En revanche, si les deux philosophes estiment que cette science n’est qu’au début de sa
« professionnalisation », ils ne sont pas du même avis quant à son origine. Pour Chpet, la philosophie
semble débuter à partir de la Révolution bolchévique et n’a donc pratiquement jamais existé en Russie.
Tandis que pour Frank, bien qu’elle n’acquière un caractère véritablement sérieux que plus tard, la
philosophie russe existe et s’enseigne déjà au milieu du 18ème siècle :
« Les professeurs de philosophie, ou plutôt, de façon plus générale, les philosophes de profession, parmi lesquels un bon
nombre de chercheurs compétents et talentueux, sont apparus en Russie lorsque la question de l’enseignement supérieur
préoccupa le gouvernement, c’est-à-dire dès le milieu du 18ème siècle. »
En dépit de cette différence, à la fin de son texte, Frank finit par se rapprocher du point de vue de son
contemporain quant à la nécessité d’un travail systématique sur la spécificité de la pensée russe. En
cela, il rejoint Chpet lorsque celui-ci déplore l’état des bibliothèques russes des années 1920.
« Dans tous les cas, il est clair que dans l’œuvre philosophique russe, il n’existe pas encore de travaux systématiques, qui
ressembleraient, dans une forme conceptuelle et dans une expression complète, les idées et les tendances fondamentales de la
vision du monde russe. Comme cela a été dit plus haut, ce travail commence maintenant ». Frank.
Vous auriez pu introduire le passage de Chpet sur les bibliothèques
En outre, la question du caractère national de la philosophie occupe les deux penseurs et en ce souci du
« spécifiquement russe » réside une autre ressemblance. Chpet distingue la philosophie russe de la
philosophie en général ; seule la seconde peut avoir un caractère scientifique parce qu’elle est la seule
à apporter des réponses universelles aux questions posées par différents pays, questions ne pouvant
être scientifiques car entachées et influencées par les singularités et les habitudes nationales. Il écrit
que la science, de manière générale, ne peut être nationale :
« La philosophie acquiert un caractère national non pas dans les réponses qu'elle donne - une réponse de nature scientifique
est la même, en effet, pour tous les peuples et toutes les langues - mais dans la façon de poser les questions, dans leur choix,
dans leurs modifications. »
Frank en revanche ne distingue pas la philosophie générale de la philosophie russe. Cette dernière
s’enseigne, au même titre que les philosophies étrangères, et bien qu’elle ait été enrichie par la
philosophie occidentale, « elle est, à la fois, liée à la spécificité profonde de la pensée nationale ».
Frank détaille ces spécificités, cite les auteurs marquants et affirme que la philosophie peut être
nationale, scientifique et systématique. De plus, selon Frank, la philosophie ainsi définie n’est
nullement fermée et peut englober des textes littéraires et poétiques. Chpet, quant à lui, n’en parle pas
dans cet extrait, laissant sous-entendre que ces auteurs-là sont seulement des précurseurs et non pas
des penseurs rigoureux
« Pour moi ce n'était pas une contradiction mais, au contraire, une nécessité intérieure que de faire le bilan de ce
développement antérieur avant d'entrer dans la période de la maturité. »
En cela, l’un comme l’autre sont des penseurs de l’idée russe et cherchent à la souligner. Toutefois
Chpet ne l’érige pas au rang de science par précaution car il s’intéresse aux penseurs russes qui ne
pourraient pas être considérés comme valables par les bolchéviques. Frank, quant à lui est éloigné de
la culture russe et cite librement les auteurs qu’il considère comme pouvant être
philosophes scientifiques.