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témoigne que « beaucoup d’Égyptiens […]
renièrent la sainte foi orthodoxe et le baptême
qui donne la vie pour embrasser la foi des
musulmans. » Ce n’est qu’à la fin du siècle que
le phénomène prend des proportions alar-
mantes et suscite la réaction du clergé chrétien.
C’est en ce sens qu’il faut interpréter les Récits
édifiants d’Anastase le Sinaïte, que nous avons
déjà souvent utilisés, et qui proposent une série
de croquis pris sur le vif qui restituent en partie
l’atmosphère religieuse de l’époque.
Des croquis pris sur le vif
destinés à raffermir la foi
Le monde d’Anastase, Chypriote d’origine,
moine au Sinaï, circulant dans son île natale, en
Palestine et en Syrie, est celui du demi-siècle
qui suit les débuts de la conquête. Les Arabes
sont installés. La population chrétienne est à
leur contact, soumise à leur autorité: ouvriers
travaillant aux chantiers navals de Clysma
(Suez) sous les ordres d’un contremaître juif;
nombreux captifs de guerre installés au Sinaï
ou ailleurs; esclaves soumis à des maî tres
arabes… Anastase, par ses récits, veut raffermir
leur foi et, à cette occasion, il fait entrevoir,
dans des situations concrètes, les pressions
très vives auxquelles certaines caté gories de
chrétiens sont soumises.
Ces pressions peuvent être directes et brutales.
Ainsi, à Damas, une dame arabe fait battre sa
servante chrétienne chaque fois que celle-ci
revient de communier. À Damas toujours, nous
l’avons vu, Georges le Noir est mis à mort par
son maître pour être revenu à la foi de son
enfance. Au Sinaï, les Arabes chrétiens sont
contraints d’apostasier. Nous entrevoyons par
ailleurs certaines entraves apportées à l’exer-
cice du culte chrétien: croix et icônes sont
détruites; à Clysma, le contremaître juif refuse
de laisser les ouvriers chrétiens se rendre à
l’église pour une fête de la Mère de Dieu; les
sacrements et les dogmes deviennent objet de
mépris et de dérision. Au-delà de ces
contraintes et de ces entraves, les Récits d’Anas-
tase, à bien les lire, laissent deviner de la part
de leur auteur une grande inquiétude. Les popu-
lations des pays conquis peuvent interpréter les
événements auxquels ils assistent comme un
jugement divin, signe que les chrétiens étaient
dans l’erreur et que la nouvelle foi des Arabes
est agréable à Dieu. Les constructions sur l’es-
planade du Temple semblent démentir une pro-
phétie attribuée au Christ. Les doutes se font
jour : « De toutes les fois en Dieu qu’il y a
aujourd’hui dans le monde », quelle est la meil-
leure ?
C’est contre ces doutes que s’insurge Anastase,
qui invoque la preuve des miracles auxquels il a
assisté. Les Sarrasins eux-mêmes, nous dit-il,
« devraient […] réfléchir et se demander ceci : si
Dieu était blasphémé par les chrétiens, il ne
laisserait pas, dans leurs églises, se produire de
telles visions, alors qu’il n’en a jamais fait
paraître ni parmi nous, ni dans aucune religion
ou dans aucune synagogue de juifs ou d’Arabes.
» Les croix, les icônes, l’eucharistie surtout
sont sain tes. Dieu punit leurs agresseurs,
défend ceux qui les révèrent. Anastase tente
ainsi de réconforter les chrétiens, de les regrou-
per autour de leur foi et de leurs rites.
Négativement, il use d’un argument simple. Les
succès des Sarrasins ne sont pas dus à Dieu,
mais à leurs alliés, les démons. Ceux qui
habitent une possédée, interrogés, l’avouent: à
la question qu’on leur pose – « Quelle foi préfé-
rez-vous parmi toutes celles qu’il y a dans le
monde aujourd’hui ? » – ils répondent en effet:
celle de « ceux qui ne confessent pas que le fils
de Marie soit Dieu ou Fils de Dieu ».
Une histoire que raconte Anastase permet pour-
tant de voir que, pour les contemporains, l’oppo-
sition entre la religion des Arabes et celle des
chrétiens est moins nette. Il s’agit d’un jeune
chrétien de Clysma qui, sans raison particu-
lière, renie sa religion et se convertit, puis
revient au christianisme. Il procède ainsi plu-
sieurs fois. L’histoire peut avoir une explication
naturelle: on nous dit que cet indécis avait l’es-
prit un peu faible. Mais elle est le signe aussi
d’un monde où existent maintenant plusieurs «
fois en Dieu » entre lesquelles on peut hésiter et
dont chacune doit prouver son excellence. Le
cri qu’Anastase met dans la bouche des marins
de Clysma résonne étrangement : non pas
« Dieu est grand », mais « Grand est le Dieu des
chrétiens ». La précision est désormais néces-
saire.
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à l’aube de l’islam
Les cahiers du Monde de la Bible
nison à Gaza. Lorsque la ville capitule, le géné-
ral arabe – Amr, nous dit-on – veut forcer ces sol-
dats à renier le Christ. Ils refusent. Dix d’entre
eux sont envoyés à Jérusalem où ils sont mis à
mort, sous le patriarcat de Sophrone, le 11
novembre 638; les cinquante autres sont exécu-
tés à Gaza peu après, et les chrétiens
construisent une église de la Trinité pour hono-
rer leurs dépouilles. Rien ne permet d’entrevoir
les raisons pour lesquelles le général arabe avait
agi ainsi.
Vers la même époque peut-être, Anastase le
Sinaïte, qui écrit à la fin du siècle, raconte l’arri-
vée des Arabes au Sinaï. Ils veulent forcer leurs
congénères chrétiens, établis près du monas-
tère, à abjurer le christianisme et à se convertir.
L’un de ces Arabes chrétiens s’y refuse et, après
avoir tué sa femme et ses enfants, il s’enfuit au
désert. De nombreuses années plus tard, il
meurt et, à la suite d’une apparition, les moines
le vénèrent comme un martyr. Dans ce cas, nous
sommes devant un phénomène bien connu: les
conquérants ont très vite cherché à se rattacher
et souvent à convertir les Arabes chrétiens.
Un autre récit d’Anastase le Sinaïte fait
connaître le cas de Georges le Noir, esclave à
Damas, qui, capturé tout enfant, avait été élevé
dans l’islam. À l’âge de dix-huit ans, il revient au
christianisme et son maître, à la mosquée, le
fait couper en deux. Les chrétiens de Damas
l’ensevelissent et honorent son tombeau. Là
encore, le martyre de Georges rentre dans une
catégorie spéciale. Aux yeux des musulmans, il
s’agit d’un apostat, qu’il convient de mettre à
mort.
Le petit nombre des martyrs attestés est l’indice
que les Arabes, en général, ne se sont guère sou-
ciés de convertir les populations qu’ils s’étaient
soumises, et que les Églises n’ont guère eu l’oc-
casion de promouvoir l’idéal du martyre pour
encourager les chrétiens à conserver leur foi.
Les conversions pourtant, dès l’époque de la
conquête, ne sont pas rares, et Jean de Nikiou
tent pas à appeler le Messie Dieu ou Fils de
Dieu. »
Cette conscience que les Arabes, loin d’être des
barbares athées, sont les tenants d’une religion
voisine du judaïsme et du christianisme, au
point que le siècle suivant pourra l’interpréter
parfois comme une hérésie nouvelle, conduit
les habitants des provinces conquises à mieux
déchiffrer les actes d’hostilité contre le chris-
tianisme dont les nouveaux occupants se
rendent coupables. Sophrone enregistrait la
destruction des églises et des monastères.
Mais, le temps passant, les chrétiens s’aper-
çoivent que l’hostilité de leurs nouveaux
maîtres envers leur religion se focalise sur des
points précis. Ils méprisent l’eucharistie mais
trois choses surtout provoquent leur irritation:
les croix, les reliques, les icônes, qu’ils
détruisent en reprochant aux chrétiens leur
idolâtrie. Par là encore, ils ressemblent aux
juifs, et les apologistes chrétiens ne se font pas
faute de reprendre les arguments qu’ils uti-
lisent dans la polémique anti-judaïque et de
bien distinguer, comme le fait Jacques d’Édesse,
le culte rendu à Dieu et celui qui s’adresse aux
croix, aux reliques, aux images. Mais, dans l’at-
mosphère de l’époque, le doute s’installe et au
siècle suivant, c’est au sein même du christia-
nisme que se développera, en terre d’islam et
dans l’Empire, un mouvement de rejet des
images.
Martyres et conversions
Hostiles à certaines pratiques de dévotion, les
Arabes ne persécutent pas les chrétiens pour
leur foi. Tenants d’une religion nouvelle, ils ne
cherchent pas à l’imposer. Les martyrs, de ce
fait, sont rares pour l’époque qui nous concerne.
Au moins l’hagiographie n’a-t-elle retenu que
peu de noms.
Vers le début de la conquête, la traduction
latine d’un texte grec fait connaître un groupe
de soixante martyrs. Il s’agit de soldats en gar-
Les doutes se font jour :
« De toutes les fois en Dieu qu’il y a aujourd’hui
dans le monde », quelle est la meilleure ?
Punition divine ou vrai prophète?