L’art Malraux et Goya Saturne, le destin, l’art et Goya Jean-Pierre Zarader Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d'auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. Lorsque Malraux entreprend d’écrire sur Goya (Saturne), comme lorsqu’il entreprend d’écrire sur Picasso (La Tête d’obsidienne), il est confronté à l’une des apories majeures de la réflexion sur l’art : comment analyser une œuvre dans son enracinement à la fois historique et psychologique sans pour autant réduire cette œuvre à ces données qui demeurent, comme telles, incapables de rendre compte d’une création ? C’est donc bien, d’un point de vue thématique, le statut de la création artistique qui est en jeu, et c’est, d’un même mouvement, la méthode même de Malraux qui est à l’œuvre. L’étude de Saturne se révèle donc doublement riche d’enseignements : d’un point de vue doctrinal d’abord, puisque c’est toute la conception malrucienne de la création artistique qui est ici esquissée (avec une précision qui permet d’entrevoir les grandes synthèses ultérieures), d’un point de vue méthodologique ensuite, puisque c’est le projet malrucien d’une biographie d’artiste qui s’expose ainsi d’une manière remarquable. Le livre est contemporain, dans sa première version (publiée en 1950 sous le titre : Saturne), des Voix du silence (1951) - et notamment de la troisième partie, , d’abord parue dans la Psychologie de l’art en 1948. On se permettra donc de renvoyer à ce texte fondamental pour éclairer certaines analyses de Malraux, et mettre ainsi en évidence l’unité de la pensée malrucienne de l’art. On commencera par un bref commentaire de la note liminaire écrite en 1975, vingt-cinq ans après la première édition, puis on s’efforcera de dégager la structure du livre dans ses moments extrêmes : d’abord le premier L’art - Malraux et Goya - Jean-Pierre Zarader © Philopsis 2010 - Zarader 1 chapitre (Préliminaires), puis le dernier chapitre dans lequel Goya apparaît comme le précurseur immédiat de la peinture moderne, avec une double référence à Manet et à Picasso. Entre ces deux extrêmes, la gravure apparaîtra comme une médiation essentielle. On sait en effet que, même d’un point de vue purement quantitatif, la relation peinture/gravure s’inverse entre première et la dernière période de la vie de Goya : si cette relation est, au début, de un cinquième au profit de la peinture, elle sera, à la fin, de un cinquième au profit de la gravure. Le premier paradoxe dont il faudra rendre compte, c’est que cette prévalence de la gravure annonce la peinture moderne. Mais un paradoxe plus fondamental encore traverse Saturne : c’est que si toute l’œuvre de Goya annonce la peinture moderne, elle n’en demeure pas moins reliée à l’art le plus archaïque, au sacré. Cette permanence du surnaturel au sein même d’une œuvre qui annonce l’intemporel ne doit pas seulement nous permettre de mieux comprendre Goya : elle nous livre un accès privilégié à une plus juste appréhension de l’intemporel lui-même. La note liminaire de 1975 : le lien de l’œuvre d’art et de l’histoire Dès cette note liminaire, au seuil donc de son Goya, Malraux y précise son projet, comme il le fera au seuil de la Métamorphose des dieux, dans Le Surnaturel. Et il n’est pas indifférent de noter que ce projet se définit d’abord, dans les deux cas, de manière négative. Dans la Métamorphose des dieux, Malraux prendra soin de distinguer son ouvrage de toute histoire de l’art entendue au sens traditionnel du terme : «Ce livre n’a pour objet ni une histoire de l’art - bien que la nature même de la création artistique m’y contraigne souvent à suivre l’histoire pas à pas - ni une esthétique ; mais bien la signification que prend la présence d’une éternelle réponse à l’interrogation que pose à l’homme sa part d’éternité - lorsqu’elle surgit dans la première civilisation consciente d’ignorer la signification de l’homme» 1. Or il en va exactement de même dans Goya : Malraux y précise d’emblée que ce livre n’est ni une biographie, ni une monographie. Il n’y a là, faut-il le dire, ni précaution de style, ni coquetterie d’auteur. Bien plutôt faut-il comprendre que ces œuvres, et le Goya en particulier, opèrent une rupture à l’égard de toutes les approches traditionnelles de l’art. Or c’est en termes de rupture, précisément, que Malraux définit le génie : A travers cet essai de Malraux sur Goya, ce n’est donc pas tant Goya que nous essaierons de comprendre, que la conception malrucienne de la création telle qu’elle s’expose à propos de Goya, comme elle s’exposera , dans La Tête d’Obsidienne, à propos de Picasso. C’est dire qu’il s’agira moins ici d’une réflexion sur Goya que d’une réflexion sur Malraux. Telle est donc la première phrase sur laquelle s’ouvre l’ouvrage de Malraux : 2. Cette double négation - ni monographie, ni biographie - inscrit délibérément le projet malrucien dans une relation de rupture par rapport au 1 2 La Métamorphose des dieux, Paris, éd. Gallimard, 1957, p. 35. Saturne, le destin, l'art et Goya, Paris, éd. Gallimard, 1978, p. 9. 2 scientisme de l’époque, et c’est ce même élément de rupture que nous verrons souligné à la fin du premier chapitre1. La rupture permettant de définir l’acte créateur, on peut donc affirmer que ce n’est pas en historien que Malraux se penche sur un créateur, mais en créateur - en créateur d’une nouvelle approche de l’art : la psychologie de l’art. C’est donc ce refus du scientisme dominant qui va nous retenir d’abord, puisque c’est sur ce refus que s’ouvre le livre et que c’est lui qui constitue l’originalité de l’approche malrucienne. Le refus de la monographie. Malraux commence donc par affirmer que ce livre n’est pas une monographie. Qu’est-ce qu’une monographie ? Selon la définition du Robert, c’est . Le Robert illustre même cette définition en évoquant le projet de Renan : . Or l’entreprise malrucienne est à l’opposé d’un tel projet et de l’ambition pour le moins naïve qui le sous-tend. Son étude n’est pas complète, elle ne se propose pas d’épuiser son sujet (l’énigme que constitue la création est proprement inépuisable), et celui-ci n’est nullement restreint (puisque, en toute création, c’est la lutte de l’homme contre le destin qui se joue). Il s’agit bien plutôt d’élucider une , celle de répondre 2. Ce n’est évidemment pas là un sujet restreint, et il n’est pas question, pour Malraux, d’épuiser un tel sujet. C’est qu’à l’opposé de toute approche historiciste ou psychologique de la création, qui n’atteindrait que des produits, Malraux ne cessera d’affirmer que la création est de l’ordre de l’énigme : on se contentera donc ici d’une tentative d’élucidation qui est à l’opposé de l’arrogance explicative propre au scientisme et à ses . Le refus de la biographie. Cette humilité, opposée à l’arrogance scientiste, est encore plus nette dans le refus de l’approche purement biographique. Si ce livre n’est pas une monographie, il est, écrit Malraux, . Il convient avant tout de montrer qu’il n’y a là, malgré les apparences, aucune contradiction. Si Malraux affirme d’abord que ce livre n’est pas une biographie, c’est que ce n’est pas la vie de Goya qui l’intéresse. C’est là une position constante dans l’œuvre de Malraux. Il ne croit pas que les d’une vie puissent éclairer le d’une œuvre créatrice. C’est cette distinction - que Malraux ne thématise jamais - entre le secret et le mystère, parallèle à celle de l’homme et de l’œuvre, qui est ici fondamentale. Les analyses des Voix du silence sont à cet égard particulièrement éclairantes. 3. Il s’agit bien là, à proprement parler, d’une faculté trans-formatrice, c’est-à-dire de la création de formes nouvelles, ce par quoi se définit le génie. Ce qui intéresse Malraux, c’est de tenter d’approcher le mystère de la création, non de percer le secret d’une vie. Il est en effet persuadé, à l’encontre d’une tendance dominante de la modernité, que le secret ne livrera jamais la clef du mystère. On comprend dès lors le mépris qu’il manifeste à l’égard de ce misérable , qui ne concerne jamais que la biographie : celui-ci serait-il mis à jour, il ne nous permettrait pas pour autant d’éclairer cette énigme que constitue le création artistique. Celle-ci est d’un autre ordre, irréductible à la pure biographie individuelle ou collective. Cela ne signifie pas, bien sûr, que les liens entre l’homme 1 2 3 (Saturne, p. 21). Id., p. 10. Les voix du silence, p. 418. L’art - Malraux et Goya - Jean-Pierre Zarader © Philopsis 2010 - Zarader 3 individuel (la biographie) et l’œuvre soient inexistants. Mais ces liens ne sauraient se réduire à des liens de pure et simple causalité. Affirmer le contraire, ce que - selon Malraux - notre époque n’a que trop tendance à faire, c’est adopter une interprétation réductrice de l’œuvre d’art. Et peu importe que cette interprétation réductrice soit d’ordre psychanalytique ou sociologique : Malraux renvoie sur ce point Freud et Marx dos à dos, et il affirme qu’aucune infrastructure, qu’elle soit pulsionnelle ou sociohistorique, ne saurait rendre compte de la création. C’est en ce sens que Malraux peut écrire : «En tant que créateur, l’artiste n’appartient pas à la collectivité qui subit une culture, mais à celle qui l’élabore, même s’il ne s’en soucie pas. (...) Notre temps croit être celui des biographies, parce qu’il est celui de l’histoire. (...) Chacun est prêt à trouver dans la liaison de Goya avec la duchesse d’Albe la clef de sa peinture. Notre époque croit aux secrets dévoilés. (...) Hugo était obsédé par l’œil, mais ce qui nous retient n’est pas l’œil de La Conscience, c’est que La Conscience soit un poème ; que la Sainte Anne soit une admirable création, avec ou sans vautour»1. C’est cette distinction entre le secret et le mystère, entre l’homme et l’œuvre, que faisait spontanément la Renaissance, pour ne rien dire du Moyen Age qui ignorait souvent jusqu’au nom du peintre. Refusant toute relation déterminante entre la vie et l’œuvre, on comprend que Malraux puisse écrire : 2. Le rejet du déterminisme est ici explicite (), et il se fait au nom d’une notion infiniment plus complexe - et qui préserve ce qu’il faut bien appeler la liberté : l’appel. Position analogue à celle de Sartre : celui-ci montrera, notamment dans Les mots, que la situation ne détermine pas mon projet, mais qu’elle l’appelle - ce qui signifie que ce projet est une libre réponse (une des réponses possibles) à cette situation. La création de ma propre vie est donc comparable, chez Sartre, à ce qu’est la création d’une œuvre chez Malraux. Les limites de la biographie apparaissent clairement si l’on veut bien reconnaître que son enseignement est, comme le rappelle Malraux, : Goya n’avait pas été malade, il n’aurait pas peint les figures de la Maison du Sourd3. Mais la maladie n’est pas pour autant la cause du tableau. Il y a donc bien un lien entre la maladie et l’œuvre (entre la biographie et la création), mais celui-ci est plus complexe que ne le supposent toutes les approches réductrices. Et cette complexité, seule la notion de métamorphose est capable de l’exprimer : 4. Lorsque Malraux écrit que 5, on pourrait donner au mot son sens fort : une création de l’imaginaire. Ce qui est en jeu ici, c’est toute la distinction entre la vie et l’œuvre, entre l’imagination - simple domaine des rêves - et l’imaginaire - véritable domaine des formes. On sait en effet que, pour Malraux, 6. Opposition parallèle à celle du spectacle et du tableau, qui permettra à Malraux de mettre en évidence la spécificité du fait 1 2 3 4 5 6 Id., p. 414-417. Id., p. 416 Id., p. 418. Id., p. 416 Ibid., p. 416 L'Homme précaire et la littérature, Paris, éd.Gallimard, 1977, p. 178. 4 pictural. L’idée fondamentale est que la vie ne détermine pas l’œuvre, et que la biographie d’un artiste ne saurait donc avoir un rôle d’explication de l’œuvre. Idée qui peut sembler banale aujourd’hui, mais qui ne l’était pas à l’époque, et qui se fonde, chez Malraux, dans la notion même d’imaginaire. La biographie n’est pas pour autant sans intérêt, pour qui veut aborder une œuvre comme celle de Goya, dans la mesure où elle met en évidence un élément de rupture que l’on retrouve dans l’œuvre créatrice : il y a bien une correspondance entre la maladie d’une part (cette surdité, cette infirmité, cette entrée dans l’irrémédiable dont il croit, au dire de ses amis être responsable) et cette nouvelle œuvre qui est en train de naître (et qu’inaugure précisément L’enterrement de la sardine), dans laquelle Goya cesse de plaire, de dessiner à l’italienne avec soin et brio1. Ce n’est donc pas un hasard si Malraux s’est penché sur la biographie - d’artiste - de Goya (comme plus tard, dans La Tête d’obsidienne, sur celle de Picasso) dont la vie et l’œuvre, indissolublement, sont faites de ruptures et de crises : c’est que cet élément de rupture - au niveau de l’œuvre - définit précisément le génie2. Encore conviendrait-il de nuancer ce point, comme Malraux nous y invite lui-même dans Les Voix du silence3. C’est que toute biographie, même la moins tragique qu’on puisse imaginer, est faite de ruptures, et cela dans la mesure même où la vie - toute vie - est passage de l’adolescence à la vieillesse. Toute vie, en ce sens, est métamorphose, et c’est cette métamorphose vécue qui se retrouvera - métamorphosée - dans la métamorphose de l’œuvre. C’est en ce sens que Malraux peut écrire : «La vie même, parce qu’elle est passage de l’adolescence à la vieillesse, fait que le sentiment le plus profond de l’homme ne se conçoit, lui aussi, que selon une métamorphose. Si ce qui séparait l’artiste de l’époque qui précédait la sienne le contraignait à en modifier les formes, et ce qui le séparait de ses maîtres à modifier les leurs, ce qui le sépare de ce qu’il fut le contraint à modifier les siennes» 4. Il importe cependant de bien saisir ici ce qui constitue l’originalité de la pensée malrucienne. Car pour Malraux, de ces deux ruptures - celle de la vie et celle de l’œuvre -, c’est la seconde - celle de l’œuvre - qui, contrairement à une opinion reçue, est la plus importante. On pourrait dire, en ce sens, que ce n’est pas tant la vie qui explique l’œuvre que cette 1 Cette analyse, que l'on trouve dans Saturne, est encore plus nette dans le chapitre sur Goya du Triangle noir (texte qui reprend, pour l'essentiel, le Saturne) : «Il découvre son génie le jour où il ose cesser de plaire. Sa solitude rompt le dialogue avec son époque (...) L’enterrement de la sardine, scène au même titre que les cartons de tapisserie qui le précèdent, se sépare de tout l'art de son temps, d'abord par le refus de séduire» (Le Triangle noir, éd. , p. 60) ; (Ibid., p. 61). 2 Cet élément de ruture se retrouve d'ailleurs dans la vie et l'œuvre de Malraux lui-même. Nous avons montré ailleurs (, dans Malraux ou la pensée de l'art, Vinci, 1996, 2ème éd. Ellipses, 1998) que si Malraux a commencé par la voie romanesque pour finir par une psychologie de l'art, c'est parce que les romans malruciens étaient porteurs d'un idéal qui ne pouvait trouver sa pleine effectivité que dans le Musée Imaginaire et la réflexion sur l'art. 3 Voir p. 415. 4 Ibid.. Souligné par nous. L’art - Malraux et Goya - Jean-Pierre Zarader © Philopsis 2010 - Zarader 5 dernière qui éclaire la vie et révèle ses tragédies. Malraux inverse ici l’attitude naïve et réductrice qui accorde un primat à la biographie et prétend trouver en elle les clefs de l’œuvre. D’où cette affirmation, proprement essentielle pour une juste compréhension de la doctrine et de la méthode de Malraux : 1. Ce signifie que, pour le créateur lui-même (pourtant directement concerné, et qui pourrait céder, en tant qu’homme, au mirage de l’introspection) le chemin va de l’œuvre à la vie, non de la vie à l’œuvre, bref que c’est son œuvre qui, paradoxalement, lui permet d’accéder pleinement à soi. Mais cette expression signifie bien sûr qu’il en va a fortiori de même pour la psychologie de l’art : ici, sans aucun doute possible, l’essentiel est la , non la subjectvité de l’individu - et cela dans la mesure même où la psychologie de l’art s’intéresse à la forme, à l’universel, à l’imaginaire (et non à l’imagination et à la vie des individus). On comprend donc en quel sens, au seuil d’un livre consacré à Picasso (La Tête d’Obsidienne), Malraux a pu écrire : . On peut don affirmer que l’homme ne se confond nullement avec l’œuvre (que la seconde ne se réduit nullement au premier). Sans doute, comme le remarque Malraux, sommes-nous souvent victimes ici de l’image de l’artiste que nous avons héritée du romantisme. 2. C’est cette image erronée, cette illusion3, qui explique que nous cherchions volontiers dans la correspondance d’un peintre ou dans ses souvenirs la clef de la création. Or Malraux, tout en reconnaissant le fondement psychologique d’une telle démarche, la récuse de manière radicale : Le génie n’est donc nullement une faculté de l’homme, une détermination de l’individu. C’est la raison pour laquelle comme le remarque encore Malraux, toute la critique de Stendhal par Sainte-Beuve repose sur un principe erroné - la confusion de l’artiste (ou mieux : du génie) et de l’homme : «La critique de Stendhal par Sainte-Beuve repose sur le sentiment suivant : . Restait à savoir si La Chartreuse avait été écrite par M. Beyle, ou par Stendhal». Le génie n’est donc nullement une propriété de l’homme, et Malraux, voulant le définir, retrouve avec bonheur les analyses de Kant. Dans la Critique de la faculté de juger, Kant définit en effet le génie de la manière suivante : 4. Une telle définition inscrit délibérément le génie dans la sphère qui est la sienne : non point celle de la subjectivité (chère aux romantiques), mais celle de la création de règles nouvelles. Le génie est donc au cœur même de l’histoire (ou de la psychologie) de l’art : son lieu propre est l’universalité, l’histoire des formes et des métamorphoses, non la subjectivité de l’individu C’est parce que le génie est ainsi irréductible à la pure subjectivité de l’individu que l’on peut relever l’existence, en tout artiste, d’une , d’une sorte de schizophrénie. A la fois homme et artiste, tout artiste existe à ces deux niveaux et peut se considérer soit comme un raté (en tant qu’homme), 1 Id., p. 418. Id., p. 340. 3 Il s'agit bien ici d'une illusion, puisque nous sommes profondément intéressés à une telle erreur : elle nous permet d'éluder le problème que constitue l'énigme de la création. 4 Critique de la faculté de juger, éd. Vrin, 1968, § 46, p. 138. 2 6 soit comme un génie (en tant qu’artiste). Et il arrive parfois - souvent ? - que ces deux niveaux, pourtant distincts, se mêlent et se confondent. Malraux décrit cette en une page admirable des Voix du silence qu’on ne peut que citer : «Je crois que lorsque Cézanne se disait un raté, ce n’était pas qu’il se méprît sur sa peinture, mais qu’il ne pouvait croire - ce jour là - que M. Cézanne fût digne de rivaliser avec Poussin. Quant à M. Poussin, il n’y songeait pas (...). Tout artiste véritable se tient alternativement (ou à la fois), pour ce qu’il est et pour un raté... Le cri de Cézanne n’a pas la même origine que le du premier venu. L’affreux de Gauguin, pourtant si conscient de sa valeur, n’est pas écrit devant une toile dont il doute, mais devant sa jambe qui pourrit. Ce n’est pas sa peinture qui est alors vaincue : mais l’opinion qu’ont de lui la plupart des autres (et d’abord sa femme) qui est victorieuse. Même à l’instant où il écrit sa lettre, il sait que la longue agonie dans la case de La Dominique n’emportera pas, avec son malheureux corps, l’œuvre de Paul Gaughin» 1. Il y a donc une solitude essentielle de l’artiste pour Malraux, de même qu’il y a une solitude essentielle du héros pour Hegel. Car cette incompréhension entre Gauguin et sa femme, évoquée par Les Voix du silence, ne fait que reproduire l’incompréhension célèbre entre le héros et son valet de chambre, analysée par Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit : «Il n’y a pas de héros pour son valet de chambre ; mais non parce que le héros n’est pas un héros, mais parce que le valet de chambre est un valet de chambre, avec lequel le héros n’a pas affaire en tant que héros, mais en tant que mangeant, buvant, s’habillant, en général en tant qu’homme privé dans la singularité du besoin et de la représentation»2. Ce qui apparaît dans l’un et l’autre cas, chez Hegel comme chez Malraux, c’est une contingence résiduelle, liée à l’individualité, que rien ne saurait sauver dans la mesure même où elle se distingue, comme telle, de l’universel. L’artiste est grand par son génie, son pouvoir de créer des formes, non en tant qu’homme, que 3; de même que le grand homme ou le héros hégélien est grand par son accord avec l’universel, avec l’histoire, non en tant qu’. S’efforçant de définir le Génie, Malraux retrouve les analyses kantiennes, notamment l’opposion du génie et de l’imitation servile. Si le génie, pour Kant, «donne des règles à l’art«, c’est qu’il rompt avec le passé, inaugure une nouvelle manière. Or, cette volonté de rupture est fortement soulignée par Malraux. Elle est, sinon l’art lui-même, le il n’y aurait pas d’art : «Que poursuivent donc ces schèmes ? Ils ne sont à aucun degré des abstractions du ; chacun exprime une volonté obscure et fanatique de rupture avec l’art dont il est né... Pour le modeleur sumérien comme pour Raphaël, c’est à la rupture que l’art commence ; elle n’est pas l’art, mais il n’y a pas d’art sans elle»4. Cette volonté de rupture est si essentielle à la création artistique, que c’est elle qui permet de distinguer les des et des : 5. Sans doute le mot école 1 2 3 4 5 Les Voix du silence, p. 342. Phénoménologie de l'esprit, éd. Aubier, 1941, p. 194-195. La Tête d'obsidienne, éd.,p. 12. Les Voix du silence, p. 336. Id., p. 362. L’art - Malraux et Goya - Jean-Pierre Zarader © Philopsis 2010 - Zarader 7 est-il équivoque, puisqu’il 1. En ce sens précis, que Malraux récuse, le mot école est né de l’esthétique classique, 2. Mais l’école entendue en ce sens se confond avec l’atelier : elle ne forme que des disciples, non des héritiers. La distinction du disciple et de l’héritier, parallèle à celle de l’atelier et de l’école, parallèle à celle de la continuité et de la rupture, est ainsi exprimée par Malraux : «De tels goûts précisent ce qui sépare un disciple d’un hériter, Aert de Gleder du Tintoret ; le premier veut retenir un passé, le second est possédé par le monde qui naît ; le premier veut continuer son maître en lui ressemblant, et le second en ne lui ressemblant pas»3. L’école, en ce sens, étant le lieu de la rupture et du génie, relève de l’histoire des formes et/ou de la création, non de la sphère des sentiments : «Ce qui sépare le génie de l’homme de talent, de l’artisan, voire de l’amateur, n’est pas l’intensité de sa sensibilité aux spectacles, ce n’est pas non plus seulement celle de sa sensibilité aux œuvres d’art des autres : c’est que, seul entre ceux que ces œuvres fascinent, il veuille aussi les détruire» 4. Cette véritable charge malrucienne contre toute approche réductrice de l’œuvre d’art (tant freudienne que marxiste) se clôt - dans les pages des Voix du silence consacrées à Goya - sur l’esquisse d’un projet dont la prudence ou la modestie est à l’opposé de l’arrogance scientiste (et/ou d’une certaine arrogance inspirés d’un freudisme ou d’un marxisme dévalués) : 5. Ce texte permet de situer exactement le projet qui est celui de Malraux lorsqu’il écrit son livre sur Goya. Il permet de mesurer l’extrême humilité et l’extrême prudence de Malraux, humilité et prudence nées de la complexité du lien qui unit la vie et l’œuvre, un lien que Malraux lui-même qualifie d’. Lorsque Malraux écrit , il s’oppose bien à l’assurance intempestive de toutes les entreprises réductrices qui prétendent délivrer la clef d’une œuvre d’art, et qui ne pourraient, au mieux, qu’expliquer un . Et, comme si cette prudence n’était pas suffisante, il l’accentue encore en précisant que tels éléments d’une vie ont des modifications de formes : orienté, et non : déterminé, ce qui montre bien, une fois de plus, l’opposition radicale de Malraux à toute interprétaion qui ne tirerait sa force (apparente) que d’une confusion entre la création et la simple production. C’est cette confusion qui sera au fondement de la critique malrucienne de l’Université. Si, pour l’Université, l’enseignement de la littérature va de soi et ne présente nulle énigme, c’est que cette institution enseigne, non la littérature et l’énigme de la création, mais l’histoire de la littérature : 6. L’idée d’un Tableau de la littérature française est à l’opposé d’une telle approche. Ce qui intéresse Malraux, en ce projet, ce n’est pas le passé et l’érudition, mais la présence des œuvres du passé, leur présence intemporelle, ce qui en ces œuvres échappe au temps et à l’histoire : en un mot ce qui délivre ces œuvres du monde profane qui les a vues naître et fait d’elles des œuvres d’art. La notion même de «Tableau«, 1 2 3 4 5 6 Id., p. 358. Ibid., p. 358. Id., p. 359. Id., p. 357. Id., p. 418. L'Homme précaire et la littérature, p. 7. 8 anticipant sur la notion de Musée Imaginaire et sur cette co-présence anachronique des différentes œuvres du passé (mais dont aucune, précisément, n’est passée)1, disait assez que le lien unissant les œuvres ne pouvait être la pure chronologie mais bien le pouvoir de résurrection né de l’émotion que nous éprouvons : 2. C’est cette présence qui constitue l’énigme de la création et qui nous interdit de réduire celle-ci à l’histoire : 3. Préliminaires - De la séduction à la révélation : l’irruption du génie. Dès la première page - et même dès la première phrase- la thèse de Malraux s’affirme de manière explicite : . Il faudrait ici souligner le verbe , puisqu’il s’agit bien là d’une simple apparence que l’analyse Malruienne va s’appliquer à dissiper en mettant en évidence la douloureuse naissance de ce génie. signifie en effet et évoque donc un caractère d’immédiateté. Or Malraux va montrer (dès le paragraphe suivant, qui commence par un traduisant une rupture) que ce génie, comme tout génie d’ailleurs, n’est nullement spontané. Il se définit en effet par un élément de rupture à l’égard d’une tradition. C’est donc par la tradition et par son assomption que va commencer Goya. Un Goya qui, tant qu’il ne fera que refleter cette tradition (c’est-à-dire jusqu’à quarante-cinq ans...), ne sera pas encore Goya. Si nous relisons rapidement tout ce premier chapitre, nous sommes frappés par la répétition de certains termes : , , , , ... Ces termes définissent tout à la fois la tradition (italienne) que Goya assume et ce contre quoi il va se révolter. Toutes les analyses de Malraux dans ce premier chapitre insistent sur le poids de cette tradition, qui aurait pu étouffer Goya et dont ce dernier parvient pourtant - la maladie aidant - à se libérer. Jusqu’à quarante-cinq ans, jusqu’à sa maladie (cette surdité dont il s’est cru responsable), Goya est l’artiste charmant des cartons et des tapisseries. Les analyses de cette première période de l’artiste (où Goya n’est pas encore lui-même) peuvent parfois sembler laudatives. C’est ainsi que Malraux écrit : 4. Mais en vérité ces analyses sont critiques et les termes même utilisés sont au fond péjoratifs. Le lecteur de l’ensemble du corpus malrucien y aura d’ailleurs été sensible, lui qui sait les réserves formulées par Malraux à l’encontre d’un Maurice Denis accusé de réduire la peinture au simple : 5. Ici, dans Saturne, immédiatement après avoir évoqué les de certains cartons, Malraux ajoute : 6 . On l’aura compris : tant que Goya ne se préoccupera que de plaire, conformément à la tradition, il ne sera pas encore Goya. Rien de moins 1 C'eet cette présence des œuvres nées dans des civilisations elles-mêmes disparues qui distingue la thèse de l'auteur des Voix du silence de celle d'un Spengler dans le Déclin de l'Occident. (p. 617). 2 L'Homme précaire, p. 7. 3 Les Voix du silence, p. 612 4 Saturne, p. 11, 20. 5 Les Voix du silence, p. 343. 6 Saturne, p. 20. L’art - Malraux et Goya - Jean-Pierre Zarader © Philopsis 2010 - Zarader 9 spontané, donc, que ce génie, et c’est en ce sens que Malraux écrit : 1. De là l’insistance de Malraux sur le caractère mineur de ces premières œuvres. Celles-ci ne sont, en un sens, et quelques exceptions mises à part, que des de l’histoire (des produit du dira Malraux), non de véritables créations. On peut donc affirmer, en ce sens, que, sauf à être sauvées, rétrospectivement, par l’œuvre ultérieure2, elles ne transcendent pas l’histoire et n’ont pas leur place dans le Musée Imaginaire. En un mot, elles ne sont pas pour nous. Sur toute cette production qui précéda la maladie et la découverte, par Goya, de son propre génie, le jugement de Malraux est donc sans appel. Ce jugement s’énonce en une phrase d’une dureté implacable sur laquelle se clôt ce premier chapitre, une phrase dont la netteté et la dureté évoquent irrésistiblement cette : 3. Cette affirmation : est, pour Malraux, la pire des condamnations. Elle signifie que de telles œuvres - pour charmantes qu’elles soient - ne sont au fond que des produits, non des créations : elles ne manifestent nulle rupture par rapport à la tradition et ne comportent ni originalité ni génie. Mais si Malraux précise : , c’est que, dès cette première période, deux exceptions apparaissent, rétrospectivement, comme des préfigurations du génie futur. Deux exceptions qui échappent au et à la , annonçant ainsi le génie créateur et l’œuvre à venir : La prairie de San Isidro, d’une part, les Portraits d’autre part. A propos de La prairie, Malraux écrit en effet : 4. Et, évoquant une , il affirme : . A propos des Portraits, Malraux affirme de même : 5, ce qui signifie qu’il vise de moins en moins à , pour véritablement . Les termes utilisés ici par Malraux, pour caractériser ces œuvres originales, sont d’une importance fondamentale : il opppose en effet le tableau au spectacle ou au décor, comme la peinture au charme, à la beauté ou à la séduction. Ces termes sont en réalité de véritables concepts que Malraux ne cessera d’utiliser tout au long de son œuvre6. Le tableau s’oppose au spectacle, en peinture, comme le roman à l’histoire, en littérature. Le tableau ou le roman, c’est l’œuvre ; le spectacle ou l’histoire, c’est le vécu, le réel. Cette opposition est donc proprement celle de l’imaginaire et du réel, de la création et de la vie. Or - et c’est là l’essentiel - Malraux ne cesse d’affirmer que l’imaginaire n’est pas qu’une combinaison de réels, que le roman n’est pas une tranche de vie. C’est dire que le vécu (le motif : spectacle ou histoire) n’est jamais que le prétexte, en soi indifférent, la simple matière première de la création. C’est ce que Malraux nomme l’illusion logique de l’imitation qui nous pousse à croire (faussement) que le tableau ou le roman ne font que reproduire le spectacle ou l’histoire. Malraux reviendra inlassablement sur cette distinction, tant elle lui paraît essentielle pour clarifier la réflexion sur la création. C’est que, selon Malraux, la création picturale - le tableau - délivre le motif du monde des vivants (du spectacle) 1 Id., p. 11. On pense à l'affirmation du Triangle noir (p. 58) : 3 Saturne, p. 21. 4 Saturne, p. 19. 5 Saturne, p. 20. 6 Cette opposition est reprise plusieurs fois dans Saturne, pp. 19, 112, 160. 2 10 dont il est (ou mieux : dont il semble être) issu. Il convient de remarquer que Malraux inverse ici l’analyse traditionnelle : loin que le spectacle (le ) précède et détermine le tableau, il faut affirmer qu’il existe une véritable priorité (et même, paradoxalement, une antériorité) du tableau sur le spectacle. C’est en ce sens qu’il écrit, dans La Tête d’obsidienne, à propos de Picasso : 1. Malraux en arrive même à contredire Goya lorsque ce dernier affirme dessiner ses rêves. En bonne logique malrucienne, c’est l’inverse qui seul peut être vrai : «Il dessine comme en rêve et il affirmera, dans les Visions d’une Nuit, dessiner ses rêves. Mais la nuit n’est pas si irrationnelle ; qu’il précise ses cauchemards, et nous voyons qu’il en était venu à rêver ses dessins. Ce génie obsédé l’est d’abord par ses propres créations, et ses rêves trop précis ressemblent plus à ses dessins, que ses dessins à des rêves...» 2. Le monde de l’art est donc un monde autonome, c’est un monde de formes, ce monde de l’imaginaire qu’on ne saurait réduire à celui des vivants (qui est celui de l’Apparence auquel l’œuvre d’art s’oppose comme un anti-destin). C’est dans ce monde que vit l’artiste (en tant qu’artiste), et c’est contre les formes héritées de ses maîtres qu’il lutte - et ce n’est nullement dans le réel que s’enracine son œuvre. C’est en ce sens que Malraux écrit, dans L’Homme précaire : 3. Ce qui est en jeu ici, c’est bien la spécificité de la peinture (ou de la littérature) et le refus radical de considérer l’œuvre d’art comme une simple imitation du réel. On sait que Maurice Denis est l’un des premiers à avoir souligné avec force la spécificité de la peinture : «Se rappeler qu’un tableau avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote - est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées«4. Ce n’est pas un hasard si Malraux aime à citer cette phrase : il partage, jusqu’à un certain point, la vision de Maurice Denis. Lui aussi affirmera le caractère inessentiel du , l’irréductibilité du au (ou, en littérature, l’irréductibilité du «roman« à l’«histoire«). Quels que soient les termes employés, il demeure vrai que Guerre et Paix n’est pas l’histoire du prince André (qui n’est jamais que la - empirique, historique, purement temporelle et contingente - de l’œuvre de Tolstoï). C’est la raison pour laquelle toute adaptation cinématographique manquera toujours l’essentiel : «le roman n’est pas plus identique au récit, à l’histoire racontée, que l’espace de la perspective n’est identique à la profondeur. Que manque-t-il à la meilleure adaptation ? Tolstoï. Le vrai Tolstoï, c’est ce qu’on ne peut pas transposer, après qu’on a tout transposé»5. Ce déficit essentiel de toute adaptation cinématographique vient donc du fait que ce qu’on adapte, ce n’est jamais le récit (qui, comme toute création, est unique) mais l’histoire (qui seule se laisse plus ou moins fidèlement ). Comme le dit encore admirablement Malraux : . 1 La Tête d'obsidienne, p. 120 Saturne, p. 24. 3 L'Homme précaire et la littérature. 4 . Maurice Denis, Théories (1890-1910) : Du symbolisme et de Gauguin vers un nouvel ordre classique. 5 L'Homme précaire et la littérature, p. 143-146. 2 L’art - Malraux et Goya - Jean-Pierre Zarader © Philopsis 2010 - Zarader 11 Un roman n’est donc pas une , et Madame Bovary écrit par Flaubert n’est pas réductible à l’histoire de Mme Delamare. De même, en peinture, on ne saurait réduire un tableau au spectacle, et l’œuvre créatrice au motif ou à la chose qu’elle semble représenter. C’est la raison pour laquelle, comme il le dit ironiquement et avec une certaine humeur, on ne saurait se demander si le portrait d’un capitaine est supérieur à celui d’un lieutenant : «Certaines figures sont pour les artistes la promesse d’œuvres d’art. Le peintre le plus attaché à la nature ne dit pas devant un tableau quel beau spectacle, mais il dit devant le paysage qu’il a choisi : quel beau tableau ! Le plus grand sujet (…) c’est celui qui donne au peintre le plus violent désir de peindre (…). C’est au bénéfice de la peinture que la nature conquiert les musées, non à celui du jardinier. C’est pourquoi l’inépuisable querelle du sujet : le Bœuf écorché de Rembrandt, vaut-il, oui ou non, son Homère ? repose sur une confusion. S’il est fort vrai que le portrait d’un capitaine n’est pas supérieur à celui d’un lieutenant, il n’est pas moins vrai que Rembrandt peint le bœuf écorché comme il peint Homère, et que tels modernes peindraient Homère comme un bœuf écorché» 1.C’est cette distinction du spectacle et du tableau que méconnaissent les journalistes indignés par l’Olympia de Manet : elle faisait le boulevard, on n’en donnerait pas trois francs ! Les tableaux ne font pas le boulevard, et l’art moderne ne triomphera pas lorsqu’il imposera sa vision des spectacles, mais lorsqu’il imposera sa conception des tableaux2. S’obstiner à ne considérer les œuvres d’art que comme des représentations de spectacles, de sujets, d’événements, c’est d’ailleurs se condamner à méconnaître le caractère intemporel de l’œuvre d’art. Car le spectacle ou l’événement est éphémère : il , alors que l’œuvre d’art . C’est méconnaître la présence énigmatique qui continue, pour nous, d’appartenir aux chefs-d’œuvre. C’est que, comme l’écrit Malraux : 3. On voit donc que les termes utilisés par Malraux, pour caractériser ces deux exceptions que constituent La prairie de San Isidro et les Portraits, sont d’une importance fondamentale et préfigurent l’essentiel des analyses à venir. Reste que ces exceptions - dont on voit à quel point elles annoncent, selon Malraux, le véritable génie de Goya - mises à part, la production de Goya est, jusqu’à sa maladie, le pur reflet de son temps. C’est sur l’achèvement de cette première période de la vie et de l’œuvre de Goya que se clôt ce premier chapitre : 4. Mais cette mort est évidement la condition sine qua non d’une naissance : désormais un véritable artiste, un véritable créateur va pouvoir naître. C’est dire que cette rupture que la maladie inscrit dans la biographie même de Goya va se retrouver, métamorphosée, dans l’œuvre même du peintre. Si la maladie va ainsi permettre l’œuvre future, on a vu qu’elle n’en livre pas pour autant la clef. Bien plutôt appelle-t-elle des formes - que la suite du Saturne va tenter d’appréhender. 1 . Les Voix du silence, p. 351-352. L'Intemporel, p. 19. 3 . La Tête d'obsidienne, p. 271. 4 Saturne, p. 21. 2 12 Vers la peinture moderne ; la médiation de la gravure Dès le second chapitre, consacré aux Caprices, Malraux souligne l’importance fondamentale que la gravure va prendre dans l’œuvre de Goya : 1 . L’écriture conventionnelle va peu à peu faire place à cette qui apparaît dans la Jarretière. Et Malraux, tout en s’efforçant de cerner au plus près ces nouvelles formes, ne peut s’empêcher de revenir sur le problème, proprement philosophique, de l’énigme de la création : 2. Pour le reste, on retrouve ici, une fois encore, le souci malrucien de définir l’œuvre d’art dont la peinture moderne révèle l’essence, jusque là méconnue- par son opposition au réel. Sans doute est-ce dès l’origine que l’œuvre d’art se caractérise par son refus du réel, de ce que Malraux nomme l’Apparence. Qu’il s’agisse de l’art sacré (essentiellement la sculpture) qui entendait délivrer son modèle du monde des vivants, lui permettant d’accéder à l’éternité (Le Surnaturel) ou de la peinture depuis la Renaissance par laquelle le peintre entendait, grâce à la Beauté, accéder à l’immortalité (L’Irréel), l’art n’a jamais cessé d’opposer un surmonde (celui du sacré ou de la beauté) au monde réel. Mais ce qui est nouveau, avec l’art moderne que préfigure Goya, c’est que ce surmonde est désormais le monde même de l’art. C’est en ce sens que Malraux peut écrire : 3. Au niveau de la forme, ce qui caractérise cet art moderne qui va naître, c’est la liberté. C’est cette liberté que Goya va trouver dans la caricature, qui joue donc bien ici le rôle d’une première médiation : «Cette prolifération (des caricatures) et avant tout un fait nouveau. (...) La caricature, qui pendant des siècles avait été un jeu, devenait un monde. Monde confus (comme celui du journalisme) où entraient le comique, la satire, le pamphlet, et une liberté que la peinture ne connaissait pas au même degré» 4. C’est cette liberté qui est ici fondamentale, et elle est à entendre en dernière analyse comme liberté à l’égard du réel : «La modestie de la caricature la délivrait de cette illusion. Parce qu’elle était un art à deux dimensions, comme les arts anticlassiques, la caricature ne prétendait pas rivaliser avec le réel en lui ressemblant«5. C’est cette même liberté qu’il trouvera dans la gravure, qui apparaît ici comme une seconde médiation : 6. La rupture de la gravure avec le réel est d’ailleurs redoublée, puisqu’elle joue tant au niveau d’un refus de la couleur qu’au niveau de la matière : «La gravure lutte avec force contre le réel ; non seulement parce que, refusant la couleur (...) elle implique plus brutalement que la peinture la rivalité de l’artiste et du monde, mais encore parce que ses matières, comme celles de la mosaïque, ont une valeur spécifique à laquelle le spectacle représenté est étranger» 7. Telle est donc la place de Goya dans cette histoire de l’art chère à 1 Id., p. 24. Id., p. 29-30 3 L'Intemporel, p. 166. 4 Saturne, p. 30. 5 Id., p. 53. 6 Id., p. 93. 7 Id., p. 59. C'est ce refus de la couleur et/ou ce goût de la gravure qui rattache Goya aux grands maîtres du surnaturel - et qui permet, rétrospectivement, de comprendre que le style de ceux-ci, loin de relever d'une quelconque maladresse, 2 L’art - Malraux et Goya - Jean-Pierre Zarader © Philopsis 2010 - Zarader 3 13 Malraux (et si différentes de toutes les histoires de l’art, au sens traditionnel du terme) : il annonce l’art moderne. Malraux y revient sans cesse, et avec d’autant plus d’insistance qu’il affirmera aussi, que l’œuvre de Goya n’appartient pas encore à la peinture moderne : «Et ce par quoi son art est si proche du nôtre, c’est par la soumission d’un spectacle, pourtant saisissant, à une unité d’un autre ordre. (...) Il pressent, le premier, une peinture qui n’accepte sa loi que de son imprévisible développement. C’est ce que nos contemporains appellent la peinture (...) le primat des moyens spécifiques sur ceux de la représentation. (…) Il n’annonce pas tel de nos artistes : il préfigure tout l’art moderne, parce que l’art moderne commence à cette liberté»1. Et si Goya ne fait que préfigurer cet art moderne, c’est que son œuvre n’est pas encore, au niveau du fond pourrait-on dire, libérée de cette interrogation métaphysique comme le sera la peinture moderne : 2. Délivrance terminée, délivrance interminable Si par son refus de l’imitation et de la séduction - en un mot : de l’illusionnisme - Goya annonce bien, via la double et unique médiation de la caricature et de gravure, la peinture moderne, et s’il illustre bien, en ce sens, ce processus de délivrance cher à Malraux (une délivrance sans laquelle la notion même de tableau est impensable3), il faut pourtant affirmer que Goya demeure au seuil de l’art moderne. C’est que, on l’a évoqué, Goya reste hanté par le souci métaphysique, 4. En ce sens, la , à laquelle il a participé, est proprement un travail, une métamorphose interminable (au sens où Freud pouvait intituler un de ses textes :). Ce caractère interminable de la métamorphose apparaît dans certains textes de Saturne, qui semblent aller à témoignait déjà d'un refus du réel et de l'Apparence : «Ce n'est pas hasard si tant de maîtres du surnaturel, pour grands coloristes qu'ils soient, négligent à la fin la couleur, ni si presque tous sont graveurs« (Id., p. 65). Une analyse analogue se retrouve dans Le Triangle noir (p. 86) : «et ses premiers fonds noirs semblent souvent représenter la nuit. leur fonction est bien plutôt celle des fonds d'or du Moyen Age : ils arrachent la scène à la réalité, la situent immédiatement, comme la scène byzantine, dans un univers qui n'appartient pas à l'homme». 1 Saturne, pp. 160, 162. 2 Id., p. 165. Si Malraux ne cite pas ici Picasso, c'est sans doute parce que chez Picasso, comme chez Goya, la demeure. C'est que Picasso, comme Goya, (La Tête d'obsidienne, p. 262). 3 La délivrance désigne le processus de purification par lequel la création arrache le sujet (le spectacle, le motif, l'histoire...) au monde dont il est issu. Elle assure donc la survie - ou la résurrection - de l'œuvre d'art, et cela dans la mesure même où elle sépare cette œuvre de ce qui semblait constituer son contenu propre. On n'oubliera pas cependant que cette n'est que l'une des fonctions de la délivrance (ou de la métamorphose, ou du Musée). Cette dernière assume en effet une double fonction : de séparation d'une part, de réunion d'autre part. Elle sépare d'abord l'œuvre du monde profane qui l'a vu naître et de toutes les valeurs ou fonctions avec lesquelles cette œuvre s'est confondue ; mais elle rapproche par là même cette œuvre de toutes les œuvres opposées ou rivales : (Les Voix du silence, p. 12). 4 Saturne, p. 178 : . 14 l’encontre du sens général du propos malrucien faisant de Goya l’annonciateur de l’art moderne. C’est le cas de l’affirmation que nous avons déjà citée : , comme de la dernière phrase du livre : 1. Mais ce caractère interminable, inachevé de la métamorphose apparaît également dans d’autres textes malruciens, et notamment dans La Tête d’obsidienne : 2. Que signifie cette affirmation, sinon que cette est à jamais inachevée ? Non qu’il demeure, dans l’œuvre de Goya, quelque résidu d’imitation, quelque spectacle que ce soit. Si la peinture moderne ne commence qu’, si Saturne n’est pas , c’est précisément parce que la voix de Goya reste : 3. Sans doute peut-on voir là ce qui relie l’œuvre de Goya à l’art le plus archaïque, au sacré - et le sépare de l’art moderne. On ne peut en effet qu’être frappé par l’insistance de Malraux sur ce point. Les références au sacré, au surnaturel, à l’éternel sont impressionnantes, et les occurences de ces termes 4 montrent à quel point Malraux tient à souligner ce qui est moins une filiation qu’une commune participation à une dimension métaphysique de l’art. Mais ces références prennent toute leur valeur - et l’approche malrucienne révèle toute son originalité - si l’on se souvient que le projet manifeste du livre est d’établir que Goya annonce la peinture moderne. Ces références constantes au sacré permettent donc de mettre en évidence la complexité du projet malrucien : il s’agit pour Malraux, tout à la fois et comme contradictoirement, de faire de Goya le précurseur de l’art moderne et de rattacher son œuvre à l’art le plus archaïque. On peut dès lors affirmer que cette référence au sacré ne nous permet pas seulement de mieux comprendre l’œuvre de Goya, elle nous permet, plus fondamentalement, de récuser toutes les interprétations réductrices de l’art moderne qui ne voudraient voir en lui qu’un pur formalisme. Si l’art moderne ne saurait être, quelle que soit son autonomie, sui-référentiel (pour utiliser ici le langage de la philosophie analytique), c’est précisément parce qu’il est l’expression de ce désir d’absolu qui fait de l’artiste le 5. 1 De même, p. 117 : . On ne saurait nier que se joue là, pour une part, le destin de Goya. L'histoire de la peinture et les peintres eux-mêmes (mais pas Picasso) n'ont pu retenir que l'avèvement du fait pictural : (p.176). Mais Malraux, peut-être hanté lui-même par l'angoisse, refuse une telle assimilation : «L'Exécution de Maximilien de Manet, c'est le Trois Mai de Goya, moins ce que ce tableau signifie (...) L'orientation que Manet tentait de donner à la peinture rejetait ces significations (...) - et ce n'est pas un hasard si Manet est avant tout un grand peintre de natures mortes» (Les Voix du silence, p. 101). 2 La Tête d'obsidienne, p. 262. 3 Saturne, p. 116. On pourrait dresser une liste de ces figures, historiques sans doute mais nullement contingentes, dans lesquelles cet absolu s'exprime : l' (p. 119), la (p. 116), l' (p. 133), le (p. 11), l' (p. 120, 123), l' (p. 120), l' (pp. 115, 120). C'est cette angoisse métaphysique qui fait de Goya le proche de Dostoëvski : (Saturne, p. 119) ; c'est elle surtout qui relie Goya à l'art le plus archaïque, au sacré, et le sépare de l'art moderne (Manet ou Cézanne, mais non Picasso) : (p. 120) ; (p. 156) ; (p. 45). 4 Le : pp. 45, 53, 69, 61, 85, 134, 139 ; le : pp. 46, 54, 60, 120, 156, 157, 162. 5 (Saturne, p. 46). Toute l'œuvre de Picasso (à laquelle Malraux a consacré cette autre qu'est La Tête d'osidienne) est là pour témoigner de cette unité profonde du sacré et de la modernité. A vrai dire, ce à quoi s'oppose l'art moderne - et Goya L’art - Malraux et Goya - Jean-Pierre Zarader © Philopsis 2010 - Zarader 15 C’est cette dimension métaphysique de l’art qui interdit de parler de peinture en parlant seulement de couleurs. Et Malraux ne cesse de reprocher à Maurice Denis d’avoir méconnu cette dimension métaphysique qui est au cœur même de l’acte créateur : «Il existe une valeur fondamentale de l’art moderne, beaucoup plus profonde que la recherche du plaisir de l’œil, et dont l’annexion du monde ne fut que le premier symptôme : c’est la très vieille volonté de création d’un monde autonome, pour la première fois réduite à elle seule. C’est par elle que les maîtres moderne font des tableaux comme ceux des anciennes civilisations faisaient des dieux»1. Si la peinture moderne, prenant conscience de son autonomie, a pu inciter les peintres à se libérer, dans leur discours, de toute illusion métaphysique, c’est pour les rejeter dans une illusion inverse, celle du pur formalisme, qui n’est pas moins absurde que la première : «Ils [les peintres] ne se sont que trop prêtés eux-mêmes, depuis plus de cinquante ans, à parler de la peinture comme s’ils étaient peintres en bâtiment. Sans doute parler de la peinture sans parler de couleurs est-il absurde, mais le faire en parlant seulement de couleurs l’est à peine moins» 2. C’est dire que si Maurice Denis a eu raison, selon Malraux, de rappeler que la peinture c’est d’abord l’acte même de peindre, son affirmation masque le caractère énigmatique de l’œuvre d’art. Car s’il est vrai que celle-ci n’est pas (sub)ordonnée à autre chose qu’à elle-même (qu’elle n’est donc plus au service du sacré ou de la beauté), s’il est même vrai qu’elle ne saurait se réduire au spectacle que le peintre a fixé sur sa toile, il n’en reste pas moins que la création contemporaine - comme toute création - ne se réduit pas à un simple assemblage de couleurs et qu’elle ne saurait avoir pour fin le simple . C’est que le peintre contemporain lutte, lui aussi, à sa manière, contre le temps - et c’est cette lutte contre le temps qui unit secrètement, par delà les différences d’époques, les arts de tous les temps. Malraux n’a cessé de dénoncer cette méconnaissance de la finalité réelle de l’art (d’ordre métaphysique - on serait presque tenté de dire : métachronique) : que celui-ci ne soit plus subordonné au sacré ou à la beauté, qu’il soit en ce sens autonome, ne signifie évidemment pas, comme semble le croire Maurice Denis, qu’il s’épuise dans le simple agrément. Tel est le sens de l’affirmation de La Tête d’obsidienne : 3 C’est que l’art moderne demeure, pour Malraux, un et qu’il témoigne de la part la plus haute de l’homme. qui l'annonce -, ce n'est pas tant au sacré, au surnaturel, qu'à l'idéalisation, au monde de l'irréel et de la beauté. C'est contre lui que Goya conquiert son originalité et c'est l'harmonie d'un tel monde dont son art se voudra l'accusateur. Il ne s'agira donc pas d'un retour au sacré (ce qui n'aurait aucun sens puisque les dieux sont désormais absents de notre monde) mais bien plutôt d'un retour du sacré, dans la mesure même où la lutte de l'art moderne contre le destin retrouve les accents les plus archaïques. Et sans doute cet accent de révolte est-il plus sensible chez un Picasso que chez un Bonnard (dont Picasso tient tant à se démarquer), mais c'est bien l'art moderne tout entier (et, par là, l'art depuis ses origines) dont Malraux fait le rival de la création : (Saturne, p. 93). L'idée est présente dès Les Voix du silence : (p. 459). 1 Les Voix du silence, p. 614. 2 . Id., p. 343. 3 Op. cit., p. 220. 16 La réflexion malrucienne sur l’œuvre de Goya permet donc de mettre en évidence tout à la fois ce qui caractérise l’art moderne (l’indépendance du tableau à l’égard du spectacle) et ce qui interdit de définir celui-ci en termes de pur formalisme. Si l’art moderne est désormais un monde clos sur luimême, on doit cependant affirmer l’ouverture métaphysique qu’une telle clôture risque de masquer. Il n’y a là, malgré les apparences, nulle contradiction : c’est quand le tableau cesse d’être une pure imitation des spectacles du monde qu’il peut s’affirmer comme irréductible à ce que l’on serait tenté de nommer le pur spectacle des tableaux. C’est en ce sens que, dans le monde le plus désacralisé qui soit, l’art demeure sans doute le dernier refuge du sacré. Tout se passe donc comme si, dans le cas de Goya, l’équivoque fondamentale qui grève toute (l’interprétation de) la peinture moderne n’était pas encore possible. C’est en ce sens précis que Malraux peut écrire : . Cet , dont on a dit qu’il pouvait paraître paradoxal dans la mesure où tout l’effort de Malraux semble être de montrer que Goya inaugure la peinture moderne, se justifie si l’on veut bien comprendre que ce qui commence ensuite c’est précisément cette peinture dans laquelle la forme pure - désormais prévalente - risque d’occulter la dimension métaphysique de toute œuvre d’art 1. A la fois , la voix de Goya exprime donc bien ce qui, d’un même mouvement, relie sa peinture à l’art le plus archaïque et ce qui l’en distingue radicalement. JEAN-PIERRE ZARADER 1 A la fin du chapitre consacré à Goya dans Le Triangle noir (p. 95), évoquant les peintres qui succèderont à Goya (et sans doute pense-t-il à Manet et au premier Cézanne), Malraux écrit : . Cette expression : , exprime bien toute la distance qui demeure entre Goya et la peinture moderne. Mais c'est aussi pour avoir oublié que la peinture sera pour eux une passion (et même une Passion) que d'aucuns ont pu, comme Malraux semble le reprocher à Maurice Denis, réduire la peinture moderne à un simple assemblage de couleurs, au simple plaisir des yeux. L’art - Malraux et Goya - Jean-Pierre Zarader © Philopsis 2010 - Zarader 7 17