mince cahier qui bien entendu réduit à rien les prétentions de bibliothèques entières
d’ouvrages philosophiques qui croient à la nécessité de leur existence. »6 Ce diagnostic, que
l’on soit d’accord ou non avec la pensée heideggérienne de la philosophie et de l’histoire de la
philosophie, est vrai en cela du moins que Parménide inspire, comme les héros d’Homère
justement, « le respect et la terreur »7. D’où tient-il donc cette force ? Ma réponse est : entre
autres d’Homère et, peut-être, tout particulièrement d’Homère.
Je m’explique : il me semble que, dans le poème de Parménide, se déploie ce que
j’appellerai l’« ontologie de la grammaire », c’est-à-dire que la langue grecque déploie toutes
ses formes à partir d’un verbe, le esti premier, pour produire un sujet. Bien sûr la langue
grecque existe avant Parménide. Mais la manière dont elle est fabriquée, et ce qu’implique
cette manière d’être fabriquée, ne sont pas lisibles et encore moins thématisés, avant le
poème : le poème de Parménide constitue la mise en acte des pouvoirs de la langue. On sait
que le poème commence par l’énoncé de deux voies, de deux chemins. Le premier chemin, le
seul que l’on puisse et doive suivre, s’énonce estin : que « est », troisième personne du
singulier du présent du verbe être. A partir de ce premier verbe, une série d’opérations, à la
fois syntaxiques et sémantiques, mène à un sujet. La voie passe notamment par la forme de
l’infinitif (esti gar einai, « est en effet être ») et par celle du participe (eon emmenai, « c’est
en étant que est », fr . VI, 1)8 .
Or, au moment où, au fragment VIII, s’énonce enfin le sujet secrété par le verbe, sous la
forme du participe substantivé to eon, « l’étant », voilà qu’on se retrouve dans Homère. Je lis
le passage :
« Alors, immobile dans les limites de larges liens, / il est sans commencement, sans
fin, puisque naissance et perte / sont bel et bien dans l’errance au loin, la croyance
vraie les a repoussées. / Le même et restant dans le même, il se tient en soi-même, / et
c’est ainsi qu’il reste planté là au sol [empedon authi menei], car la nécessité puissante
/ le tient dans les liens de la limite qui l’enclôt tout autour ; / c’est pourquoi il est de
règle que l’étant [to eon] ne soit pas dépourvu de fin »
( VIII, 26-32)
Entendez-vous comme c’est étrange ? Tout à coup, quand on arrive après une longue
route à ce to eon, « l’étant », et qu’enfin on le tient comme une identité stable identique à elle-
même (tauton t’en tautôi te menon kath’heauto keitai, avec les termes qui serviront à dire
l’eidos platonicien et l’hupokeimenon aristotélicien), on nous explique, avec des mots bien
peu « métaphysiques », qu’il reste « planté là au sol » [empedon authi menei].
6 Introduction à la Métaphysique, cours du semestre d’été 1935, Niemeyer, 1952, trad. G. Kahn, Paris,
Gallimard, p. 105.
7 Platon, Thééthète, 183e.
8 Je me permets de renvoyer pour toute cette analyse à ma présentation du Poème dans Sur la nature ou sur
l’étant. La langue de l’être ?, Paris, Seuil, Points bilingues, 1998 1, en particulier p. 30-48.