Lecture L ecture Les malades mentaux, derrière les barreaux The mentally ill, behind bars IP B.E. Harcourt* Article paru le 15 janvier 2007 dans le New York Times (traduction : Renaud de Beaurepaire) Commentaire : C. de Beaurepaire (SMPR de Fresnes) Il y a quelques jours, la Cour suprême s’est engagée à considérer le cas des malades mentaux dans les couloirs de la mort, si gravement atteints mentalement que leur exécution pourrait être constitutionnellement impossible. Parmi eux, un criminel, vétéran de la Navy, âgé de 48 ans, diagnostiqué schizophrène. Dans les 10 ans précédant son crime, il avait été hospitalisé 14 fois pour maladie mentale grave. Selon une étude du ministère américain de la Justice, parue en septembre 2006, 56 % des détenus des prisons d’État et 64 % des détenus locaux de l’ensemble du pays ont présenté des troubles mentaux au cours de l’année précédant l’enquête. Bien que très inquiétant, rien de tout cela n’est véritablement surprenant. Au cours des 40 dernières années, les États-Unis ont procédé au démantèlement de l’énorme complexe des structures de prise en * Professeur de droit et de criminologie à l’université de Chicago. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont le plus récent : Against Prediction: Profiling, Policing and Punishing in an Actuarial Age. Chicago : University of Chicago Press, 2007,264p. 28 PSY fe vrier 07.indd 28 charge des malades mentaux, et reconstruit, lit par lit, une gigantesque prison. On peut dire qu’au cours du XXe siècle, les Américains ont eu une véritable relation schizophrénique avec la déviance. Après plus de 50 ans de stabilité, les populations des prisons fédérales et d’État aux États-Unis ont connu une augmentation importante, passant de moins de 200 000 personnes en 1970 à plus de 1,3 million en 2002. En 2002, la fréquence des emprisonnements a dépassé le chiffre de 600 pour 100 000 adultes. Avec l’entrée, au cours de ces dernières années, de 700 000 détenus supplémentaires, dans les maisons d’arrêt les États-Unis ont actuellement plus de 2 millions de personnes incarcérées, détenant ainsi le record mondial du nombre de prisonniers et de la fréquence des incarcérations : 5 fois plus qu’en Angleterre, 12 fois plus qu’au Japon. Ce que peu de gens réalisent, c’est que, au cours des années 1940 et 1950, aux ÉtatsUnis, les malades mentaux ont été institutionnalisés avec une fréquence plus grande encore, mais il s’agissait d’hôpitaux psychiatriques ou d’asiles. Si bien que, quand on fait la somme des hospitalisations en psychiatrie et des emprisonnements entre 1928 et 2000, les chiffres obtenus ne sont pas très différents de ceux de la “révolution pénitentiaire” de la fin du XXe siècle. Le graphique joint à cet article – fondé sur les statistiques du Federal Census Bureau, Department of Health and Human Services et du Bureau of Justice Statistics – montre la fréquence cumulée des institutionnalisations pour 100 000 adultes aux États-Unis entre 1928 et 2000, ainsi que, durant cette période, la diminution des hospitalisations dans les services de psychiatrie et l’augmentation des détentions en prison (figure). 700 600 500 400 300 200 100 1928 1934 1940 1946 1952 1958 1964 1970 1976 1982 1988 1994 2000 E n août dernier, dans la prison de Jackson (Michigan), un détenu présentant un état psychotique floride est mort dans sa cellule d’isolement (autrement dit, au “mitard”, NDLR), nu, enchaîné à une plaque de béton et baignant dans son urine, alors qu’il était en attente d’un transfert pour un établissement psychiatrique, transfert qui n’a jamais eu lieu. En novembre dernier, le directeur du département des services sociaux de l’État de Floride a démissionné brutalement, après avoir été condamné à payer 80 000 dollars pour n’avoir pas transféré de la maison d’arrêt à l’hôpital des détenus souffrant de maladies mentales graves. Hôpital psychiatrique Prison Total Figure. Enfermement (hôpital psychiatrique ou prison) entre 1928 et 2000 aux États-Unis (pour 100 000 adultes). Ne figurent que les chiffres des hôpitaux publics. Or, il y avait, aux États-Unis, au milieu du XXe siècle, un grand nombre d’autres institutions de neuropsychiatrie, certaines pour “déficients mentaux et épileptiques”, d’autres pour les retardés mentaux, ainsi que des pavillons de psychiatrie dans les hôpitaux de l’armée, et même des hôpitaux psychiatriques privés pour “psychopathes”. Si l’on inclut les résidents de ces structures de soins, on obtient des fréquences d’hospitalisation de 700 pour 100 000 adultes aux États-Unis entre 1935 et 1963, avec des pics à 778 en 1939 et 786 en 1955. On comprend maintenant très bien pourquoi il y a actuellement tant de malades mentaux en prison : ceux que l’on poursuivait autrefois pour qu’ils aient des soins psychiatriques se retrouvent aujourd’hui avec un aller simple pour la prison. La Lettre du Psychiatre - Vol. III - n° 1-2 - janvier-février 2007 20/02/07 14:11:03 Bien sûr, les populations ont beaucoup changé. En 1937, les femmes représentaient 48 % des personnes hospitalisées en psychiatrie. Or, 95 % des incarcérations actuelles concernent des hommes. Et les patients des services de psychiatrie entre 1930 et 1960 étaient en moyenne plus âgés, et plus souvent des Blancs, que les prisonniers des années 1990. Le graphique n’en soulève pas moins quelques questions inquiétantes : pourquoi les diagnostics de déviance sont-ils si radicalement différents aujourd’hui et au milieu du XXe siècle ? Est-il vraiment utile d’incarcérer tant de personnes ? N’avionsnous pas plutôt raison, il y a 50 ans, de les hospitaliser ? Pourquoi y avait-il tant de femmes hospitalisées ? Pourquoi ces femmes ont-elles été remplacées par de jeunes hommes Noirs ? L’admission d’un si grand nombre de personnes dans les hôpitaux et les prisons ne serait-elle pas en partie inutile ? Quelles que soient les réponses à ces questions, le balancement du pendule est allé trop loin, peut-être au-delà de ses gonds. Il serait naïf aujourd’hui de poser ces questions sans soulever celle des conséquences de l’emprisonnement sur le crime. Une étude très sérieuse a montré que l’augmentation de la population en détention au cours des années 1990 a fait chuter la criminalité d’un tiers. Mais les prisons ne sont pas les seuls lieux à produire cet effet. Dans une étude récente, j’ai démontré que les institutionnalisations elles-mêmes – y compris dans les hôpitaux psychiatriques – constitueraient l’élément le plus prédictif de la criminalité entre 1926 et 2000 et pas seulement les détentions en prison1. Cette étude a montré une très forte relation négative entre homicides et institutionnalisation (aussi bien dans les asiles qu’en prison). Les données préliminaires d’une autre étude confirment ces résultats. 1 www.law.uchicago.edu/files/harcourt/institutionalized- final.pdf Les effets sur la criminalité sont indépendants du mode d’institutionnalisation, prison ou hôpital psychiatrique. Donc, même dans une perspective de lutte contre la criminalité, il est nécessaire de repenser nos politiques de santé mentale et de détention. Beaucoup de travail reste à faire avant de proposer des réponses à ces questions inquiétantes. Mais la première étape est de bien réaliser que nous nous sommes gravement trompés dans notre approche politique de la déviance, de la santé mentale et de la prison. ■ Commentaire de l’article Ce que Bernard Harcourt dénonce aux États-Unis est en train de devenir une réalité en France : le nombre de malades mentaux incarcérés dans les prisons françaises monte en flèche depuis une dizaine d’années, comme l’indique, par exemple, la progression du nombre des hospitalisations d’office des détenus : 100 en 1990, 1 800 en 2005 (données de la Direction générale de la santé et de la direction de l’administration pénitentiaire). L’incarcération des malades mentaux résulte du “traitement” judiciaire des infractions commises, délictueuses et criminelles, et en est la conclusion “logique”. En effet, la loi commune prévoyant que toute infraction donne lieu à une procédure judiciaire, les malades mentaux, qui sont des citoyens, “ont légitimement droit” à un procès dès lors qu’ils ont commis une infraction, délictueuse ou criminelle, a fortiori depuis que nombre d’esprits bien-pensants ont fait et font savoir que l’application de la loi aux malades mentaux était non seulement salutaire, en leur épargnant une “stigmatisation” humiliante, mais également thérapeutique, en s’adressant autant aux actes qu’au désir “inconscient” qui les a inspirés. Sur cette base, on assiste actuellement en prison à une véritable déferlante d’incarcérations de grands malades. En témoigne quotidiennement le sens clinique des juges qui rédigent les ordonnances de placement en détention, mentionnant systématiquement l’existence et la gravité des troubles mentaux de l’intéressé et recommandant avec la plus extrême insistance l’adminis- La Lettre du Psychiatre - Vol. III - n° 1-2 - janvier-février 2007 PSY fe vrier 07.indd 29 tration urgente de soins psychiatriques, au besoin en milieu hospitalier, dès l’entrée en prison. On pourrait probablement discuter le bien-fondé de ce phénomène et des principes qui l’animent, mais le vrai problème est ailleurs. Lecture L ecture Le vrai problème est qu’il est inhumain d’envoyer des malades mentaux en prison. Un point, c’est tout. Quiconque connaît à la fois les conditions de vie dans les prisons et la clinique des maladies mentales sait qu’envoyer un malade mental en prison est en soi un acte d’inhumanité. Soumettre des malades vulnérables à la vie de la prison, c’est les jeter en pâture à la violence pénitentiaire, à celle des codétenus, à des stress complètement déstructurants qui rendent tous les malades encore plus malades, si c’est possible. Or, les experts psychiatres et les juges, comme le montrent les recommandations pressantes de soins inscrites sur les ordonnances d’incarcération, connaissent aussi bien la vulnérabilité des malades mentaux que la nature des conditions de vie en prison. En d’autres termes, incarcérer en toute connaissance de cause un malade mental dans les circonstances actuelles pose le problème de la responsabilité de l’autorité judiciaire et sanitaire, qu’il faudra bien affronter tôt ou tard, comme le relate B.E. Harcourt dans son article. Et que l’on n’argumente pas que ce sont aux services de psychiatrie en prison (les SMPR) de régler la question : la plupart des prisons en France n’ont pas de SMPR, et quand ceux-ci existent, ils ont des moyens humains et matériels ainsi que des conditions d’exercice totalement ridicules et inadéquats au regard des besoins, quand 20 à 40 % des détenus souffrent de troubles qui justifieraient un traitement dans un service de psychiatrie. Et ce ne sont pas les UHSA (environ un lit pour 100 détenus) qui apporteront une solution. Il est intéressant que B.E. Harcourt cite l’exemple d’un haut directeur des services sociaux qui a été condamné pour n’avoir pas transféré des malades mentaux dans un hôpital. De ce point de vue, la France se distingue des États-Unis. On imagine en effet mal en France qu’un directeur (que ce 29 20/02/07 14:11:03 Lecture L ecture soit celui des services sociaux ou d’une prison) soit poursuivi – et condamné – pour les mêmes raisons, tout simplement parce que ces directeurs souhaitent en général et de manière urgente, que l’institution sanitaire les décharge des détenus malades mentaux. C’est assez triste à dire, mais si le directeur de la prison de Rouen avait été poursuivi et condamné à la suite de l’histoire du prisonnier anthropophage, les choses évolueraient peut-être. Mais les hauts responsables des services sociaux et des prisons n’ont aucune responsabilité dans le fait que l’on incarcère à toutva des malades mentaux, et ils n’ont, dans l’ambiance générale (il faut punir les malades) et la misère des hôpitaux psychiatriques, aucune possibilité d’imposer quoi que ce soit concernant le transfert des malades vers le lieu où ils devraient être soignés. En France, il n’appartient ni aux services sociaux ni aux directeurs de prison de transférer un malade mental à l’hôpital psychiatrique ; la décision est médicale et signée par le préfet. L’autre grand problème est la situation actuelle des hôpitaux psychiatriques. Nous assistons tous, impuissants, au démantèlement des hôpitaux psychiatriques, dans le silence ahurissant des soignants, de leurs organisations syndicales, des associations de familles, de patients et… de victimes. Quelles que soient les raisons de cette anesthésie “générale” (et il y aurait beaucoup à dire), il est évident que ce qui se passe en prison est directement lié à la situation des hôpitaux psychiatriques. Rouen n’est rien d’autre qu’un symptôme de l’état de la psychiatrie française. 30 PSY fe vrier 07.indd 30 B.E. Harcourt montre, dans son graphique, que les hôpitaux psychiatriques aux États-Unis ont commencé à se vider vers le milieu des années 1950 (l’arrivée des neuroleptiques) et que, à partir du milieu des années 1970, le nombre des détenus s’est mis à augmenter d’une façon vertigineuse, alors que le nombre de patients des hôpitaux psychiatriques continuait à diminuer. Aujourd’hui, aux États-Unis, on met systématiquement en prison les malades mentaux auteurs d’un délit. Et comme, aux États-Unis, les personnes démunies ne peuvent pas se procurer de médicaments (à cause des systèmes d’assurance), ils cassent les vitrines d’un magasin ou agressent un policier, parce qu’il n’y a qu’en prison que les soins sont gratuits. La France n’en était pas encore là. En France, il s’est passé quelque chose d’absolument extraordinaire et unique au monde : l’invention du “secteur” de psychiatrie. Si l’on pouvait résumer le secteur en une phrase, on dirait : tout malade mental est pris en charge au plus près de chez lui par une équipe soignante qui ne l’abandonne jamais. Le pivot, c’est l’équipe soignante. C’est elle qui connaît le malade, qui connaît son éventuelle dangerosité, qui sait reconnaître quand un malade devient inquiétant, et qui a le pouvoir de prendre des mesures (l’hospitalisation d’office) quand cela semble nécessaire. Il s’établissait entre les malades et les équipes soignantes d’authentiques relations de proximité, de confiance et de soin, et il n’y a pas de secret : c’est la seule façon de faire. Il n’y a qu’une seule attitude à avoir avec un malade mental, c’est de ne jamais l’abandonner. Il y a d’ailleurs un principe pour cela, actuellement mis à mal : c’est la continuité des soins. La conjonction du choix de graves restrictions budgétaires et de l’invraisemblable dogme de la responsabilisation des malades mentaux est en train d’anéantir le dispositif du secteur. La France commence à ressembler aux États-Unis, avec 20 ans de retard. Les restrictions budgétaires ont cassé les équipes soignantes. Un secteur de 70 000 habitants “contient” 700 schizophrènes (1 % de la population). Un schizophrène est une personne qui a perdu le contact avec la réalité, qui délire, qui est hallucinée, et qui a besoin d’être en permanence soutenue dans la vie quotidienne. Suivre et ne jamais abandonner 700 schizophrènes implique des équipes soignantes en rapport, c’est-à-dire suffisamment étoffées . Avec des équipes soignantes exsangues, on ne peut plus suivre les patients. On les perd. Ils sont dans la rue, ils errent d’hôtels en foyers. Ils délirent, de plus en plus, et un jour ils passent à l’acte. Ils ne sont pas responsables. Les schizophrènes ne sont pas responsables de leur schizophrénie. C’est du côté de la destruction des équipes soignantes qu’il y aurait lieu de rechercher des responsabilités. Harcourt termine son article en disant que l’enfermement, que ce soit en prison ou dans des hôpitaux psychiatriques, a pour effet général de diminuer la criminalité. Les équipes soignantes avaient précisément ce rôle protecteur vis-à-vis de la société. Et elles évitaient aux malades une double peine, leur maladie et la prison, agissant dans le respect de l’“éthique” médicale, dont l’institution sanitaire devrait toujours être le garant naturel et absolu. ■ La Lettre du Psychiatre - Vol. III - n° 1-2 - janvier-février 2007 20/02/07 14:11:04