Perception socioscolaire ou logique d`un rapport à la

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Misbao AÏLA
Président de l’Association “Aujourd’École-France”,
Chercheur en Éducation et Sociologie
Perception socioscolaire ou logique d’un rapport à la
cognition : une perspective théorico-pratique
Espace de Philosophie et de Recherche sur l’Immigration et le Social
(ESPRISOCIAL - FRANCE)
http://www.esprisocial.org/documents
LILLE (FRANCE)
FRANCE
17 novembre 2014
1
PLAN
INTRODUCTION
I. INSTRUCTION ET PERCEPTION SOCIOSCOLAIRE
1. De la situation de réussite ou d’échec scolaire
2. Échec scolaire dans une perspective migratoire
3. Extension sociale et enjeux du phénomène de l’échec scolaire
a. Des contextes socioscolaires pleins d’enjeux pratiques
b. De la thèse du conditionnement socioéducatif des migrants
II. ENJEU DE MUTATION DE LA CONSCIENCE SOCIALE
III. CONFRONTATIONS ET RÉSISTANCES DANS LA COOPÉRATION
ÉDUCATIVE
CONCLUSION
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Résumé de l’article
L’une des plus délicates entreprises est, pour cet article, celle de bâtir judicieusement, – à
partir d’un éventail de publications scientifiques –, la logique limpide d’un rapport à la
cognition et y cerner sa pertinence essentielle, principalement dans la transmission du savoir
au sein d’une communauté studieuse. Autrement dit, le terme de perception socioscolaire (qui
donne tout son sens à l’exposé) semble adéquat en raison même de la relation dialectique
entre l’insu et l’imprévu, et l’impact absolu du perçu sur les attitudes et les résultats
d’apprentissage. En réalité, l’acte de percevoir évoque un point de départ incontournable pour
l’expérience matérielle cognitiviste, et rien en ce sens ne saurait être durablement acquis s’il
n’est d’abord efficacement perçu, vécu ou du moins ressenti par un processus conséquemment
organisé. C’est, en quelque sorte, toute la recherche en sciences sociales qui se révèle en plein
droit de passer au crible de la perception, par la complexité du rapport au savoir ou la
panoplie connexe des résistances individuelles et collectives en formation formelle ou nonformelle. Les ouvertures pédagogiques et/ou andragogiques, les circonstances interculturelles
ou confrontations relationnelles, a priori, poussent à éclairer le cheminement par lequel se
déroulent – sous formes d’impedimenta – les incompréhensions et confusions que des
ambiguïtés conceptuelles cristallisent autour de réelles ou moins réelles performances
éducatives.
Mots clés : Intégration, éducation, malentendus ou conflits.
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INTRODUCTION
L’idée que toute discipline se fait de la connaissance, notamment celle de toute
construction s’incluant dans une perspective universitaire ou théorico-pratique, même
violemment controversée ou solennellement partagée, fait indubitablement partie d’un champ
de réflexions qui n’exclut pas la perception d’un environnement mental. Une telle conception
répond à un besoin problématique suggéré sur un phénomène humain ou social, ou concernant
une entité réelle ou idéelle. C’est en effet à ce titre que des échanges ou concertations, des
constructions et déconstructions s’associent ou s’opposent entre elles, ou s’établissent dans
une intentionnalité épistémique. Cela se révèle d’autant plus évident qu’il s’impose d’en
prendre conscience, et donc d’en tenir compte, pour garder systématiquement une ligne de
conduite, aussi logiquement que possible. En effet, toute théorie de la connaissance, si elle est
fidèle aux exigences de la vérité, si elle marie sûrement l’objectivité scientifique qui lui est
proprement inhérente, lorsqu’elle s’offre en tant que guide d’un cheminement cognitif, ne
peut s’interdire une méthodologie dictée par la raison.
Mais, ici plutôt qu’ailleurs, le cheminement est bien théorico-pratique et l’on constatera,
au fil de l’écrit, que la logique pratique de nombreuses publications scientifiques contribue au
peaufinage de la présente perspective, ou rend claire la notion du rapport au savoir tout en
explicitant par là quelques aspérités de la perception socioscolaire. Il s’agit d’une théorie
épistémologiquement éprouvée, diversement analysée, fort suggestive mais partielle, qui
entend saisir les conditionnements psychosociologiques de l’école tels que perçus chez les
partenaires éducatifs, à savoir les parents et les apprenants. Il nous semble que les usagers de
l’école, notamment les élèves ou les apprenants, ne se rangeraient pas tous dans une
perception identique du contenu de la vie socioscolaire. La marginalisation ou les sentiments
de rejet, qui semblent toucher particulièrement les masses migrantes, affecteraient leur vision
de l’école ainsi que celle de leur milieu d’accueil.
En effet, dans la vie sociale, il est des phénomènes qui ne sont pas toujours simples à
expliquer ou à comprendre, mais qui ont des impacts sur les attitudes de l’individu ou du
groupe. La perception socioscolaire en fait distinctement partie. Elle intègre les
représentations de soi et d’autrui, de la société et des événements ou des faits ; et ce par le
biais, estimons-nous, d'une dynamique mécaniciste de cognition. Dans cette perspective, nous
nous sentons en droit de soutenir que la conscience perceptuelle constitue le moteur (ou la
mesure) dont dépendent les opinions ou jugements d’attribution causale liés aux
comportements. Conscience, perception et comportement n’étant donc pas opposables a
priori sur le plan cognitif, la tâche consiste à dépister les fondements conscients ou
inconscients des opinions et attitudes individuelles ou collectives envers l’instruction, et
mettre en exergue les conditionnements majeurs qui favorisent les dissonances cognitives
ainsi que les crises relationnelles qu’évoquent diverses théories concernant la problématique
éducative.
Dans le présent cheminement que nous proposons, l’on peut lire implicitement
l’esquisse d’un lien triadique (à la fois systémique, fonctionnel et interactionnel) qui se
construit entre la famille, l’école (ou la société) et les rapports à l’échec et à la réussite.
Autrement dit, à la base du lien triadique supposé entre l’école, la société et les perceptions
qu’élaborent les auteurs au sujet des familles, prolifèrent des malentendus complexes par
lesquels le conditionnement psychique a tendance d’interférer. Ainsi, les explications que
sollicitent ces malentendus seraient toutes fondées sur des rapports de l’individu ou du groupe
au savoir, à l’école, à la famille ou à la société. Tous les conditionnements qui semblent ainsi
mis en jeux, s’aimanteraient (du moins en théorie) par un mécanisme d’association et
4
graviteraient ensemble par progression versus régression autour et au travers de la relation
école-famille-société. Il y a donc lieu d’estimer que si un tel cheminement explicatif se révèle
effectif, la trame sociocognitive des conflits liés à l’échec (ou à la réussite scolaire ou sociale)
apparaîtra dans toute sa transparence théorique, et l’on pourrait, a posteriori, en faire des
observations par le truchement d’un isomorphisme méthodologique.
Ainsi, plutôt que d’une compilation encyclopédique, il va s’agir d’une présentation
strictement partielle de travaux sur l’échec scolaire : celle en particulier de différents auteurs
sur le rapport au savoir. Personne, en effet, ne s’attendrait ici à une étude exhaustive –
d’ailleurs impossible à réaliser – sur la question infinie de l’éducation ou de la perception de
l’échec versus la réussite scolaire. Qu’il nous suffise alors de prélever, dans une galaxie de
publications toutes importantes les unes que les autres, un minimum de littératures
scientifiques susceptibles de nous donner à voir comment la réflexion sur les rendements
éducatifs a survécu sous la plume des chercheurs contemporains, et ce qu’une telle réflexion
constitue pour notre exposé. L’on y trouvera ainsi des travaux qui permettent de comprendre
les réussites ou les échecs scolaires plus ou moins proches de la situation des familles
migrantes et non-migrantes, sous des aspects sociocognitifs.
I. CONNAISSANCE ET PERCEPTION SCOLAIRE
Si l’on veut traiter de l’intégration cognitive ou de la perception socioscolaire chez les
usagers de l’école, il convient préalablement de ressortir les indices à partir desquels il est
possible d’établir que ceux-ci connaissent une situation de réussite ou d’échec. Mais
répondons d’abord à une question : de quand date la notion d’ "échec scolaire" ? Le terme
apparaît originalement en France ; et sous cette désignation, il devient un sujet de prédilection
dans les années 1960 (Isambert-Jamati, 1996). Toutefois, affirmer que les élèves n’échouent
en France qu’à partir de cette époque serait un canular. Déjà, dans les années 1930, la moitié
des élèves issus de la catégorie populaire ratait leur certificat d’études. Mais la différence en
ce moment-là, c’est que ces élèves n’étaient guère perçus comme déviants ou sources de
difficultés (Isambert-Jamati, 1996). C’est finalement dans les années 1960 qu’il a été fait clair
que les élèves redoublant une ou deux classes et maîtrisant à peine le français écrit étaient
principalement les enfants de classes sociales économiquement et culturellement les plus
défavorisées, corrélation qui a été de nombreuses fois mise en avant.
Cependant, dès 1970, les pédagogues et autres chercheurs en éducation ont commencé à
insister sur le fait qu’une corrélation statistique est loin d’être une explication causale de
l’échec scolaire, mais qu’elle nous amène à voir l’échec scolaire dans son rapport aux classes
sociales et à ne plus attribuer ce phénomène à la seule école, ou à des "manques de dons"
individuels. Élisabeth Bautier, dans sa préface qu’elle a donnée à l’ouvrage Comprendre
l’échec scolaire de Stéphane Bonnéry (2007), rappelait explicitement que le problème des
inégalités sociales a été mis au clair dans les années 1960, par deux types de recherches en
sociologie. « D’une part les travaux quantitatifs de grande ampleur mettant en évidence les
différences de parcours des élèves en fonctions de leur origine sociale ; d’autre part, les
travaux connus sous le nom de « sociologie de la reproduction », conduits en particulier par
Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron en France » (Bautier in Bonnéry, 2007, p. 9). Les
conclusions des auteurs évoqués ci-dessus par Bautier donnent, en quelque sorte, une certaine
forme à la notion d’échec scolaire. L’idée bourdieusienne de « l’inégalité des chances de
réussite selon les origines sociales et culturelles » se répandra alors comme un brouillard
nucléaire, et l’on en viendra à parler de handicap socioculturel : les couches populaires
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seraient "handicapées" par manque de culture, et, ce handicap se transmettant à leurs enfants,
l’échec scolaire deviendrait « héréditaire », voire irrémédiable.
Cette notion de handicap socioculturel sera battue en brèche, notamment parce qu’à
l’instar de la théorie de la reproduction, si elle rend compte de la corrélation statistique entre
catégorie socioprofessionnelle du père et résultats scolaires de l’enfant, elle ne prend pas en
considération les cas "atypiques" (Charlot, Bautier & Rochex, 1992). Avec la « circulation
des jugements », on transforme des facteurs psychologiques, culturels, structurels et socioéconomiques en « lois d’airain et déterminismes implacables » (Charlot, 1997 ; Gayet, 1998).
En effet, pour Charlot (1997) qui s’oppose résolument à cette théorie du handicap
socioculturel, « les sociologies de la reproduction sont l’objet d’une interprétation abusive
quand on traduit position par origine ou par échec. Elles sont d’une seconde interprétation
abusive quand la différence est pensée comme handicap socioculturel. […]. Ce que l’on peut
constater, c’est que certains élèves échouent dans les apprentissages et qu’ils appartiennent
souvent à des familles populaires. Rien de plus » (Charlot, 1997, p. 27). Ainsi, à l’explication
causale de l’échec scolaire, conviendraient plutôt les concepts relativistes de rapports aux
apprentissages ou de conditions effectives d’apprentissage, l’échec scolaire ne devant guère se
poser en termes de phénomène exclusif aux couches sociales inférieures. La théorie du
rapport aux savoirs a donc ainsi l’avantage d’aider à une saisie plus objective de l’échec
scolaire, et, à ce titre, elle est intéressante pour scruter l’attribution causale de l’échec versus
la réussite scolaire (cf. Aïla, 2012).
En ayant donc fouillé dans la relation pédagogique et constaté qu’il existe une
corrélation importante entre catégories socioprofessionnelles et réussite/échec scolaire, mais
sans pour autant s’incorporer au paradigme de la reproduction, les fondateurs (Charlot,
Bautier & Rochex) de l’Équipe d’Escol-Paris 8 ont particulièrement ciblé l’école elle-même
et le déroulement de la classe en tentant d’établir un lien entre l’échec ou la réussite d’un
élève et son degré de mobilisation personnelle dans la formation scolaire, élargissant ainsi le
couloir épistémologique de la question des apprentissages. Lorsqu’ils se décident en effet à
s’intéresser à la mobilisation des élèves dans leur travail scolaire, Charlot, Bautier et Rochex
(1992) se résolvent de répartir la recherche sur la question de l’échec scolaire en différents
paliers successifs : en premier lieu, il faut « expliquer les médiations entre rapports sociaux et
trajectoires scolaires, appartenance sociale et histoire singulière », et en second lieu il
convient de « travailler la question sociale de l’échec scolaire sur son versant subjectif ».
Ce qui transparaît dans la position de ces chercheurs, c’est avant tout le constat
(s’enracinant peut-être dans une remise en cause de la conception scolastique de l’élève)1
d’une équivocité radicale du terme obscur et confus d’échec scolaire. Cette équivocité
constatée semble tellement embarrasser les auteurs qu’ils éprouvent le besoin non pas de
l’escamoter mais de l’atténuer peu ou prou en la passant au "peigne fin" des sciences de
l’éducation, tout en évitant soigneusement d’aboutir à l’univocité. Autrement dit, il n’est pas
question pour les auteurs de projeter sur l’enfant « des caractéristiques établies par analyse
d’une catégorie socioprofessionnelle, d’une classe sociale, d’un groupe, etc., ou par
référence au "milieu", à l’"environnement". (...) L’individu n’est ni la simple incarnation d’un
groupe social, ni la résultante des "influences" de l’environnement, il est singulier » (Charlot,
Bautier & Rochex, 1992, p. 19). Les auteurs, après avoir ainsi examiné « l’échec scolaire sur
son versant subjectif », l’ont renvoyé au concept du rapport à l’école et au savoir, y soulevant
notamment l’incontournable problème de la singularité de l’élève.
1
La conception scolastique veut que l’élève soit comme une citerne puissamment bétonnée : des préceptes ou
enseignements de son maître, il doit toujours prendre soin de ne laisser s’enfuir aucune goutte d’eau.
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Nul à l’évidence ne peut en effet dissimuler cette singularité en tant que condition de la
place de l’élève au sein de la société ou de l’école : dans un espace social théorique de nonsingularité, chacun partagerait uniformément les convictions de tout le monde et tout esprit
critique, tout discours contradictoire, de dépassement ou d’avancement intellectuel serait par
là-même inexistant. Pour nous exprimer autrement, dans un cadre hypothétique
d’uniformisation intellectuelle, de zombification ou de robotisation mentale des individus, il
n’y aurait absolument pas de divergence de perceptions, les certitudes et les doutes étant
(théoriquement parlant) immédiatement et implacablement "ingérés" ou partagés par tous les
membres de la société. Or une telle uniformisation mentale est socialement impossible et
même intellectuellement inconcevable : car aucune scolarité émancipatrice de l’intellect n’est
possible sans la capacité ou la liberté du sujet ou de l’individu à faire personnellement usage
de sa faculté de penser et donc à faire valoir "singulièrement" ses points de vue dans le sens
raisonnable du processus cognitif relatif à sa formation. Ainsi la thèse de la singularité de
l’individu, comme élément participant de l’explication de l’échec versus la réussite scolaire,
est l’une des contributions majeures des membres fondateurs de l’Équipe d’Escol-Paris 8.
Toutefois, l’approche des auteurs en ce qui concerne le concept du rapport au savoir se
refuse elle-même d’être une panacée d’élucidation des problèmes de l’échec. En effet, en
montrant explicitement que l’apprenant est un sujet unique, irremplaçable ou irréductible aux
autres (l’individu n’est toutefois pas sans continuité spatio-culturelle ou relationnelle avec les
autres membres de son environnement social), la conception de Charlot, de Bautier et de
Rochex facilite une entrée épistémologique dans le phénomène de l’échec scolaire sur la base
même par laquelle l’élève en tant que sujet a plus ou moins conscience de sa singulière
situation d’apprenant et/ou de migrant, de ses problèmes socio-relationnels et particulièrement
de ses relations avec lui-même, ses pairs et ses "supérieurs". Et puisqu’une telle relation n’est
pas forcément fortuite, sa perception peut s’avérer un élément influent dans les apprentissages
et promouvoir une explication de l’échec sur un fond mitigé d’attributions causales.
Aussi la thèse de la singularité de l’apprenant, quoique pertinente en soi, n’empêche-telle toutefois qu’une question se pose : qu’est-ce en fait qu’une situation de réussite ou
d’échec scolaire ?
1. De la situation de réussite ou d’échec scolaire
Il nous faut maintenant cerner le sens du terme de situation d’ "échec scolaire", ce qui
nous renvoie d’emblée à l’évocation des points qui réduisent la possibilité d’une définition
absolue. La situation scolaire est en effet un phénomène recouvrant un certain nombre de
facteurs, historique et socioculturel en l’occurrence. C’est-à-dire que le sens et les
conséquences qu’induisent l’échec ou la réussite se situent aux antipodes de la stabilité, en
sorte qu’il va de soi qu’ils « varient historiquement, en fonction du degré d’exigence scolaire
atteint globalement par une formation sociale, de l’état du marché de l’emploi », qui
demande une qualification continuellement renouvelée (Lahire, 1996, p. 23). Cette thèse
trouve une résonance plus percutante dans ce que Maurin appelle "le mythe de la
dévalorisation des diplômes" : « […] … il n’y a guère de doute sur le fait que chaque enfant
pris individuellement a intérêt à finir parmi les plus diplômés de sa génération » (Maurin,
2007, p. 158). Récusant ainsi la thèse de "l’inflation scolaire" de Duru-Bellat (2006), Maurin
estime que l’idée souvent véhiculée selon laquelle les diplômes prendraient l’allure d’« une
fausse monnaie éducative » paraît séduisante mais n’est vraiment pas démontrée. Pour
l’auteur en effet, il est évident que les qualifications professionnelles sont évolutives dans
l’accès au travail : l’on observe quasiment « partout dans le monde développé » une
croissance « des inégalités entre salariés diplômés et non diplômés », avec des effectifs
7
croissants dans la sphère du travail. L’on aboutit à la conclusion selon laquelle « les
changements technologiques et organisationnels au sein des entreprises sont intrinsèquement
favorables au travail très qualifié […] » (Maurin, 2007, p. 162).
Les thèses divergentes (et donc polémiques) à propos de l’importance accrue ou non des
diplômes ont pleinement droit de cité dans la réflexion scientifique sur le développement
social, car elles ne sont certainement pas sujettes à caution ; mais l’on ne peut prétendre élever
la perception socioscolaire des familles (en général peu scolairement instruites) à la hauteur
de la pensée socioéconomique des chercheurs de l’envergure de Duru-Bellat, Lahire, Maurin
et tutti quanti. Il nous semble en effet que les familles perçoivent leur situation socioscolaire
non pas nécessairement en fonction d’une conclusion de recherche scientifique, mais bien
souvent en fonction de leur propre entendement, expérience ou observation qu’aucune théorie,
aussi sophistiquée fût-elle, ne peut totalement remplacer. Car ce qui est considéré comme
réussite satisfaisante par une famille "démunie" ne sera peut-être que le minimum à atteindre
ou carrément une situation déplorable pour des parents nantis ou ayant un niveau social élevé
(Rault, 1987). Ces considérations apporteraient quelque lumière à l’idée que les familles de la
diaspora africaine semblent se faire des diplômes dans leurs attributions causales de l’échec
ou de la réussite.
Notre exposé étant finalement "re-situable" comme élément d’appartenance au cadre
théorique qui oriente nos perspectives, nous pouvons dès lors nous référer davantage aux
auteurs pour aborder avec plus ou moins de détails, d’autres aspects non moins importants du
problème scolaire qui intéressent notre étude, ceux en relation notamment avec l’immigration.
2. Échec scolaire dans une perspective migratoire
Maintenant que nous avons, dans les pages précédentes, mis en lumière les variantes de
la situation scolaire globale, nous pouvons – sans épiloguer longuement sur leur pertinence ou
insuffisance – jeter un regard sur des travaux portant particulièrement sur des aspects relatifs
aux migrants. Il est certain que les points de vue des auteurs que nous invoquerons, devront
permettre d’aider à peaufiner les importantes aspérités de la perception socioscolaire et
surtout à se faire une idée plus ou moins précise de leur contribution à la clarté de notre
investigation théorico-pratique. Pour y parvenir, nous allons voir, selon différentes sources,
quels sont, de manière générale, les résultats scolaires chez les enfants dits migrants.
D’abord, il nous faut garder une certaine distance vis-à-vis de l’usage du terme migrant
même, étant donné que les étrangers perdent théoriquement de plus en plus un tel statut en se
naturalisant. Il faut préciser qu’en France, les étrangers originaires d’Afrique et d’Asie
constituent ensemble plus des trois quarts des acquisitions de nationalité en 2003 (INSEE,
2005). Ces « étrangers » y résident depuis plus de dix ans et y ont reçu leur formation, ce qui
signifie que la majorité des enfants "étrangers" en âge de scolarisation obligatoire sont, de par
la longueur de séjour de leurs familles en France, des enfants de la République. Ils sont
souvent issus de la deuxième voire de la troisième génération ; ce qui, nous semble-t-il,
implique un rapport à l’école approximativement différent de celui que peut entretenir un
enfant qui vient d’arriver en France et ne parle pas forcément le français, ou ne partage pas
nécessairement les habitudes « locales », etc. C’est ainsi que les mauvais résultats scolaires
observés chez les enfants migrants sont souvent perçus comme le fait de ceux qui sont nés à
l'étranger et qui sont venus rejoindre leurs parents en France (Joffres, 1994).
Des statistiques ont pourtant montré qu’en France, un immigré sur quatre est diplômé du
supérieur et vient plus souvent d’Afrique et d’Asie que d’Europe (cf. Metro n° 552 du 24
8
Août 2006). Mais des études dans l’espace européen, à des moments différents, ont aussi
établi que les enfants de migrants tendent à obtenir de moins bons résultats à l’école que leurs
camarades non-migrants. En Suisse par exemple, Allemann-Ghionda & Lusso-Cesari (1986),
en se basant sur les résultats de L’Office fédéral de la statistique (1984), affirment que les
enfants immigrés sont plus voués à l’échec scolaire. Mais l’échec scolaire ainsi perçu sous
l’angle du retard doit être étudié avec précaution, vu qu’il arrive qu’un élève étranger qui
migre au cours de sa scolarité soit placé dans une classe dont l’âge est inférieur au sien ;
raison pour laquelle Walo Hutmacher (1987, 1995) trouve plutôt prudent de s’intéresser aux
taux de redoublement. Ainsi, face à des résultats qui font apparaître les enfants migrants
comme présentant plus de risques d’échec que les enfants non-migrants, Hutmacher émet des
réserves quant à leur fiabilité ; ainsi, au lieu d’énoncer que la nationalité et l’expérience
d’immigration sont les causes uniques des problèmes scolaires, l’auteur semble envisager le
problème de l’influence de la classe sociale à laquelle appartient la famille. Vallet et Caille
(1996) ont ainsi pu constater, de leur part, que les parcours scolaires des enfants d’origine
migrante, à conditions sociales égales, sont plus consistants, du cours préparatoire à la
terminale, que ceux des Français de souche.
Aussi, par-delà ces divergences d'analyse, se trouve-t-il qu’en moyenne, et quelle que
soit la zone urbaine où ils habitent, les hommes immigrés sont socialement plus discriminés
que les non-immigrés. En effet, selon Okba (2009, p. 6) : « les actifs immigrés sont plus
souvent ouvriers ou employés que les non-immigrés. Les emplois non qualifiés sont également
plus fréquents dans la population immigrée (37,1% contre 20,01% pour les non-immigrés »).
L’auteur précise qu’en fait, au sein des zones urbaines sensibles, le diplôme profite moins aux
immigrés qu’aux non-immigrés. Il y a donc lieu de tirer de ces travaux, des "ingrédients
utiles" à l’analyse de la question sociale du déclassement scolaire et/ou professionnel qui
touche en général les enfants en réinscription scolaire en France à l’issue de leur processus
d’immigration ou de regroupement familial. En effet, au-delà des conclusions d’auteurs
apparemment contradictoires ou différentes les unes des autres, c’est l’attribution causale de
l’échec ou de la réussite scolaire chez les migrants qui semble faire pendant à la recherche
d’une explication sans équivoque.
3. Extension sociale et enjeux du phénomène de l’échec scolaire
Des enquêtes menées par Jean-Paul Payet (1990) dans deux collèges de banlieue
accueillant un public populaire et en partie immigré, révèlent en effet l’ampleur des
interactions qui se déroulent en marge des activités d’enseignement entre les acteurs de
l’espace socioscolaire. L’auteur expose comment le quotidien de l’école dans les zones de
masses populaires et immigrées est influencé par des enjeux sociaux majeurs et des
contradictions importantes. La discrimination ethnique qui s’opère ainsi en milieu scolaire
institutionnel trouve, selon lui, moins d’explication dans l’hypothèse de la perte des valeurs de
la République que dans leur "mise à l'épreuve" dans un contexte différent. Payet estime à cet
effet que les résultats des travaux quantitatifs sur la réussite égale des enfants de migrants, à
milieu social égal, n'ont guère d'effet sur les représentations communes, parce que ces travaux
font généralement abstraction du vécu des acteurs de l'éducation et ne tiennent pas compte des
enjeux pratiques. Dans les conditions aléatoires du développement du marché scolaire, se
créent chez les jeunes un sentiment d'injustice et une violence réactive. Échapper à cette
logique implique la réduction des ségrégations par la départicularisation de l'espace scolaire et
une réconciliation pluraliste (Payet, 2000).
9
a. Des contextes socioscolaires pleins d’enjeux pratiques
Les indications de Payet sont éloquentes sur le plan national où les pratiques
d’éducation, de scolarisation ou de formation (dans un espace éducatif bourré d’enjeux
économiques et politiques) semblent différemment perçues par des groupes antagonistes. Les
échecs scolaires ou sociaux et leurs dégâts psychologiques et financiers n’apparaissent donc
plus comme l’apanage d’un groupe spécifique ni celui d’une zone scolaire exclusive. En
d’autres termes : les difficultés d’apprentissage, les échecs et les violences scolaires ne sont
plus exclusivement imputés aux classes populaires ni aux établissements de banlieue étiquetée
ZEP, sensibles ou difficiles (Barles, Boucris, Dumont et al., 1997). Ces phénomènes ont
tendance à s’étendre à la quasi-totalité du monde éducatif et affectent particulièrement
l’enseignement secondaire. « Le collège, beaucoup plus que l’école maternelle ou primaire
est le lieu du refus scolaire : désintérêt des élèves, ennuis, absentéisme, rapport purement
instrumental à la scolarité (se conformer aux normes seulement pour « être peinard »
maintenant et plus tard avoir une assurance contre le chômage, mais sans percevoir le sens
des apprentissages) ; invasion de l’espace scolaire par les contrecoups de la violence sociale
notamment urbaine : le racket, les dégradations d’un espace ressenti comme « sans âme », le
racisme… » (Demailly, 1991, p. 24). Décrit tel quel, l’environnement scolaire semble
désormais peu perçu comme une mécanique soumissionnaire ou relevant du commandement
des uns et de l’obéissance des autres. Au contraire, un tel environnement, parce qu’il
privilégie l’évaluation et donc la permanence et la continuité de l’effort, apparaît de moins en
moins comme extérieur aux rivalités sociales. Il est le lieu même des théâtres de conflits,
d’attributions causales mettant aux prises les partenaires éducatifs.
Mais de telles constatations, même si elles nous intéressent au plus haut point en tant
que signalétiques de positions conflictuelles en milieux interculturels, elles ne nous
fournissent pas des explications susceptibles de cerner les attitudes qui compliquent cette
déconfiture généralisée de l’espace socioéducatif. Il nous faudra donc aller, dans la présente
étude, au-delà des observations d’auteurs et passer à la "loupe sociologique" le problème de la
perception socioscolaire tel quel dans le milieu interculturel français qui est l’univers de notre
analyse. Zéroulou (1988) (et bien d’autres chercheurs) s’est ainsi attachée à éclairer l’échec et
la réussite à travers des mécanismes socio-affectifs et interactifs. Elle s’est intéressée à ce qui,
selon ses travaux, interagit dans la "situation scolaire". Elle évoque d’abord le rapport à
l’école des familles : les parents du premier groupe (groupe de la "réussite") voient en l’école
un moyen de promotion sociale pour leurs enfants, ils y placent donc toute leur confiance et
agréent tout ce qui s’accomplit à l’école au profit de leurs enfants. Les parents du second
groupe (groupe en échec éducatif) sont plus méfiants vis-à-vis de l’école, ils pensent que leurs
enfants y sont victimes de discrimination, et ils considèrent que l’école est génératrice
d’inégalités sociales. Zéroulou constate toutefois que la réussite de certains de ces enfants
s’explique assez aisément par la promptitude des parents à faire en sorte que leurs enfants
parviennent à réduire l’écart entre leurs "habitus" sociaux ou familiaux et les exigences
scolaires. Les enfants migrants intériorisent l’importance de l’école et le besoin de rivaliser de
performance avec leurs camarades autochtones, d’autant que l’école leur apparaît comme le
seul moyen de se stabiliser dans leur société d’accueil.
Il se pose alors la question de la jauge générationnelle de l’échec scolaire. Une étude de
Riphahn réalisée en Allemagne en 2003 (rapportée par le Dossier VST, mai 2008, n°35) nous
renseigne à ce titre sur le différentiel important des résultats scolaires des enfants issus de
l’immigration, en l’occurrence sur le fait que la deuxième génération de migrants est plus
victime d’échec que la première. Résultat qui, d’après Riphahn, provient d’un investissement
10
peu suffisant des familles dans l’éducation de leurs enfants, eu égard aux difficultés
financières accrues ou à la pénurie de débouchés qui affectent particulièrement les immigrés
et qui réduiraient chez eux le goût pour les études longues. En effet, le fait que 750000 jeunes,
dont 160000 n’ayant aucun diplôme, quittent chaque année le système éducatif sans
qualification (Rossetto, 2007), semble corroborer les conclusions de Riphahn et montrer par
ailleurs que le problème de critères d’échec scolaire mérite d’être éludé en vue de lever
l’équivoque qui plane d’ordinaire sur cette notion chez les familles et même chez les
chercheurs. Cela dit, notre approche recommande de s’appuyer sur des "métriques" de l’échec
scolaire telles qu’elles apparaissent dans la pensée objective et plus souvent subjective des
familles elles-mêmes, pour opérer des analyses relatives à l’hypothèse selon laquelle
l’investissement des parents migrants dans la scolarité de leurs enfants n’est pas autant en jeu
que sa nature. En nous basant en effet sur des écoutes et observations ordinaires, il nous
semble que les familles, même les moins scolarisées, s’appuient mentalement sur des critères
d’échec rimant tour à tour avec :
-
un abandon scolaire relativement précoce,
une éjection ou sortie du système sans aucune compétence réelle,
une reprise ou un redoublement d’une classe ou généralement une mauvaise place
dans les classements relatifs aux résultats d’un examen,
une orientation dans une filière de formation non désirée,
une difficulté d’adaptation,
un déclassement professionnel,
un état de sous-développement politique et/ou socioéconomique ou celui d’une
dépendance de l’individu ou des groupes vis-à-vis d’une culture impérialiste ou
dominatrice, etc.
Ces critères produisent des échos pertinents mais aussi litigieux auprès de bon nombre
d’auteurs ; ce qui demande, prudence oblige, de mettre parfois certaines conclusions de
recherche en parallèle avec les opinions des familles, sans toutefois manquer d’avoir les yeux
ouverts sur les remous que ces dernières peuvent susciter dans le partenariat éducatif.
b. De la thèse du conditionnement socioéducatif des migrants
En effet, au regard des chiffres susmentionnés d’abandon scolaire, « si on confronte les
enquêtes relatives à l’attitude envers l’école, aux représentations et aspirations des élèves
issus de l’immigration avec les résultats et orientations de ces mêmes élèves, on ne peut que
comprendre qu’à un moment donné, et le plus souvent à l’adolescence, l’élève va devoir
affronter ce décalage, cette différence subie et donc ce sentiment d’injustice » (Dossier VST,
2008, n° 35, p. 5). S’il est toutefois obvie que les élèves et les parents ne se posent
généralement pas eux-mêmes la question des représentations de l’école, l’on s’aperçoit tout de
même qu’il arrive que ces apprenants et/ou leurs parents perçoivent (à tort ou à raison) les
évaluations ou les notes d’examen ou de classe, notamment les orientations, en tant que
verdicts discriminatoires.
Il semble donc que les situations que les migrants connaissent souvent, sinon parfois,
avec angoisse ou sentiment d’injustice, peuvent déterminer leurs critères d’échec et partant
leurs attributions causales. D’autant que, s’agissant des élèves, à l’opposé de la hiérarchie
dont ils dépendent, ils semblent avoir beaucoup de facilité à se pardonner à eux-mêmes leurs
propres manquements, au point d’avoir de ce fait une vision scolaire "besacière", c’est-à-dire
autovalorisante de soi et accusatrice d’autrui. Le gel apparent de l’autorité de l’enseignant y
11
trouve probablement son compte : l’immigrant, confronté à diverses contrariétés, peut donc
nourrir à l’égard de ses formateurs des illusions subversives ou créatrices de conflits. Il peut
ne pas avoir les mêmes attitudes, les mêmes perceptions ou les mêmes rapports à l’école que
son émule non-migrant relativement plus à l’aise dans le système : il peut s’estimer au rabais
en se déconsidérant lui-même, en doutant de ses aptitudes à accéder aux compétences
"prescrites". Il peut aussi se montrer agressif, "intraitable" envers l’éducateur, etc.
Cette réflexion renvoie explicitement au problème de la perception que les usagers de
l’école ont d’eux-mêmes et de l’institution. Il s’agit, par ricochet, d’une question relative aux
attributions causales que les familles se forgent par externalisation à propos de l’échec ou de
la réussite scolaire ou professionnelle, en ce qui concerne notamment l’apprentissage de la
"langue du Blanc"2, de la relation famille-école ou de l’origine sociale ou nationale qui, au
demeurant, n’est pas une thématique nouvelle. Dans une étude anthropologique authentique
rapportée par Filiod (2007), J. Barou (1991) a ainsi pu montrer comment des parents ayant
immigré en France depuis le continent noir, persistaient à "s’accrocher" aux perceptions
familiales de leur origine, au point que leurs enfants servaient aux enseignants des boutades
affectueusement moqueuses qu’ils échangeaient avec leurs grands-parents et autres membres
de leurs lignées : pratiques qui se présentaient aux yeux des éducateurs non-africains comme
étant des injures, de l’irrespect ou de l’indiscipline et qui, d’une manière implicite, suscitaient
des conflits ou des obstacles au fonctionnement de la relation pédagogique. En effet,
corollairement à une flambée de migration notamment africaine, les écoles françaises voient
leur nombre d’élèves africains croître. Une telle croissance ne va pas sans susciter des
distorsions cognitives par le truchement des querelles ouvertes ou larvées, comme nous
l’évoquions tantôt.
Avec, en effet, un si grand nombre de jeunes migrants scolarisés ou en âge de
scolarisation, la compréhension de leurs attributions causales à propos de l’échec s’impose
comme une nécessité pour les structures scolaires et parascolaires d’accueil. Ces structures
doivent composer avec les besoins notamment psychologiques de ces jeunes migrants
africains qui peuvent avoir des comptes historiques douloureux (problèmes d’esclavage, de
colonisation, de coopération Nord-Sud ou de relation France-Afrique) à régler avec l’école et
leur nouveau lieu d’expérience sociale qu’est la France. D’autant que, dans un tel contexte de
« resocialisation », les langues non usitées à l’école apparaissent comme des langues peu
favorables à l’éducation, à l’insertion, ou désignées comme réductrices des chances de
réussite des élèves migrants. Il s’avère que « […] l’analyse des évaluations PISA 2003 montre
que, dans la plupart des pays, les enfants qui, à la maison, parlent une autre langue que la
langue de l’enseignement ont de moins bons résultats scolaires, et ce dans tous les pays
européens de l’étude OCDE » (Dossier VST – mai 2008, op. cit. p. 4), alors même que de
nombreuses familles d’origine africaine semblent déjà déstabilisées par les blessures morales
de leur "situation migratoire"3 et doivent prendre leur mal en patience ou réadapter leurs
2
Expression par la quelle l’on désigne les langues occidentales en Afrique de l’Ouest et plus précisément au
Togo, au Bénin et au Ghana. Le mot du vernaculaire communément usité est « yovogbe ».
3
Cette hypothèse de situation dite « humiliation planifiée » dont les Noirs seraient mondialement la cible,
semble investir notoirement la psychologie de nombreuses familles migrantes, comme en témoigne la
déclaration d’un grand universitaire africain à Paris au lendemain du décès d’Aimé Césaire, le 18 Avril 2008 :
« C’est un véritable souci que d’être un Noir ». Il va sans dire que l’intérêt spécial de cet exemple, pour ce qui
concerne nos recherches, réside dans l’équation attributionnelle qu’il traduit : "Être un Noir = véritable souci".
Mais il existe d’autres exemples plus saisissants, comme celui évoqué par le professeur émérite Sala-Molins
(1987) : « (…) le sida sort de la clandestinité et moissonne au grand jour. La théorie est avancée – et vite
abandonnée – de la transmission du virus des singes verts d’Afrique aux Noirs, des Noirs au monde : une
aubaine pour le racisme de base. À Paris des graffiti énoncent dans les couloirs du métro, et dans ceux de la
12
structures mentales aux reconfigurations socioculturelles nouvelles. Cette réalité plurielle
interroge alors la place de l’Histoire, du vécu social, individuel, collectif, culturel,
économique et politique dans les attributions causales chez les familles de la diaspora
africaine.
Eu égard donc à ces considérations variées, l’étude la moins parcellaire des attributions
causales à propos de l’échec consisterait à supposer qu’il s’agit d’un phénomène complexe
dans lequel la différenciation ethnoculturelle mérite d’être prise au sérieux. Des recherches
semblent établir des relations entre éducation familiale typique d’un milieu social et culturel
et le développement de l’enfant, en insistant sur le rôle des parents pendant toute la durée de
son éducation. Ce rôle comporte les stimulations intellectuelles, la sécurité affective,
l’encouragement dans les apprentissages, le soutien dans la démarche vers l’autonomie, la
transmission des valeurs et de savoir-faire. Ces études ont surtout détaillé des postures
éducatives directement en rapport avec la scolarité des enfants comme la confiance en soi, les
polarisations internes et externes, les modèles de réussite et d’échec. Jacques Lautrey (1980),
qui illustre clairement ce champ de recherche, stipule que les modes éducatifs des familles
(autorité, liberté, etc. …) conditionnent la réussite scolaire. Il souligne par exemple les effets
de condition de vie quotidienne sur le développement de l’enfant et met en évidence les
conséquences de l’étroitesse du cadre domestique qui offre peu d’occasion aux activités
d’invention, de création et peu d’espace à l’imaginaire. L’intérêt de la thèse de Lautrey est en
fait d’inciter la recherche à vérifier la place qu’occupent les conditions ou conditionnements
de vie des familles (problèmes de logement, d’apprentissage, et les types d’investissement
scolaire parental par ex.) dans les perceptions de l’échec ou de la réussite scolaire.
En effet, c’est parce que l’investissement des parents est censé produire des réussites,
que les familles peuvent nourrir en cas d’échec des ressentiments à l’endroit de l’institution et
finir par abjurer un tel investissement. La stérilité plus ou moins apparente de leurs efforts en
matière scolaire de leurs enfants, obligerait sans doute certains parents à retirer leur confiance
à l’école (Glasman, 1992). Toutefois, l’on ne doit guère ignorer que les familles d’un niveau
scolaire inférieur ou égal au primaire ne représentent pour autant la somme des imperfections
éducatives, mais il faut noter au contraire que leurs attitudes envers l’école (ainsi que les
résultats s’y rapportant) regorgent d’aspects positivement surprenants. Une telle conjecture
contribue sans doute à reconnaître le rôle sacrificiel des parents migrants (ceux notamment
des familles d’origine subsaharienne) dans le cursus de leurs enfants.
Mais des variables institutionnelles et pédagogiques apparaissent aussi comme ayant des
effets singuliers de conditionnement sur les rendements scolaires. Weigand et Hess (2007, p.
156-157), se situant à fond dans cette perspective, évoquent les problèmes de notation en
citant le témoignage d’un jeune enseignant à qui ils ont demandé de décrire son « moment
pédagogique » : « (…) Ma plus grande difficulté est l’évaluation : de quel droit puis-je
évaluer un adolescent ? En ai-je la capacité ? Je n’ai toujours pas répondu à la question,
même si je donne effectivement des notes. J’essaie néanmoins de le faire du mieux que je
peux, en gardant à l’esprit que mon évaluation n’a rien de parfait ». Sans doute les « effets de
système » et les variables institutionnelles ou pédagogiques (en l’occurrence l’évaluation et la
gestion de la relation pédagogique) ont-ils vocation à soupeser le lien entre situation sociopédagogique et perception socioscolaire chez les familles.
Sorbonne, cette stupéfiante équation : « Noirs = singes verts » » (Le Code Noir, PUF, 4ième édition 2006, p. 280).
Ces faits mériteraient d’être pris en compte si l’on veut épistémiquement éviter de jouer à colin-maillard dans
l’étude des rapports aux savoirs ou celle des difficultés d’insertion socioscolaire chez les populations noires
migrantes.
13
Car il est ainsi des circonstances où l’attitude cognitive des enfants semble mise en
difficulté. Timéra4 (1995) a abordé en ce sens le cas des enfants maliens : interrogés en classe
pour savoir si ces enfants africains parlaient leur langue maternelle, ceux-ci ont en effet
déclaré qu'ils faisaient usage de la langue française en famille. Mais une fois hors du cadre
pédagogique de la classe, ils ont tous "confessé" qu'ils parlaient le Soninké avec leurs parents
mais qu'ils ne pouvaient pas l’avouer en classe. L'école devient dans ce cas un terrain de
résistance à la culture identitaire d'origine, et le chercheur qui se méprendrait sur un tel déni
cognitivo-identitaire peut malheureusement confondre "citron" et "goyave". Du reste, les
modèles généraux qui essaient tout à l’heure d’exposer les difficultés scolaires des migrants
sur des modes d’explications scientifiquement mêlées d’attributions causales, et à l’instar de
toutes les grandes conceptions en sciences de l’éducation, se heurtent avec pertinence à
« l’irréductibilité de l’individu » (Gayet, 1998).
En effet, et pour notre propre gouverne, il semble que la compréhension de la logique du
rapport à la cognition chez les migrants doit s’acquérir sur le terrain plus qu’ailleurs et ne
peut, semble-t-il, s’enfermer dans une seule perspective : elle doit s’opérer à la lumière d’un
certain nombre de paramètres ou facteurs. Les situations d’antagonisme de perception
(incompréhensions, malentendus, conflits ou résistances à l’école et à ses acteurs) importent
au même titre que leurs causes et s’imposent à l’article d’un besoin d’éclairage. Car en
matière d’échec ou de difficultés scolaires, il en reste encore beaucoup à étudier ici et partout
ailleurs. En effet les travaux, même les plus savants, ne nous fournissent pas toujours et
partout des explications absolument irréfutables ou satisfaisantes ; ils ne démontrent pas de
façon définitive que toutes les difficultés scolaires sont plus accessibles par tel facteur plutôt
que par tel autre.
L’on peut donc à présent essayer de voir en quoi il est davantage possible de tirer parti
d’un cadre théorique portant sur les problèmes de la perception socioscolaire.
II. ENJEU DE MUTATION DE LA CONSCIENCE SOCIALE DU
PARTENARIAT ÉDUCATIF
Les perspectives des rapports à l’école et au savoir semblent implicitement construire
une nouvelle conscience de la situation partenariale de l’éducation ; laquelle situation se
transforme elle-même (non peut-être pas d’elle-même) de plus en plus rapidement et
radicalement. Or, en même temps, l’intense pluralité des concepts qui s’abritent derrière
l’échec scolaire – comme l’a montrée l’Équipe d’Escol-Paris 8 (Charlot en l’occurrence) –
suppose une perception diverse ou divergente de la situation éducative et scolaire. Le contexte
de rapport à l’école se situe, à cet égard, comme un fait social ayant un lien direct avec les
représentations scolaires et le vécu situationnel des partenaires du monde éducatif : les
enseignants, les apprenants et leurs parents. Cassée, Gurny & Hauser mettent ainsi en avant,
pour expliquer les éventuelles difficultés scolaires rencontrées par les populations migrantes,
le conflit qui peut exister entre les aspirations de la famille et celles de l’école : « l’une des
difficultés principales de ces enfants viendrait de ce que leurs parents les élèvent, en règle
générale, selon les traditions de leur pays d’origine, tandis qu’ils sont confrontés, dès leur
entrée à l’école au plus tard, à notre manière de penser et à nos comportements » (Cassée,
Gurny & Hauser, 1981, p. 163).
4
Intervention au séminaire de la Rencontre Internationale des Femmes Noires (RIFEN), FLAP, Paris, 1995.
14
L’idée des auteurs nous semble en effet aussi pertinente que discutable. Car de notre
part d’hypothèse, la force de ce clivage bouleverse l’intégration socioscolaire du migrant, du
fait surtout que ses effets peuvent s’avérer une réalité ayant un lien avec les résultats
scolaires : encore qu’il s’agit pour nous de décrypter l’attribution causale de l’échec scolaire
chez l’apprenant, notamment dans ses « aller-retour » permanents entre son école et sa
famille, entre sa famille et les autres composantes du partenariat éducatif. Des travaux (cf.
Duru-Bellat & van Zanten, 1992) font ainsi état de déficits éducatifs et culturels que les
auteurs considèrent comme le « produit de la confrontation du système culturel dominé »
(celui des familles populaires) et du « système culturel dominant » (celui de l’école). Mais en
1979, Jean-Pierre Pourtois prenait déjà le contre-pied de l’hypothèse du déficit éducatif : ce
n’est pas tant les carences éducatives, si elles existent, qui posent problème en tant que telles
aux apprentissages, mais bien les processus par lesquels les problèmes éducationnels vont être
manipulés et transformés par l’institution scolaire et ses contraintes.
Cette conception de Pourtois semble homogène à la position de Rayou (1998, p. 45) :
« Le trouble des élèves devant les apprentissages et leurs évaluations semble tenir à ce que
les adultes dissocient aisément la sphère des savoirs, dont ils tirent leur légitimité, et celles
des relations personnelles. […]. Les enseignants semblent avoir tellement intégré l’impératif
des programmes qu’ils sont aveugles aux rapports humains et à leur exigence de réciprocité
véritable. […] Si les personnes sont traitées comme des choses, on ne sait plus nettement ce
qui tient aux unes et aux autres. On a le sentiment d’être manipulé et l’on peut craindre,
comme Patrick (un des élèves interviewés par l’auteur), que l’incertitude sur la valeur de
l’adulte et son enseignement ne s’étende à soi-même : […] ». En effet, selon l’auteur, il est
important « d’essayer de comprendre comment, au quotidien, les lycéens participent à la
construction de leur univers scolaire » (Rayou, 1998, p. 23). Mais faut-il alors escamoter
l’opinion de leurs parents ? Il semble au contraire que l’on devrait, en élargissant le couloir de
la recherche en sciences sociales, situer la place des parents dans « la cité des lycéens ».
En effet les familles exilées, migrantes ou étrangères, ne sont pas toujours loin de se voir
soumises à la critique des éducateurs qui perçoivent l’échec scolaire en termes de démission
parentale. Ce préjugé de la démission des parents fait appel à des explications ou du moins à
des attributions causales selon lesquelles l’attitude non-partenariale de certains "géniteurs",
c’est-à-dire leur faible ingérence dans les apprentissages de leurs enfants ou, en d’autres mots,
leur mauvaise gestion des temporalités de la vie quotidienne serait à l’origine de l’échec
scolaire. Les élèves sont alors perçus comme tributaires d’une feignante oisiveté qui leur
ferait passer des heures devant la télé ou pratiquer des jeux vidéo au détriment de leurs études,
et ce sans le contrôle des parents. « Plus précisément dans les enquêtes menées auprès
d’acteurs de l’institution scolaire, l’imputation au milieu familial des difficultés ou de l’échec
scolaire des élèves a pris force de loi et s’énonce de manière récurrente dans les termes de la
« démission éducative » des parents » (Périer, 2005, p. 93-94). Or les familles (et celles-ci ne
semblent pas moins soucieuses de préserver leur honorabilité) se montrent elles aussi assez
promptes à contre-attaquer les accusations de l’école par des rétorques acerbes, considérant en
l’occurrence que l’institution scolaire n’a d’yeux que pour « les familles en faute » et serait
donc aveugle à ses propres dysfonctionnements.
Au vu de ces diatribes, la scolarisation peut constituer d’un côté une voie de
socialisation et, de l’autre, celle de l’acculturation : une sorte d’antinomie ou d’enjeu dont les
effets se laissent apprécier sur le plan de « la construction identitaire et de l’estime de soi des
élèves, de la reconnaissance versus disqualification des qualités éducatives parentales, de la
légitimation versus dénégation de la culture familiale ou du groupe d’appartenance (social
ou ethnique) » (Périer, 2005, p. 13). L’analyse que fait Périer de la relation partenariale
15
éducative semble avoir ainsi une promiscuité dialectique avec la logique du rapport à la
cognition. En effet, comme l’indique même le titre de son ouvrage "École et familles
populaires : Sociologie d’un différend", l’auteur propose une grille de lecture explicative à
travers laquelle il pointe l’index sur la problématique colossale des rapports entre les parents
et l’institution scolaire. « […] la question des rapports entre les familles populaires et l’école
déborde largement le seul enjeu des apprentissages et de l’orientation des élèves : elle
engage une problématique sur la manière dont une société scolarisée fabrique et hiérarchise
des différences comme autant de signes qui habilitent et stigmatisent, intègrent et excluent »
(Périer, 2005, idem). Les différends dont il est finalement question dans les relations
éducatives (familles-école), tels que nous les entendons chez Périer, apportent un certain
éclairage sur le fait notamment que l’analyse des conflits sociaux permet d’approcher ce qui
ne va pas entre l’école et les familles.
Il semble donc évident que l’imagerie du partenariat éducatif, ainsi qu’elle transparaît
dans les travaux de l’auteur, peut permettre d’aller au fond du problème des échecs ou des
réussites chez la diaspora africaine. Ce qui voudrait dire que l’importance que l’on accorde
aux parents n’entraîne pas l’élimination des autres partenaires éducatifs, en l’occurrence les
élèves et les étudiants. Au contraire ! Car puisque des parents dépendent leurs enfants, et que
leur lien dans la relation éducative s’étend socialement aux enseignants et à l’État, l’ensemble
des facteurs qui participent de leurs différends ne peut donc être considéré comme
négligeable. En effet, du fait de l’irréductibilité du partenariat éducatif, la complémentarité
même des partenaires semble récuser toute tentative d’exclure absolument un élément de cet
ensemble coopératif (parent-apprenant-enseignant).
L’on ne peut donc manquer de constater une certaine complémentarité entre les analyses
des auteurs et leurs conclusions. Dans son article intitulé "Parents" ou "familles" ? Critique
d’un vocabulaire générique", Dominique Glasman (1992) a pu s’interroger sur l’usage
intempestif du mot de familles que les agents de l’école auraient tendance à confondre avec
celui de parents. « La question est de savoir si, prenant le droit pour le fait, l'école n'en vient
pas à se rendre dupe du vocabulaire générique qu'elle utilise pour désigner les « parents »
(Glasman, 1992, p. 21). Or il se trouve que cette confusion fictionnelle n’est pas sans induire
des biais de représentations. « Une telle fiction, les « parents », est alimentée par les
associations de parents d'élèves; celles-ci ne peuvent pas faire autrement que de se
revendiquer et de s'afficher comme les représentantes de tous les parents, sans distinction de
quoi que ce soit : appartenance sociale, origine nationale, affiliations politiques ou
religieuses, etc. Et l'on sait que les propositions estampillées comme celles des "parents" sont
en fait marquées par l'appartenance sociale des membres et des porte-parole des associations
de parents d'élèves » (Glasman, 1992, idem). Cette disproportion apparente évoque, nous
semble-t-il, l’image d’un bureau ou d’un groupe (de quelques personnes) qui parlerait au nom
d’un univers social peuplé d’individus de toutes conditions sociales et psychologiques, de
toutes obédiences religieuses, culturelles, etc. Et dès lors que l’on prendrait les opinions des
personnes privilégiées pour celles de la tendance générale, l’on aurait de fortes chances de se
fourvoyer dans une sorte de "labyrinthes" non contigus au champ social représentationnel des
familles migrantes, notamment en matière de scolarisation.
Dans cette perspective qui s’ouvre directement sur des malentendus, se présente un
partenariat éducatif assorti de vues manichéennes qui confortent ceux qui sont d’ "ici" (les
autochtones) et pourfendent ceux qui viennent de "là-bas" (les immigrés). Les géniteurs issus
de la classe sociale supérieure sont alors définis par l’institution scolaire sous le vocable de
parents, et ceux d’origine étrangère et populaire désignés par celui de familles. « […] tout se
passe comme si les parents populaires, et d'origine étrangère, ne relevaient pas de cette
16
appellation de « parents » (…). Dans un cas qui, grossièrement, concerne essentiellement le
public scolaire des ZEP, le terme « famille » recouvre une entité culturelle, dont les
connotations sont moins les "parents" que la « tribu ». La "famille» évoque un monde
extérieur, indistinct et sans lien avec l'école. Tout se passe comme si les agents de l'école
opéraient une mise à distance des « familles », dans une attitude quasi "ethnologique"
réduisant celles-ci à leurs déterminations culturelles, réelles ou supposées ; alors que, dans le
même temps, ces agents appellent de leurs vœux un rapprochement des "familles" et de
l'école » (Glasman, 1992, p. 22). Il nous semble en effet qu’à force pour certains « agents de
l’école » de verser dans un tel culturalisme, d’y élever des considérations "moqueuses" ou de
prendre les "étrangers" pour des garnements folkloriques à jeter en vrac au rayon de
l’inaptitude scolaire, l’école risque fort d’atrophier chez les familles populaires ou
immigrantes la confiance qui devrait les rapprocher d’elle.
Cette situation partenariale ainsi décrite reste quasiment exemplaire dans le sens de la
fermeture d’esprit à l’égard de la culture des autres peuples, ce qui semble une attitude de
déconsidération des valeurs issues de cultures non-européennes (cf. Ziegler, 2008 ; Diop,
1954). C’est que, aujourd’hui encore, la relation entre les familles dites de "couleur" et celles
dites "sans couleur" subit encore des pesanteurs de la conception culturaliste et
différenciatrice qui inspira toute la culture officielle européenne des siècles derniers (cf.
Ziegler, 2008 ; Diop, 1981, 1954). Il s’agit, pour l’essentiel, de la persistance d’une
perspective où ne semblent tenues pour intellectuellement valides et socialement légitimes
que les mœurs et les cultures susceptibles de s’insérer dans le moule institué par des
"civilisateurs" qui ont réussi à imposer, avec violence ou démagogie, leur vision du monde à
d’autres peuples (Ziegler, 2008 ; Tobner, 2007 ; Hebga, 1979 ; Tévoédjrè, 1978 ; Ki-Zerbo,
1957 ; Diop, 1981, 1954).
Voilà donc en substance ce qui pourrait en quelque sorte nous aider à expliquer une part
des "fausses notes" que l’école ou la société elle-même semble introduire dans le partenariat
éducatif. Il nous semble ainsi judicieux de supposer que les "familles étrangères", subissant
plus ou moins la quarantaine ethnologique où l’école les expédie, connaîtraient en
conséquence un sort similaire à celui des "mamans poules" traversant des routes de campagne
en été avec leurs "poussins" : éblouies ou complexées par l’idée réductrice que l’école se fait
d’elles, ces familles se font psychologiquement écraser par les "chauffards" de l’aide à
l’intégration scolaire, universitaire ou socioprofessionnelle.
L’on peut donc s’appuyer sur les interférences de la « fiction » ou des préjugés à l’égard
des familles populaires, en faisant le pari que nombre de conflits d’ordre éducatif ou
partenarial tiennent à des malentendus en lien avec les sentiments de supériorité versus
infériorité qui semblent séparer les agents de l’école et les minorités visibles ou contribuer, si
peu que possible, à augmenter leurs angoisses ou leurs difficultés d’apprentissage. C’est plus
ou moins à ce titre que Bautier et Rayou (2009), dans leur initiative commune d’analyser les
inégalités d’apprentissage à la lumière des programmes, pratiques et malentendus scolaires,
ont évoqué, au dernier paragraphe de l’introduction de leur œuvre, l’hypothèse selon laquelle
« les difficultés d’apprentissage à l’école des élèves de milieux populaires relèvent
actuellement autant de malentendus (construits par les enseignants comme par les élèves et
dans plusieurs logiques) que de sous-entendus et d’implicites culturels (cultivés par
l’institution scolaire dans une logique de domination ) » (Bautier & Rayou, 2009, p. 14). Il est
clair que l’hypothèse en question ne fait nullement défaut à l’analyse que nous effectuons.
Mais il nous faut aussi voir quelques autres aspects conflictuels d’une telle conjecture.
17
III.
CONFRONTATIONS
ET
COOPÉRATION ÉDUCATIVE
RÉSISTANCES
DANS
LA
Eu égard aux diverses transformations de la société (dans sa composition et dans ses
mœurs), les enseignants apparaissent a priori dans l’esprit des apprenants « comme des
adultes qui présentent surtout le risque de compliquer une vie qu’on souhaite la plus libre
possible » (Rayou, 1998, p. 112). Dans une population nationale de culture hétérogène et de
plus en plus complexe, il se trouve une part plus ou moins importante d’apprenants dont le
souci n’est pas celui de la soumission et qui seraient peu réceptifs et quelquefois violents
(Diakité, 2006). L’enseignant entre alors dans un double rôle : il doit non seulement donner
des cours, mais aussi surveiller des jeunes turbulents. Il se trouve ainsi à la merci des coups,
injures, calomnies ou menaces, mais il doit tout de même garder le sourire et assumer
pleinement ses fonctions. Pour lui, la salle de classe deviendrait une chambre d’écho d’une
série d’absurdités ou d’imprévus. D’autant que « les insultes sont très fréquentes à l’école (et
qu’il) n’est pas rare d’entendre des mots très vulgaires dans la bouche de ces chers petits
enfants » qui ne réalisent même pas qu’ils font usage d’« un langage plus que familier »
(Philibert, 2007, p. 31).
Or en tant qu’être humain, l’enseignant (e) a le droit d’être un homme ou une femme
comme madame ou monsieur "tout le monde" et, à ce titre, il (elle) n’est en principe pas tenu
(e) d’être un « surhomme » ou une « surfemme », c’est-à-dire insensible. Il (elle) éprouverait
naturellement du mal à supporter que l’école devienne un « zoo » où l’on doit « dresser », à
ses risques et périls, de nombreux "élèves tigres" venant de milieux défavorisés. Il (elle) peut
ainsi se sentir peu habilité (e) à renvoyer ou à punir un élève, quoi que fasse ce dernier et
même si son comportement paraît de nature à troubler l’ordre de la classe. « Dans cette
montée en puissance de la violence et de la dégradation du climat en milieu scolaire, il est
une victime dont on ne parle pas et qui n’est reconnue que comme coupable : le professeur.
(…). Désarmés et accusés, ils (les professeurs) n’ont aucun recours et ne peuvent, de ce fait,
qu’assister impuissants, à la démolition continue de leur statue » (Diakité, 2006, p. 27). L’on
peut alors estimer que la conscience du devoir, au sens socio-juridique du terme, se construit
par « la soumission librement consentie »5 ou l’assimilation progressive du règlement
intérieur à tous les niveaux du cursus scolaire. Or – c’est là une observation importante pour
notre analyse – la situation en cette mouvance actuelle de 80% au bac (Beaud, 2003), c’est
que l’enseignant n’est pas en droit d’imposer aux apprenants d’être studieux ou respectueux à
l’égard des autres (Diakité, 2006).
L’étude de la relation scolaire peut donc permettre de cerner l’idée que les apprenants se
font de leurs propres conduites ainsi que des attitudes de leurs enseignants dans la relation
scolaire enseignant-apprenant. Une question importante serait par exemple de savoir quels
types de causalité les apprenants établissent entre les échecs scolaires et les attitudes de leurs
enseignants. Un tel aspect de la recherche éducative serait porteur d’informations utiles sur
l’image que les élèves, les étudiants et leurs parents projettent sur les enseignants dans la
mesure où ces derniers se sentent en général seuls face à leurs classes et à leurs difficultés, ou
parfois même sans soutien ni protection de la hiérarchie (cf. Diakité, 2006).
L’on sait en effet que les enseignants sont parfois confrontés à des situations
« déscolarisantes », comme celles de leurs élèves qui s’absentent fréquemment parce qu’ils
5
Titre d’une œuvre de Robert-Vincent Joule & Jean-Léon Beauvois (1998), PUF, 5ème édition, 2006. Lesdits
auteurs ont essentiellement abordé la façon dont on peut amener les gens à faire librement ce qu’ils doivent faire.
18
auraient mission d’accompagner des parents (qui ne parlent pas français) à l’hôpital ou dans
une démarche administrative.6 Mais les difficultés d’apprentissage sont aussi supposées
provenir des enseignants, car leurs modes de perception et notamment d’évaluation peuvent
avoir des incidences sur les rendements des apprenants, et partant sur leur façon de percevoir
leurs difficultés ou échecs. L’on considère que les enseignants tenant compte des injustices
socio-économiques sont plus favorables aux élèves de classe ouvrière que les enseignants
attachés à la seule créativité de l’élève (Isambert-Jamati & Grospiron, 1984). Peter Wood
(1992) distingue à ce titre deux types d’enseignants : d’abord les « provocateurs de
déviance », qui émettent des jugements négatifs, adoptent des attitudes agressives ou
fulminent des propos dénigrants envers les apprenants ; ensuite les enseignants « isolateurs de
déviance », c’est-à-dire porteurs de perception et d’attitudes inverses. Wood (1992) précise
que la déviance implique nécessairement au moins deux acteurs et que l’enseignant peut
provoquer ou atténuer la déviance par ses propres attitudes à l’égard de l’apprenant. Le
principe ultime est que les apprenants s’attachent aux enseignants qui s’intéressent à eux tels
qu’ils sont, et non pas tels qu’ils devraient être, qui ont des ambitions pour eux sans les brimer
(Dubet, 2002) ni les insulter ou les humilier.
Mais d’autres considérations (cf. Philibert, 2007) s’intéressent aux « cas d’apprenants »
qui, dans la relation éducative, affichent côte à côte des comportements tantôt belliqueux
tantôt pacifiques. Les voies de faits ou comportements agressifs de la part des apprenants
entre eux-mêmes et contre leurs enseignants seraient aujourd’hui l’un des sujets de
préoccupation du monde éducatif. Ce caractère généralement dramatique de la situation
scolaire installe l’école dans une crise (Dubet, in Introduction à la "Sociologie de l’éducation"
de Barrère & Sembel, 2008, p. 5). Une telle crise, au sens où les auteurs l’évoquent dans les
lignes antérieures, c’est encore le même phénomène de la situation sociale de l’école ou de la
scolarisation en tant qu’annexée à la relation école-société et qui préoccupe notre écrit sur la
perception socioscolaire.
En effet, les occasions ne sont pas rares où les établissements scolaires doivent
socialement agir plus que de convention, comme Rayou & van Zanten le précisaient déjà dans
leur Enquête sur les nouveaux enseignants : « Les problèmes de la société sont entrés dans les
établissements scolaires, faisant évoluer le travail enseignant vers des rôles de travailleur
social, d’éducateur et de psychologue. Les collèges, dans les quartiers populaires, participent
à la prise en charge des populations « à risque », l’école y apparaît alors comme le pompier
de service de la société » (Rayou & van Zanten, 2004, p. 30). Interactions socioéducatives pas
des moins sulfureuses au demeurant, et qui semblent interroger les donnes de la nouvelle
condition scolaire moderne ainsi que celles du principe éducatif classique selon lequel il est
toujours pédagogiquement bénéfique de mettre l’apprenant entièrement à l’aise, de le croire
suffisamment intelligent ou capable d’attitudes responsables et ainsi d’attendre patiemment de
lui des performances dont il n’aurait pas encore fait preuve dans ses prestations cognitives
antérieures. Mais aucune prestation cognitive n’est suspendue dans le vide, encore moins les
comportements d’apprenants ; car les attitudes des apprenants semblent d’autant intimement
liées à leur environnement social lui-même et au "tissu psychologique" de leur vécu
quotidien, qu’il n’est pas insensé de dresser un état des lieux de leurs conduites au sein de la
relation qui les lie entre eux d’une part et celle qui les lie à leurs enseignants d’autre part.
6
Catherine Taconet (2006) évoque le cas d’une élève qui lui aurait demandé de mentionner explicitement sur le
bulletin que la présence au cours était obligatoire (afin qu’elle puisse rectifier la perception de sa mère qui
semble considérer l’école comme un lieu sans obligation de présence).
19
À cet effet, Rayou (1998) démasque dans la plate-forme sociale de l’école et plus
précisément au niveau du lycée, une « réactivation du polymorphisme enfantin », terme qu’il
estime d’ailleurs comme véhiculant une antinomie : « … on devrait en toute « rigueur »
s’attendre à ce qu’à partir d’une enfance vécue comme indivise et conviviale se mette
progressivement en place une adolescence grandie par différenciation tant cognitive que
sociale avec ce qu’un tel processus peut comporter de conflits entre « grands » et « petits ».
« Or (poursuit l’auteur), il semble au contraire que la relation de philia qui s’instaure au
lycée succède à un régime beaucoup plus violent et, sous beaucoup d’aspects, plus proche de
la société « réelle » : davantage d’affrontements, de vols, de moqueries entre inférieurs et
supérieurs » (Rayou, 1998, p. 207). Faute éventuelle de pouvoir penser l’expérience juvénile
en lien avec cette « philia » (car analyser cette philia implique un mode de penser dialectique),
on se condamnerait à imputer aux jeunes des pensées qui au contraire leur répugnent, leur
expérience en tant qu’enfants pouvant se définir pour ou contre l’expérience scolaire.
L’on sait, en effet, que les élèves ont tous et chacun une perception de l’école : l’on
n’ignore pas qu’ils réagissent à l’échec et à la réussite par le biais de la cause présumée de ces
derniers. La perception scolaire est donc d’ordre imputatif et l’on peut même supposer qu’elle
se branche à la situation culturelle et sociale intégrale de l’apprenant. Car, dans une
civilisation où l’école n’est jamais exclue de la vie sociale, la perception socioscolaire est un
phénomène complexe qu’on peut logiquement étudier à plusieurs niveaux, dont (entre autres)
celui des élèves eux-mêmes en tant que partenaires éducatifs ultimement positionnés dans une
relation de « philia ». Celle-ci « garantit non seulement la coprésence de principes en droits
incompatibles, mais peut même, comme dans sa variante « vertueuse », opérer des
raccordements parfaits : on y aime, sans plus calculer ses efforts, une discipline scolaire
parce qu’on aime la personne qui l’enseigne et l’aime visiblement elle-même » (Rayou,
ibidem). Il serait alors judicieux, à la lumière de la réflexion de l’auteur, que la recherche en
éducation essaie de tirer parti de l’importance du rôle de cette « philia », car c’est aussi toute
la personnalité affective de l’apprenant qui en tirerait immanquablement sa légitime clarté.
Mais Rayou n’a pas circonscrit ses réflexions éducatives dans la seule notion
aristotélicienne de « philia ». Portant son regard sur les remous émanant de la massification
scolaire et observant notamment la place importante qu’occupent les lycéens sur l’échiquier
politique en même temps qu’au niveau de leurs propres familles, il énonce : « Qu’ils (les
lycéens) descendent dans la rue […] et c’est toute la « classe politique » qui retient son
souffle, espérant, selon ses diverses composantes, qu’ils regagnent au plus tôt leurs
établissements ou qu’ils donnent au contraire à certaines revendications sociales une
ampleur et une légitimité supplémentaires. […] Il est vrai que, dans un système politique où le
sort de la République et celui de l’école sont scellés il y a plus de cent ans, la crainte de ne
plus comprendre ou de décevoir une jeunesse scolarisée dans sa quasi-totalité revêt une
signification particulière. […] » (Rayou, 1998, p. 9). En effet, que des manifestations de
lycéens puissent susciter un intérêt considérable auprès des médias et des responsables
politiques (Rayou, 1998), cela montre de toute apparence qu’il n’est nullement inutile de
prendre en compte l’opinion des jeunes lycéens dans une étude concernant les attributions
causales de l’échec scolaire. Nous considérons d’ailleurs que leur probable intégration
manquée peut entraîner chez eux des suites logiques de désintégrations sociales prometteuses
de misères7. Aussi nous semble-t-il logique, dans le présent travail, d’approcher un tant soit
7
Pour les apprenants en général, notamment ceux directement issus de l’immigration, l’échec scolaire aurait des
conséquences sociales, économiques et humaines désastreuses. L’un d’eux, brillant élève négro-parisien en
classe de 1ère, affirme que son père (ouvrier) n’avait guère de cesse de lui seriner qu’ « une tête sans instruction
scolaire n’aurait droit qu’aux fardeaux de misères ».
20
peu les théories qui penchent sur leur façon d’interpréter leur situation d’élèves ou
d’apprenants dans leur « cité » réelle ou mentale.
Mais les parents constituent eux aussi des maillons non-négligeables dans la chaîne
socioscolaire. Ils sont des acteurs d’une stature exceptionnelle puisque c’est eux qui assument
d’ordinaire "l’éducation de la maison", demandent des comptes aux établissements scolaires
et répondent des agissements de leurs enfants. Il n’est donc pas inconcevable que leurs
représentations sous-jacentes à la scolarisation puissent commander aux attitudes de leurs
enfants vis-à-vis de l’école. De par leur action qui complète celle de l’école, les parents
assurent « l’intégration des élèves dans la société, leur fait assimiler les valeurs, les grands
principes, ainsi que les normes de comportements socialement acceptées » (Barrère &
Sembel, 2008, p. 11). L’on peut toutefois supposer qu’il existe, parmi eux, une certaine
catégorie qui résisterait à la modernité. Car l’analphabétisme et le traditionalisme dont
certains seraient tributaires peuvent ne pas correspondre au schéma dialectique classique où le
« frottement des contraires » produit en général une synthèse libératrice d’attitudes nouvelles
(Kabou, 1991). Le contenu de l’idéogramme mental de cette catégorie de parents peut ainsi
traduire un modèle de perception en conflit avec la nouveauté ou le changement. Nous faisons
à ce titre l’hypothèse que les parents analphabètes s’enfermeraient dans une "caverne de
Platon" où les cultures ancestrales (croyances religieuses ou spirituelles) et la culture moderne
ou de l'école se disputeraient la "carte" d’une identité difficilement convertible. Pour eux,
supposons-nous, les valeurs ancestrales mériteraient du respect absolu et devraient être
conservées à tout prix. Ces valeurs constitueraient, du moins en apparence, leurs références
prioritaires en matière de jugement perceptif ou d’attribution causale. C’est dire qu’opposés
en apparence aux principes du rationalisme cartésien, des parents estimeraient que la
perpétuation de leurs "mœurs totémiques" serait indispensable à l’émergence de leur identité.
De tels parents éprouveraient des difficultés à négocier leur intégration propre, ainsi que celle
de leurs enfants, dans une logique de rapport à la cognition.
Cela dit, tous les parents ne peuvent pas avoir la même perception de l’école et de la
scolarité de leurs enfants. De nombreuses études ont d’ailleurs mis en évidence les liens que
leur perception pourrait avoir avec leur niveau d’études, leurs origines, leurs ambitions pour la
scolarité de leurs enfants (Montandon, 1991 ; van Zanten, 1990). Mais ce point de vue n’est
pas exclusif au regard des recherches plus récentes. Carra et Esterle-Hedibel (2004) relèvent
que, d’une manière peu ou prou explicite, les parents d’élèves scolarisés en zones difficiles
apparaissent généralement, aux yeux du corps enseignant, comme portant peu d’intérêt à la
scolarité de leurs enfants. Les auteurs précisent que la difficulté des relations éducatives serait
récente et souvent rattachée aux milieux populaires : conséquence moins imputable à la
massification scolaire qu’à la complexification d’une société en perte de repères. Pour autant,
ajoutent-elles, en référence aux investigations d’historiens, le thème de « l’insuffisance
parentale » est ancien. Ce thème – par le biais de la déperdition des repères, des valeurs et de
la désinvolture des parents – « est décliné tant chez les Lumières que dans l’idéologie
philanthropique du XIXième siècle ». Les attitudes de résistance ou de rejet de la part des
éducateurs sont monnaies courantes et semblent une constante de la forme scolaire
d’éducation. Ce discours de positionnement « tient d’autant plus de place à partir de la
décennie 80 » que l’on implique les parents dans l’école. Le débat en question prendra
finalement une tournure capitale avec l’accroissement du phénomène de la "violence à
l’école" sur le devant de la scène sociale où cohabitent "migrants" et "autochtones".
En passant ainsi du pointage des difficultés d’apprentissage au pointage des difficultés
disciplinaires, le calquage des maux de l’école à la responsabilité parentale devient opérant
mais pose problème. Autant dire que cette externalisation des causes des difficultés
21
rencontrées au sein de l’école, et même à l’extérieur d’elle, contribuerait à la prolifération de
pratiques discriminatoires (Payet, 1995) où les conflits et les malentendus peuvent émerger :
rapport d’autorité entre "inférieurs" et "supérieurs", confrontation plus ou moins ouverte
entre "gens de couleur" et "gens sans couleur", "enseignants de rive gauche" et "astreignants
de rive droite", désir avoué et manifeste d’entente et de collaboration entre enseignants et
parents d’élèves, ou difficultés à accepter « l’autre » tel qu’il est dans ses apparences
dermiques ou morphologiques. De ces effets de perception, naîtraient des attitudes de
distanciation par rapport à la réalité socioscolaire qui se traduiraient par des attributions
causales ordinaires ou parsemées de malentendus.
Portant notre regard sur l’émergence de ces attributions et malentendus, nous supposons
ces derniers à la fois « secrétés » par le croisement de nombreux facteurs internes et externes.
Il ne s’agit pas de réduire les difficultés des élèves à une portion exclusivement
perceptionniste, mais plutôt d’analyser les influences qu’elles font peser sur les familles
d’origine africaine et, partant, sur leur espace social et cognitif. Jean-Paul Filiod (2007, p.
586), en se référant aux travaux anthropologiques de Bachman et al. (1981), nous informe, à
ce titre, que les enseignants attendent une participation orale de la classe et n’apprécient pas
que leurs apprenants se fassent distinguer par leur mutisme. En effet, « dans les écoles nordaméricaines, on découvrait des enfants amérindiens plutôt effacés ». Les enseignants
s’efforçaient de susciter la communication verbale par des questions, « en faisant preuve
d’affection ou en donnant des ordres », mais n’obtenaient aucun résultat. « La réputation des
enfants amérindiens étaient faite : timides, indifférents aux activités scolaires, non
compétitifs, en retrait ». L’attribution causale tombait drue comme un couperet : « déficit
linguistique, dont le milieu familial serait la cause ». Or le sens de ce mutisme proviendrait
d’une disparité entre le code du milieu scolaire et celui du milieu communautaire. « Dans
celui-ci, les activités, ouvertes à tous, étaient rarement organisées et dominées par un seul
individu. Du coup, les élèves amérindiens ne comprenaient pas la place particulière de
l’enseignant ». Explication plausible, s’il en est. Car en effet, si l’on veut qu’en milieu
socioscolaire, des innovations pédagogiques émergent, diffusent ou induisent des
changements d’attitudes, il faut sans doute que ces innovations soient réellement prises en
charge par l’ensemble des protagonistes de l’éducation.
L’une des tâches d’une recherche en milieu interculturel serait précisément de se centrer
sur l’élucidation des attributions causales des situations relatives au partenariat école-famille.
La trilogie "enseignant-apprenant-parent" peut toutefois paraître obsolète, mais l’on ne peut
guère éviter de parler d’élèves, d’enseignants, de parents (voire de politiques ou de
politiciens) dans une étude de la perception socioscolaire en milieu interculturel et immigrant.
Il semble au contraire que le triptyque est en train à nouveau de faire "tache d’huile" car la
persistance d’un certain nombre de "réflexes pervers" (racismes, échecs autoprogrammés,
violences et/ou abandons scolaires massifs, regards de défiance ou de suspicion mutuelle entre
les protagonistes de l’éducation, provocations conscientes ou inconscientes des uns et des
autres, hypocrisies intellectuelles déviantes ou faussement intelligentes, etc.) dans le
partenariat socioéducatif pose des problèmes d’attributions causales et exige des réponses
patientes et réfléchies sur les attitudes des parents et des élèves.
En effet, les inconforts de la vie, notamment les ruptures conjugales, les décès,
l’isolement de l’exil et l’érosion des liens de solidarité ou de sociabilité entre autres, sont d’un
tel impact sur les familles qu’ils induisent des « ratés » du point de vue social et/ou scolaire.
Aussi la contrainte socio-pédagogique ou andragogique, telle qu’exercée dans les familles
(sous forme d’injonction totalitaire), télescope les dispositifs scolaires d’autorité non
22
personnalisée et crée des attitudes « a-scolaires » chez les élèves. Ces attitudes « a-scolaires »
fabriquent des difficultés scolaires ainsi que des conflits ouverts avec le corps enseignant et le
personnel éducatif et aboutissent à l’absentéisme puis à l’abandon scolaire (Millet & Thin,
2005). Mais toutes ces pertinentes théories restent, nous semble-t-il, loin d’imposer à elles
seules une explication absolue aux attributions causales que formulent les familles. Les autres
pistes non signalées dans cet article, ne s’écartent guère, elles non plus, de ce qu’est la
perspective discursive ici partiellement exposée.
CONCLUSION
Le domaine dans lequel nous venons d’aborder le rapport au savoir renferme, sans
doute, des points d’ancrage variés. En effet, puisqu’il s’agit avant tout de la perception de
l’échec ou de la réussite scolaire, c’est ici le lieu théorique d’un éclairage au niveau duquel il
nous est offert de nous appuyer sur des considérations ou travaux de différentes publications
susceptibles de trouver un fondement spécifique à la thématique éducative. Disons plus
simplement que le champ scientifique ou théorique, dans lequel baigne l’élucidation de la
connaissance, se révèle dense à l’infini. Cependant, il ne s’agit nullement, – au vu de la
présente articulation analytique chez les auteurs –, d’un processus anarchique de construction
de savoirs, mais d’un travail patiemment ordonné de psychologues, de sociologues ou
d’anthropologues et autres penseurs en sciences humaines qui tiennent de mieux en mieux
compte des conditions et interactions actuelles de l’individu et des groupes, et qui partent de
celles-ci selon des trajectoires qui pointent sur les « fins » véritables du sujet en tant que
facteur actif non isolé du réel socioéducatif. Cela suffit probablement pour approcher
comment les travaux théoriques concernant l’éducation et l’école se sont enrichis ou
s’enrichissent, dans un processus apparemment diffus, voire parfois contradictoire mais
finalement constructif et qui éclaire ou renseigne sur l’état des attitudes cognitives.
La perspective dont nous venons de tirer parti constitue ainsi une approche de base qui
s’impose à celui ou celle qui tente de comprendre ou d’expliquer, entre autres, les
malentendus et conflits que traduisent les logiques d’attribution à propos de l’échec ou de la
réussite chez les populations migrantes ou non-migrantes. Mais qu’il y ait, dans le rapport à
la cognition, des heurts ou des brouilles entre les partenaires éducatifs, c’est-à-dire des
jugements d’opposition ou de conflits qui posent problème aux apprentissages, cela nous
semble la condition moderne de l’école telle qu’elle se présente aujourd’hui compte tenu de la
complexité des histoires individuelles et/ou familiales.
En d’autres termes, la conception de chaque savant, ainsi que l’histoire de chaque
étudiant (et nous sommes tous des étudiants sur la Terre), est un univers de jugements ou
d’opinions, de vécus et de perçus qui supposent une connivence implicite entre les contenus
des expériences d’apprentissage et les souvenirs qui relient lesdites expériences au passé, au
présent ou au futur. Il devient alors difficile d’opposer une fin de non-recevoir à l’hypothèse
d’un malaise sociologiquement et psychologiquement actif qui est à même d’impacter sur le
territoire somme toute sociocognitif des apprentissages de l’enfant ou de l’adulte. Cela
indique, l’on s’en doute, l’incontournable nécessité pour la recherche d’étudier
quantitativement ou qualitativement les expériences éducatives des familles et, par cette
alternative, leurs interactions relatives à des dynamiques sociales complexes. Les logiques
respectives de ces dynamiques, jointes aux rapports au savoir des populations, ont entièrement
vocation à être mises à contribution de moult échafaudages théorico-pratiques, qui éclairent
sur l’enchevêtrement "rituélique" des processus cognitifs.
23
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