LA MARINE DES ANCIENS
LA BATAILLE DE SALAMINE ET L’EXPÉDITION
DE SICILE
PAR LE VICE-AMIRAL JEAN-PIERRE E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE
MEMBRE DE L’INSTITUT.
PARIS 1886.
CHAPITRE PREMIER. — L’expédition de Xerxès.
CHAPITRE II. — Les combats d’Artémisium.
CHAPITRE III. — La bataille de Salamine
CHAPITRE IV. — Le combat de Mycale.
CHAPITRE V. — Trahison de Pausanias et bannissement de Thémistocle.
CHAPITRE VI. — Le gouvernement de Périclès.
CHAPITRE VII. — La guerre du Péloponnèse et la perte d’Athènes.
CHAPITRE VIII. — La trière.
CHAPITRE IX. — Les combats de Patras et de Naupacte.
CHAPITRE X. — La discipline à bord des bâtiments à rames.
CHAPITRE XI. — Mitylène et Corcyre.
CHAPITRE XII. — Le siège de Pylos.
CHAPITRE XIII. — La capitulation de Sphactérie.
CHAPITRE XIV. — L’expédition de Sicile.
CHAPITRE XV. — La disgrâce d’Alcibiade.
CHAPITRE XVI. — La circonvallation de Syracuse.
CHAPITRE XVII. — Les stratagèmes d’Ariston.
CHAPITRE XVIII. — Les indécisions de Nicias.
CHAPITRE XIX. — Le désastre.
CHAPITRE PREMIER — L’EXPÉDITION DE XERXÈS.
La marine de l’avenir sera très probablement, pour peu que les progrès de la
science continuent d’y aider, un retour assez étrange à la marine des anciens. A
côté des colosses, il y aura place pour les infiniment petits. Les colosses se
chargeront d’occuper la nier, d’en garder les chemins, d’en écarter les
interventions hostiles ; les flottilles opéreront sur le littoral ennemi. Ces flottilles
auront deux façons d’opérer : par des incursions soudaines ou par des invasions
en masse ; à l’instar des pentécontores et des drakkars, ou à la manière des
trirèmes, des dromons, des galères et des galéasses. L’occupation de la mer. a
donné aux Anglais la richesse et leur a permis d’user peu à peu le grand empire ;
mais depuis que le continent s’est couvert de chemins de fer, depuis que la
navigation neutre a su affirmer ses droits, la suprématie maritime demeure en
quelque sorte désarmée. Elle le sera tant qu’elle ne pourra exercer sa domination
que dans les eaux bleues. Voilà pourquoi des événements récents ont pu faire
mettre en doute l’efficacité de la marine appelée à concourir directement et par
ses seuls moyens à la défense nationale. Se figure-t-on au contraire le parti
qu’un génie tel que celui de Napoléon Ier eût pu tirer d’une flottille semblable à
la flottille de Boulogne, dans les diverses guerres qui ont occupé ce siècle, si les
chaloupes canonnières construites sur les rives de la Manche avaient été munies
d’appareils à vapeur, au lieu d’en être réduites, comme au temps de Sémiramis
et d’Agamemnon, à se mouvoir sous l’action des propulseurs à bras ? Le monde
a été longtemps immobile ; aujourd’hui la terre tourne vite, et, quoique des
esprits chagrins puissent être tentés de croire qu’elle tourne à l’envers, nous n’en
sommes pas moins obligés de nous conformer à son allure.
Il n’y a eu qu’une marine à rames, sauf de bien légères modifications ; cette
marine a duré quatre ou cinq mille ans. C’est que l’invention de la rame était à
elle seule un grand pas dans l’art de la navigation. Après de pareils progrès,
l’imagination humaine généralement se repose. Si quelque besoin nouveau ne
vient pas la pousser impérieusement à un nouvel effort, elle s’endort
complaisamment dans sa conquête. Les anciens ont eu, comme le moyen âge,
leurs vaisseaux ronds et leurs vaisseaux longs, leurs navires à voiles et leurs
bâtiments à rames. Pour le commerce, il a fallu quelque chose d’analogue à la
jonque chinoise ; pour la piraterie, pour la guerre, on a senti la nécessité d’être
plus agile, moins esclave des caprices si souvent inopportuns du vent. L’instinct
des peuples s’est rencontré sans s’être donné le mot. Les Pélasges ont construit
leurs pentécontores, les Normands leurs drakkars, les Polynésiens leurs pirogues.
L’avantage est aux Polynésiens, quand il s’agit d’utiliser la brise. Leurs grands
esquifs volent réellement sur l’eau ; ils s’y balancent avec une sûreté, une
aisance, que n’ont jamais connues les vaisseaux de l’antiquité ; ils n’y sont pas
maîtrisés, comme les dragons du Nord, par le souffle qui les entraîne. Frappée
obliquement, leur voile conserve son action et perd à peine quelque chose de sa
puissance. Mais où le sauvage de l’Océanie se montre inférieur, c’est quand il
essaye d’avancer à force de bras sur une mer immobile. La pagaie dont il se sert
laboure l’onde à coups précipités ; la rame prend la mer pour point d’appui et
pousse l’embarcation en avant avec toute l’énergie d’un levier.
. La navigation fluviale a dû précéder de plusieurs siècles la navigation maritime.
Les pauvres créatures déshéritées qui errent sur les côtes de l’Australie et sur
celles de la Terre-de-Feu n’ont pas encore été tentées d’affronter les colères de
l’Océan. Elles se bornent à ramasser les coquillages jetés par la tempête sur la
plage ou à les détacher des roches auxquelles le mollusque adhère. Les
populations lacustres, les tribus établies sur les bords des fleuves ont, en
revanche, trouvé dans le tronc d’arbre dérivant sur les flots un moyen de
transport facile, dans la branche chargée de feuillage la première voile qui se soit
ouverte à la brise. Ne voyons-nous pas en effet les esquifs de l’Océanie se glisser
ainsi entre les coraux ? La forêt de Dunsinane s’est mise en marche, et une force
invisible l’arrache au rivage. Les branches d’arbres, les nattes, les tapas, les
peaux amincies ont probablement précédé de beaucoup les tissus plus maniables
de lin et de chanvre. Le difficile n’était donc pas de déployer l’aile d’Icare, mais
d’oser la déployer en haute mer.
Du tronc d’arbre au radeau, la distance est peu grande. Grossie par les pluies, la
rivière charriait de rudes assemblages de troncs déracinés, de véritables îles,
bien capables de porter la tribu tout entière ; rien de plus simple que de
substituer aux racines, aux branches entrelacées le moindre lien qui s’est
rencontré sous la main : des osiers ou des lianes ; des joncs même. Cette plate-
forme flottante, on la dirigera sans peine, tant qu’on se contentera de
l’abandonner au fil du courant, tant qu’on pourra toucher, du bout d’une perché,
une des deux rives ou le fond. Franchissez l’embouchure du fleuve, le problème
devient à l’instant plus épineux. Supporté par des eaux profondes, le radeau
devient à l’instant indocile. Comment le maintenir dans la direction qu’on
voudrait lui faire suivre ? Les naufragés de la Méduse y ont renoncé. Longtemps
avant la découverte de Cabral, les sauvages riverains du nouveau monde avaient
tenté la chose avec plus de succès. Les catimarans de la côte du Brésil sont des
radeaux affinés des deux bouts ; un seul coup de pagaie les ramène en route, et
nulle embarcation ne s’élance avec plus de grâce et de sécurité sur la plage.
Sous bien des rapports, on pourrait préférer le catimaran à nos chalands de
débarquement. Le radeau a sur le chaland, qui n’est après tout qu’un radeau
creux, un grand avantage : les brisants ne lui font pas peur. Seulement il a fallu
pour lancer le radeau en haute mer imaginer la pagaie, puisqu’on ne pouvait plus
employer la perche et qu’on ignorait l’usage de la rame. La pagaie est une sorte
de battoir au manche court qui se manie des d’eux mains. Elle ressemble à une
pelle à four comme la rame d’Ulysse ressemblait à un fléau.
Le jour où le premier tronc d’arbre fut creusé se perd dans la nuit des temps, et
cependant il est à présumer que la terre avait déjà reçu dans son sein bien des
générations, quand ce progrès notable s’accomplit. Évider un tronc d’arbre avec
des éclats de pierre n’est pas une mince besogne ; l’airain et le fer ne s’en
acquittent pas sans s’émousser. On sait avec quelle emphase Homère prononce
ce mot de vaisseau creux. Il y a là comme un retentissement lointain de
l’émotion produite par l’apparition de la pirogue. Les corbeilles d’osier
enveloppées de peaux, qui, au temps d’Hérodote, descendaient le cours de
l’Euphrate, les radeaux de bambous par lesquels se virent assaillis sur l’Indus les
vaisseaux de Sémiramis, n’auraient jamais ouvert aux peuples impatients la
grande navigation. Avec le tronc creusé, on peut se rendre des cotes de l’Hellade
aux bords de la Phénicie, des rivages du Danemark aux sources de la Seine, des
îles du Japon à la Nouvelle-Zélande. Que sera-ce le jour où la pirogue, formée de
planches cousues ou rivées l’une à l’autre, aura doublé, triplé, quadruplé ses
dimensions ! Si ce jour-là le marin, assis sur son banc, n’est plus obligé de
piocher l’eau comme un sol aride qu’on défonce ; si, chaque fois que son corps
se renverse en arrière, il voit la barque Tisser et fuir sous l’effort de ses bras
nerveux, il est impossible qu’il n’ait pas soudain le sentiment de la puissance qu’il
possède. La race de Japhet est devenue la maîtresse du monde. Plantez une
rame sur ma tombe pour que les hommes à venir s’occupent de moi ! Voilà bien
le vœu d’un matelot, d’un navigateur affranchi de la servitude du vent, qui sait
qu’avec un bon aviron de frêne ou de hêtre il ne dépend plus que de la vigueur
de ses muscles et de l’étendue de son courage. Aussi quel frémissement d’un
bout du littoral à l’autre ! Io piquée par le taon ne fut pas emportée par une plus
folle ardeur. A travers le tumulte dédaigné des flots, de toutes parts s’élancent
ravisseurs, suppliantes1. Les uns vont à la poursuite du butin, les autres à la
recherche d’un asile. Les rivages déserts se peuplent, les cités florissantes se
reculent ; le bord de la mer n’est plus sûr pour elles. La piraterie se promène en
souveraine ; elle étend son empire aussi loin que les océans connus prolongent
leurs limites. Ces marins à peau noire sous leurs tuniques blanches qui fendent
l’onde, jetant l’angoisse et l’épouvante devant eux, ce ne sont pas, comme on
pourrait le croire, les guerriers des Vitis venant faire irruption dans les eaux
paisibles des Tongas ; c’est la race brutale et maudite, des fils d’Égyptos. Sur
leurs sombres vaisseaux, les voilà portés par la mer à leur vengeance. Les
Pélasges auront leur tour. Plus d’un combat sanglant se livrera sur les bords de
la Syrie avant que la flotte d’Agamemnon prenne le chemin de la Troade.
Toute la Grèce alors portait le fer. On vaquait en armes à ses occupations, parce
que les habitations étaient sans défense et les communications peu sûres. Les
Athéniens furent les premiers dont les mœurs s’adoucirent ; la justice de Minos y
fut pour quelque chose. Ils adoptèrent la tunique de lin et la cigale d’or dans les
cheveux, déjà pareils à ces bons insulaires des Lou-Tchou dont la calme
béatitude faisait, en 1820, pleurer le capitaine Basil Hall de tendresse. Les
Locriens-Ozoles, les Étoliens, les Acarnaniens, continuèrent d’être les
Monténégrins de l’époque. Ils ne dé posèrent même pas leurs armes pour
s’étendre sur leur couche ou pour prendre place à la table du festin. Le monde, à
toute époque, nous offre des peuples dans l’enfance, des nations adultes et des
civilisations qui périssent. Sans fouiller les tombeaux, sans déblayer les hypogées
enfouis, nous pouvons demander à la Polynésie l’histoire des pirates hellènes,
normands, scythes ou sarrasins ; la Polynésie nous rendra tout cela sous une
forme vivante. Les Sarrasins pourtant, au dire de l’empereur Léon, se servaient
de grands bâtiments, pesants et tardifs à la course ; les Scythes en avaient de
moindres et de plus légers avec lesquels ils descendaient les fleuves pour entrer
dans le Pont-Euxin. Là gît toute la différence. Gravée sur les rochers de la
Norvège ou sur le granit égyptien aux bouches sablonneuses du Nil ; recueillie
par les historiens de Byzance on conservée par les traditions polynésiennes,
l’histoire de la piraterie est partout la même. Les champions que le viking
éprouve avant de les laisser monter. sur son vaisseau, et les guerriers d’Homère
courbés sous le poids de la pierre qu’ils soulèvent, ce sont des héros
contemporains. Prêtez l’oreille : vous entendrez encore le péan solennel, le chant
de guerre qui s’entonne à l’heure du combat, le chant de mort où le vaincu brave
dans les tourments le vainqueur qui l’a fait prisonnier. La piraterie a donné des
empereurs à là Chine, des rois aux îles Sandwich, des auxiliaires aux maîtres de
l’Égypte, des oppresseurs à la Grande-Bretagne, des ducs à la France, des cheiks
à toutes les villes de la Barbarie. Pour la dompter, il a fallu tour à tour Minos,
Pompée, Alfred le Grand, Robert le Fort, don Jayme, Charles X.
1 Nul n’a mieux rendu que le poète Eschyle, dans sa tragédie des Suppliantes, l’émotion
de ces temps de troubles.
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