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Le c t u r e
La Lettre du Psychiatre - Vol. III - n° 1-2 - janvier-février 2007
Bien sûr, les populations ont beaucoup
changé. En 1937, les femmes représen-
taient 48 % des personnes hospitalisées
en psychiatrie. Or, 95 % des incarcéra-
tions actuelles concernent des hommes.
Et les patients des services de psychiatrie
entre 1930 et 1960 étaient en moyenne
plus âgés, et plus souvent des Blancs, que
les prisonniers des années 1990.
Le graphique n’en soulève pas moins quel-
ques questions inquiétantes : pourquoi
les diagnostics de déviance sont-ils si
radicalement différents aujourd’hui et au
milieu du
XXe
siècle ? Est-il vraiment utile
d’incarcérer tant de personnes ? N’avions-
nous pas plutôt raison, il y a 50 ans, de
les hospitaliser ? Pourquoi y avait-il tant
de femmes hospitalisées ? Pourquoi ces
femmes ont-elles été remplacées par de
jeunes hommes Noirs ? L’admission d’un
si grand nombre de personnes dans les
hôpitaux et les prisons ne serait-elle pas
en partie inutile ?
Quelles que soient les réponses à ces
questions, le balancement du pendule
est allé trop loin, peut-être au-delà de
ses gonds.
Il serait naïf aujourd’hui de poser ces ques-
tions sans soulever celle des conséquences
de l’emprisonnement sur le crime. Une
étude très sérieuse a montré que l’aug-
mentation de la population en détention
au cours des années 1990 a fait chuter la
criminalité d’un tiers.
Mais les prisons ne sont pas les seuls
lieux à produire cet effet. Dans une
étude récente, j’ai démontré que les
institutionnalisations elles-mêmes
– y compris dans les hôpitaux psychiatri-
ques – constitueraient l’élément le plus
prédictif de la criminalité entre 1926 et
2000 et pas seulement les détentions en
prison
1
. Cette étude a montré une très
forte relation négative entre homicides et
institutionnalisation (aussi bien dans les
asiles qu’en prison). Les données préli-
minaires d’une autre étude confirment
ces résultats.
Les effets sur la criminalité sont indépen-
dants du mode d’institutionnalisation,
prison ou hôpital psychiatrique. Donc,
même dans une perspective de lutte
contre la criminalité, il est nécessaire de
repenser nos politiques de santé mentale
et de détention. Beaucoup de travail reste à
faire avant de proposer des réponses à ces
questions inquiétantes. Mais la première
étape est de bien réaliser que nous nous
sommes gravement trompés dans notre
approche politique de la déviance, de la
santé mentale et de la prison. ■
COmmENTAIRE DE L’ARTICLE
Ce que Bernard Harcourt dénonce aux
États-Unis est en train de devenir une
réalité en France : le nombre de malades
mentaux incarcérés dans les prisons fran-
çaises monte en flèche depuis une dizaine
d’années, comme l’indique, par exemple,
la progression du nombre des hospitali-
sations d’office des détenus : 100 en 1990,
1 800 en 2005 (données de la Direction
générale de la santé et de la direction de
l’administration pénitentiaire). L’incar-
cération des malades mentaux résulte
du “traitement” judiciaire des infrac-
tions commises, délictueuses et crimi-
nelles, et en est la conclusion “logique”.
En effet, la loi commune prévoyant que
toute infraction donne lieu à une procé-
dure judiciaire, les malades mentaux, qui
sont des citoyens, “ont légitimement droit”
à un procès dès lors qu’ils ont commis
une infraction, délictueuse ou criminelle,
a fortiori depuis que nombre d’esprits
bien-pensants ont fait et font savoir que
l’application de la loi aux malades mentaux
était non seulement salutaire, en leur
épargnant une “stigmatisation” humi-
liante, mais également thérapeutique,
en s’adressant autant aux actes qu’au désir
“inconscient” qui les a inspirés. Sur cette
base, on assiste actuellement en prison à
une véritable déferlante d’incarcérations
de grands malades. En témoigne quoti-
diennement le sens clinique des juges qui
rédigent les ordonnances de placement
en détention, mentionnant systématique-
ment l’existence et la gravité des troubles
mentaux de l’intéressé et recommandant
avec la plus extrême insistance l’adminis-
tration urgente de soins psychiatriques, au
besoin en milieu hospitalier, dès l’entrée
en prison. On pourrait probablement
discuter le bien-fondé de ce phénomène
et des principes qui l’animent, mais le vrai
problème est ailleurs.
Le vrai problème est qu’il est inhumain
d’envoyer des malades mentaux en prison.
Un point, c’est tout. Quiconque connaît à
la fois les conditions de vie dans les prisons
et la clinique des maladies mentales sait
qu’envoyer un malade mental en prison
est en soi un acte d’inhumanité. Soumettre
des malades vulnérables à la vie de la
prison, c’est les jeter en pâture à la violence
pénitentiaire, à celle des codétenus, à
des stress complètement déstructurants
qui rendent tous les malades encore
plus malades, si c’est possible. Or, les
experts psychiatres et les juges, comme le
montrent les recommandations pressantes
de soins inscrites sur les ordonnances
d’incarcération, connaissent aussi bien
la vulnérabilité des malades mentaux que
la nature des conditions de vie en prison.
En d’autres termes, incarcérer en toute
connaissance de cause un malade mental
dans les circonstances actuelles pose le
problème de la responsabilité de l’autorité
judiciaire et sanitaire, qu’il faudra bien
affronter tôt ou tard, comme le relate
B.E. Harcourt dans son article.
Et que l’on n’argumente pas que ce sont
aux services de psychiatrie en prison (les
SMPR) de régler la question : la plupart
des prisons en France n’ont pas de SMPR,
et quand ceux-ci existent, ils ont des
moyens humains et matériels ainsi que
des conditions d’exercice totalement ridi-
cules et inadéquats au regard des besoins,
quand 20 à 40 % des détenus souffrent
de troubles qui justifieraient un traite-
ment dans un service de psychiatrie. Et
ce ne sont pas les UHSA (environ un lit
pour 100 détenus) qui apporteront une
solution.
Il est intéressant que B.E. Harcourt cite
l’exemple d’un haut directeur des services
sociaux qui a été condamné pour n’avoir
pas transféré des malades mentaux dans
un hôpital. De ce point de vue, la France se
distingue des États-Unis. On imagine en
effet mal en France qu’un directeur (que ce
1 www.law.uchicago.edu/les/harcourt/institutionalized-
nal.pdf