Punition divine ou vrai prophète?

publicité
Par Bernard flusin Professeur à l’université Paris-Sorbonne,
directeur d’études à l’École pratique des hautes études.
Punition divine
ou vrai prophète?
les chrétiens s’interrogent
Manuscrit de la
vision de Daniel
avec les quatre
bêtes. La dernière
« aux dents de fer
et aux griffes de
bronze mangeait
et broyait, et
foulait aux pieds
ce qui restait »
(Dn 7,19-20).
Elle était assimilée
à l’Empire romain
par certains juifs
et chrétiens.
Ms 11695, fol.
240, Santo
Domingo
de Silos, vers
1100, conservé à
Londres
(British Library).
© the bridgeman art library
«
Les textes chrétiens du VIIe siècle témoignent des
interrogations successives sur les intentions des
envahisseurs arabes. Très vite, ceux-ci sont perçus comme
de véritables conquérants. Sont-ils envoyés par Dieu pour
punir les chrétiens ? Ou faut-il voir dans leurs succès
l’annonce de la fin des temps ? Puis les chrétiens découvrent
qu’ils partagent le même Dieu avec les musulmans.
Le doute s’installe : et si cette nouvelle religion était la vraie ?
Je vais parler de la
l ig n é e d ’A b r a h a m ,
[…] de celle qui tire sa
naissance de la servante, et à propos de
laquelle l’infaillible
parole de Dieu a été
accomplie : Sa main
con­tre tous, la main de tous contre elle. » C’est
en ces termes qu’un historien arménien, le
Pseudo-Sebèos, peu après 661, entreprend de
conter les grands événements dont il est le
témoin. Bien informé, il sait voir la dimension
historique de la conquête arabe. Chrétien, il est
sensible à la religion dont se réclament les
en­vahisseurs, fils d’Abraham et d’Agar. Arménien, soucieux de l’indépendance de son pays et
de la pureté de sa foi, il reste pourtant fidèle à
l’Empire chrétien, dont il enregistre les
défaites, tout en se réjouissant quand la main
de Dieu, nous dit-il, le protège – c’est le cas
lorsque la flotte du calife Mu’âwiya est détruite
devant Constantinople. Tous les témoins de la
conquête arabe n’ont pas la lucidité du PseudoSebèos, ou sont moins bien placés que lui dans
le temps et dans l’espace. Il faut aux auteurs
chrétiens un certain délai pour comprendre que
les envahisseurs venus du Sud ne sont pas de
simples pillards et pour s’informer de la nature
de leur foi. Un nouvel empire était né; une autre
religion faisait son apparition, qui se réclamait
du même Dieu. Les chrétiens, dans les provinces nouvellement conquises, hésitent. Ils
tournent leurs yeux vers l’Empire chrétien
dont ils espèrent, après un temps d’épreuve,
le retour triomphal. Ils se regroupent autour
de leur religion ou bien sont tentés par celle de
leurs nouveaux maîtres dont les succès rapides
semblent montrer que leur foi plaît à Dieu. C’est
de ces réactions, dans les décennies qui suivent
le début de la conquête arabe, que témoignent
les textes chrétiens du VIIe siècle.
35
Punition divine ou vrai prophète?
à l’aube de l’islam
Pillards ou conquérants ?
Si les premières incursions arabes semblent
avoir été perçues comme des razzias
inquiétantes, cet état d’esprit dure en fait assez
peu et les chrétiens, confrontés aux défaites de
l’Empire, découvrent l’ampleur de cette
nouvelle invasion, qu’ils s’efforcent d’intégrer à leur vision de l’histoire en recourant
aux schémas de l’eschatologie, qui leur
sont familiers.
À Jérusalem, le patriarche Sophrone est
témoin de la pénétration rapide des Arabes
en Palestine. Dès 634, il mentionne l’arrivée
« des Sarrasins qui, à cause de nos péchés,
se sont levés contre nous de façon inattendue. Avec leur mentalité cruelle et bestiale,
avec leur audace impie et athée, ils pillent
tout. » Et le patriarche demande à ses correspondants de prier pour que le Christ
« repousse la folle arrogance [des Sarrasins] et les humilie sous les pieds de l’empereur ». Dès la Noël de la même année, la
pression devient plus forte et la présence arabe
empêche le patriarche de se rendre à Bethléem.
Dans le sermon qu’il prononce, Sophrone
montre dans ces pillards le fléau que Dieu utilise pour punir les chrétiens: que ceux-ci réforment leur vie, ils seront bientôt délivrés. À l’Épiphanie de l’une des années suivantes, peu avant
que Jérusalem soit prise, la gra­vité de la situation est mieux perçue et Sophrone, cette fois,
fait état des succès que remportent les Sarrasins contre les armées impériales: « D’où vient
que les incursions barbares se multiplient et
que les phalanges sarrasines se sont levées
contre nous ? […] D’où vient que l’effusion de
sang est devenue continuelle et que les
cadavres sont la proie des oiseaux du ciel ?
Pourquoi les églises détruites et la croix outragée ? […] Abomination de la désolation prédite
par le prophète, les Sarrasins parcourent des
contrées qui leur sont interdites, saccagent les
villes, dévastent les champs, livrent les villages
aux flammes, renversent les saints monastères,
tiennent tête aux armées romaines, remportent
des trophées à la guerre, ajoutent victoire sur
victoire, s’alignent en masse contre nous […] et
se vantent de conquérir le monde entier. »
les premières sources chrétiennes
Dans l’ensemble, ces sources
sont rares et ne semblent
guère à la mesure des
événements. Dans l’Empire
chrétien, qui perdait plusieurs
de ses provinces et luttait
pour sa survie, la production
de textes historiques en grec
s’interrompt à l’époque
pour ne reprendre qu’à la fin
du VIIIe siècle. Il faut,
pour trouver un auteur qui ait
entrepris dès le VIIe siècle
de raconter les premières
conquêtes des Arabes, nous
tourner comme nous l’avons
fait vers le Pseudo-Sebèos,
qui écrit dès les années 660
une histoire des guerres entre
Byzance, la Perse et les
Arabes, vues depuis
36
l’Arménie.
Pour la conquête de l’Égypte,
nous disposons de l’œuvre
assez pauvre de Jean de
Nikiou,
écrite en copte, mais dont le
texte, mutilé, n’est parvenu
que
dans une traduction
éthiopienne.
Les chroniques syriaques,
à la même époque, ne
présentent que quelques
courtes notices
sur des événements isolés.
Les autres témoignages sont
dispersés dans des œuvres
de diverse nature: histoires
édifiantes, apocalypses,
homélies ou traités religieux…
Si la récolte n’est pas
Les cahiers du Monde de la Bible
abondante, sa valeur est
inappréciable.
Les œuvres postérieures,
écrites alors que le califat
est installé et que l’islam
est à la fois mieux défini
et mieux connu, proposent
des images où la part
de la reconstruction est
importante. Il faut,
pour comprendre comment
les chrétiens, dans l’Empire,
ont vécu l’arrivée des Arabes,
ce qu’ils ont pensé d’eux,
su de leur religion, interroger
avec soin les informations
dispersées dans nos textes,
plus fragmentaires
pour les années 630, plus
cohérentes à mesure que nous
approchons de la fin du siècle.
Même s’il faut tenir compte des effets rhétoriques, la mention d’un projet de conquête du
monde est frappante. Les Arabes, loin d’être de
simples pillards, se révèlent des conquérants.
Jean de Nikiou, témoin de la conquête de
l’Égypte, raconte les exactions des envahisseurs, mais sait aussi présenter les Arabes
et leur chef sous un jour moins brutal : « Amr
[…] fit payer des taxes dont il avait fixé le
montant, mais il ne s’empara d’aucune des
propriétés des Églises et ne commit aucun
acte de spoliation ou du pillage, et il protégea ces Églises pendant sa vie entière. Et
quand il se fut emparé de la ville d’Alexandrie, il fit draguer le canal selon les instructions que lui avait fournies l’apostat Théodore. » Ainsi, le conquérant de l’Égypte
organisait le pays dont il s’était emparé, instaurant des impôts, respectant certaines propriétés, allant jusqu’à remettre en service le canal
apparaître comme un accident de peu de portée.
Il faut lui faire sa vraie place dans l’histoire.
C’est à quoi certains auteurs chrétiens travaillent, en réaménageant certains schémas
eschatologiques. On sait quel est le cadre his­
torique que certains milieux chrétiens avaient
élaboré à partir de la vision de Daniel (Dn 7).
Aux « quatre bêtes » de Daniel, correspondant à
qua­tre « royaumes », et aux dix cornes de la
quatriè­me bête, succède la « petite corne », symbolisant un pouvoir qui « méditera de changer
les temps et les lois » et que les chrétiens identifient avec l’Antéchrist, puis viendra le Jugement
suivi du règne du peuple des Saints. L’assimilation de la quatrième bête avec l’Empire romain
était fréquente chez les juifs et chez les chrétiens.
C’est sur ce fond commun que joue, dans
l’atmos­p hère de surexcitation qui marque
l’époque, un curieux texte chrétien écrit en grec
Il faut aux auteurs chrétiens un certain délai
pour comprendre que les envahisseurs du Sud
ne sont pas de simples pillards.
qui faisait communiquer le delta du Nil avec la
mer Rouge et trouvant dans la popu­lation
locale des collaborateurs.
Le Pseudo-Sebèos pour sa part, dans les
années 660, alors que l’Empire romain a
subi des revers et que la Perse sassanide
est largement conquise, a une vision plus
globale : « Vainqueurs dans les batailles, ils
[les Sarrasins] ont défait les deux empires
et occupé les pays depuis l’Égypte jusqu’à
la grande montagne du Taurus, et depuis la
mer occidentale jusqu’à la Médie et au
Kuzis­tan. » Sa connaissance de l’organisation du pouvoir chez les envahisseurs lui
permet de distinguer, derrière l’autorité
locale de Mu’âwiya, celle, plus lointaine et
suprême, du calife.
Le « quatrième royaume » ?
L’existence de l’Empire semble menacée et
seule une tempête miraculeuse protège
Constantinople de la flotte armée par
Mu’âwiya. L’invasion arabe ne peut plus
peut-être dès 634 et qui met en scène des juifs
baptisés de force sous Héraclius, L’Enseignement de Jacob le nouveau baptisé. L’un des interlocuteurs, Ioustos, témoigne d’une interprétation répandue dans certaines communautés
juives: « Nous voyons que la quatrième bête, la
Romanie, est déchue et déchirée par les nations
et désormais, il faut s’attendre aux dix cornes. »
Le jugement sur la déchéance de la « quatrième
bête », l’Empire romain, semble porter sur une
situation d’ensem­ble plutôt que sur la seule
invasion arabe, et les « dix cornes » désignent
les divers peuples qui se sont depuis longtemps
installés ou qui s’installent dans les provinces
conquises sur l’Empire en Occident comme en
Orient. Ioustos poursuit ensuite : « Après
l’abaissement de la quatrième bête, c’est-à-dire
de la Romanie, personne d’autre ne viendra, si
ce n’est […] les dix cornes, et la ve­nue du diable
blasphémateur et trompeur […]. Vraiment, malheur à ceux qui recevront le diable qui viendra. »
Qu’il faille ici identifier les Arabes avec la «
petite corne », le diable, ou avec l’une des « dix
37
Punition divine ou vrai prophète?
à l’aube de l’islam
cornes », plus probablement, qui déchirent
l’Empire, le jugement, de la part de Ioustos et de
l’auteur chrétien qui le fait parler, est péjoratif.
Les nouveaux arrivants sont assimilés aux
figures négatives de l’eschatologie, et leur pouvoir mauvais précède de peu la fin des temps.
À la fin du VIIe siècle, une apocalypse écrite
en syriaque par un auteur melkite et mise
sous le nom de Méthode déroule l’histoire
du monde du commencement à la fin. Ici
encore, la « quatrième bête » de Daniel est l’Empire chrétien, auquel l’auteur reste fidèle. Le
Pseudo-Méthode, dont l’œuvre bientôt traduite
en grec connaîtra un succès durable, peint la
domination arabe sous les couleurs les plus
noires: destruction des cités, des troupeaux et
Arabes, qui, chez lui, n’établissent pas de pouvoir durable et ne parviennent pas à la dignité
de « royaume ». Il traduit ainsi les espoirs qu’entretiennent en terre d’islam les chrétiens restés
fidèles à l’Empire et son attitude est caractéristique des liens que ceux-ci continueront longtemps à entretenir avec Constantinople. Mais
d’autres auteurs, depuis quelques décennies
déjà, vont plus loin dans la transformation des
schémas traditionnels.
Une autre scène
de l’Apocalyse,
extraite d’une copie
des Commentaires
de Beatus de
Liébana,
le grand religieux
asturien de la fin
du VIIIe siècle.
Beatus de Santo
Domingo de Silos,
vers 1100.
Le mot Beatus
désigne selon les cas
ce personnage et
les manuscrits
du commentaire
de l’Apocalypse dont
la rédaction lui
est habituellement
attribuée.
Un signe divin bien ambigu
Le Pseudo-Sebèos est pour nous le premier
témoin de cette mutation. Pour lui, les «
quatre bêtes » ne sont pas quatre royaumes
successifs, mais simultanés. L’Empire des
des bois; massacres et captivité; impôts exigés
des morts eux-mêmes. Ces maîtres barbares, «
qui ne sont pas des hom­mes », sont l’instrument dont Dieu se sert pour éprouver son
peuple et pour en séparer ceux qui ne sont pas
dignes d’en faire partie. Leur règne n’aura que
peu de durée et, au terme de la « dixième
semaine d’années », « le roi des Grecs sortira de
nouveau contre eux » et les punira : « Alors, la
terre entière se réjouira, les hommes vivront
dans une paix profonde, les églises seront
reconstruites, les cités rebâties et les prêtres
seront exemptés de l’impôt. » Mais cette
paix aussi n’aura que peu de durée, et les
peuples du Nord – Gog et Magog – feront à
leur tour irruption, précédant de peu la
venue de l’Antéchrist. Alors, le dernier empereur des Romains, venant à Jérusalem, restaurera la Croix sur le Golgotha et y suspendra sa
couronne : « Il tendra ses bras vers le ciel et
remettra sa royauté à Dieu le Père ».
Avec l’introduction d’une nouvelle figure eschatologique, celle du dernier empereur, le PseudoMéthode parvient à préserver le rôle historique de l’Empire et à réduire celui des
38
Les cahiers du Monde de la Bible
Romains s’identifie à la première bête de
Daniel, la deuxième étant la Perse sassanide et
la troisième le « royaume du Nord », c’est-à-dire
Gog et Magog. Le rôle de la quatrième bête est
libre désormais pour une interprétation nouvelle: « ‘La quatrième bête […] aux dents de fer
et aux griffes de bronze mangeait et broyait, et
foulait aux pieds ce qui restait’: Daniel dit que
cette quatrième bête, qui se lève pour sortir
depuis la direction du sud, est le royaume d’Ismaël, ainsi que l’archange l’a expliqué à Daniel.
» Le jugement est en fait négatif, la quatrième
bête, qui, selon Daniel, « surpassera tous les
royaumes dans le mal », est un monstre « qui
fera de la terre entière un désert ». Il reste
remarquable que, moins d’une génération après
les débuts de la conquête, l’ampleur de leurs
succès ait valu aux Arabes d’être conçus, à égalité avec les Empires romain et sassanide,
comme un nouveau royaume dont l’établissement, prédit par Daniel, est certainement voulu
par Dieu.
Les succès des Arabes et les défaites des
Romains sont un signe de Dieu, mais un signe
ambigu. Peut-être Dieu veut-il punir son peuple;
the bridgeman art library
Les succès des Arabes sont un signe de Dieu,
mais un signe ambigu : Dieu veut-il punir son
peuple ? Ou a-t-Il élu ces nouveaux vainqueurs ?
peut-être aussi la rapidité des conquêtes estelle le signe de l’élection divine. Les textes du
VIIe siècle montrent que, très tôt, on sut que
les envahisseurs se réclamaient d’un nouveau
prophète. Sur la religion nouvelle qui naissait
ainsi, ces textes livrent quelques renseignements précieux par leur antiquité. Surtout, ils
font apercevoir les grands mouvements qui traversent des populations soumises à de nouveaux maîtres : doutes et interrogations, premiers mouvements de conversion, résistance
pouvant aller jusqu’au martyre, durcissement
et rejet.
Dès les années 630, L’Enseignement de Jacob
parle aussi du nouveau prophète. À Carthage,
Ioustos expose à ses interlocuteurs le contenu
d’une lettre que son frère, depuis Césarée de
Palestine, lui adresse alors que les Arabes ont
pénétré dans le sud de la province et défait une
armée commandée par le Candidat Serge : «
Mon frère Abraamès m’a écrit qu’un faux prophète est apparu: ‘Lorsque le Candidat fut tué
par les Sa­racènes, me dit Abraamès, j’étais à
Césarée et j’allai en bateau à Sykamina. On
disait: Le Candidat a été tué. Et nous, les juifs,
nous étions dans une grande joie. On disait que
le prophète était apparu, venant avec les Saracènes, et qu’il pro­clamait l’arrivée du Christ
39
Punition divine ou vrai prophète?
Oint qui allait venir. Et moi, Abraamès, étant
arrivé à Sykamina, je m’arrêtai chez un Ancien
très versé dans l’Écri­ture et je lui dis: Que me
dis-tu du prophète qui est apparu avec les Saracènes ? Il me répondit en gémissant profondément : c’est un faux prophète. Les prophètes
viennent-ils armés de pied en cap ? Vraiment,
les événements de ces derniers temps sont des
œuvres de désordre, et je crains que le premier
Christ qui est venu, celui qu’adorent les chrétiens, ne soit bien l’envoyé de Dieu, tandis que
nous nous apprêtions à recevoir Hermolaos à la
le Pseudo-Sebèos porte sur les événements un
jugement plus dégagé d’une eschatologie trop
présente, et ce qu’il dit sur le Prophète, appelé
cette fois par son nom, mérite d’être enregistré
: « À cette époque, il y eut un Ismaélite du nom
de Mahomet, un marchand. Il se présenta à eux
comme venant sur l’ordre de Dieu, comme un
prêcheur, comme la voie de la vérité, et il leur
enseigna à connaître le Dieu d’Abraham, car il
était très bien informé et très au courant de
l’histoire de Moïse. Comme l’ordre venait d’enhaut, ils se réunirent tous, sur un simple com-
Les chrétiens apprennent à déchiffrer la religion
des nouveaux arrivants: les Arabes prient Dieu,
admettent le Pentateuque, révèrent Moïse et Jésus.
place. Isaïe disait en effet que les juifs auraient
un cœur perverti et endurci jusqu’à ce que toute
la terre soit dévastée. Mais va, Abraamès, et
renseigne-toi sur ce prophète qui est apparu. Et
moi, Abraamès, ayant poussé l’enquête, j’appris
de ceux qui l’ont rencontré qu’on ne trouve
rien d’authentique dans ce prétendu prophète : il n’est question que de massacres. Il
dit aussi qu’il détient les clés du paradis, ce
qui est incroyable. ’ »
On sait quelle importance ont eue, pour la
naissance de l’islam, les contacts avec le
judaïsme, et le rôle qu’ont tenu certains juifs
aux côtés des Arabes. Nous voyons ici deux
interprétations qui ont eu cours très tôt dans
les communautés juives de l’Empire. Selon la
première, un vrai prophète est apparu, dont la
venue annonce celle du Messie et la délivrance
d’Israël. Pour l’autre, que Ioustos adopte – et
derrière lui l’auteur chrétien –, il s’agit d’un
faux prophète, précurseur d’« Hermolaos »,
figure eschatologique négative. Israël, et
d’autres avec lui, ne courent-ils pas le risque
de se dévoyer ? On voit naître aussi, dès cette
époque, deux thèmes qui seront repris dans la
polémique contre l’islam : la criti­que de la
guerre sainte et celle de la conception musulmane du paradis.
Les interprétations dont Ioustos est l’écho ont
en commun de tenir pour acquis que la fin des
temps est proche. Un quart de siècle plus tard,
40
Les cahiers du Monde de la Bible
mandement, dans l’unité de la religion et, abandonnant leurs vains cultes, ils retournèrent
vers le Dieu vivant qui s’était révélé à leur père
Abraham. »
Une nouvelle religion
étrange et familière
La modération dont fait preuve ainsi l’historien
arménien est à porter à son crédit. Mais les
limites de l’éloge doivent aussi être perçues.
Muhammad, descendant d’Ismaël, a le mérite
de détacher les Arabes de l’idolâtrie et de les
ramener au Dieu d’Abraham leur ancêtre. Mais
le monothéisme que prêche le prophète, bon
connaisseur de l’histoire de Moïse, loin d’être
une religion nouvelle, apparaît plutôt comme
un retour en arrière et comme un archaïsme
ignorant des développements de la révélation.
Du prophète, le Pseudo-Sebèos dit encore qu’il
enseigne à ses congénères à ne pas manger de
charogne, à ne pas boire de vin, à ne pas mentir
ni s’engager dans la fornication. Surtout, il leur
demande de reprendre leur héritage et leur
donne un commandement : « Aimez sincèrement et exclusivement le Dieu d’Abraham, et
puis allez, prenez possession de votre pays, que
Dieu a donné à votre père Abraham. »
Les chrétiens apprennent aussi bientôt que les
Arabes sont circoncis, qu’ils jeûnent et surtout
qu’ils prient Dieu et peuvent pour cela se réunir
dans des édifices spéciaux appelés mosquées. À
la fin du VIIe siècle, un Syrien, Jean le Stylite,
croit relever une particularité inquiétante :
alors que les chrétiens prient vers l’est, les
Arabes, comme les juifs, se tournent vers le sud.
Son correspondant, le savant Jacques d’Édesse,
remet les choses au point : ni les juifs, ni les
Arabes ne prient tournés vers le sud, « mais en
direction de Jérusalem et de la Kaaba, lieux
d’origine des patriarches de leur race ». Les
chrétiens connaissent donc l’existence des
lieux saints des Arabes. Anastase le Sinaïte, à la
fin du VIIe siècle, parlera des sacrifi­ces de chameaux et de moutons qui s’y font.
Mais si les Arabes ont leurs propres villes
saintes, ils partagent aussi avec juifs et chrétiens une vénération spéciale pour Jérusalem.
Dès la conquête de cette ville, des textes – postérieurs, il est vrai – nous montrent le calife Umar
conduit par le patriarche Sophrone sur l’esplanade du Temple. Sophrone, nous dit-on, se
serait lamen­- té : « Voici l’abomination de la
désolation prédite par le prophète Daniel qui se
tient dans le lieu saint. » Il est avéré par ailleurs
que les Arabes ont fait très vite construire une
mosquée sur l’esplanade, et nous possédons un
court récit anonyme qui montre le patriarche
Sophrone indigné de voir un diacre de son
clergé, habile marbrier, apporter contre rétribution son aide aux constructeurs. Sous le règne
de Mu’âwiya, Anastase le Sinaïte – il raconte la
chose quelque vingt ans plus tard – assiste aux
importants travaux qui ont lieu sur l’esplanade,
en face du mont des Oliviers, et il se fait l’écho,
pour s’y opposer, du bruit qui se répand : les
Arabes sont en train de reconstruire le Temple
de Dieu.
Les chrétiens apprennent ainsi à déchiffrer la
religion des nouveaux arrivants et, s’ils enregistrent d’évidents écarts, cette religion, jouant
sur des éléments communs, leur paraît à la fois
étrange et familière. Les Arabes admettent le
Pentateuque, révèrent Moïse et Jésus. Ils ont
même une christologie, bien sûr fruste et erronée. Jacques d’Édesse marque ce qui sépare les
trois religions qui se partagent désormais le
monde qu’il connaît : « Ainsi donc, que le Messie, selon la chair, est de la lignée de David […]
est professé comme une vérité fondamentale
par eux tous : les juifs, les musulmans et les
chrétiens […]. Pour les juifs […] c’est une vérité
fondamentale bien qu’ils ne reconnaissent pas
le vrai Messie qui est vraiment venu […]. Les
musulmans aussi, bien qu’ils ne sachent pas et
ne veuillent pas dire que ce vrai Messie, qui est
venu et que les chrétiens reconnaissent, soit
Dieu et Fils de Dieu, cependant confessent fermement qu’il est le vrai Messie qui devait venir
et qui avait été annoncé par les prophètes. Sur
ce point, il n’y a pas de contestation entre eux et
nous […]. Devant tous et en tout temps, ils affirment que Jésus fils de Marie est vraiment le
Messie et ils l’appellent le Verbe de Dieu comme
le font les saintes Écritures. Mais dans leur
ignorance, ils ajoutent qu’il est l’Esprit de Dieu,
car ils ne sont pas capables de distinguer entre
le Verbe et l’Esprit, tout comme ils ne consenBPK
à l’aube de l’islam
Muhammad et Ali éliminent les idoles de la Kaaba.
Miniature (vers 1590) du Raudat as-Safa, manuscrit
iranien conservé au Musée d’art islamique de Berlin.
41
Punition divine ou vrai prophète?
à l’aube de l’islam
tent pas à appeler le Messie Dieu ou Fils de
Dieu. »
Cette conscience que les Arabes, loin d’être des
barbares athées, sont les tenants d’une religion
voisine du judaïsme et du christianisme, au
point que le siècle suivant pourra l’interpréter
parfois comme une hérésie nouvelle, conduit
les habitants des provinces conquises à mieux
déchiffrer les actes d’hostilité contre le christianisme dont les nouveaux occupants se
rendent coupables. Sophrone enregistrait la
destruction des églises et des monastères.
Mais, le temps passant, les chrétiens s’aperçoivent que l’hostilité de leurs nouveaux
maîtres envers leur religion se focalise sur des
points précis. Ils méprisent l’eucharistie mais
trois choses surtout provoquent leur irritation:
les croix, les reliques, les icônes, qu’ils
détruisent en reprochant aux chrétiens leur
idolâtrie. Par là encore, ils ressemblent aux
nison à Gaza. Lorsque la ville capitule, le général arabe – Amr, nous dit-on – veut forcer ces soldats à renier le Christ. Ils refusent. Dix d’entre
eux sont envoyés à Jérusalem où ils sont mis à
mort, sous le patriarcat de Sophrone, le 11
novembre 638; les cinquante autres sont exécutés à Gaza peu après, et les chrétiens
construisent une église de la Trinité pour honorer leurs dépouilles. Rien ne permet d’entrevoir
les raisons pour lesquelles le général arabe avait
agi ainsi.
Vers la même époque peut-être, Anastase le
Sinaïte, qui écrit à la fin du siècle, raconte l’arrivée des Arabes au Sinaï. Ils veulent forcer leurs
congénères chrétiens, établis près du monastère, à abjurer le christianisme et à se convertir.
L’un de ces Arabes chrétiens s’y refuse et, après
avoir tué sa femme et ses enfants, il s’enfuit au
désert. De nombreuses années plus tard, il
meurt et, à la suite d’une apparition, les moines
Les doutes se font jour :
« De toutes les fois en Dieu qu’il y a aujourd’hui
dans le monde », quelle est la meilleure ?
juifs, et les apologistes chrétiens ne se font pas
faute de reprendre les arguments qu’ils utilisent dans la polémique anti-judaïque et de
bien distinguer, comme le fait Jacques d’Édesse,
le culte rendu à Dieu et celui qui s’adresse aux
croix, aux reliques, aux images. Mais, dans l’atmosphère de l’époque, le doute s’installe et au
siècle suivant, c’est au sein même du christianisme que se développera, en terre d’islam et
dans l’Empire, un mouvement de rejet des
images.
Martyres et conversions
Hostiles à certaines pratiques de dévotion, les
Arabes ne persécutent pas les chrétiens pour
leur foi. Tenants d’une religion nouvelle, ils ne
cherchent pas à l’imposer. Les martyrs, de ce
fait, sont rares pour l’époque qui nous concerne.
Au moins l’hagiographie n’a-t-elle retenu que
peu de noms.
Vers le début de la conquête, la traduction
latine d’un texte grec fait connaître un groupe
de soixante martyrs. Il s’agit de soldats en gar42
Les cahiers du Monde de la Bible
le vénèrent comme un martyr. Dans ce cas, nous
sommes devant un phénomène bien connu: les
conquérants ont très vite cherché à se rattacher
et souvent à convertir les Arabes chrétiens.
Un autre récit d’Anastase le Sinaïte fait
connaître le cas de Georges le Noir, esclave à
Damas, qui, capturé tout enfant, avait été élevé
dans l’islam. À l’âge de dix-huit ans, il revient au
christianisme et son maître, à la mosquée, le
fait couper en deux. Les chrétiens de Damas
l’ensevelissent et honorent son tombeau. Là
encore, le martyre de Georges rentre dans une
catégorie spéciale. Aux yeux des musulmans, il
s’agit d’un apostat, qu’il convient de mettre à
mort.
Le petit nombre des martyrs attestés est l’indice
que les Arabes, en général, ne se sont guère souciés de convertir les populations qu’ils s’étaient
soumises, et que les Églises n’ont guère eu l’occasion de promouvoir l’idéal du martyre pour
encourager les chrétiens à conserver leur foi.
Les conversions pourtant, dès l’époque de la
conquête, ne sont pas rares, et Jean de Nikiou
témoigne que « beaucoup d’Égyptiens […]
renièrent la sainte foi orthodoxe et le baptême
qui donne la vie pour embrasser la foi des
musulmans. » Ce n’est qu’à la fin du siècle que
le phénomène prend des proportions alarmantes et suscite la réaction du clergé chrétien.
C’est en ce sens qu’il faut interpréter les Récits
édifiants d’Anastase le Sinaïte, que nous avons
déjà souvent utilisés, et qui proposent une série
de croquis pris sur le vif qui restituent en partie
l’atmosphère religieuse de l’époque.
Des croquis pris sur le vif
destinés à raffermir la foi
Le monde d’Anastase, Chypriote d’origine,
moine au Sinaï, circulant dans son île natale, en
Palestine et en Syrie, est celui du demi-siècle
qui suit les débuts de la conquête. Les Arabes
sont installés. La population chrétienne est à
leur contact, soumise à leur autorité: ouvriers
travaillant aux chantiers navals de Clysma
(Suez) sous les ordres d’un contremaître juif ;
nombreux captifs de guerre installés au Sinaï
ou ailleurs ; esclaves soumis à des maî­tres
arabes… Anastase, par ses récits, veut raffermir
leur foi et, à cette occasion, il fait entrevoir,
dans des situations concrètes, les pressions
très vives auxquelles certaines caté­gories de
chrétiens sont soumises.
Ces pressions peuvent être directes et brutales.
Ainsi, à Damas, une dame arabe fait battre sa
servante chrétienne chaque fois que celle-ci
revient de communier. À Damas toujours, nous
l’avons vu, Georges le Noir est mis à mort par
son maître pour être revenu à la foi de son
enfance. Au Sinaï, les Arabes chrétiens sont
contraints d’apostasier. Nous entrevoyons par
ailleurs certaines entraves apportées à l’exercice du culte chrétien : croix et icônes sont
détruites; à Clysma, le contremaître juif refuse
de laisser les ouvriers chrétiens se rendre à
l’église pour une fête de la Mère de Dieu ; les
sacrements et les dogmes deviennent objet de
mépris et de dérision. Au-delà de ces
contraintes et de ces entraves, les Récits d’Anastase, à bien les lire, laissent deviner de la part
de leur auteur une grande inquiétude. Les populations des pays conquis peuvent interpréter les
événements auxquels ils assistent comme un
jugement divin, signe que les chrétiens étaient
dans l’erreur et que la nouvelle foi des Arabes
est agréable à Dieu. Les constructions sur l’esplanade du Temple semblent démentir une prophétie attribuée au Christ. Les doutes se font
jour : « De toutes les fois en Dieu qu’il y a
aujourd’hui dans le monde », quelle est la meilleure ?
C’est contre ces doutes que s’insurge Anastase,
qui invoque la preuve des miracles auxquels il a
assisté. Les Sarrasins eux-mêmes, nous dit-il,
« devraient […] réfléchir et se demander ceci : si
Dieu était blasphémé par les chrétiens, il ne
laisserait pas, dans leurs églises, se produire de
telles visions, alors qu’il n’en a jamais fait
paraître ni parmi nous, ni dans aucune religion
ou dans aucune synagogue de juifs ou d’Arabes.
» Les croix, les icônes, l’eucharistie surtout
sont sain­tes. Dieu punit leurs agresseurs,
défend ceux qui les révèrent. Anastase tente
ainsi de réconforter les chrétiens, de les regrouper autour de leur foi et de leurs rites.
Négativement, il use d’un argument simple. Les
succès des Sarrasins ne sont pas dus à Dieu,
mais à leurs alliés, les démons . Ceux qui
habitent une possédée, interrogés, l’avouent: à
la question qu’on leur pose – « Quelle foi préférez-vous parmi toutes celles qu’il y a dans le
monde aujourd’hui ? » – ils répondent en effet:
celle de « ceux qui ne confessent pas que le fils
de Marie soit Dieu ou Fils de Dieu ».
Une histoire que raconte Anastase permet pourtant de voir que, pour les contemporains, l’opposition entre la religion des Arabes et celle des
chrétiens est moins nette. Il s’agit d’un jeune
chrétien de Clysma qui, sans raison particulière, renie sa religion et se convertit, puis
revient au christianisme. Il procède ainsi plusieurs fois. L’histoire peut avoir une explication
naturelle: on nous dit que cet indécis avait l’esprit un peu faible. Mais elle est le signe aussi
d’un monde où existent maintenant plusieurs «
fois en Dieu » entre lesquelles on peut hésiter et
dont chacune doit prouver son excellence. Le
cri qu’Anastase met dans la bouche des marins
de Clysma résonne étrangement : non pas
« Dieu est grand », mais « Grand est le Dieu des
chrétiens ». La précision est désormais nécessaire.
43
Téléchargement