/>re,nic're croisnde.fi~,irli.sur Bou-
dri de Bourpueil,
dans
Ro>iro>iio
5. 1876, pp. 1-63.
I1
n'existe que cette idition par-
tielle.
a
laquelle se refcrent toutes mes citations.
9. Suzanne DtiPARC-QUIOC.
1-e i:i:cle de
/U
croisodc.
Paris. ßibliotheque de
I'Ecole des Hautes Etudes 305. 1955, p. 77: Paul MEYER. op. cit., pp. 4.40s
Cf.
pp. 9
ss.,
vv.
31-35 (f'remier morccau):
Ore
vos
comenreroi !'~si»ire qui nluli es1 hien ri>>?ee,
Turefaiie par meire, sonr sillah~.fou.sie,
D'Aniioche la groni coi>imc ele fud reco~,rie,
Ei dr Jherusolem lo cili6 renot~iie
Ou fud pren~ierenieni nosire
I
[
o
]
i ordenge.
10. Paul MEYER. op. cit., p.46.
I
I.
p.
10,
vv.
36-40 (Premier morceau).
12. Paul MEYER, op. cil.. pp.4 ss.
13. Paul MEYER, op. cit.. pp.46-49.
14. Suranne DiiFnRc-Qiiioc.
1.e c.ycle de la croirade.
pp. 78-80.
15. pp. 20-23,
vv.
475-595 (Premier morceau).
16.
p.
IR,
vv.
406-412 (Premier morceau):
Seipnor,~, ctfud ,,iirocles quc
Dru
ad demosrri,
Que li soini o,r>o.sioiller lor oveii .ser,noi7Z
Qu'll ienissenr 10 voie odpranr hurnilir4,
Ei que rien ne prei:ssenr sor
/U
<.hre.srietzik
Cor se il 1e.feYs.renr
DPU
/(,,s
~oil0reii
P,,
h4.
M0i.s onques rien ne rindreni que lor
Jud
devisi.
Por
ce
/ur ovini mal, hien i'onr pui,? es/)sl>rt>vC
17. p. 10.
vv.
36-44 (Premier morccau). L'affirmation de I'autcur selon laquelle
Baudri de Bouigueil aurait fait lui-mEme la traduction en ancien francais est contes-
tie poui de bonnes raisons par Paul
MEYI:K
(op. cit.. pp. 5 SS).
18. p. 23.
V.
625 (Premier morceau): p. 37,
V.
10 (Quatrieme morceau); p. 19.
V.
3 (Cinquieme morceau): p. 40.
V.
4 (Sixieme morccau). Ce mode de datation
res-
semble au modele de I'historiographie monacale ct des itineraires.
Universite
de
Trkves Karl-Heinz
BENDER
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