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« LES SCIENTIFIQUES DOIVENT-ILS ÊTRE RESPONSABLES ? »
Fondements, enjeux et évolution normative
Séminaire organisé par la Commission nationale française pour l’UNESCO
Vendredi 9 décembre 2011 de 8h30 à 18h00
École normale supérieure – 45 rue d’Ulm – 75005 Paris
De la responsabilité éthique du scientifique
Dominique Vermersch1
Résumé
Archétype fréquent des modes de délibération éthique contemporaine, l'éthique du
scientifique ne peut se laisser réduire à la seule convenance politique d'une éthique de la
responsabilité... une responsabilité qui serait en définitive écrasante pour le scientifique lui-
même et anesthésiante pour la décision politique. S'il y a modèle à suivre, ne serait-ce pas
plutôt et simplement dans celui de l'effort d'objectivation scientifique ? C'est à dire en
réhabilitant un usage moral et donc élargi de la raison humaine, moyennant un vis-à-vis
synthétique entre nature et liberté humaines.
Contexte…
Evoquer aujourd’hui la responsabilité éthique du scientifique, c’est préciser en premier
lieu le contexte dans lequel se définit et s’exprime cette responsabilité, tant celle-ci apparaît
au premier abord surdéterminée par la multiplicité des sollicitations et imputations qui lui
sont adressées. Mais il s’agit dans le même moment d’une multiplicité qui appelle, voire qui
presse le scientifique à une sorte de dépassement. Un dépassement fondé sur la liberté même
du chercheur et pour laquelle sa responsabilité éthique est irréductible à une seule éthique de
la responsabilité.
1 dominique.verme[email protected]. Professeur Agrocampus Ouest et Comité consultatif commun d’éthique pour la
recherche agronomique (INRA, CIRAD). Dans cet exposé, je m’appuie sur le travail d’élucidation éthique du philosophe Jean Ladrière
(1921-2007) que j’ai eu l’occasion de présenter : De l’objectivation scientifique à la recherche finalisée : quels enjeux éthiques ?, Natures
Sciences Sociétés, 16, 159-164, 2008.
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Précisons ce contexte par la manière dont les scientifiques perçoivent et formalisent la
dimension éthique concrète de leur tâche. Trois exemples emblématiques.
1) L’agronome chargé de modéliser des changements de pratiques agricoles afin de lutter
contre la prolifération littorale des algues vertes ; mais qui ne maîtrise ni la manière dont le
décideur public s’emparera des résultats de la recherche ; ni, en conséquence, les impacts
corrélatifs sur l’environnement, les activités économiques, les revenus agricoles. Bref, des
couplages entre des réalités écologiques et économiques, dont nous avons une connaissance
datée et partielle, teintées d’incertitudes, d’hystérésis, le tout rendant l’évaluation des
conséquences des actions très ardue. Exemple désormais fréquent du scientifique appelé
comme expert : une expertise dont il pressent l’ambivalence sans en maîtriser les tenants et
les aboutissants.
2) L’économiste qui n’hésite pas à ériger sa discipline en science de la décision2… c'est-à-dire
en éthique. Scientifique de l’économie, comment s’exonère-t-il de l’éventuel mal-fondé du
formalisme adopté, de ses prévisions et préconisations ?
3) Cette hybridation croissante de la science, de l’économique et du politique s’exprime encore
dans l’essor des nanotechnologies, jusqu’à ne plus distinguer la préséance de ces différents
registres : la fiction s’entrelace dans le possible, l’économie de la connaissance se confond
avec la technologie de la connaissance, la politique de recherche s’élabore et s’impose en
temps réel à mesure de la maîtrise – ou de la non maîtrise – du nano-monde.
Prise de conscience
Bref, la tâche scientifique n’est pas axiologiquement neutre, s’il fallait contredire
encore la vulgate d’inspiration weberienne prônant cette division du travail entre le
scientifique qui découvre et le politique qui décide. Une division du travail parfois encore
revendiquée et assumée par les scientifiques eux-mêmes, trouvant une manière d’éluder à
bon compte une quelconque responsabilité éthique. Il n’empêche, l’effort scientifique porte
l’empreinte de convictions éthiques et métaphysiques qui l’orientent et lui donnent forme,
jusqu’à contrecarrer parfois la nécessaire recherche d’objectivation.
Plus encore, la science inclurait une éthique dans son fonctionnement, le travail
d’objectivation scientifique présupposant un ethos de la communauté des pairs qui bannit la
fraude, l’hypocrisie, le double langage… C’est précisément ce dont s’inspirera par extension
l’éthique de la discussion d’Habermas en fondant les normes morales sur des exigences de
logique et de validité du langage. La délibération morale adopte alors comme principe la
capacité d'une norme à recevoir, par la discussion, une adhésion la plus universelle possible à
un consensus du moment. Et c’est ce dont semble s’inspirer, avec plus ou moins de réussite, la
co-construction sociale et citoyenne des projets de recherche dans cette visée d’une
démocratie techno-scientifique.
Cette éthique de la discussion est d’autant plus recevable qu’elle se veut fidèle au
projet kantien de l’éviction de tout fondement métaphysique, de toute vérité première qui ne
pourrait qu’heurter tant la praxis scientifique que le pluralisme axiologique. Ceci posé, n’est-
ce pas omettre d’une part que l’activité scientifique, appréhendée comme paradigme de la
2 Pour illustrer cette prétention normative et invasive de la science économique, la définition qu’en donne E. Wasmer : « science de la
science de la décision individuelle (donc du comportement humain) et de la décision collective » (Wasmer, Principes de microéconomie,
Pearson, 2010)
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délibération, véhicule également une métaphysique ? Que toute physique, en tant que
représentation de la nature
,
cache « dans sa besace » une métaphysique ?
D’autre part, en déduisant de ce paradigme scientifique la forme raisonnable de
résolution des dilemmes moraux et politiques, Habermas caractérise cette forme comme un
« processus d’argumentation sensible à la vérité », afin précisément d’affranchir les
protagonistes tous représentants d’intérêts particuliers - de tout rapport de domination sur
autrui. Il apparaît bien ici une nostalgie éthique, celle d’une parole libre et vraie entre les
hommes, symbolisée par les chevaliers de la table ronde, les chapitres monastiques, les
conseils des Universités3 La discussion s’amorçait alors dans un arrière-plan intelligible où
la vérité constituait l’horizon non seulement scientifique mais également moral.
Notons enfin que si l’éthique du scientifique est prise comme archétype des modes de
délibération éthique contemporaine, cela ne peut que conforter en retour le politique à « sous-
traiter » au scientifique sa responsabilité éthique : le premier au nom d’une éthique de
responsabilité convoquant le second à ce travail ambigu d’expertise des conséquences des
décisions prises… ou à prendre. Cela conduit au final à une responsabilité bien écrasante pour
le scientifique lui-même… une responsabilité éthique « surdéterminée ».
Comment le scientifique peut-il alors lever alors cette surdétermination ? En se
contentant à son tour d’une éthique de la responsabilité, de facto conséquentialiste ? Le risque
alors est celui d’une auto-réduction récurrente de l’ambition éthique, pouvant confiner à terme
à une singerie morale. Proposons plutôt de garder avec Habermas ce paradigme moral de
l’objectivation scientifique ; et de poursuivre avec Jean Ladrière4 pour qui ce même effort
d’objectivation peut constituer aussi le terreau d’un usage réélargi de la raison au sein d’un
vis-à-vis synthétique entre nature et liberté humaines.
La métaphysique de la représentation, essence de la science moderne
Tout physique cache dans sa besace une métaphysique : qu’y a-t-il au fondement de
l’objectivation scientifique ? Pour répondre à cette question, Ladrière commence par rappeler
la conception heideggerienne de la science moderne dont l’essence serait une métaphysique
qui réduit la question de l’être à celle de l’étant, c'est-à-dire à la détermination générale
exprimée par le verbe être, de tout ce qui possède une forme quelconque de réalité. L’époque
moderne serait ainsi dominée, selon Heidegger, par une « métaphysique de la
représentation » qui met en avant l’idée théâtrale de mise en scène : l’étant est ici le monde,
interprété ici comme un spectacle qui tient lieu de réalité, d’objet à interpréter. Ce spectacle
est donné devant un (des) spectateur(s) passif(s), laissés dans l’obscurité, i.e le sujet moderne,
sorte de pur regard pour lequel le monde est constitué en spectacle. Et c’est de ce type de
rapport entre le sujet et l’objet que s’érigera la science moderne.
Pour le sujet moderne, l’objet se tient devant lui, voire s’élève contre lui, lui fait en
quelque sorte « objection ». En réaction à cette objection, le sujet cherchera à connaître
3 Arduin P.-O., 2007, La Bioéthique & l’embryon. Quels enjeux après la controverse du Téléthon ? Ed. de l’Emmanuel, p.143.
4 Notamment le chapitre 12 de Ladrière J., 1997, L’éthique dans l’univers de la rationalité. Artel-Fides.
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l’objet, à s’assurer de l’objet avec la plus grande certitude possible. En d’autres termes, il
s’agira d’en acquérir une « maîtrise » selon la terminologie cartésienne. De ce mode
d’appréhension de l’objet, il en découle logiquement l’idéal d’objectivité dont la science
moderne s’attribuera progressivement le monopole.
Objectivation, induction et maîtrise
Plus encore, le mode d’être inscrit dans l’univers technologique (l’étant technologique)
induit progressivement le mode d’être de l’homme lui-même, son mode d’existence et
d’achèvement. Il apparaît ainsi une sorte de transfert défini par Ladrière sous l’expression
d’induction existentielle. Dès lors, l’être humain est spectateur mais peut se trouver aussi
acteur du spectacle ; et c’est précisément dans cette posture d’acteur qu’il est façonné et
reproduit à « l’image » des objets techniques. A voir l’utilisation saturante du concept d’acteur
dans le discours des sciences humaines : jeux d’acteurs, stratégies d’acteurs... L’existence
humaine se voit réduite à un « existant » voire à un étant, un objet parmi d’autres. Ce
phénomène d’induction existentielle apparaît dès lors que l’on commence à traiter l’être
humain selon les critères de l’objectivité scientifique.
C’est ainsi que la métaphysique de la représentation instaure progressivement dans la
vie quotidienne une dualité entre le vécu et le construit. D’un côté, le vécu en tant que
mouvement de l’existence ; en tant qu’attitude naturelle du fait qu’elle considère la nature
comme un « donné » ; une attitude qui se donne un langage poétique visant à enchanter le
monde, mais aussi une éthique. De l’autre côté, c’est le langage de la théorie, de la
construction d’objets dont la fonctionnalité suggérera une sournoise et progressive
substitution du vécu par le construit, du « donné » par le construit.
L’enjeu de cette substitution, c’est déployer un champ d’actions entièrement
maîtrisables, la maîtrise étant vue ici comme un savoir-faire fondé sur des connaissances
précises du fonctionnement prévisible des objets. Cette possibilité de maîtrise grandissante se
traduit alors par un projet : celui de remplacer, partout cela est possible, le donné par le
construit. La maîtrise de la reproduction du vivant, la prétention nanotechnologique en
constituent un aboutissement. Substituer des mécanismes artificiels à des mécanismes naturels
jugés opaques et imprévisibles entérine évidemment la grande éviction moderne et
postmoderne de la nature : comme référentiel technique, mais également comme référentiel
éthique.
La fissure éthique
C’est pourtant au cœur de ce projet de maîtrise que continue à se greffer, à se faufiler
le questionnement proprement éthique ; soit ce moment l’agir humain est appelé à prendre
le relais du cours naturel des choses ; la liberté humaine se démarque, dans un premier
moment, de la nature et de ses lois5. Cette même nature revient cependant et comme en
boomerang sur le devant de la scène -nous poursuivons ici la métaphore théâtrale-. Comme
si, malmenée, elle « ne se satisfaisait plus » des représentations réductrices qui en sont faites.
De cela, le scientifique en est souvent le premier témoin. Il tente alors de montrer, souvent en
5 Paul Ricoeur P., 2000, Ethique. Article in Encyclopaedia Universalis
5
vain, que la nature exprime un langage qu’il nous faut non seulement entendre mais auquel il
nous faut répondre de manière cohérente6 ; il propose à nouveaux frais la nature comme
modèle de techniques durables. Quant à suggérer de nouveau également - la nature comme
instance morale, l’exercice est certes périlleux mais n’est-ce pas un écho récurrent de la
conscience éthique du scientifique ?
Entre liberté et responsabilité, la nature comme médiatrice
Rappelons en effet que l’éthique suppose et affermit une liberté authentique ; elle
présuppose donc une certaine indétermination de la nature et du monde. Dans ce sens
également, l’action humaine est irréductible à un déterminisme pur et simple, à une simple
liaison causale commandée par la seule nécessité. Dans l’action humaine, il existe en outre
une liaison logique, c’est-à-dire encore une liaison raisonnable entre des motivations, des
intentions et des buts visés par l’action, liaison qui rend possible le passage d’un état initial de
la nature à un autre état de la nature différent de celui produit par les seules liaisons causales à
partir de l’état initial. L’action humaine s’initie ainsi dans la possibilité d’une bifurcation,
c’est à dire encore un état de la nature qui prête le flanc à de nouvelles indéterminations. Les
nouvelles connaissances scientifiques et les possibilités techniques consécutives produisent de
plus en plus de bifurcations face auxquelles le choix éthique, donc la liberté et la
responsabilité humaines, sont appelés à se prononcer, le scientifique étant, encore ici, en
première ligne.
Ce dernier pourrait trouver les critères de choix éthique dans la nature elle-même, plus
précisément dans sa connaissance du bon fonctionnement des systèmes naturels. Il s’agirait
d’une éthique pragmatique faisant reposer in fine les choix techniques sur la connaissance en
temps réel du fonctionnement des systèmes naturels ; bref une sorte de naturalisme moral,
voire de scientisme moral. Une telle éthique ferait de la substitution précédente entre le donné
et le construit un quasi impératif moral, jusqu’à dissoudre la possibilité même d’une éthique7,
le sujet étant réduit à un objet machine parmi d’autres, une conscience devenue muette. Une
telle approche soulève au moins deux objections.
Premièrement, en opérant ainsi, on soumet la volonté humaine à un processus
d’objectivation. Or, comme le note encore Ladrière, le propre de la volonté, c’est précisément
d’être un pouvoir totalement inobjectivable. Plus précisément, c’est face à une bifurcation,
une indétermination qu’émerge le sentiment de responsabilité, l’exigence de répondre de
quelque chose à quelqu’un, avec ici la nature comme médiatrice. L’être humain éprouve ce
sentiment car il est un être partagé intérieurement entre ce qu’il est et ce qu’il est appelé à
être ; il entretient un vis-à-vis entre l’être présent et l’être à venir. L’action humaine se situe
précisément entre ces deux composantes de l’être, en visant à combler progressivement,
librement et raisonnablement la distance qui les sépare.
6Ainsi les propos de Guy Paillotin, ancien Président de l'INRA : "Je ne veux pas faire du finalisme un peu simpliste. Je constate simplement
qu'il y a de la cohérence entre les lois de la nature et que celle-ci n'est pas en complète dysharmonie avec nos propres cohérences
sociales. Paillotin G., 1997, 50 ans de recherche publique pour l'INRA. DEMETER 97/98. Armand Colin, Paris.
7 A ce propos Dupuy J.-P., 2004, Le problème théologico-scientifique et la responsabilité de la science. Le Débat, n° 129, pp. 175-192.
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