« Le bon historien n'est d'aucun temps ni d'aucun pays : quoiqu'il aime sa patrie, il ne la
atte jamais en rien. L'historien français doit se rendre neutre entre la France et l'Angleterre :
il doit louer aussi volontiers Talbot que Duguesclin ; il rend autant de justice aux talents
militaires du prince de Galles, qu'à la sagesse de Charles V.
Il évite également le panégyrique et les satires : il ne mérite d'être cru qu'autant qu'il se borne
à dire, sans atterie et sans malignité, le bien et le mal. Il n'omet aucun fait qui puisse servir à
peindre les hommes principaux, et à découvrir les causes des événements ; mais il retranche
toute dissertation où l'érudition d'un savant veut être étalée. Toute sa critique se borne à
donner comme douteux ce qui l'est, et à en laisser la décision au lecteur, après lui avoir
donné ce que l'histoire lui fournit. L'homme qui est plus savant qu'il n'est historien, et qui a
plus de critique que de vrai génie, n'épargne à son lecteur aucune date, aucune circonstance
superue, aucun fait sec et détaché ; il suit son goût sans consulter celui du public ; il veut
que tout le monde soit aussi curieux que lui des minuties vers lesquelles il tourne son
insatiable curiosité. Au contraire, un historien sobre et discret laisse tomber les menus faits
qui ne mènent le lecteur à aucun but important. Retranchez ces faits, vous n'ôtez rien à
l'histoire : ils ne feront qu'interrompre, qu'allonger, que faire une histoire, pour ainsi dire,
hachée en petits morceaux, et sans aucun l de vive narration. Il faut laisser cette
superstitieuse exactitude aux compilateurs. Le grand point est de mettre d'abord le lecteur
dans le fond des choses, de lui en découvrir les liaisons, et de se hâter de le faire arriver au
dénouement [...]
La principale perfection d'une histoire consiste dans l'ordre et dans l'arrangement. Pour
parvenir à ce bel ordre, l'historien doit embrasser et posséder toute son histoire ; il doit la
voir tout entière comme d'une seule vue ; il faut qu'il la tourne et qu'il la retourne de tous les
côtés, jusqu'à ce qu'il ait trouvé son vrai point de vue [...]
Le point le plus nécessaire et le plus rare pour un historien est qu'il sache exactement la
forme du gouvernement et le détail des mœurs de la nation dont il écrit l'histoire, pour
chaque siècle. »
FÉNELON, « Lettre à M Docier sur les occupations de l'Académie française », VIII, Projet
d'un Traité sur l'histoire (1714), Edit. F. Didot, p. 524.
« Thucydide est à mon gré le vrai modèle des historiens. Il rapporte les faits sans les juger,
mais il n'omet aucune des circonstances propres à nous en faire juger nous-mêmes. Il met
tout ce qu'il raconte sous les yeux du lecteur ; loin de s'interposer entre les événements et les
lecteurs, il se dérobe ; on ne croit plus lire, on croit voir. »
ROUSSEAU, Émile ou de l'éducation, L, IV. (1762).
« De plus, il s'en faut bien que les faits décrits par l'histoire soient la peinture exacte des
mêmes faits tels qu'ils sont arrivés : ils changent de forme dans la tête de l'historien, ils se
moulent sur ses intérêts, ils prennent la teinte de ses préjugés. Qui est-ce qui sait mettre
exactement le lecteur au lieu de la scène pour voir un événement tel qu'il s'est passé ?
L'ignorance ou la partialité déguise tout. Sans altérer même un trait historique, en étendant
ou resserrant des circonstances qui s'y rapportent, que de faces différentes on peut lui
donner ! Mettez un même objet à divers points de vue, à peine paraîtra-t-il le même, et
pourtant rien n'aura changé que l'œil du spectateur. Suft-il, pour l'honneur de la vérité, de
me dire un fait véritable en me le faisant voir tout autrement qu'il n'est arrivé ? Combien de
fois un arbre de plus ou de moins, un rocher à droite ou à gauche, un tourbillon de poussière
élevé par le vent ont décidé de l'événement d'un combat sans que personne s'en soit aperçu !
Cela empêche-t-il que l'historien ne vous dise la cause de la défaite ou de la victoire avec
autant d'assurance que s'il eût été partout ? Or que m'importent les faits en eux-mêmes,
quand la raison m'en reste inconnue ? Et quelles leçons puis-je tirer d'un événement dont
j'ignore la vraie cause ? L'historien m'en donne une, mais il la controuve ; et la critique elle-
même, dont on fait tant de bruit, n'est qu'un art de conjecturer, l'art de choisir entre
plusieurs mensonges celui qui ressemble le mieux à la vérité. »
ROUSSEAU, Émile ou de l'éducation, livre IV, GF, (p.309)