Valentina ToNEATTo
Les Banquiers du Seigneur
Évêques et moines face à la richesse
(w*'début tx* siècle)
V
Collection n Histoire '
PRESSE,S UNIVERSITAIRES DE RENNE,S
Chapitre I
Parcours historiographiques et nouvelles approches
Entre le xlx'et le début du xx' siècle, les discours des Pères sur I'avarice
et la richesse ont été placés au cceur du problème historiographique des
origines de la pensée économique médiévale. Le présent travail ayant pour
objet les lexiques chrétiens de la richesse et de l'administration, il demande
à être inséré dans le débat sur l'existence et le contenu de cette pensée.
la pertinence même de I'emploi de la notion d'économie prête à discus-
sion. En particulier pour le haut Moyen Âge, d'autres concepts explicatifs,
d'ordre anthropologique comme le paradigme du don et du contre-don,
sont volontiers privilégiés pour désigner des échanges non marchands. Par
eilleurs, l'impossibilité de considérer l'existence et l'émergence d'une sphère
économique indépendante avant la révolution industrielle a déjà été mise en
s[ergue, assortie d'une mise en garde contre l'anachronisme implicite d'une
cnquête sur un objet qui serait privé d'existence historiquel.
fntre pensée et éthique économique
hbiçsance d'un thème
Lintérêt pour la u pensée économique o médiévale se développe au cours
dc la deuxième moitié du xlx. siècle, au cceur du processus d'identifica-
ûn du Moyen Âge chrétien avec les origines de la modernité occidentale,
!*"d les réflexions des théologiens et des canonistes sont pour la première
&fo interprétées comme les prémices de l'économie politique en tant que
roi"nce2. La pensée économique médiévale comme objet d'étude naît donc
rnnt tout comme une section de l'histoire de la pensée chrétienne et de la
rffiruion économique moderne ; elle est perçue comme l'origine logique de
hscience économique3, produit par excellence du monde occidental. Elle
!* C[ Gt-r.nnnru, n Avant le marché ,.
& k: une reconsffuction du débat historiographique sur la pensée économique médiévale, de ses
gmdromes au xrf siècle jusqu'au années 1990, voir ToDEscHrNr, Prez,zo, p. 39-173' qi a guidé la
ûn{r-ion de ces premières pages.
S.,&ùd p. 39, avec la bibliographie.
35
CHRISTU,I',IISME ET RICHESSE. AUX ORIGINES D'UN LEXIQUE THEOLOGICA-ECONOMIQUE
se développe et devient une discipline à part entière au cours de la première
moitié du XX'siècle, moment pendant lequel elle semble pratiquée davan-
tage par des historiens de l'économie moderne (dans le cadre de I'histoire
des théories économiques) que par les médiévistes4. La réflexion médiévale
sur les échanges est encore aujourd'hui un objet d'étude marginal dans la
production scientifique des spécialistes de Ia période, qui semblent plus
intéressés à une réalité supposée < objective >, concrète et pratique qu'aux
modalités d'écrire et de parler d'< économie5 u. Issue du monde ecclésias-
tique, fruit de la théologie et de la pastorale chrétienne, la littérature ayant
pour objet des thèmes, pour nous modernes, génériquement économiques,
concernant par exemple l'usage de la richesse, les échanges commerciaux,
les transactions, les prix, la monnaie, le prêt à intérêt, est considérée au
mieux comme une tentative de I'Eglise de réfléchir sur un domaine qui
lui est étranger (uade renl) envue de moraliser les pratiques des laics; àu
pire, elle est considérée comme structurellement différente de la sphère
àoncrète de l'économie et sans influence sur ce domaine cui évoluerait
à part, selon ses règles propres et malgré les freins que l'Églire lui aurait
imposés. Du point de vue de l'histoire de la spiritualité et de la culture, les
discours touchant à l'économie au sens large, issus des élites ecclésiastiques
tout au long du Moyen Age, sont souvent considérés comme marginaux
voire anecdotiques par rapport aux grands centres d'intérêt des études sur
la civilisation médiévale.
Au début des années 1990, Giacomo Todeschini livre un nouveau regard
sur cet objet d'étude controversé et retrace le parcours historiographique
d'une discioline encore mal connue des médiévistes. Il met en discussion les
1,1
défauts méthodologiques et les apories des approches qui se sont succédés
depuis le xx'siècle, pour redéfinir les contours de ce domaine de recherche
et ouvrir d'autres pistes de travail6. Il met en lumière Ia u racine d'un vice
formel décisif o, présente dès les premiers travaux sur la pensée économique :
la pratique économique et les discours qui la décrivent riappartiendraient
+. C. q"i "t"rpêche pas une méconnaissance profonde des caractéristiques propres à la pensée écono-
mique de la période tardo-antique et médiévale, interprétée comme un segment périphérique et
souvent incohérent d'un développement théorique plus large qui débute seulement avec la seconde
scolastique et le mercantilisme entre xvte et xvII' siècle. Cf. les positions d'un maluel de réference :
DnNtq Pensée économique et ceIIes d'un oul'rage spécialisé : Cr-evsno, Daz, puis la critique de PrnoN,
u Devoir de gratitude ,.
5. Cf TolescHrNt, Prezzo, p. 14-15. En France notamment le sujet n'a jmais rencontré la faveur des
historiens.ApartLpGorr, Bourse,p.4Tpasim,oirlavolontédereconstruireledébatmédiévalsur
I'usure en allant au-delà de catégories théorico-économiques atemporelles, n'empêche pas l'auteur
d'opposer une fois de plus la réalité économique au système conceptuel chrétien dans un supposé
conflit structurel entre les interdits ecclésiastiques - dé6nis en tmt qu'u obstacle théologique ) - et
le développement économique lart du Moyen Âge.
6. Pour cette raison le livre deToorscrlur, Prezzo, estconçt comme un ouvrage de débat historiogra-
phique (p. 39- I 13) et comme un programme globa.l de relecture des sources médiér.ales (p. 117 -228).
Voir aussi, spécialement pour les sources de l'Antiquité tardive et du haut Moyen Âge, TooescrrrNr,
u Quantum Valet ,; id., uYocabolari ,; id., * Linguaggi teologici o.
36
IARCOURS HISTORIOGRA?HIQUES ET NOWELLES APPR
ras à l'univers conceptuel chrétien, mais proviendraient de i'extérieur,
.n particulier des mondes juifT et gréco-romain8. Même si I'historiogra-
rhie économique a assez vite critiqué la o mythologie d'une technique
capitaliste" importée de I'extérieur dans l'Europe chrétienne n, cela n'a
ras empêché Ie maintien d'un présupposé méthodologique, maintien Iié
: 1a dilficulté apparente de concilier l'action économique avec le système
ie valeurs chréiiennese. Avec de tels présupposés, les positions de l'Église
:i de manière générale toute élaboration conceptuelle ou normative ecclé-
,:astique, trouvent leur explication dans une réaction à un phénomène
errra-chrétien ), une codification morale de comportements étrangers ou
-ne rationalisation a posteriori de l'exisranti0.
C'est aussi au XIX' siècle que remonte l'approche méthodologique
:ui tente de reconstruire une pensée économique chrétienne du Moyen
1ge en juxtaposant, dans une série plus ou moins longue d'u économistes
:rrétiens ,, les auteurs jugés significatifs parce que capables, surtout vers Ia
=r du Moyen Âge, de discerner les o lois u qui guident la pratique écono-
:rique et en les interprétant comme les u précurseurs occidentaux (latins)
: \àam Smith II ,. Lès Pères et les auteurs du haut Moyen Âge sont exclus
:: cette reconstitution positiviste du discours chrétien sur ia richesse que
- on fait coïncider avec Ie XIII' siècle, à une époque d'essor économique
',.us l'action d'une bourgeoisie marchande en pleine ascension et dans une
,:ciété qui semble de plus en plus proche du marché moderne.
À un bas Moyen Âge fertile en innovations dans 1e domaine du
:,-mmerce et du crédit, caractérisé par sa perspicacité pour les faits écono-
::rques, s'opposerait logiquement un haut Moyen Âge au développement
r;omplet, partiel et caractérisé par l'absence de réflexions d'ordre écono-
:lrque. La dichotomie s'installe très tôt, aux origines mêmes de l'historio-
:::phie sur ces thèmes et influence lourdement les perspectives futures. Si
:=:rains auteurs citent les Pères de I'Église, ils les choisissent pour montrer
.. origines chrétiennes des discours moraux sur 1a richesse, mais aussi pour
-': rclure à une diversité structurelle des discours pré-scolastiques sur l'éco-
.::nie par rapport à un bas Moyen Âge chrétien capable, lui, de produire
::lr la première fois, sinon o enfin r> une vraie réflexion sur ce sujet12.
-ri tend à démontrer I'existence d'une morale économique très ancienne
,--r."rp"*, Die Anfinge ;SoMs.{Rr, DieJuden;pour plus de détails voir la bibliographie indiquée
::: Toopscuxt, Prereo, p. 40.
' ':;r.. p. 16.
',t;:. : . È sovente dato per scontato che I'agire economico [...] si muova per vie estrmee a quelle della
:.::isione crisdana, e che quest'ultima ratifchi quell'agire tardivamente, a malincuore supermdo
.:'.:o che Ia separa da una logica, quella del profrûo, strutTuftt/mente esterna la sistema dei valori
::::: ian i, r
'.':ir par exemple les positions de Sil. Roscher, C, Jourdain, I. Seipel et Sil. Sombart, citées par
, ,rrrscHrrr, Prezzo, p.41 ; Serpsr, WirtschaJtlichen Lehren ; Soxtxtgrrt'to, Dds Wirtschaf Ie ben.
. -:orscnrrr, Preno, p. 42-44.
- -::1., p. 14-46 cite CoxrzsN, Geschl.chte erFuxr, Ziuuerboten.
2a
CHRISTIANISME ET RICHESSE. AUX ORTGINES D'UN LEX]QUE THEOLOGICA,ECOA-OMIQUE
- qui condamne le lucre et prône le détachement des richesses - pour
prouver o le refus de la part de la chrétienté occidentale et orientale de
l'engagement idéologique dans la gestion productive des biens matériels13 >.
Cette démarche sert à confirmer le postulat selon lequel, dès ses origines, la
chrétienté aurait construit son identité en dehors des iogiques du quotidien
économique. Elle met en relief, par rapport à un haut Moyen Âg. .n.ore
tourné vers le refus et la condamnation de la richesse, la nouveauté repré-
sentée par le bas Moyen Âge durant lequel l'Église semblerait désormais
capable de s'adapter aux conditions nouvelles d'un u essor économique >
âutonome, de rationaliser et d'analyser techniquement une société en trans-
formation et de moraliser son économie, tout en en découvrant les lois,
comme si la main invisible d'Adam Smith avait préexisté à son invenreur,
dans une sorte d'état naturel du fonctionnement économiaue des socié-
tés humaines, motivé par l'esprit de profit individuel que l'Église se serair
efforcé de réfréner.
Au tournant du )c('siècle, l'historiographie de la pensée économique est
ainsi tournée vers la recherche des origines des théories et des lois de l'éco-
nomie moderne, au cæur d'une pensée chrétienne qui se sent extérieure : il
s'agit pour elle de moraliser les pratiques de la société laïque. Cette position
féconde encore bien des travaux dans les années l%0-f970. Elle caractérise
entre autres ceux de Joseph Schumpeter et Raymond De Roover, tenants de
la vision désormais u classique , d'un développement de la pensée écono-
mique occidentale prenant son essor avec la scolastique, laquelle préfigure
la néo-scolastique et le mercantilisme des xvi'-xvll" siècles 14, et trouve son
aboutissement dans la naissance du capitalisme. Force est de reconnaître
que dans les recherches des trente dernières années prévalent encore Ia
perspective évolutionniste et la même idéologie : la capacité des auteurs
anciens à comprendre et expliquer le fait économique ne vaut que sous
l'éclairage, entendons le filtre, des acquis de la science économique. Afirmé
dès les travaux de Edmund Schreiber et Armando Sapori15, et systéma-
tisé par R. De Roover ru. le présupposé mérhodologiquË de cette approche
consiste à vérifier chez les auteurs du Moyen Âge le degré de compréhen-
sion des lois réputées naturelles qui président aux faits économiques. Selon
cette perspective, toujours bien ancrée, le champ de l'économique est perçu
comme une sphère autonome évoluant selon des règles propres juxtaposées
aux sphères également autonomes du religieux et du politique. C'est oublier
volontiers que pareilles lois sont les produits d'une époque donnée, celle de
I'industrialisarion et du libre marché où, de fait, le religieux semble ne rien
13. TooescnrNr, Prezzo, p. 44 cite à ce propos Bn-lr'-rs, Econotnie politique.
14. Voir pr exemple, enûe autres, Scnurnrrun, la aQse économique et Dr Roovan, La pensée ëcono-
m i q ue, critiqttées par ToorscnIxI, Prezzo, p. 69 - I 0 0.
15. Cf ScrrnrreB4 Anschauungen der Scholastik: S,xpou, Studi.
l6. Dr. Roor re. Pensèe economique.
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