l’Océan. Elles se bornent à ramasser les coquillages jetés par la tempête sur la
plage ou à les détacher des roches auxquelles le mollusque adhère. Les
populations lacustres, les tribus établies sur les bords des fleuves ont, en
revanche, trouvé dans le tronc d’arbre dérivant sur les flots un moyen de
transport facile, dans la branche chargée de feuillage la première voile qui se soit
ouverte à la brise. Ne voyons-nous pas en effet les esquifs de l’Océanie se glisser
ainsi entre les coraux ? La forêt de Dunsinane s’est mise en marche, et une force
invisible l’arrache au rivage. Les branches d’arbres, les nattes, les tapas, les
peaux amincies ont probablement précédé de beaucoup les tissus plus maniables
de lin et de chanvre. Le difficile n’était donc pas de déployer l’aile d’Icare, mais
d’oser la déployer en haute mer.
Du tronc d’arbre au radeau, la distance est peu grande. Grossie par les pluies, la
rivière charriait de rudes assemblages de troncs déracinés, de véritables îles,
bien capables de porter la tribu tout entière ; rien de plus simple que de
substituer aux racines, aux branches entrelacées le moindre lien qui s’est
rencontré sous la main : des osiers ou des lianes ; des joncs même. Cette plate-
forme flottante, on la dirigera sans peine, tant qu’on se contentera de
l’abandonner au fil du courant, tant qu’on pourra toucher, du bout d’une perché,
une des deux rives ou le fond. Franchissez l’embouchure du fleuve, le problème
devient à l’instant plus épineux. Supporté par des eaux profondes, le radeau
devient à l’instant indocile. Comment le maintenir dans la direction qu’on
voudrait lui faire suivre ? Les naufragés de la Méduse y ont renoncé. Longtemps
avant la découverte de Cabral, les sauvages riverains du nouveau monde avaient
tenté la chose avec plus de succès. Les catimarans de la côte du Brésil sont des
radeaux affinés des deux bouts ; un seul coup de pagaie les ramène en route, et
nulle embarcation ne s’élance avec plus de grâce et de sécurité sur la plage.
Sous bien des rapports, on pourrait préférer le catimaran à nos chalands de
débarquement. Le radeau a sur le chaland, qui n’est après tout qu’un radeau
creux, un grand avantage : les brisants ne lui font pas peur. Seulement il a fallu
pour lancer le radeau en haute mer imaginer la pagaie, puisqu’on ne pouvait plus
employer la perche et qu’on ignorait l’usage de la rame. La pagaie est une sorte
de battoir au manche court qui se manie des d’eux mains. Elle ressemble à une
pelle à four comme la rame d’Ulysse ressemblait à un fléau.
Le jour où le premier tronc d’arbre fut creusé se perd dans la nuit des temps, et
cependant il est à présumer que la terre avait déjà reçu dans son sein bien des
générations, quand ce progrès notable s’accomplit. Évider un tronc d’arbre avec
des éclats de pierre n’est pas une mince besogne ; l’airain et le fer ne s’en
acquittent pas sans s’émousser. On sait avec quelle emphase Homère prononce
ce mot de vaisseau creux. Il y a là comme un retentissement lointain de
l’émotion produite par l’apparition de la pirogue. Les corbeilles d’osier
enveloppées de peaux, qui, au temps d’Hérodote, descendaient le cours de
l’Euphrate, les radeaux de bambous par lesquels se virent assaillis sur l’Indus les
vaisseaux de Sémiramis, n’auraient jamais ouvert aux peuples impatients la
grande navigation. Avec le tronc creusé, on peut se rendre des cotes de l’Hellade
aux bords de la Phénicie, des rivages du Danemark aux sources de la Seine, des
îles du Japon à la Nouvelle-Zélande. Que sera-ce le jour où la pirogue, formée de
planches cousues ou rivées l’une à l’autre, aura doublé, triplé, quadruplé ses
dimensions ! Si ce jour-là le marin, assis sur son banc, n’est plus obligé de
piocher l’eau comme un sol aride qu’on défonce ; si, chaque fois que son corps
se renverse en arrière, il voit la barque Tisser et fuir sous l’effort de ses bras
nerveux, il est impossible qu’il n’ait pas soudain le sentiment de la puissance qu’il