Le système universitaire suisse francophone et ses liens avec son tissu économique, Allocution de l’Ambassadeur de Suisse, M. François Barras, Conférence régionale des recteurs du Moyen-Orient, USEK 17 juin 2010 Monsieur le Président de l'AUF, Madame la présidente de la CONFREMO Mesdames et Messieurs les Recteurs, Mesdames et Messieurs, Permettez-moi tout d'abord de remercier M. Olivier Garro, directeur du bureau Moyen-Orient de l'AUF, de m'avoir invité à m'adresser à vous ce matin dans le cadre de cette journée scientifique sur l’université et ses liens avec le monde économique. Au cours des dernières années, en tant que francophones, nous avons depuis Beyrouth essayé de mettre à profit le vecteur du partage de la langue française afin de développer les liens universitaires entre la Suisse et le Liban et de manière plus générale entre la Suisse et l'AUF. Nous avons accompli ensemble, j’ose le dire, un véritable travail de pionnier qui a, entre autre, abouti il y a quelques mois à la signature d’un accord entre l’AUF et les Hautes Ecoles Spécialisées de Suisse Romande. Ce matin, je vais brièvement vous parler de l'émergence d'une véritable culture de l'innovation en Suisse depuis une quinzaine d'années, une petite révolution dans un pays qui pourtant possède depuis longtemps une solide tradition de recherche scientifique et une industrie de pointe: comme un peu partout dans le monde, l'intensité des relations entre université et économie s'est beaucoup renforcée sous l'influence du modèle nord-américain. Dans la région lausannoise par exemple on va jusqu'à remarquer une véritable stimulation par l’université, en particulier l’EPFL, de tout un bassin d’activités économiques. Les traditions académiques et industrielles sont bien ancrées en Suisse depuis des siècles et le pays, pauvre en matières premières, a vite compris qu’il ne pouvait compter que sur les hommes et leur savoir-faire. Aujourd’hui, tourné vers l'international et les échanges avec le monde, c’est une place économique enviée qui a mieux résisté que d'autres à la crise. Nos entreprises offrent 2 millions de place de travail en Suisse et 1,8 à l'étranger grâce en particulier à de grandes multinational comme Nestlé, Novartis, Roche et ABB. La formation professionnelle est de haute qualité et se caractérise par l'étroite association entre école et monde du travail ainsi que par les passerelles entre la formation professionnelle, les hautes écoles spécialisées et les universités. Le système suisse de formation et de recherche constitue donc le fondement d'une économie nationale extrêmement innovante. En 2010, le IMD World Competitiveness Yearbook place le pays au 4ème rang de la compétitivité économique mondiale juste derrière le trio Singapour, Hong Kong et Etats-Unis. Le paysage universitaire suisse La Suisse dispose d'un réseau très dense d'institutions de formation et de recherche. elle compte en effet plus de 10 universités cantonales, deux écoles polytechniques fédérales,sept hautes écoles spécialisées et de nombreux instituts de recherche et de formation. Elle investit beaucoup dans la formation, environ 6,5% du PIB. Les meilleures institutions d'enseignement supérieur sont toutes publiques à l'exception de la business school IMD de Lausanne. L’internationalisation de certaines hautes écoles est très marquée : à totre d’exemple 63% du corps professoral et 57% des poste-grades et doctorants de l’EPFZ sont étrangers. Dans le système fédéral suisse, la compétence en matière d'éducation appartient d'abord aux 26 cantons et subsidiairement à la Confédération. Chaque canton a son propre système éducatif et, entre eux, il existe un organisme de coordination, la CDIP ( Conférence des directeurs de l'instruction publique). Au niveau des recteurs d'universités, on trouve aussi un organe de coordination et d'harmonisation : la CRUS (Conférence des Recteurs d'Universités Suisses). A l'image de la Suisse fédérale, le système est fragmenté et complexe mais aussi flexible et relativement peu hiérarchisé, caractérisé par de nombreux organes consultatifs et par une culture pragmatique du compromis et de l'efficacité. Au niveau fédéral, les EPF de Zurich et de Lausanne ont trois missions fondamentales: la formation, la recherche et la valorisation au plus haut niveau international. Associées à plusieurs instituts de recherche spécialisés, les deux Ecoles forment le domaine des EPF, qui dépend directement du Département fédéral de l'intérieur. Il y a aussi une dizaine d’universités cantonales (Zurich, Berne, St Gall, Bâle, Lucerne, Lugano, Lausanne, Genève, Neuchâtel et Fribourg) ainsi qu’un réseau étendu de hautes écoles spécialisées (universités de sciences appliquées). Les dépenses pour la recherche et le développement représentent 3% du PIB, les privés réalisent 70% de cet effort. Dans le domaine de la recherche, le Fonds National Suisse (FNS), instrument central de la recherche subventionnée et notamment de la recherche fondamentale, est un modèle de flexibilité. Son fonctionnement n'a rien de bureaucratique, et les coûts administratifs sont singulièrement bas en moyenne internationale. La communauté scientifique décide de l'attribution des fonds. Liens entre l'université et l'économie: une progression spectaculaire depuis 10 ans En Suisse, faute de matières premières, la mise en valeur ne peut provenir que du travail manuel et intellectuel. La formation et la recherche jouissent donc depuis toujours d'un grand prestige, et la prospérité du pays repose sur I'intensité largement reconnue de la recherche menée par I'économie nationale suisse. Compte tenu de ce lien étroit entre science et économie, il est peu étonnant que la Suisse figure tout au sommet du World Competitiveness Yearbook du IMD pour la manière dont les ressources technologiques, scientifiques et humaines remplissent les besoins de l'économie. Le fait intéressant concernant le modèle suisse est le rôle que joue l'économie privée dans le financement de la recherche et du développement: comparées au pourcentage du produit intérieur brut, les dépenses consenties par le secteur privé suisse figurent parmi les plus élevés de toute I'Europe (Suisse 2.2%, moyenne européenne 1,26). Seules la Suède (2.9%) et la Finlande (2.5%) affichent des valeurs supérieures. Nulle part ailleurs, les entreprises ne consacrent une part aussi importante de leur chiffre d'affaires a I'innovation. La Suisse occupe le 6e rang pour les"dépenses des entreprises pour la recherche et le développement per capita" et elle est à la 6e place. dans la liste des mille entreprises qui consacrent les plus gros budgets à la recherche, grâce notamment aux industries pharmaceutiques et médicales. Beaucoup d'entreprises possèdent leurs propres centres de recherches par exemple Nestlé ou encore Novartis. En 1956 déjà, IBM ouvrait son laboratoire de recherche à Rueschlikon, 1956, premier centre IBM en dehors des USA. Pourquoi? On citait alors la proximité d'universités de renom, la stabilité politique, la qualité de vie et l'environnement favorable aux investissements privés. Cela a valu la peine: Deux Prix Nobel en 1986 et en 1987 ont récompensé les chercheurs de Rueschlikon. Si il y a donc en Suisse une véritable tradition de recherche scientifique et de coopération entre université et économie, depuis une quinzaine d'années, on assiste à un renforcement remarquable de cette coopération avec comme objectif principal la transformation rapide du fruit de la recherche en produits ou processus, la valorisation des découvertes scientifiques et technologiques et, de manière plus générale, le création de valeur par le dialogue entre scientifiques et hommes d'affaires avec la circulation des connaissances et l’innovation à la clé. Les responsables de ce développement, présidents d'universités et entrepreneurs, ont souvent été formés aux Etats-Unis et ont importé en Suisse une culture d'entreprise typiquement anglosaxonne. On constate avec plaisir que les entreprises suisses affichent leur intérêt à investir sur les campus suisses, après avoir injecté des sommes spectaculaires pour la recherche dans des universités hors de nos frontières. Le nombre de licences et d'accords de transfert de technologie des laboratoires de recherche des universités vers l’industrie a plus que doublé au cours des cinq dernières années. Cet indicateur mérite une attention particulière puisqu'il témoigne non seulement de l'originalité des idées, mais aussi de l'engagement réel des partenaires industriels en faveur de l'innovation. Tirées par la locomotive EPFL, les universités suisses tissent, elles aussi, des liens de plus en plus étroits avec les entreprises. Des relations qui s’institutionnalisent sans toutefois remettre en cause la tradition de financement public de l’enseignement supérieur et de la recherche. Elles possèdent aujourd’hui leur propre service pour aider les chercheurs à fonder leur entreprise ou à coopérer avec le secteur privé. L’idée n’est pas de demander au privé de prendre le relais du public mais de donner du carburant aux universités pour rester à la pointe de l’innovation. Les financements privés des universités et EPF représentent jusqu’à 50% de leur budget total (cas de l’Université de St Gall) et atteignent 150 millions d’euros pour l’Université de ZH et 120 millions pour celle de Berne. L’EPFL a frappé fort en 2010 avec l’inauguration en mars dernier de son nouveau bâtiment le Rolex Learning Center, lieu de dialogue entre l'université et l'économie et véritable temple de la culture de l'innovation: 77 millions d’euros investis, près de 40’000m2 de surface au sol, une longue liste de mécènes. Voici comment le fer de lance de cette révolution Patrick Aebischer, Président de l’EPFL, définit cette nouvelle culture de l'innovation: « Formation, recherche et valorisation coexistent pour se nourrir réciproquement. Que l'une d'entre elles s'affaiblisse et c'est toute l'institution qui souffre. L'innovation doit s'appuyer sur des découvertes fondamentales, les étudiants doivent se confronter aux impératifs de la recherche et de l'industrie. Enfin, si les résultats des laboratoires profitent à la société, nous sommes tous gagnants. Toutefois, pour atteindre cet objectif, il faut que des entreprises transforment les résultats de la science en produits et services disponibles. Le lien entre économie et monde académique constitue ainsi l'un des moteurs de notre société. » Les types de coopération entre entreprises et universités sont très diversifiés et vont du mécénat jusqu'à de véritables partenariats scientifiques complexes et de longue durée. L'octroi de prix scientifiques est l'une des manières les communes pour une entreprise de profiler son image et elles sont nombreuses à utiliser ce vecteur. Le financement de chaires et de bourses fait partie des types de soutien traditionnels. Les exemples de financement de chaires de recherche ne manquent pas surtout dans les domaines des sciences, du droit et de la gestion qui ont des relations plus naturelles avec le monde de l’entreprise. La fondation Leenarts finance depuis 2007 une chaire de soins palliatifs à l’Université de Lausanne à hauteur de 350'000 euros par an pour une durée de 20 ans et Merck Serono trois chaires à l'EPFL couvrant les domaines de l'oncologie, de l'administration de médicaments et de la neuroscience. Afin de mieux comprendre la relation entre la nutrition et le cerveau, l'EPFL et le Centre de recherche Nestlé ont conclu un accord prévoyant la création de deux chaires. En effet, Nestlé a besoin d'accéder à la recherche de pointe non seulement pour préparer les bases de nouvelles générations de produits, mais aussi pour inscrire sa production dans un contexte comme celui de la santé, notamment sur le thème «Good food good life» («une nourriture de qualité assure une vie de bien-être») qui lui est cher. La collaboration avec un campus comme l'EPFL permet d'attirer les meilleurs chercheurs en leur donnant une reconnaissance académique et en les intégrant dans un environnement ouvert qui foisonne de compétences: ingénierie pour imaginer de nouvelles méthodes de mesure, informatique pour traiter des données, mathématiques pour créer des modèles, etc. Pour l'EPFL, une telle relation constitue un atout majeur puisqu'elle permet de créer sur le campus de nouveaux groupes de recherche performants, en plein accord avec l'éthique et les règles du monde universitaire. Plus largement, c'est toute la société qui se retrouve gagnante, puisque leurs découvertes sont publiées selon les règles académiques, garantissant la diffusion du savoir. Novartis consacre CHF 25 millions pour encourager la formation et la recherche en Suisse et soutenir l'ETH, l'EPFL et l'Université de Bâle. Un montant total de CHF 25 millions est octroyé à l'ETH de Zurich, l'EPFL et l'Université de Bâle pour encourager la relève de jeunes chercheurs doués et entreprenants, et pour soutenir le dialogue scientifique. Daniel Vasella, président du groupe, déclarait à ce sujet: « Nous souhaitons favoriser une politique de formation qui soutienne la comparaison avec l'étranger, afin que notre jeunesse puisse aussi avoir sa chance dans un contexte de concurrence qui se joue de plus en plus à l'échelle mondiale. A notre époque, être inactif équivaut à reculer. » Les entreprises mécènes sont pour la plupart des entreprises locales, une façon pour elles d’être reconnues comme un acteur territorial important. D'autres types de coopération existent, en particulier les espaces pour starts up, les incubateurs, et des espaces où des entreprises performantes ont la possibilité de tisser des liens avec les scientifiques. Prenons à nouveau l'exemple de l'EPFL. Afin d'aider les scientifiques à surmonter les difficultés de créer ex nihilo un appareil complet de management, de financement, de vente et de distribution, le campus propose des services et des prestations pour transformer l'excellence scientifique en compétitivité économique, en emplois et en qualité de vie. Un incubateur pour les nouvelles sociétés, des services de coaching, des formations liées à l'entreprenariat et des programmes d'innovation stimulent les liens entre les laboratoires et les entreprises. Le Parc scientifique accueille sur le site de l'EPFL plus de 100 start-up et de nombreux investisseurs. Depuis quelques mois, le Parc scientifique de l'EPFL accueille ainsi l'incubateur Logitech. Une petite structure légère, flexible et rapide, prête à investir dans chaque innovation en lien avec les activités de l'entreprise, avec une capacité extraordinaire d'intégrer une innovation dans un produit disponible. C'est ainsi qu'en quelques mois, un nouvel algorithme pour limiter l'écho des webcams a quitté les laboratoires de l'école pour prendre le chemin des rayonnages de la grande distribution et donc du public. L'inventeur de cette technologie, Christof Faller, a pu ouvrir sa propre société pour développer d'autres technologies innovantes dans la foulée. L'EPFL offre aussi aux entreprises déjà sur le marché les services du Quartier de l'Innovation, un lieu où scientifiques et industriels puissent tisser des liens. L'arrivée d'entreprises comme Debiopharm, Cisco et Logitech permettra de mieux développer les travaux des chercheurs: «Les entreprises savent reconnaître le potentiel d’une idée. Avec cette proximité, nous éviterons que certaines découvertes brillantes ne finissent au milieu d’une pile de papiers ou dans un cimetière de prototypes industriels.» Une culture de la connaissance et de l’innovation/ Place de la Suisse Pourquoi une telle effervescence ? C’est le résultat de la convergence entre un système et des hommes. Le système suisse libéral et pragmatique est favorable à l’économie et à la recherche. La protection de la propriété intellectuelle est une des raisons principales de l'attractivité de la Suisse comme pôle de formation et de recherche. Dans le IMD World Competitiveness Yearbook, la Suisse occupe le premier rang grâce au fait que "les droits de la propriété intellectuelle sont bien respectés dans votre économie". La capacité d'innovation , la culture des affaires, des institutions publiques efficaces et transparentes, des infrastructures performantes (transports, énergie, communication) et un marché du travail flexible sont d’autres facteurs favorables à l’entreprise et à la recherche. Il y a aussi les hommes : de jeunes entrepreneurs et responsables universitaires formés le plus souvent aux Etats-Unis et rentrés chez eux avec la mentalité positive et dynamique qui caractérise ce pays. Dans cette effervescence de jeunes entreprises, d'incubateurs, de laboratoires et d'enseignements, les investisseurs viennent toujours plus nombreux, avec différents niveaux de financement. L'évolution démontre le potentiel que la Suisse possède grâce à sa ressource première, le savoir et la connaissance. En conclusion, je souhaite que les liens entre l’AUF et la Suisse, qui sont encore embryonnaires, se développent et profitent des multiples opportunités offertes par le dynamisme du monde universitaire et scientifique suisse.