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Textes sur l'histoire
Le terme d'histoire est ambigu : que signifie cette ambiguïté ?
« Le même mot, en français, en anglais, en allemand, s'applique à la réalité historique et à la
connaissance que nous en prenons. Histoire, history, Geschichte désignent à la fois le devenir
de l'humanité et la science que les hommes s'efforcent d'élaborer de leur devenir (même si
l'équivoque est atténuée, en allemand, par l'existence de mots, Geschehen, Historie, qui n'ont
qu'un des deux sens). Cette ambiguïté me paraît bien fondée ; la réalité et la connaissance de
cette réalité sont inséparables l'une de l'autre […]. La science physique n'est pas un élément
de la nature qu'elle explore (même si elle le devient en la transformant). La conscience du
passé est constitutive de l'existence historique. L'homme n'a vraiment un passé que s'il a
conscience d'en avoir un, car seule cette conscience introduit la possibilité du dialogue et du
choix. Autrement, les individus et les sociétés portent en eux un passé qu'ils ignorent, qu'ils
subissent passivement. Ils offrent éventuellement à un observateur du dehors une série de
transformations, comparables à celles des espèces animales et susceptibles d'être rangées en
un ordre temporel. Tant qu'ils n'ont pas conscience de ce qu'ils sont et de ce qu'ils furent, ils
n'accèdent pas à la dimension propre de l'histoire.
L'homme est donc à la fois le sujet et l'objet de la connaissance historique. »
Raymond ARON, Dimensions de la conscience historique, Plon, 1964, p.5
« Dans notre expérience commune nous sommes tous entourés d'objets physiques. La science
doit décrire et expliquer ces objets, mais nous ne les perdrions pas de vue si nous ne
possédions pas l'aide de la science ; il semble que nous puissions les percevoir et que nous
puissions les voir, les toucher immédiatement. Mais nous ne pouvons saisir notre vie passé, la
vie de l'humanité de cette façon. Sans le labeur constant et infatigable de l'histoire, cette vie
demeurerait un livre clos. Ce que nous appelons notre conscience historique moderne dut
être construite pas à pas par le travail de grands historiens. L'histoire inverse pour ainsi dire
le processus créateur qui caractérise notre civilisation humaine. La civilisation humaine crée
nécessairement de nouvelles formes, de nouveaux symboles, de nouvelles formes matérielles
en lesquelles la vie de l'homme trouve son expression interne. L'historien poursuit toutes ses
expressions jusqu'en leur origine. Il essaie de reconstruire la vie réelle qui est à la base de
toutes ces formes singulières. »
Ernst CASSIRER, « Séminaire sur la philosophie de l'histoire » (1942), in L’Idée de l’histoire,
éd. du Cerf, p.84
Quels sont les enjeux de l'histoire ?
« L'histoire est pour l'espèce humaine ce que la raison est pour l'individu. Grâce à sa raison,
l'homme n'est pas renfermé comme l'animal dans les limites étroites du présent visible ; il
connaît encore le passé infiniment plus étendu, source du présent qui s'y rattache : c'est cette
connaissance seule qui lui procure une intelligence plus nette du présent et lui permet même
de formuler des inductions pour l'avenir. L'animal, au contraire, dont la connaissance sans
réflexion est bornée à l'intuition, et par suite au présent, erre parmi les hommes, même une
fois apprivoisé, ignorant, engourdi, stupide, désarmé et esclave. – De même un peuple qui ne
connaît pas sa propre histoire est borné au présent de la génération actuelle : il ne comprend
ni sa nature, ni sa propre existence, dans l'impossibilité où il est de les rapporter à un passé
qui les explique ; il peut moins encore anticiper sur l'avenir. Seule l'histoire donne à un
peuple une entière conscience de lui-même. L'histoire peut donc être regardé comme la
conscience raisonnée de l'espèce humaine ; elle est à l'humanité ce qu'est à l'individu la
conscience soutenue par la raison, réfléchie et cohérente, dont le manque condamne l'animal
à rester enfermé dans le champ étroit du présent intuitif. »
S CHOPENHAUER , « De l'histoire », Le Monde comme volonté et comme représentation,
supplément au livre III, PUF, 1998, p.1185-1186
« En cette fin de millénaire, les Européens, et tout particulièrement les Français, sont obsédés
par un nouveau culte, celui de la mémoire. Comme s'ils étaient saisis de nostalgie pour un
passé qui s'éloigne irrévocablement, ils s'adonnent avec ferveur à des rites conjuratoires,
censés le maintenir vivant […] Il faut d'abord noter que la représentation du passé est
constitutive non seulement de l'identité individuelle – la personne présente est faite de ses
propres images d'elle-même –, mais aussi de l'identité collective. Or qu'on le veuille ou non,
la plupart des êtres humains ont besoin de ressentir leur appartenance à un groupe : c'est
qu'ils trouvent là le moyen le plus immédiat d'obtenir la reconnaissance de leur existence,
indispensable à tout un chacun. Je suis catholique, ou berrichon, ou paysan, ou communiste :
je ne suis pas personne, je ne risque pas d'être englouti par le néant. […]
Une autre raison pour se préoccuper du passé est que cela nous permet de nous détourner du
présent, tout en nous procurant les bénéfices de la bonne conscience. Qu'on nous rappelle
aujourd'hui avec minutie les souffrances passées nous rend peut-être vigilants à l'égard de
Hitler et de Pétain, mais nous fait aussi d'autant mieux ignorer les menaces présentes –
puisqu'elles n'ont pas les mêmes acteurs ni ne prennent les mêmes formes. Dénoncer les
faiblesses d'un homme sous Vichy me fait apparaître comme un vaillant combattant de la
mémoire et de la justice, sans m'exposer à aucun danger ni m'obliger d'assumer mes
éventuelles responsabilités face aux détresses actuelles. Commémorer les victimes du passé
est gratifiant, s'occuper de celles d'aujourd'hui dérange […]. »
Tzvetan TODOROV, Les Abus de la mémoire, éd. Arléa, 1995, pp.51-55
« Celle-ci [L'histoire] intéresse l’être vivant sous trois rapports : dans la mesure où il agit et
poursuit un but, dans la mesure où il conserve et vénère ce qui a été, dans la mesure où il
souffre et a besoin de délivrance. A ces trois rapports correspondent trois formes d’histoire,
pour autant qu’il est permis de distinguer entre une histoire monumentale, une histoire
traditionaliste, et une histoire critique. »
NIETZSCHE, Considérations Inactuelles, 2
L'histoire peut-elle prétendre à la vérité ?
« Qu'est-ce donc que l'histoire ? Je proposerai de répondre : L'histoire est la connaissance du
passé humain. […] Nous dirons connaissance, et non pas, comme d'autres, « recherche », ou
« étude » (bien que ce sens d'« enquête » soit le premier sens du mot grec historia), car c'est
confondre la fin et les moyens ; ce qui importe c'est le résultat atteint par la recherche : nous
ne la poursuivrions pas si elle ne devait pas aboutir ; l'histoire se définit par la vérité qu'elle
se montre capable d'élaborer. Car, en disant connaissance, nous entendons connaissance
valide, vraie : l'histoire s'oppose par là à ce qui serait, à ce qui est représentation fausse ou
falsifiée, irréelle du passé, à l'utopie, à l'histoire imaginaire […], au roman historique, au
mythe, aux traditions populaires ou aux légendes pédagogiques — ce passé en images
d'Épinal que l'orgueil des grands États modernes inculque, dès l'école primaire, à l'âme
innocente de ses futurs citoyens. Sans doute cette vérité de la connaissance historique est-elle
un idéal, dont, plus progressera notre analyse, plus il apparaîtra qu'il n'est pas facile à
atteindre : l'histoire du moins doit être le résultat de l'effort le plus rigoureux, le plus
systématique pour s'en rapprocher. C'est pourquoi on pourrait peut-être préciser utilement :
« la connaissance scientifiquement élaborée du passé », […] c'est-à-dire, par opposition à la
connaissance vulgaire de l'expérience quotidienne, une connaissance élaborée en fonction
d'une méthode systématique et rigoureuse, celle qui s'est révélée représenter le facteur
optimum de vérité. »
Henri-Irénée MARROU, De la connaissance historique, Seuil, p.32
« Comme le roman, l'histoire trie, simplifie, organise, fait tenir un siècle en une page […] en
aucun cas ce que les historiens appellent un événement n'est saisi directement et
entièrement ; il l'est toujours incomplètement et latéralement, à travers des documents ou des
témoignages, disons à travers des tekmeria, des traces. Même si je suis contemporain et
témoin de Waterloo, même si j'en suis le principal acteur et Napoléon en personne, je n'aurai
qu'une perspective sur ce que les historiens appelleront l'événement de Waterloo ; je ne
pourrai laisser à la postérité que mon témoignage, qu'elle appellera trace s'il parvient jusqu'à
elle. Même si j'étais Bismarck qui prend la décision d'expédier la dépêche d'Ems, ma propre
interprétation de l'événement ne sera peut-être pas la même que celle de mes amis, de mon
confesseur, de mon historien attitré et de mon psychanalyste, qui pourront avoir leur propre
version de ma décision et estimer mieux savoir que moi ce que je voulais. Par essence,
l'histoire est connaissance par documents. Aussi la narration historique se place-t-elle au-delà
de tous les documents, puisqu'aucun d'eux ne peut être l'événement ; elle n'est pas un
photomontage documentaire et ne fait pas voir le passé « en direct, comme si vous y étiez
» […]. [L]'histoire est connaissance mutilée. Un historien ne dit pas ce qu'a été l'Empire
romain ou la Résistance française en 1944, mais ce qu'il est encore possible d'en savoir. Il va
assurément de soi qu'on ne peut pas écrire l'histoire d'événements dont il ne reste aucune
trace, mais il est curieux que cela aille de soi : ne prétend-on pas cependant que l'histoire est
ou doit être reconstitution intégrale du passé ? N'intitule-t-on pas des livres « Histoire de
Rome » ou « La Résistance en France » ? L'illusion de reconstitution intégrale vient de ce
que les documents, qui nous fournissent les réponses, nous dictent aussi les questions ; par là,
non seulement ils nous laissent ignorer beaucoup de choses, mais encore ils nous laissent
ignorer que nous les ignorons. […] La connaissance historique est taillée sur le patron de
documents mutilés ; nous ne souffrons pas spontanément de cette mutilation et nous devons
faire un effort pour la voir, précisément parce que nous mesurons ce que doit être l'histoire
sur le patron des documents. Nous n'abordons pas le passé avec un questionnaire préétabli
(quel était le chiffre de la population ? le système économique ? la civilité puérile et
honnête ?), en étant décidés à refuser à l'examen toute période qui laisserait en blanc les
réponses à un trop grand nombre de questions ; nous n'exigeons pas non plus du passé qu'il
s'explique clairement et ne refusons pas le titre de fait historique à quelque événement, sous
prétexte que les causes en demeurent inconnaissables. L'histoire ne comporte pas de seuil de
connaissance ni de minimum d'intelligibilité et rien de ce qui a été, du moment que cela a été,
n'est irrecevable pour elle. L'histoire n'est donc pas une science ; elle n'en a pas moins sa
rigueur, mais cette rigueur se place à l'étage de la critique. »
Paul VEYNE, Comment on écrit l'histoire, p.14-15
« La science historique commence […] en réagissant contre les transformations imaginatives
du passé. On s'efforce d'établir ou de reconstruire les faits selon les techniques les plus
rigoureuses, on fixe la chronologie, on prend les mythes eux-mêmes et les légendes comme
objet afin d'arriver à la tradition et, par-delà, à l'événément qui leur ont donné naissance,
bref, pour reprendre la formule fameuse de Ranke, l'ambition suprême de l'historien est de
savoir et de faire savoir wie es geschehen ist, comment cela s'est passé. La réalité pure, tel est
son objectif dernier, son objectif unique. »
Raymond ARON, Dimensions de la conscience historique, Plon, p.12
« Le bon historien n'est d'aucun temps ni d'aucun pays : quoiqu'il aime sa patrie, il ne la
flatte jamais en rien. L'historien français doit se rendre neutre entre la France et l'Angleterre :
il doit louer aussi volontiers Talbot que Duguesclin ; il rend autant de justice aux talents
militaires du prince de Galles, qu'à la sagesse de Charles V.
Il évite également le panégyrique et les satires : il ne mérite d'être cru qu'autant qu'il se borne
à dire, sans flatterie et sans malignité, le bien et le mal. Il n'omet aucun fait qui puisse servir à
peindre les hommes principaux, et à découvrir les causes des événements ; mais il retranche
toute dissertation où l'érudition d'un savant veut être étalée. Toute sa critique se borne à
donner comme douteux ce qui l'est, et à en laisser la décision au lecteur, après lui avoir
donné ce que l'histoire lui fournit. L'homme qui est plus savant qu'il n'est historien, et qui a
plus de critique que de vrai génie, n'épargne à son lecteur aucune date, aucune circonstance
superflue, aucun fait sec et détaché ; il suit son goût sans consulter celui du public ; il veut
que tout le monde soit aussi curieux que lui des minuties vers lesquelles il tourne son
insatiable curiosité. Au contraire, un historien sobre et discret laisse tomber les menus faits
qui ne mènent le lecteur à aucun but important. Retranchez ces faits, vous n'ôtez rien à
l'histoire : ils ne feront qu'interrompre, qu'allonger, que faire une histoire, pour ainsi dire,
hachée en petits morceaux, et sans aucun fil de vive narration. Il faut laisser cette
superstitieuse exactitude aux compilateurs. Le grand point est de mettre d'abord le lecteur
dans le fond des choses, de lui en découvrir les liaisons, et de se hâter de le faire arriver au
dénouement [...]
La principale perfection d'une histoire consiste dans l'ordre et dans l'arrangement. Pour
parvenir à ce bel ordre, l'historien doit embrasser et posséder toute son histoire ; il doit la
voir tout entière comme d'une seule vue ; il faut qu'il la tourne et qu'il la retourne de tous les
côtés, jusqu'à ce qu'il ait trouvé son vrai point de vue [...]
Le point le plus nécessaire et le plus rare pour un historien est qu'il sache exactement la
forme du gouvernement et le détail des mœurs de la nation dont il écrit l'histoire, pour
chaque siècle. »
FÉNELON, « Lettre à M Docier sur les occupations de l'Académie française », VIII, Projet
d'un Traité sur l'histoire (1714), Edit. F. Didot, p. 524.
« Thucydide est à mon gré le vrai modèle des historiens. Il rapporte les faits sans les juger,
mais il n'omet aucune des circonstances propres à nous en faire juger nous-mêmes. Il met
tout ce qu'il raconte sous les yeux du lecteur ; loin de s'interposer entre les événements et les
lecteurs, il se dérobe ; on ne croit plus lire, on croit voir. »
ROUSSEAU, Émile ou de l'éducation, L, IV. (1762).
« De plus, il s'en faut bien que les faits décrits par l'histoire soient la peinture exacte des
mêmes faits tels qu'ils sont arrivés : ils changent de forme dans la tête de l'historien, ils se
moulent sur ses intérêts, ils prennent la teinte de ses préjugés. Qui est-ce qui sait mettre
exactement le lecteur au lieu de la scène pour voir un événement tel qu'il s'est passé ?
L'ignorance ou la partialité déguise tout. Sans altérer même un trait historique, en étendant
ou resserrant des circonstances qui s'y rapportent, que de faces différentes on peut lui
donner ! Mettez un même objet à divers points de vue, à peine paraîtra-t-il le même, et
pourtant rien n'aura changé que l'œil du spectateur. Suffit-il, pour l'honneur de la vérité, de
me dire un fait véritable en me le faisant voir tout autrement qu'il n'est arrivé ? Combien de
fois un arbre de plus ou de moins, un rocher à droite ou à gauche, un tourbillon de poussière
élevé par le vent ont décidé de l'événement d'un combat sans que personne s'en soit aperçu !
Cela empêche-t-il que l'historien ne vous dise la cause de la défaite ou de la victoire avec
autant d'assurance que s'il eût été partout ? Or que m'importent les faits en eux-mêmes,
quand la raison m'en reste inconnue ? Et quelles leçons puis-je tirer d'un événement dont
j'ignore la vraie cause ? L'historien m'en donne une, mais il la controuve ; et la critique ellemême, dont on fait tant de bruit, n'est qu'un art de conjecturer, l'art de choisir entre
plusieurs mensonges celui qui ressemble le mieux à la vérité. »
ROUSSEAU, Émile ou de l'éducation, livre IV, GF, (p.309)
« Nous attendons de l'histoire une certaine objectivité, l'objectivité qui lui convient : c'est de
là que nous devons partir et non de l'autre terme. Or qu'attendons-nous sous ce titre ?
L'objectivité ici doit être prise en son sens épistémologique strict : est objectif ce que la
pensée méthodique a élaboré, mis en ordre, compris et ce qu'elle peut ainsi faire comprendre.
Cela est vrai des sciences physiques, des sciences biologiques ; cela est vrai aussi de l'histoire.
Nous attendons par conséquent de l'histoire qu'elle fasse accéder le passé des sociétés
humaines à cette dignité de l'objectivité. Cela ne veut pas dire que cette objectivité soit celle
de la physique ou de la biologie : il y a autant de niveaux d'objectivité qu'il y a de
comportements méthodiques. Nous attendons donc que l'histoire ajoute une nouvelle
province à l'empire varié de l'objectivité. »
RICŒUR, Histoire et vérité, p.23
Qu'est-ce qu'un fait historique ?
« Les faits n'existent pas isolément, en ce sens que le tissu de l'histoire est ce que nous
appellerons une intrigue, un mélange très humain et très peu « scientifique » de causes
matérielles, de fins et de hasards ; une tranche de vie, en un mot, que l'historien découpe à
son gré et où les faits ont leurs liaisons objectives et leur importance relative […]. Une
intrigue n'est pas un déterminisme où des atomes appelés armée prussienne culbuteraient des
atomes appelés armée autrichienne ; les détails y prennent donc l'importance relative
qu'exige la bonne marche de l'intrigue. Si les intrigues étaient de petits déterminismes, alors,
quand Bismarck expédie la dépêche d'Ems, le fonctionnement du télégraphe serait détaillé
avec la même objectivité que la décision du chancelier et l'historien aurait commencé par
nous expliquer quels processus biologiques avaient amené la venue au monde du même
Bismarck. […] Quels sont les faits qui sont dignes de susciter l'intérêt de l'historien ? Tout
dépend de l'intrigue choisie ; en lui-même, un fait n'est ni intéressant, ni le contraire. Est-il
intéressant pour un archéologue d'aller compter le nombre de plumes qu'il y a sur les ailes de
la Victoire de Samothrace ? Fera-t-il preuve, ce faisant, d'une louable rigueur ou d'une
superfétatoire acribie ? Impossible de répondre, car le fait n'est rien sans son intrigue ; il
devient quelque chose si l'on en fait le héros ou le figurant d'un drame d'histoire de l'art où
l'on fera se succéder la tendance classique à ne pas mettre trop de plumes et à ne pas fignoler
le rendu, la tendance baroque à surcharger et à fouiller le détail et le goût qu'on les arts
barbares de remplir le champ avec des éléments décoratifs. […]
Un événement, quel qu'il soit, implique un contexte, puisqu'il a un sens ; il renvoie à une
intrigue dont il est un épisode, ou plutôt à un nombre indéfini d'intrigues […]. Il est
impossible de décrire une totalité et toute description est sélective ; l'historien ne lève jamais
la carte de l'événementiel, il peut tout au plus multiplier les itinéraires qui le traversent.
Comme l'écrit à peu près F. von Hayek, le langage nous abuse qui parle de la Révolution
française ou de la guerre de Cent Ans comme d'unités naturelles, ce qui nous porte à croire
que le premier pas dans l'étude de ces événements doit être d'aller voir à quoi ils ressemblent,
comme on fait quand on entend parler d'une pierre ou d'un animal ; l'objet de l'étude n'est
jamais la totalité de tous les phénomènes observables en un temps et en un lieu donnés, mais
toujours certains aspects seulement qui en sont choisis ; selon la question que nous posons, la
même situation spatiotemporelle peut contenir un certain nombre d'objets différents d'étude
[…]. Les historiens racontent des intrigues, qui sont comme autant d'itinéraires qu'ils tracent
à leur guise à travers le très objectif champ événementiel (lequel est divisible à l'infini et n'est
pas composé d'atomes événementiels) […]. Les événements ne sont pas des choses, des objets
consistants, des substances ; ils sont un découpage que nous opérons librement dans la
réalité, un agrégat de processus où agissent et pâtissent des substances en interaction,
hommes et choses. […] Les événements n'existent donc pas avec la consistance d'une guitare
ou d'une soupière. »
Paul VEYNE, Comment on écrit l'histoire, p.51-58
« Ce que l'on veut connaître n'est plus. Notre curiosité vise ce qui a été en tant qu'il n'est
plus. L'objet de l'histoire est une réalité qui a cessé d'être.
Cette réalité est humaine. Les gestes des combattants étaient significatifs et la bataille n'est
pas un fait matériel, elle est un ensemble non entièrement incohérent, composé par les
conduites des acteurs, conduites suffisamment coordonnées par la discipline des armées et les
intentions des chefs pour que leur unité soit intelligible. La bataille est-elle réelle en tant
qu'unité ? La réalité appartient-elle exclusivement aux éléments ou les ensembles sont-ils
également réels ?
Qu'il nous suffise de quelques remarques, volontairement simples et incontestables, sur ce
thème métaphysiquement équivoque. Dès lors qu'il s'agit d'une réalité humaine, il n'est pas
plus aisé de saisir l'atome que le tout. Si seul l'atome est réel, quel est le geste, l'acte,
l'événement qui passera pour le plus petit fragment de la réalité historique ? Dira-t-on que la
connaissance historique porte sur le devenir des sociétés, que les sociétés sont composés
d'individus et qu'enfin, seuls ces derniers sont réels ? Effectivement la conscience est le
privilège des individus et les collectivités ne sont ni des êtres vivants ni des êtres pensants.
Mais les individus, en tant qu'êtres humains et sociaux, sont ce qu'ils sont parce qu'ils ont
été formés dans un groupe, qu'ils y ont puisé l'acquis technique et culturel transmis par les
siècles. Aucune conscience, en tant qu'humaine, n'est close sur elle-même. Seules les
consciences pensent, mais aucune conscience ne pense seule, enfermée dans la solitude. Les
batailles ne sont pas réelles au même sens et selon la même modalité que les individus
physiques. Les cultures ne sont pas réelles au même sens que les consciences individuelles,
mais les conduites des invididus ne sont pas intelligibles isolément, pas plus que les
consciences séparées du milieu historico-social. La connaissance historique n'a pas pour
objet une collection, arbitrairement composée, des faits seuls réels, mais des ensembles
articulés, intelligibles. »
ARON, Dimensions de la conscience historique, éd. Plon, 1964, p.100-101
« Toute l’histoire est choix. (…) Elle l’est du fait de l’homme : dès que les documents
abondent, il abrège, simplifie, met l’accent sur ceci, passe l’éponge sur cela. Elle l’est du fait,
surtout, que l’historien crée ses matériaux ou, si l’on veut, les recrée : l’historien, qui ne vas
pas en rôdant au hasard à travers le passé, (…) mais qui part avec, en tête, un dessein précis,
un problème à résoudre, une hypothèse de travail à vérifier. (…) Elaborer un fait, c’est
construire. Si l’on veut, c’est fournir une réponse à une question. Et s’il n’y a pas de question,
il n’y a que du néant. »
Lucien FEBVRE, Combats pour l’histoire, 1953
« L'instrument essentiel mis en œuvre paraît être le concept : connaître, ici connaître
historiquement, c'est substituer à un donné brut, de soi insaisissable, un système de concepts
élaborés par l'esprit […]. Comme l'a très bien vu Croce, l'historien ne peut appréhender quoi
que ce soit du passé, fût-ce le « fait » le plus élémentaire, le plus simple, le plus objectif
(disons par exemple : la mort de Jules César) sans le « qualifier » : on ne peut se contener de
dire qu'il a existé, été, sans préciser de quelque façon ce qu'il a été ; en termes rigoureux,
Croce analysait ce mécanisme en invoquant le principe logique de l'indissolubilité du
prédicat d'existence et du prédicat de qualification dans le jugement particulier.
Mais comment qualifier le passé sans lui donner une forme que l'esprit puisse saisir, un
visage que l'œil de la conscience puisse voir, un nom enfin – par l'intermédiaire, le moyen
d'un concept élaboré ad hoc par l'esprit humain. Quelle illusion de pouvoir atteindre « les
choses elles-mêmes », le passé « tel qu'il a réellement été » ! Il serait contradictoire de
prétendre connaître sans utiliser les instruments logiques de la connaissance. »
Henri-Irénée MARROU, De la connaissance historique, Seuil, p.141-142
« Dans la mesure où il en est capable, l'historien devra donc s'employer à comprendre son
document. Nous retrouvons ici la notion d'epokhè : l'attitude de l'historien à l'objet que
nous avons définie implique que l'on oublie, momentanément, jusqu'à la question même
pour laquelle on a sélectionné le document. Il faut l'écouter, le laisser parler, lui donner sa
chance de se montrer tel qu'il est ; on ne peut savoir à l'avance tout ce qu'il peut avoir à
nous dire ; lui imposer trop tôt un questionnaire établi a priori est le plus sûr moyen
d'atrophier et de déformer son témoignage. On a trop utilisé la métaphore, renouvelée de
Bacon : « mettre le document à la torture, lui faire cracher du renseignement » ; mais non, il
ne faut pas le brusquer, car le problème est de saisir, dans toute sa délicatesse et ses nuances,
l'exacte portée de sa signification. […]
Il en est, ici encore, de la rencontre d'autrui dans l'histoire de ses documents comme dans la
vie quotidienne : est-ce un bon moyen de nouer connaissance avec une relation nouvelle que
de lui imposer une série de questions concernant nos préoccupations du moment ? Non, il
faut s'ouvrir à elle, s'oublier, chercher à la saisir en elle-même en tant qu'étrangère… Ces
considérations paraîtront sans doute élémentaires ; elles suffisent pourtant à éclairer d'un
jour assez nouveau la théorie classique des opérations préliminaires à faire subir au
document ; si on consulte les manuels de méthodologie historique, on les trouvera
généralement présentés selon le schéma suivant :
1. Critique externe.
a. Critique d'authenticité : le « texte » entre nos mains est-il ou non tel que l'auteur l'avait
écrit : avons-nous là l'original lui-même, une copie, une copie de copie(s), et dans ces derniers
cas, est-elle fidèle ou fautive ?
À cette phase on rattache parfois (il s'agit en réalité d'un tout autre aspect, beaucoup plus
actif, du travail historique) la critique de restitution, « critique de nettoyage et de
raccomodage », qui vise à reconstituer un original disparu.
b. Critique de provenance : par l'analyse des caractères intrinsèques – on ira s'il le faut
jusqu'au filigrane du papier – par la confrontation avec les témoignages d'autres documents
on cherche à répondre aux questions : qui a rédigé ce document ? quand ? où ? comment ?
(forme du document), par quelles voies est-il parvenu jusqu'à nous ?
2. Critique interne.
a. Critique d'interprétation : ce que l'auteur a dit, ce qu'il a voulu dire.
b. Critique de crédibilité : critique négative de sincérité, de compétence et d'exactitude : on
cherche à déterminer la valeur du témoignage ; c'est ici que se posent les fameuses questions :
l'auteur a-t-il pu se tromper, a-t-il voulu, ou a-t-il été contraint de nous tromper ? À l'examen
de sa compétence se rattache le problème des sources : est-ce un témoin direct, « oculaire »,
ou emprunte-t-il son information à des témoins antérieurs ? Si ces sources sont conservées, le
document n'a plus d'intérêt ; si elles sont perdues, la « recherche des sources
» (Quellenforschung) devient vite décevante…
En dépit de son caractère systématique et raisonné ce schéma ne possède pas la généralité à
laquelle il prétend : il ne s'applique bien qu'à une histoire de type « historisant », une histoire
événementielle, narrative, qui utilise avant tout des sources textuelles, littéraires.
En fait ce programme a été surtout prôné par les spécialistes de l'histoire politique ou
ecclésiastique du Moyen Age occidental, domaine dont la documentation est encombrée de
chroniques de seconde main, de diplômes et de chartes falsifiés, de vies de saints
outrageusement antidatées.
Dans une telle conception, la recherche historique se concentre sur l'établissement de la
réalité de « faits », c'est-à-dire d'actions humaines constatables objectivement ; le document
idéal est alors en effet l'original d'un procès-verbal établi sur-le-champ par des témoins
oculaires compétents et véridiques, et tout document rencontré se voit qualifié de bon ou de
mauvais suivant qu'il se rapproche plus ou moins de ce témoignage idéal. Mais, nous l'avons
souligné, ce n'est plus là aujourd'hui l'ambition unique de l'histoire, ni sa plus haute
ambition […].
Si on pose la question dans toute sa généralité, il faut répondre que tout le problème «
critique », c'est-à-dire l'ensemble des opérations que l'historien fait subir au document avant
de l'utiliser pour l'élaboration de la connaissance du passé, se ramène en dernière analyse à
déterminer la nature, l'« être » de ce document : nous cherchons à savoir exactement ce qu'il
est, en lui-même et par lui-même. À la notion, au fond surtout négative, d'enquête « critique
» (établir ce que le document n'est pas : qu'il n'est pas un faux, qu'il n'est pas menteur…), il
me paraît utile de substituer la notion positive de compréhension du document : cette
recherche vise et aboutit en fait à établir ce qu'est en réalité le document.
[…] Notre effort de compréhension positive intègre sans difficulté ce qu'élaborait de valable
la critique, externe ou interne : nous comprenons que ce document-ci est un original, cet
autre une copie immédiate ou médiate, fidèle, fautive ou falsifiée ; il est authentique,
pseudépigraphe ou apocryphe ; il est véridique, hâbleur ou perfidement trompeur.
Mais il n'y a pas intérêt à nous laisser enfermer dans les catégories du questionnaire imaginé
pour l'histoire événementielle ; en fait notre effort de compréhension aboutira à des
conclusions beaucoup plus nuancées. La connaissance de l'être réel du document nous
apprend à le lire comme il doit être lu, à n'y pas chercher ce qu'il ne contient pas, à ne pas
l'étudier sous un point de vue déformant.
[…]
Je transposerait volontiers à la connaissance historique et à ses documents ce que saint
Augustin dit quelque part de la connaissance sensible et des objets matériels : on ne peut pas
dire que dans son être réel un document soit jamais « menteur » : il peut « tromper »
l'historien, crédule ou inattentif, si celui-ci le prend pour ce qu'il n'est pas, mais c'est cette
hypothèse fausse qui est la source de l'erreur, non l'être même du document […].
Prenons le cas majeur du « faux » ; à suivre la théorie reçue, il semblerait qu'une fois
reconnu comme faux, un document n'ait plus qu'à être jeté au panier ; non : il faut
seulement l'extraire du dossier historique où il figurait provisoirement et indûment, pour le
verser à celui du faussaire, sur lequel il constitue un document positif, et souvent très
révélateur (car il est rare qu'un faux ait été un acte « gratuit »).
Le cartulaire de l'abbaye Saint-Germain-des-Prés contient trois chartes, l'une de
Charlemagne, la seconde de Louis le Pieux, la troisième de Charles le Chauve, qui de toute
évidence sont des faux : la démonstration, appuyée sur l'analyse des caractères
paléographiques, diplomatiques et sigillographiques, ne laisse pas de place au doute.
Évidemment, ces « documents » ne doivent pas être retenus pour l'histoire de la période
carolingienne ; mais ils sont tous trois de la même main, celle qui a rédigé un quatrième
privilège, authentique celui-là, par lequel le roi Henri Ier en 1058, se référant à notre premier
faux (inspecto privilegio Karoli magni) confirme, à la demande de l'abbé Hubert, le privilège
accordé soi-disant par Charlemagne. Il faut joindre nos trois faux au dossier cette affaire
qu'ils éclairent de bien des manières, tant en nous révélant les procédés employés pour
obtenir la concession du roi Henri, qu'en nous apprenant à connaître les idées juridiques de
la chancellerie capétienne (valeur du précédent carolingien), les idées morales régnant dans
l'entourage de l'Abbé de Saint-Germain et jusqu'aux connaissances historiques possédées par
ce milieu (il est amusant de rechercher dans quelle mesure on a réussi à « faire
carolingien »). »
Henri-Irénée MARROU, De la connaissance historique, p.98-104
Que signifie « expliquer un fait » en histoire ?
« La recherche des « causes » n'avait de sens qu'à l'intérieur d'une conception strictement
événementielle de l'histoire, comme était l'ancienne histoire politique ou militaire qui opérait
sur ce qu'elle appelait des faits précis (avènements ou fins de règne, négociations
diplomatiques ou traités, sièges ou batailles), sortes d'atomes de réalité historique isolés par
la pensée, qu'on pouvait disposer commodément en séries enchaînées de causes et d'effets.
Nous sommes devenus aujourd'hui extrêmement sensibles au caractère artificiel, construit,
dérivé du « fait » historique ainsi conçu : loin d'y voir l'essence même de la réalité du passé,
nous avons appris à y reconnaître le résultat d'un découpage, d'une sélection (légitime si elle
est consciente et rationnellement justifiée) qui, dans le tissu complexe et continu du passé,
détache le fragment que l'historien estime utile de placer sous l'objectif de son appareil de
visée : dès lors il risque de devenir factice de traiter comme un phénomène distinct (un effet
d'une cause) ce qui n'a peut-être pas eu d'existence autonome. […]
Mais il faut insister sur la difficulté centrale que soulève l'impossibilité où nous sommes
d'isoler, sinon par la pensée, un élément ou un aspect de la réalité historique. La notion
vulgaire de « cause » ne peut trouver un usage rigoureux que dans les cas où, par
l'expérimentation, il est possible de constituer un système clos où on isolera, pour en
constater et en faire varier les effets, l'action d'une cause déterminée. Soit, par exemple, en
physique, l'expérience classique de Galilée sur le plan incliné : le frottement une fois rendu
négligeable, le mobile de masse m qui glisse sur le plan n'est plus soumis qu'à une force
mg.sin α dont, en modifiant l'angle d'inclinaison α du plan sur l'horizontale, nous pouvons
faire varier l'intensité et mesurer les effets différents. Il ne s'agit là que d'un exemple très
élémentaire : même dans les sciences de la nature, lorsque les phénomènes deviennent plus
complexes, la réalisation de tels systèmes clos devient rapidement plus difficile et la notion
d'expérimentation beaucoup plus délicate à manier.
On attachera une importance particulière aux difficultés méthodologiques, souvent très
analogue à celle de l'histoire, que rencontrent des sciences comme la géologie, la géographie
physique où intervient aussi l'étude du passé et où l'expérimentation est pareillement
impossible (car celle qu'on peut tenter sur des « modèles réduits » n'a qu'une valeur
analogique). Nous ne pouvons pas agir sur le passé ; d'autre part, attachés à la connaissance
du singulier, nous ne pouvons pas espérer trouver dans la répétition l'équivalent de
l'expérience variée du laboratoire. Dès lors, et c'est encore une raison du caractère seulement
« probable », nullement contraignant, des jugements en histoire, nous ne pouvons offrir au
mieux, dans cette recherche des « causes », que des hypothèses vraisemblables […]. En
présence d'une situation historique, nous évoquons ses divers antécédents (ou ses suites),
puis, par la pensée, nous faisons varier tour à tour l'un ou l'autre, essayant chaque fois de
construire ce qui en serait résulté ; de la sorte nous nous faisons une idée sur l'efficacité
relative des diverses « causes » en jeu : l'expérience mentale remplace l'impossible expérience
de laboratoire – mais son caractère fictif affecte douloureusement la portée de ses
conclusions. […]
[L]'histoire, me semble-t-il, doit renoncer à la recherche des causes pour celle des
développements coordonnés, notion qui n'est qu'une extension à la dimension diachronique
de la notion synchronique de structure (tel phénomène historique se trouve relié à tel autre
par un rapport intelligible : on comprend la morale spartiate quand on a reconnu qu'elle est
liée à l'idéal totalitaire de la Cité). […] Nous touchons là à l'essentiel : l'explication en
histoire c'est la découverte, l'appréhension, l'analyse des mille liens qui, de façon peut-être
inextricable, unissent les unes aux autres les faces multiples de la réalité humaine – qui
relient chaque phénomène aux phénomènes voisins, chaque état à des antécédents, immédiats
ou lointains, et, pareillement, à ses conséquences. On peut légitimement se demander si la
véritable histoire n'est pas cela : cette expérience concrète de la complexité du réel, cette prise
de conscience de sa structure et de son évolution, l'une et l'autre si ramifiées ; connaissance
sans doute élaborée en profondeur autant qu'élargie en compréhension ; mais quelque chose
en définitive qui resterait plus près de l'expérience vécue que de l'explication scientifique. »
Henri-Irénée MARROU, De la connaissance historique, p.172-177
« Poursuivons notre analyse du travail de l'historien : nous le trouvons en présence d'un
dossier de documents rassemblés ; passant à leur étude, il se saisit d'une première pièce, ce
sera par exemple (imaginons qu'il étudie la vie romaine aux alentours de notre ère)
l'inscription funéraire longtemps connue sous le nom de Laudatio Turiae […] dès ce premier
contact avec son objet matériel, le document, l'élaboration de la connaissance historique
nous montre en action l'opération logique fondamentale que toute la suite de notre analyse
ne cessera de mettre en évidence à chaque niveau successif du travail de l'historien : la
compréhension, das Verstehen. Empiriquement observée, la compréhension historique
apparaît comme l'interprétation de signes (volontaires : telle notre inscription) ou d'indices
(les cendres d'un foyer, des empreintes digitales) à travers la réalité immédiate desquels nous
réussissons à atteindre quelque chose de l'homme d'autrefois, son action, son comportement,
sa pensée, son être intérieur ou au contraire parfois simplement sa présence (un homme a
passé par là). […] Si l'on veut pouvoir rendre compte de façon satisfaisante de ce processus
de compréhension, il faut renoncer à se servir d'une transposition des méthodes des sciences
de la nature (l'historien ne met en œuvre ni déduction, ni induction à proprement parler) ; il
faut prendre son point de départ dans la connaissance vulgaire, celle que nous mettons en
œuvre dans la vie de tous les jours. Au point de vue de la théorie de la connaissance,
l'histoire, cette rencontre de l'autre, apparaît étroitement apparentée à la compréhension
d'Autrui dans l'expérience du présent et rentre avec elle dans la catégorie plus générale (où
elles sont rejointes par la connaissance du Moi) de la connaissance de l'homme par
l'homme. »
Henri-Irénée MARROU, De la connaissance historique, p.78-81
« La connaissance historique n'a de valeur scientifique qu'à la condition de fonder ses
affirmations sur des données. Le passé vécu n'est plus et ne sera jamais plus ; ce qui est
présent ce sont des traces, des expressions ou des monuments d'existences à jamais
disparues. L'historien d'aujourd'hui, pas plus que celui d'hier, ne peut se soustraire
entièrement à cette sujétion. Mais quand il s'agit d'un proche passé, les documents sont
innombrablres, parfois embarrassants par leur richesse plus que par leurs lacunes. Même à
propos du lointain passé, la notion du document s'est pour ainsi dire élargie. Les documents
écrits ont peu à peu perdu leur privilège. La connaissance historique ne consiste pas à
raconter ce qui s'est passé d'après les documents écrits qui nous ont été par accident
conservés, mais sachant ce que nous voulons découvrir et quels sont les principaux aspects
de toute collectivité, à nous mettre en quête des documents qui nous ouvriront l'accès au
passé.
Le nombre des combattants à Marathon ou à Salamine ne se déduit pas des récits
d'Hérodote ou de la discussion critique des historiens grecs ou romains. L'étude du champ
de bataille, l'analyse de la structure sociale et du mode de recrutement des armées permettent
une approximation que ne suggèrent pas les textes. Il n'en va pas autrement des estimations
du nombre des citoyens à Athènes au Ve siècle, du nombre des habitants de la Rome
impériale, du mouvement de population en France au XVIIIe siècle.
[…]
Tout — monnaies, gravures, tableaux, sculptures, restes de palais, récits, poèmes — est
document, si l'on peut tirer quelques informations sur tel aspect de la vie matérielle ou tel
trait de la vie morale des hommes du passé. L'extension de la curiosité amène avec elle
l'enrichissement de la documentation et du savoir. »
Raymond ARON, Dimensions de la conscience historique, Plon, pp.94sq.
« Seule l'histoire ne peut vraiment pas prendre rang au milieu des autres sciences, car elle ne
peut pas se prévaloir du même avantage que les autres : ce qui lui manque en effet, c'est le
caractère fondamental de la science, la subordination des faits connus dont elle ne peut nous
offrir que la simple coordination. Il n'y a donc pas de système en histoire, comme dans toute
autre science. L'histoire est une connaissance, sans être une science, car nulle part elle ne
connaît le particulier par le moyen de l'universel, mais elle doit saisir immédiatement le fait
individuel, et pour ainsi dire, elle est condamnée à ramper sur le terrain de l'expérience. (...)
Les sciences (...) ne parlent jamais que des genres; l'histoire ne traite que des individus. Elle
serait donc une science des individus, ce qui implique contradiction. Il s'ensuit encore que les
sciences parlent toutes de ce qui est toujours, tandis que l'histoire rapporte ce qui a été une
seule fois et n'existe plus jamais ensuite. De plus si l'histoire s'occupe exclusivement du
particulier et de l'individuel, qui, de sa nature, est inépuisable, elle ne parviendra qu'à une
demi-connaissance toujours imparfaite. Elle doit encore se résigner à ce que chaque jour
nouveau, dans sa vulgaire monotonie, lui apprenne ce qu'elle ignorait auparavant »
S CHOPENHAUER , Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau,
P.U.F., 1966, pp. 1179-1180.
L'histoire est-elle soumise à des lois ?
« La description d'un phénomène dont toutes les phases se succèdent et s'enchaînent
nécessairement selon des lois que font connaître le raisonnement ou l'expérience est du
domaine de la science et non de l'histoire. La science décrit la succession des éclipses, la
propagation d'une onde sonore, le cours d'une maladie qui passe par des phases régulières, et
le nom d'histoire ne peut s'appliquer qu'abusivement à de semblables descriptions […].
S'il n'y a pas d'histoire proprement dite, là où tous les événements dérivent nécessairement et
régulièrement les uns des autres, en vertu des lois constantes par lesquelles le système est régi,
et sans concours accidentel d'influences étrangères au système que la théorie embrasse, il n'y
a pas non plus d'histoire dans le vrai sens du mot, pour une suite d'événements qui seraient
sans aucune liaison entre eux. Ainsi les registres d'une loterie publique pourrait offrir une
succession de coups singuliers, quelquefois piquant pour la curiosité, mais ne constitueraient
pas une histoire : car les coups se succèdent sans s'enchaîner, sans que les premiers exercent
aucune influence sur ceux qui les suivent, à peu près comme dans ces annales où les prêtres
de l'Antiquité avaient soin de consigner les monstruosités et les prodiges à mesure qu'ils
venaient à leur connaissance. Tous ces événements merveilleux, sans liaison les uns avec les
autres, ne peuvent former une histoire, dans le vrai sens du mot, quoiqu'ils se succèdent
suivant un certain ordre chronologique. Au contraire, à un jeu comme celui du tric-trac, où
chaque coup de dé, amené par des circonstances fortuites, influe néanmoins sur les résultats
des coups suivants ; et à plus forte raison, au jeu d'échecs, où la détermination réfléchie du
joueur se substitue aux hasards du dé, de manière pourtant à ce que les idées du joueur, en se
croisant avec celles de l'adversaire, donnent lieu à une multitude de rencontres accidentelles,
on voit poindre les conditions d'un enchaînement historique. Le récit d'une partie de tric-trac
ou d'échecs, si l'on s'avisait d'en transmettre le souvenir à la postérité, serait une histoire tout
comme une autre qui aurait ses crises et ses dénouements : car non seulement les coups se
succèdent, mais ils s'enchaînent, en ce sens que chaque coup influe plus ou moins sur la série
des coups suivants et subit l'influence des coups antérieurs. Que les conditions du jeu se
compliquent encore, et l'histoire d'une partie du jeu deviendra philosophiquement
comparable à celle d'une bataille ou d'une campagne, à l'importance près des résultats. »
COURNOT, Essai sur les fondements de la connaissance et sur les caractères de la critique
philosophique, PUF, 1958, p.180
« L'histoire peut-elle être objet de science ? Et, si non, que peut-elle faire de mieux ? Pour
répondre à la première question, il serait surprenant que les prétentions des historiens à la
science soient plus élevées que celles des physiciens. Or ces derniers ne prétendent pas que le
cours de la nature, tout déterminé qu'il est, est entièrement objet de science, mais seulement
que certains aspects de ce cours, ceux qui sont nécessaires, se prêtent à l'explication et à la
prédiction scientifiques. Les sciences expliquent les anticyclones ou une baisse du prix du
blé ; elles ne prédisent pas une chute de pluie à Antibes, un dimanche de février ; elles
n'expliquent pas la crise de 1929 : c'est à l'histoire d'expliquer la panique boursière. Les
événements humains se prêtent à l'explication scientifique ni plus, ni moins que ceux de la
nature : ils s'y prêtent pour une petite partie qui présente un caractère nécessaire, général,
infaillible.
Comme le cours de la nature, l'histoire est un ensemble d'événements dont chacun est
déterminé mais dont quelques uns seulement sont objets de science, et dont le tout est un
chaos qui n'est pas plus « scientifique » que l'ensemble des phénomènes physico-chimiques
qui se produisent pendant un intervalle donné à l'intérieur d'un périmètre donné de la
surface terrestre.
Un physicien ne s'intéressera qu'aux aspects nécessaires de ces phénomènes ; il laissera
tomber le reste, ce que ne pourra faire un historien, qui s'intéresse à tout ce qui se passe et
n'a pas vocation à découper des événements taillés sur mesure pour l'explication
scientifique ; du Front populaire, il n'a pas le droit de retenir la seule récession de 1937, dont
on connaît aujourd'hui l'explication scientifique. La frontière qui sépare l'histoire et la
science n'est pas celle du contingent et du nécessaire, mais celle du tout et du nécessaire. »
Paul VEYNE, L'histoire conceptualisante, in Faire de l'histoire, tome 1, p.63
« Dans la nature, – dans la mesure où nous laissons de côté la réaction exercée sur elle par
les hommes –, ce sont uniquement des facteurs inconscients et aveugles qui agissent les uns
sur les autres et c'est dans leur jeu changeant que se manifeste la loi générale. De tout ce qui
se produit, – des innombrables hasards apparents, visibles à la surface, comme des résultats
finaux qui confirment la norme à l'intérieur de ces hasards, – rien ne se produit en tant que
but conscient, voulu. Par contre, dans l'histoire de la société, ceux qui agissent sont
exclusivement des hommes doués de conscience, agissant avec réflexion ou avec passion et
poursuivant des buts déterminés ; rien ne se produit sans dessein conscient, sans fin voulue.
Mais cette différence, quelle que soit son importance pour l'investigation historique, surtout
d'époques et d'événements pris isolément, ne peut rien changer au fait que le cours de
l'histoire est sous l'empire de lois générales internes. Car, ici aussi, malgré les buts
consciemment poursuivis par tous les individus, c'est le hasard qui, d'une façon générale,
règne en apparence à la surface. Ce n'est que rarement que se réalise le dessein voulu ; dans
la majorité des cas, les nombreux buts poursuivis s'entrecroisent et se contredisent, ou bien
ils sont eux-mêmes a priori irréalisables, ou bien encore les moyens pour les réaliser sont
insuffisants. C'est ainsi que les conflits des innombrables volontés et actions individuelles
créent dans le domaine historique une situation tout à fait analogue à celle qui règne dans la
nature inconsciente. Les buts de ces actions sont voulus, mais les résultats qui suivent
réellement ces actions ne le sont pas, ou s'ils semblent, au début, correpondre cependant au
but poursuivi, ils ont finalement des conséquences tout autres que celles qui ont été voulues.
Ainsi les événements historiques apparaissent en gros également dominés par le hasard. Mais
partout où le hasard semble jouer à la surface, il est toujours sous l'empire des lois internes
cachées, et il ne s'agit que de les découvrir. »
ENGELS, « Ludwig Feuerbach », in Etudes philosophiques, 1961, pp.47-49
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