leur opposent des rapports sociaux de production fétichisés et les modes correspondants de domination politique et culturelle33. L’expérience
actuelle est cependant inversée comme l’image dans un miroir :
[V]u l’état de la conscience et des forces matérielles de production, on attend des hommes qu’ils soient libres, qu’ils attendent également cela
d’eux-mêmes ; et pourtant ils ne sont pas libres, cependant que dans l’état actuel de leur non-liberté radicale il ne subsiste plus aucun modèle de
pensée, de comportement et, pour employer le terme le plus honteux, de « valeur » qu’en tant qu’êtres non-libres ils aient envie de posséder. Les
lamentations sur le manque de liens ont pour substance la constitution d’une société qui donna l’illusion de la liberté sans la réaliser. La liberté
n’existe, assez faiblement d’ailleurs, que dans la superstructure ; son échec perpétuel incite la nostalgie à se détourner vers la non-liberté.
Probablement la question du sens de l’existence est-elle entièrement l’expression de ce désaccord.34
Hegel avait déjà montré que lorsque la conscience se voit dans l’impossibilité de surmonter, seule, la division entre la société et l’individu, aucune
chose ne retient la valeur qu’elle semble avoir. Si une réflexion sur le courage est aujourd’hui de mise, c’est entre autres parce que le
désajustement de l’individu et du processus de la société conditionné par le marché nous conduit à l’égoïsme, à la solitude et à la non-
communication. Comme le note Antonio Candido, l’étouffement de l’être, qui prend la forme de l’enfermement des individus sur eux-mêmes et qui
empêche la plénitude des actes et des sentiments, ressurgit sur le plan social comme peur. Et la peur paralyse, ensevelit davantage les hommes
dans l’isolement, empêche la chute des barrières et conserve de ce fait le statu quo, la société de l’aliénation universelle35. Pour Hegel, seule
l’expérience de la négativité, assimilée au mouvement de la conscience, permettrait à celle-ci de fluidifier la positivité réifiée qui, effectivement,
coagule l’expérience vivante, formatrice de sujets à la fois autonomes et sensibles.
La fracture entre l’individu et la société est à la fois l’inadéquation du sujet dans son appréhension immédiate et abstraite du processus social et
l’inadéquation de la société avec son propre concept. Le vide du sujet dans son rapport à soi et la saisie de la totalité sociale comme négativité
sont chez Hegel les conditions d’une expérience formatrice qui surmonte la peur emmêlée à l’état servile : une expérience qui concilie, tout en les
différenciant, le sujet et l’objet. Partant de Hegel, Marx met à jour le contexte matériel et historique de la réconciliation de la liberté subjective avec
les conditions objectives du processus productif. L’aliénation moderne est issue du fait que l’activité productive se trouve séparée du reste de la
vie, imposée par des finalités externes aux besoins sociaux, individuels et sensibles. La lente ascension historique du mouvement ouvrier, partout
dans le monde, à la condition moderne de sujet marchand, libre et égal, quoique seulement du point de vue du droit bourgeois, a signifié en même
temps sa sortie de la condition sans sujet de la pré-modernité. Il lui a manqué le pas qualitatif suivant, vers la fondation subjective de la
production à travers le contrôle et l’autogestion collectifs.
Depuis longtemps déjà, nous vivons très au-dessous des moyens dont nous disposons. Il n’y aura pour nous de liberté réelle qu’à partir du
moment où, plutôt que de nous laisser conduire à l’aveugle par les vents incertains des circonstances économiques, nous prendrons
effectivement en main notre destin et deviendrons les maîtres de notre propre activité, de notre propre mouvement social, de notre temps et de
notre espace, en réalisant les potentiels rationnels contenus dans l’état présent des forces productives. Ne nous trompons pas : l’économie sera
sans doute le domaine où tout se jouera, et où tout sera déterminé. Mais dire cela n’implique en aucune manière de négliger le « facteur
subjectif », c’est-à-dire la théorie critique et la lutte politique, car l’envoûtement idéologique lié au fétichisme de la marchandise devra d’une façon
ou d’une autre être brisé par les sujets eux-mêmes : la liberté des limitations idéologiques et des modes prédominants de rêver et de désirer est la
condition même de la libération, comme le savait déjà Marcuse. Réapprendre à rêver, à sentir et à désirer, et surtout, ne pas avoir peur d’un grand
changement, d’un nouveau commencement utopique, ce sont aujourd’hui les seules attitudes correctes devant la guerre sociale en cours36. Ce
n’est donc pas le moment de perdre courage.
Notes
1 Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, IIe partie : Doctrine de la vertu (1797), trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 2002, § XIV, p. 77.
2 Emmanuel Kant, Principes métaphysiques de la morale, trad. C.-J. Tissot, Paris/Dijon, Librairie de Ladrance, 1837, p. 55.
3 Fiodor Dostoïevski, Zapiski iz podpolia (1864), trad. brés. B. Schnaiderman : Memórias do subsolo, São Paulo, Ed. 34, 2000, pp. 57-58.
4 Comité invisible, L’insurrection qui vient, Paris, La Fabrique, 2007, p. 15.
5 En voici quelques titres suggestifs : Merom Klein & Rod Napier, The Courage to Act: 5 Factors of Courage to Transform Business, Davies-
Black, 2003 ; Gérard Reyre, Du courage d’être manager, Groupe Liaison, 2004 ; David Cottrell & Eric Harvey, Leadership Courage. Leadership
Strategies for Individual and Organizational Success, The Walk the Talk Co., 2005 ; Gus Lee & Diane Elliott-Lee, Courage. The Backbone of
Leadership, Jossey-Bass, 2006 ; Margie Warrell, Find Your Courage: 12 Acts for Becoming Fearless at Work and in Life, McGraw-Hill, 2008 ;
Phil Ruquet & Jean-Paul Lugan, Manager avec courage. Les secrets d’un leadership efficace en période de crise, Eyrolles, 2009.
6 Cf. Thomas Berns, Laurence Blésin & Gaëlle Jeanmart, Histoire philosophique du courage (en préparation).
7 Theodor W. Adorno, Negative Dialektik (1966), Gesammelte Schriften, Bd. 6, Frankfurt/M., Suhrkamp, 2003, p. 339, trad. fr. G. Coffin, J. et O.
Masson, A. Renaut, et D. Trousson : Dialectique négative, Paris, Payot, 1978, p. 418.
8 Cf. Robert Kurz, Schwarzbuch Kapitalismus. Ein Abgesang auf die Marktwirtschaft (1999), Berlin, Ullstein, 2003, p. 93.
9 Cf. Paulo Eduardo Arantes, « Bem-vindos ao deserto brasileiro do real » (2005), in Extinção, São Paulo, Boitempo, 2007, p. 273.
10 Julien Coupat, « La prolongation de ma détention est une petite vengeance » (entretien réalisé à la Santé), propos recueillis par Isabelle
Mandraud et Caroline Monnot, in Le Monde (25/05/2009).
11 Cf. Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, op. cit., pp. 95-102. Le passage en question fut publié à part, en anglais, sous le titre « The
Communist Hypothesis », in New Left Review, n° 49 (jan.-fév. 2008), et se trouve disponible sur : http://www.newleftreview.org/?view=2705
12 Jacques Rancière, « Il n’y a jamais eu besoin d’expliquer… », op. cit.
13 Theodor W. Adorno, Negative Dialektik, op. cit., p. 279, tr. fr., p. 342.
14 Herbert Marcuse, « Ecologia e crítica da sociedade moderna » (1977), in A grande recusa hoje, éd. et trad. I. Loureiro & R. de Oliveira,
Petrópolis, Vozes, 1999, p. 150.
15 G. W. F. Hegel, Grundlinien der Philosophie des Rechts oder Naturrecht und Staatswissenschaft im Grundrisse (1821), éd. E. Hans, Berlin,
Dunder und Humblot, 1854, § 327, p. 414.
16 G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, op. cit., § 328, p. 424. Kervégan traduit Muth par « courage » et Tapferkeit par
« bravoure ». Nous ne voulons pas le contester. Ici cependant, pour nos propos, nous n’estimons pas nécessaire d’employer le mot de
bravoure.
17 Phrase attribuée à Martin Luther à Worms : « Ici je me tiens ; je ne peux [faire] autrement. »
18 Cf. Platon, Apologie de Socrate, 30 b-c : ἢ ἀφίετέ με ἢ μή, ὡς ἐμοῦ οὐκ ἂν ποιήσαντος ἄλλα, οὐδ᾽ εἰ μέλλω πολλάκις τ εθνάναι /
« renvoyez-moi, ou ne me renvoyez pas, je ne ferai jamais autre chose, quand je devrais mourir mille fois » (textes grec et français en regard,
trad. Victor Cousin, de 1822, disponible sur : http://philoctetes.free.fr/apologiedesocrate.htm).
19 Vladimir Lénine, « The Crisis Has Matured », in Revolution at the Gates. Selected Writings of Lenin from 1917, éd. S. Žižek, London/New
York, Verso, 2002, p. 113.
20 William Shakespeare, Hamlet, Prince of Denmark (1601), in The Complete Works, éd. W. J. Craig, London, Pordes, 1993, acte III, sc. I, p.
958 : « Whether ’tis nobler in the mind to suffer / The slings and arrows of outrageous fortune, / Or to take arms against a sea of troubles, / and
by opposing end them ». La traduction que nous citons est de François-Victor Hugo.
21 Comité invisible, L’insurrection qui vient, op. cit., pp. 85-86.
22 Julien Coupat, « La prolongation de ma détention est une petite vengeance », op. cit.