2 Eclairage Subjectif Le Temps Samedi 5 septembre 2015 Il était une fois Un milieu genevois Joëlle Kuntz FONDATION MARTIN BODMER, COLOGNY (GENÈVE)/NAOMI WENGER La Fondation Bodmer tient ouverte jusqu’au 13 septembre son exposition sur Les livres de la liberté, consacrée aux grands textes qui ont fondé et popularisé la pensée politique libérale depuis les Lumières. On y perçoit les enchaînements de circonstances qui ont mis Genève sur la carte intellectuelle européenne et américaine des XVIIIe et XIXe siècles. L’historien Bernard Lescaze, qui a œuvré comme commissaire scientifique de cette exposition, dessine les connexions du réseau de penseurs libéraux de l’époque avec la gourmandise du Genevois jamais rassasié des œuvres de sa ville. C’est d’abord le juriste et conseiller d’Etat genevois Jean-Jacques Burlamaqui dont les Principes du droit naturel, édités en 1747, seront diffusés en Angleterre et dans les colonies américaines où ils influenceront les futurs présidents Adams et Jefferson. Les indépendantistes s’appuieront en effet sur l’autorité de Burlamaqui pour légitimer leur opposition aux impôts décrétés par le parlement britannique. La qualité de l’impression de son traité par l’éditeur genevois Barrillot fera d’ailleurs une telle impression sur Montesquieu que celui-ci commandera chez lui en 1748 la première version de De l’esprit des loix. C’est surtout vers la fin de l’Empire français et des événements autour de 1814-1815 que se constitue un réseau libéral dont Genève est un pôle actif. On y trouve le pasteur Etienne Dumont, arrivé à Paris en 1785 dans l’atelier intellectuel du comte de Mirabeau, écrivant ou corrigeant des discours du révolutionnaire français. Un fragment de sa fameuse harangue contre l’esclavage porte l’écriture du Genevois: «Ah, fasse que le génie tutélaire de l’humanité […], que cette religion de la liberté se répande sur toute la terre, qu’elle fasse trembler tous les imposteurs et qu’elle L’éditeur genevois Barrillot a été choisi par Montesquieu pour la publication de «De l’esprit des loix». venge la nature humaine des impiétés de la tyrannie.» A la mort de Mirabeau, en 1791, le même Dumont se rend en Angleterre où il se lie au philosophe du droit Jeremy Bentham, le précurseur du libéralisme dans toutes ses dimensions d’origine, liberté individuelle, liberté d’expression, liberté économique, séparation de l’Eglise et de l’Etat, Nouvelles frontières droit des femmes, abolition de la peine de mort, etc. Ce corpus d’idées fait forte impression sur certaines personnalités genevoises, dont l’économiste Jean de Sismondi ou le juriste Pierre-François Bellot, qui vont tenter, avec Dumont de retour d’Angleterre après la chute de Napoléon, de rédiger une constitution libérale pour Genève. Sans succès, hormis deux astuces juridiques notables dues à l’initiative de Dumont: les députés auront le droit 1. d’amender les lois et 2. d’entendre et donc d’en discuter les motifs, obligatoirement exposés devant eux. Sismondi, de son côté, travaille sur l’économie politique, introduisant avec ses Nouveaux Principes d’économie politique l’idée de la redistribution des richesses et d’un rôle régulateur de l’Etat. L’entreprise lui vaut les critiques des libéraux et les risées de Marx. Le débat, en tout cas, touche l’entier de l’intelligentsia européenne. Il est relayé par la Bibliothèque britannique, un périodique fondé en 1796 à Genève par Marc Auguste et Charles Pictet. Collabore à cette revue à la fois scientifique et littéraire le premier traducteur de Malthus en français, Pierre Prévost. L’homme est ami de Germaine de Staël comme de François Guizot, l’ancien élève du collège Calvin qui deviendra ministre sous la Monarchie de Juillet. Un Guizot qui nommera le Genevois d’adoption Pellegrino Rossi au Collège de France, comme successeur de Jean-Baptiste Say à la chaire d’économie politique. Sismondi et Dumont sont en correspondance constante en France avec Guizot et en Angleterre avec John Stuart Mill, l’auteur en 1848 des Principes d’économie politique où il dénonce la croyance selon laquelle le progrès matériel s’accompagnerait automatiquement d’un progrès social. La science économique ne s’applique selon lui qu’à la production de biens et de services mais non au champ de la répartition, qui est de l’ordre de la politique, de l’Etat et de la société. Le moment fort du milieu libéral genevois dans son réseau international se situe à la charnière de l’Ancien Régime et des nouvelles formes que prendront les institutions politiques avant de se stabiliser autour du principe démocratique contemporain. Il est clairement animé par le moralisme protestant, ce qui reste du religieux quand la croyance s’est estompée. Il est porté par des élites intellectuelles hostiles au peuple comme «masse» mais amies du «bien commun» dont elles se proclament les interprètes. Les routes se séparent quand il s’agit de cette interprétation. Un John Stuart Mill ne partage pas les idées du Genevois Ernest Naville devenu conservateur après la révolution de 1846, sauf sur la représentation proportionnelle qu’ils voient les deux comme un progrès. L’Anglais ne lésine jamais sur la liberté. La Fondation Bodmer expose un billet de sa main sur la liberté d’expression dans lequel il pose que la confrontation d’opinions divergentes ne peut que faire triompher la vérité sur l’erreur. Le document avait été acquis par Stefan Zweig, qui l’a cédé à Martin Bodmer. Il y a cent ans, en septembre 1915, se tenait à Zimmerwald la réunion informelle des socialistes internationalistes (ornithologues pour la police bernoise), sur l’attitude à adopter à propos de la guerre. Un certain Lénine y participait. Allait bientôt s’ouvrir un nouveau et immense chapitre de l’histoire des libertés qui pénétrerait toutes les sociétés et tous les courants de pensée, de la gauche à la droite. Les chapitres anciens présentés à la Fondation Bodmer y serviraient tout au long de référence. Et l’adresse de Genève de point de rencontre pour les élites d’Etat chargées d’en apaiser les effets. Ma semaine suisse Aider l’Allemagne à aider l’Europe L’humanitaire à l’abandon Frédéric Koller Hier, en Grèce ou en Espagne, des manifestants exhibaient des portraits de Merkel affublée d’une moustache à la Hitler. Aujourd’hui, des réfugiés syriens bloqués en Hongrie scandent «Merkel, Merkel!». Aucun lien apparent entre ces deux scènes. Et pourtant. D’un côté, c’est l’Allemagne égoïste et dictatoriale qui est huée. De l’autre, c’est l’Allemagne généreuse et ouverte que l’on appelle au secours. Repoussoir ou aimant, l’Allemagne s’impose, souvent malgré elle, comme l’Etat qui fait la différence en Europe. D’une crise à l’autre, elle endosse les responsabilités. La chancelière a beau temporiser, consulter, hésiter, négocier, patienter, humer l’opinion, bref: merkeln, comme disent désormais les Allemands. Lorsqu’elle décide, son choix fait la différence sur l’ensemble du continent. Que ce soit face à la Russie dans la crise ukrainienne, face aux pays du sud dans la crise de la dette grecque ou face aux pays de l’est dans la crise des réfugiés, l’Allemagne fait office de boussole pour l’Europe. Une boussole dont le nord est fixé dans les valeurs du continent: l’austérité? Certes, mais c’est au nom du respect des règles librement consenties des membres de l’UE et de la discipline budgétaire. La solidarité? C’est un devoir en matière d’asile dû aux personnes en danger, etc. A chaque fois, forcément, ces choix divisent et nourrissent un peu plus une haine de l’Allemagne. Cette haine est à géométrie variable selon les crises et s’exprime surtout aux deux extrêmes du spectre politique. Mais pas seulement. Les intellectuels français, de façon de plus en plus unanime, se complaisent dans la dénonciation d’une prétendue dérive allemande. Dernier exemple en date, Pascal Bruckner, dans les colonnes du Figaro de vendredi, qui explique à propos de l’annonce de Merkel pour accueillir 800 000 réfugiés: «L’Alle- C’est l’inaction de l’UE qui devrait inquiéter plutôt que les initiatives courageuses de Berlin magne manifeste une charité tout impériale. Elle veut rester maître du jeu en Europe dans la dureté comme dans la compassion. Impitoyable avec les Grecs en juillet, […] tout sourire avec les Syriens en septembre. Angela Merkel veut gagner sur tous les tableaux, celui du cœur et de l’orthodoxie économique.» Quoi qu’elle fasse, l’Allemagne est soupçonnée de visée impérialiste. A tort bien sûr. En témoigne la question des réfugiés. C’est à l’unisson de la Commission européenne que Berlin demandait depuis des mois l’instauration de quotas en Europe pour gérer la répartition des requérants d’asile. Un bon sens qui s’est fracassé sur le refus des pays de l’est, Pologne en tête, mais aussi de la GrandeBretagne et de la France. Ce n’est qu’après le constat de cet échec qu’Angela Merkel s’est résolue à ouvrir largement ses portes aux Syriens comme le permettent les Accords de Dublin et comme le soutenait une majorité d’Allemands, patronat en tête. La chancelière allemande n’a pas agi sous le coup de l’émotion provoquée par l’image d’un enfant échoué sur une plage (qui aurait pu être celle de nos vacances). Elle a pris une décision réfléchie face aux lâchetés cumulées d’une majorité d’Etats européens. C’est l’inaction de l’UE qui devrait inquiéter plutôt que les initiatives courageuses de Berlin. Jeudi, la France et le président du Conseil européen, le Polonais Donald Tusk, se sont finalement ralliés à la solution des quotas. Va-t-on à nouveau en faire le reproche aux Allemands? Ou comprendra-t-on qu’il est préférable d’aider l’Allemagne et par là même aider l’Europe à se ressaisir? Yves Petignat La Suisse aurait-elle pu accueillir Aylan, l’enfant de Bodrum, s’il avait eu la chance d’échapper au naufrage? La question nous hante. Car il n’y a plus de Suisse humanitaire. Il y a juste un pays écartelé entre le sentiment naturel qui porte à offrir son secours et la crainte de devoir consommer un peu moins. Et l’égoïsme l’emporte. Au-dessus, il y a un monde politique mesquin qui se débat entre la médiocrité du discours officiel sur l’asile et l’agitation des peurs. Nous en aurons l’illustration mercredi, avec le débat sur la restructuration du domaine de l’asile au Conseil national. S’il n’y a plus de Suisse humanitaire, il y a des Suisses solidaires. Il n’en manque pas pour croire encore que la Constitution fédérale est fondée sur un «esprit de solidarité et d’ouverture au monde». Mais ils ne font pas la Suisse à eux seuls. La tradition humanitaire de la Suisse fait désormais partie des mythes. En quoi ce pays serait-il plus généreux que l’Allemagne, qui s’apprête à accueillir 800 000 réfugiés, que la Suède, de loin la plus hospitalière, ou que l’Italie et la Grèce qui supportent presque seules le poids des 300 000 arrivées sur leurs plages? Nous sommes dans un pays où aucun dirigeant politique ne s’est indigné qu’un parlementaire publie sur Facebook une photo montrant une foule de réfugiés prenant d’assaut un navire, avec ce commentaire abject: «les spécialistes arrivent». Liberté pour les cyniques. Près d’un tiers des Suisses sont prêts à voter pour un parti qui demande la dénonciation de la Convention des droits de l’homme et le gel de l’asile. Le président d’un parti de gouvernement peut impunément demander à ses électeurs de s’opposer par tous les moyens à l’ouverture de centres d’accueil dans leur commune. Alors même qu’en Allemagne des lieux d’asile sont incendiés. Selon un sondage de la SonntagsZeitung, 64,4% des Suisses craignent On pleurera sur Aylan, l’enfant de Bodrum, puis le parlement retournera à ses petites affaires que l’accueil de réfugiés ne fasse baisser leur niveau de vie. 44% d’entre eux souhaitent la fermeture des frontières. Et si deux tiers veulent bien aider les réfugiés, que, par pitié, cela se passe loin, pas sous nos yeux. Là-bas où la détresse se voit moins. Au parlement, le budget de l’aide au développement, supposée venir en aide sur place, devrait être raboté de 100 millions. L’UDC exige bien plus. Quand un parti d’appellation chrétienne balance entre fermeté et tradition humanitaire, on sait déjà ce qu’il a choisi. La trahison de ses propres valeurs pour quelques voix. Alors qu’une gauche molle prend bien garde à ne pas se risquer sur ce terrain où il n’y a rien à gagner. Voilà ce qu’est devenue la patrie de Dunant et de la CroixRouge. Un pays rabougri. En marge d’une interview qu’il nous avait accordée juste avant son élection au Conseil fédéral, JeanPascal Delamuraz, l’un des derniers magistrats du radicalisme populaire, avait longuement parlé de l’un de ses auteurs favoris, le «Lausannois» Benjamin Constant. Il en avait souligné une phrase, notée depuis dans un cahier de moleskine: «Les citoyens possèdent des droits individuels indépendants de toute autorité sociale ou politique, et toute autorité qui viole ces droits devient illégitime.» De l’un de ces droits intouchables, Benjamin Constant disait: «Toute loi qui ordonne la délation n’est pas une loi; toute loi qui porte atteinte à ce penchant qui commande à l’homme de donner refuge à quiconque lui demande asile n’est pas une loi.» Hélas, plus aucun élu libéral ne lit Benjamin Constant. Quant au parlement, on n’en attend plus rien. On pleurera sur Aylan, puis on retournera à ses petites affaires.