La Lettre du Psychiatre Vol. IX - no 4-5 - juillet-août-septembre-octobre 2013 | 133
DOSSIER THÉMATIQUE
Juillet-Août-Septembre 2013
03
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La paranoïa, de la clinique
aux neurosciences
Paranoia: from symptoms to biological mechanisms
R. de Beaurepaire*
*Laboratoire de psychopharmaco-
logie, centre hospitalier Paul-Guiraud,
Villejuif.
L
a paranoïa est une entité complexe qui a au
moins 2 présentations, une entrant dans le
cadre des psychoses (quand la paranoïa est
délirante), l’autre entrant dans le cadre des troubles
de la personnalité (quand la paranoïa se résume
à des traits de caractère). Kraepelin faisait de la
personnalité paranoïaque une entité prémorbide,
précédant la psychose paranoïaque, mais les études
ultérieures nont pas confirmé cette séquence. Il
n’est cependant pas exceptionnel que les personnes
ayant une personnalité paranoïaque présentent des
épisodes délirants. Mais la nature des liens entre
personnalité paranoïaque et psychose paranoïaque
reste mal comprise, et on considère en général les
2 entités nosographiques comme indépendantes.
L’article qui suit est une présentation, assez simple
et schématique, de certaines idées actuelles sur le
fonctionnement du cerveau, sur la biologie du délire
et sur ce que pourrait être la paranoïa (en général)
en termes biologiques et neurocognitifs. La para-
noïa est constituée de plusieurs éléments, qui sont
peut-être indépendants, et pourraient donc être
rattachés à des substrats biologiques différents, mais
il n’existe pas de données scientifiques claires à ce
sujet. On peut proposer de rattacher les éléments qui
constituent la paranoïa à 2 grandes composantes :
une évaluation inadaptée de soi et d’autrui (avec en
général une surestimation de soi), et des croyances
irrationnelles (marquées par la méfiance et la persé-
cution) pouvant prendre la forme d’idées délirantes
(marquées par leur ténacité et leur irréductibilité).
C’est peut-être la biologie du délire qui a donné lieu
au plus grand nombre de recherches, mais il existe
aussi une littérature sur le support biologique et
cognitif des croyances irrationnelles, alors que le
support biologique et cognitif de l’évaluation de soi
reste encore peu exploré.
À quoi sert le cerveau ?
On peut probablement dire que la première raison
d’être du cerveau est qu’il est un immense système
d’inscription et de circulation de mémoires. Le
cerveau est un immense espace de stockage de
représentations du corps et du monde, ainsi que
d’analyse de toutes ces représentations, afin que,
dans la mesure du possible, rien de ce qui survient
dans l’environnement ne puisse être étranger au
sujet, c’est-à-dire le surprendre et le mettre poten-
tiellement en position de ne pas être capable d’y faire
face. On retiendra que les fonctions fondamentales
du cerveau sont de stocker, analyser et vérifier des
mémoires, pour anticiper, prédire, faire des hypo-
thèses et des inférences, et calculer des probabilités
sur la fiabilité de ses propres représentations.
Pour comprendre comment fonctionne le cerveau, on
suppose, de façon assez théorique, donc simplifiée,
qu’il existe des objets mentaux, ou des représenta-
tions mentales organisées, qui seraient des unités de
mémoires micro-organisées, des modules sensori-
moteurs, qui fonctionneraient de façon indépendante
mais liés les uns aux autres, et qui se formeraient
sur le modèle de l’apprentissage de Hebb. Selon le
modèle de Hebb, la mise en mémoire des stimuli,
c’est-à-dire de toutes les représentations du monde,
se fait sur un support constitué d’un assemblage
de neurones qui ont des contacts synaptiques, et
ces réseaux sont caractérisés par des potentiels de
membrane ; les potentiels de membrane varient, et
éventuellement se consolident, avec la répétition
d’un même stimulus, c’est-à-dire avec les appren-
tissages ; ou ils sont modifiés, quand les mémoires
se modifient, se transforment, pouvant créer de
nouvelles associations ; ces réseaux sont synchro-
nisés avec d’autres réseaux, à différents niveaux.
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Résumé
Cet article est une présentation de certains mécanismes par lesquels le cerveau pourrait faire des opéra-
tions erronées, sources d’une évaluation inadaptée de soi-même et de l’environnement, conduisant au
développement de croyances irrationnelles ou d’idées délirantes qui peuvent éventuellement se fixer
dans le cerveau. Les mécanismes présentés sont essentiellement celui des erreurs de prédiction (sous la
dépendance des systèmes dopaminergiques) et celui du traitement probabiliste (bayésien) de l’information.
Certains de ces éléments pourraient s’appliquer au cas particulier de la paranoïa.
Mots-clés
Croyances
irrationnelles
Délire
Prédiction d’erreur
Apprentissage
bayésien
Summary
The present paper is a review
of certain mechanisms by which
the brain can make erroneous
assessments of the self and of
the environment, potentially
leading to the development
of false beliefs and delusions.
The mechanisms are mostly
dopamine-dependent predic-
tion errors, and the Bayesian
treatment of information. Some
of these mechanisms may be
involved in the development
of paranoia.
Keywords
False beliefs
Delusion
Prediction error
Bayesian learning
On dit que les connexions entre ces réseaux sont
sculptées par l’expérience, et que l’ensemble de ces
réseaux, autrement dit l’ensemble des mémoires,
“sculpte” le cerveau. Une image, donc : le cerveau est
sculpté par les mémoires. Ces modules de mémoire
seraient organisés hiérarchiquement dans le cerveau,
avec des modules de bas niveau, construits autour
d’éléments sensoriels, et des modules de haut
niveau, qui auraient une fonction plus cognitive,
projective, décisionnelle et motrice. Ces éléments
se construisent au cours du développement des indi-
vidus, dès la vie prénatale. Ces modules de mémoire
équivaudraient à des unités de croyance, c’est-à-dire
qu’ils seraient des objets mentaux fiables qui ont
un sens, ou une valeur, pour le sujet. Au cours du
développement, ces modules de mémoire se modi-
fient du fait de la maturation des individus au fil de
leurs nouvelles expériences. Leur activité varie selon
les demandes de l’environnement : ils peuvent être
quiescents pendant de longues périodes de temps,
ou mobilisés, demeurer actifs dans des réseaux
préconscients, pour être éventuellement activés
de façon synchrone avec d’autres, participant à la
construction d’un événement conscient, sensoriel
et moteur.
Dans une perspective adaptative (prédire, anticiper,
comparer, vérifier, croire), le cerveau doit pouvoir,
en permanence, évaluer la fiabilité de ses repré-
sentations du monde. Pour cela, il disposerait d’un
système de calcul de probabilités. Selon les auteurs
anglo-saxons, ce calcul de probabilités utilise un
mode bayésien (du révérend Thomas Bayes, mathé-
maticien anglais du 
e
siècle, auteur du théorème
éponyme). Ces calculs permettraient de faire des
prédictions sur la base de comparaisons entre les
événements attendus (anticipés en utilisant ses
propres représentations du monde) et ceux qui
surviennent dans la réalité (tels qu’ils sont perçus).
Les Anglo-Saxons parlent en termes de prédictions
d’erreur : soit il y a une correspondance entre un
événement attendu et l’événement qui survient, et
la prédiction d’erreur est positive (et la mémoire que
l’on a de l’événement est renforcée, ou consolidée),
soit il n’y a pas de correspondance entre l’événement
attendu et l’événement qui survient, et la prédiction
d’erreur est négative (il y a alors une modification de
la représentation mentale antérieure et un nouvel
apprentissage). Le cerveau, dont le fonctionnement
serait donc fondamentalement projectif (pris en
permanence dans un mouvement de vérification),
serait ainsi capable de faire des hypothèses et d’anti-
ciper, consolidant ou modifiant ses mémoires après
vérification. On dit qu’il fait en permanence des mises
à jour. Et on s’accorde donc pour dire que ce que l’on
appelle les mémoires correspond en réalité à des
croyances, les consolidations liées aux prédictions
d’erreur positives constituant la base des croyances.
Mémoires et croyances seraient des éléments équi-
valents (même si l’on peut imaginer qu’il y a un
en plus” dans la croyance, pouvant avoir un lien
avec une inscription dans un ordre symbolique ou
un plaisir, on ne connaît pas, en termes biologiques,
la nature de ces éléments susceptibles d’estampiller
les mémoires pour en faire des croyances) [1]. On
renforce donc les croyances, ou on les modifie, en
fonction de ce mode élémentaire de fonctionne-
ment qu’est la prédiction d’erreur. Les ensembles
de croyances construisent des modèles internes,
c’est-à-dire des ensembles de représentations fiables
du monde. Une fonction associée du cerveau est
que, en même temps qu’un événement est mis à
jour, la probabilité de survenue de cet événement
est également mise à jour. Ainsi, la prévisibilité de
survenue d’un événement, la force de sa mise en
mémoire, et la croyance que l’on a de son existence
sont indissociables de l’intime sentiment que l’on a
de sa familiarité et de la probabilité de son existence
ou de sa survenue.
L’apprentissage est ainsi bayésien : mémoires,
croyances et mises à jour sont fondées sur la capa-
cité du cerveau à calculer des probabilités. L’appli-
cation du théorème de Bayes au fonctionnement
du cerveau implique l’idée que celui-ci fonctionne
selon un principe d’incertitude : le cerveau prédit,
avec une certaine incertitude, la correspondance
entre les représentations internes et les événements
externes, la précision des prévisions répondant aux
probabilités bayésiennes. L’utilisation des proba-
bilités bayésiennes fait que, malgré l’incertitude
qui marque toute perception ou toute prédiction,
les décisions prises dans la vie quotidienne sont
les bonnes dans l’immense majorité des cas. Mais
l’incertitude reste une donnée élémentaire pour
expliquer le fonctionnement du cerveau. La croyance
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peut alors être définie comme une augmentation du
rapport certitude/incertitude, liée à une plus grande
probabilité de l’existence/survenue d’un objet ou
d’un événement, avec pour conséquence une atti-
tude différente du sujet vis-à-vis de l’objet ou de
l’événement. Projections, incertitudes, corrections,
apprentissages : c’est un système nécessairement
fait de souplesse et d’adaptabilité.
Ce système permet au cerveau d’effectuer un
nombre incalculable d’opérations, parmi lesquelles
certaines pourraient avoir un rôle dans la physio-
pathologie des maladies mentales lorsqu’elles s’ef-
fectuent mal. Par exemple, la perception de signaux
ambigus peut être biaisée par des modèles internes ;
si les modèles internes sont mal construits (traumas
développementaux, personnalités pathologiques,
vulnérabilité aux psychoses), la perception risque
d’autant plus d’être biaisée. D’une façon générale, un
dysfonctionnement de ce système projectif pourra
conduire à des attributions erronées de causalité, à
des croyances irrationnelles, à des persévérations de
la pensée, à des croyances figées. Ce système est
aussi utilisé pour attribuer un sens aux intentions
des autres (empathie et théorie de l’esprit sont les
fondements des liens sociaux), ainsi que pour déter-
miner l’origine des stimuli ou des actes à soi ou à
autrui (l’agency
1
des auteurs anglophones). Il est
souvent perturbé dans les psychoses.
Ce système d’attribution est lié au fonctionnement
de certaines régions du cerveau, assez bien connues
aujourd’hui pour certaines d’entre elles.
Approches neurocognitives
du délire
Le délire repose sur des croyances erronées, inacces-
sibles au raisonnement, et qui s’imposent au déli-
rant comme des vérités premières. Contrairement
à une autre catégorie de symptôme psychotique
majeur, les hallucinations, on ne connaît pas du tout
le support biologique du délire. Il est vrai qu’il existe
de nombreuses catégories de délire, chacune ayant
un grand polymorphisme, et que la distinction entre
le normal et le pathologique est souvent difficile à
faire, ce qui rend les choses complexes en termes
neurobiologiques. On pense néanmoins qu’un certain
nombre des éléments cités au paragraphe précédent
pourraient être impliqués dans la formation du délire,
et certaines données neurobiologiques confortent
cette hypothèse. Par exemple, il est connu depuis
très longtemps que la dopamine joue un rôle majeur
dans la physiopathologie des psychoses, et l’on a
découvert il y a quelques années que ce neurotrans-
metteur est largement impliqué dans les analyses de
prédiction d’erreur, permettant de proposer des liens
assez étroits entre un support neurobiologique (les
systèmes dopaminergiques) et la physiopathologie
des psychoses (avec, entre autres, des anomalies
dopamine-dépendantes dans l’analyse des stimuli
et dans l’apprentissage). Les paragraphes qui suivent
reprennent beaucoup des éléments présents dans un
article de Corlett et al. (2), en les simplifiant consi-
dérablement, article que l’on conseille vivement de
lire à ceux qui sont intéressés par le sujet.
Avant de discuter le rôle de la dopamine, il faut
évoquer quelques mécanismes possibles des liens
entre les croyances et le délire. On a vu que les
croyances constituent des modèles internes, qui
doivent être suffisamment structurés et solides pour
que le sujet vive de façon sereine et adaptée dans son
environnement et ne soit pas en permanence solli-
cité par des stimuli aberrants. Les modèles internes
servent de support à un système projectif sur le
monde utilisé en permanence, et ils se sont édifiés
au cours du développement en interaction avec le
monde environnant tel qu’il était pour les sujets,
de telle sorte que les modèles internes normaux
(solides) sont construits sur la base d’une familia-
rité et d’une confiance vis-à-vis des stimuli environ-
nants (que l’on a appris à ne pas considérer comme
étranges ou inquiétants). L’étude de la formation
des croyances au cours des apprentissages permet
d’envisager des mécanismes par lesquels des troubles
des apprentissages pourraient ouvrir la voie à la
formation d’idées délirantes.
L’apprentissage se fait autour du principe de l’erreur
de prédiction, toute erreur de prédiction négative
entraînant un nouvel apprentissage. L’erreur de
prédiction est donc fondatrice de tout apprentis-
sage, ce qui implique, pour des apprentissages qui ne
sont pas complètement automatiques, que le sujet
doit reconnaître et accepter qu’il peut se tromper et
qu’il doit modifier ses croyances pour construire des
modèles internes en accord avec l’environnement.
Il est envisageable que, pour des raisons diverses
(par exemple, parce que des modèles internes ou
des affects modifient les perceptions), un sujet ne
ressente pas la nécessité de modifier ses croyances,
et persiste dans le maintien de croyances erronées.
Un sujet pourra aussi refuser de corriger ses erreurs
parce qu’une modification de ses croyances ne lui
convient pas (blessant son ego, par exemple) : on
pourra appeler cela un déni d’erreur. D’une façon
un peu similaire, un sujet peut projeter sur l’envi-
ronnement des prédictions ayant une dimension
1 Le concept d’“agency, mot anglais
difficilement traduisible, renvoie au
sens que l’on a de soi, à la conscience
de soi comme auteur de ses propres
actes, au fait que l’on se tient pour
responsable de ses propres actions,
et à la capacité d’attribuer à soi ou
aux autres l’origine des stimuli, des
événements ou des actes ; c’est un
concept clé dans l’analyse physio-
pathologique de certains délires. Un
nombre considérable de recherches
sont actuellement consacrées à ce
sujet.
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La paranoïa, de la clinique aux neurosciences
DOSSIER THÉMATIQUE
La paranoïa
de certitude irrévocable telle que les qualités des
objets ne seront pas perçues correctement et qu’à
ces objets seront attribués des propriétés qu’ils n’ont
pas, par simple effet de projection (voire d’identifica-
tion projective). Il peut arriver aussi que les stimuli
environnants aient une intensité anormale (on dit
encore : une saillance excessive), perturbant les
mécanismes de mise en mémoire, donc la construc-
tion des croyances. Par exemple, chez certains sujets,
l’environnement a pu être pathologique (stress,
maltraitances, relation d’emprise, traumatismes
de diverses origines), source de possibles distorsions
dans les croyances (des a priori sur le monde, donc
une instabilité des modèles internes), rendant le
sujet vulnérable à des situations ultérieures. En effet,
l’adéquation au monde des croyances ultérieures
pourra être en partie compromise par la nature
des croyances post-traumatiques antérieures, et
les hypothèses faites ultérieurement sur le monde
pourront utiliser des éléments du monde environnant
de façon irrationnelle (par exemple, attribution d’un
statut de dangerosité ou de menace à un élément
neutre). Des troubles de la vigilance peuvent être la
conséquence de traumatismes précoces (par dérègle-
ment de certains systèmes de neurotransmetteurs)
et sont aussi susceptibles d’être à l’origine d’une
allocation anormale de l’attention à des stimuli
aberrants. Dans les phases précoces de la formation
du délire, des anomalies de la vigilance associées à
la projection, sur des stimuli neutres, d’éléments
des modèles internes marqués par l’étrangeté ou
l’inquiétude pourraient ainsi conduire à des mises
à jour inappropriées engageant sur la voie du déve-
loppement du délire. Ces modèles théoriques de
croyances irrationnelles (déni d’erreur, projection,
mémoires traumatiques, mises à jour délirantes)
sont en partie explicables par ce que l’on sait du
rôle de la dopamine dans l’apprentissage.
La dopamine du système méso-corticofrontal
est impliquée dans l’ajustement et la précision
des prédictions d’erreur [3]. Plus précisément,
la fréquence de décharge des neurones dopa-
minergiques apparaît impliquée dans le codage
de l’incertitude et des prédictions d’erreur, et de
la non-correspondance entre les attentes et le
perçu (4, 5). Le système méso-corticofrontal est
constitué par les neurones dopaminergiques de l’aire
tegmentale ventrale qui projettent vers le noyau
accumbens, le striatum (putamen et pallidum) et
le cortex préfrontal, constituant un système de
boucles cortico-sous-corticales impliquées, d’une
façon générale, dans l’organisation des comporte-
ments dirigés vers un but. La dopamine a un rôle
majeur dans les prédictions d’erreur (d’autres neuro-
transmetteurs, comme le glutamate, y participent
aussi de diverses façons), mais le mécanisme précis
qui permet aux neurones de calculer les erreurs de
prédiction est toujours inconnu. À l’intérieur de
ce système dopaminergique méso-corticofrontal,
des corrélations anatomiques ont été faites entre
la flexibilité ou la fixité des croyances et le lieu
supposé de leur stockage anatomique : les repré-
sentations mentales les plus flexibles sont situées
dans les régions corticales préfrontales, ainsi que
dans le striatum ventral, et les plus inflexibles dans
les régions striatales dorsales. La dopamine, dans
ces régions des grandes boucles corticostriatales,
est connue depuis longtemps pour sa fonction
de couplage entre diverses formes d’information,
dans une optique décisionnelle. Ainsi, les fonctions
attribuées à la dopamine sont la sélection des
informations prioritaires (saillantes) dans l’envi-
ronnement, l’activation et la synchronisation des
modèles internes pour les coupler aux informations
externes, l’attribution de valeurs aux stimuli, et le
traitement des attentes et des incertitudes. Ces fonc-
tions de la dopamine en font un neurotransmetteur
clé dans la formation des croyances, et donc dans
celle des croyances irrationnelles quand les systèmes
dopaminergiques sont dysfonctionnels. C’est ce qui
se passe dans les psychoses, où les dysfonctionne-
ments dopaminergiques sont au premier plan. La
meilleure démonstration en est que le seul traite-
ment efficace des psychoses est représenté par les
antipsychotiques, qui ont tous en commun d’être des
antagonistes des récepteurs dopaminergiques D2.
Tout le monde s’accorde à penser que les symp-
tômes psychotiques, au premier rang desquels le
délire, sont liés à une hyperactivité dopaminergique.
Les récepteurs D2 dans le cortex préfrontal sont
indispensables à la mise à jour des informations,
et sont impliqués dans la stabilité des représen-
tations mentales (6). Outre les récepteurs D2, les
récepteurs D1 et le glutamate contribuent aussi au
traitement des signaux. Un dysfonctionnement de
l’ensemble participe à un traitement anormal – un
manque de précision – et conduit à des erreurs de
prédiction ; c’est une donnée qui a été vérifiée
dans un très grand nombre d’études chez l’animal,
et dans des études d’imagerie cérébrale couplée à
des épreuves cognitives chez des schizophrènes (7).
Beaucoup d’auteurs insistent sur les conséquences de
ces anomalies en termes d’inférences. Les inférences,
qui sont une forme de généralisation à partir de
données considérées comme fiables (le cerveau est
une machine à faire des inférences, disait Helmholtz),
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sont étroitement liées à des calculs probabilistes,
eux-mêmes fondés sur le mécanisme des erreurs de
prédiction. Des erreurs d’inférence peuvent consti-
tuer une porte d’entrée vers le délire, ouvrant sur
le large domaine de l’implicite dans la formation
et l’utilisation des croyances. Selon Hemsley et
Garety (8), il serait possible de classer les délires
en termes de déviation par rapport aux inférences
bayésiennes optimales.
En dehors des boucles préfrontales cortico-sous-
corticales et de leur innervation dopaminergique,
d’autres structures cérébrales sont impliquées dans
le traitement des signaux d’erreur. En particulier
l’hippocampe, qui est depuis longtemps reconnu
comme ayant un rôle de comparateur, et où se
confrontent les informations attendues et les exis-
tantes, autrement dit où s’opère la comparaison
entre les modèles internes et les perceptions du
monde, selon le modèle de Gray et al. (9). Les
analyses faites par l’hippocampe sont transmises
en quelques millisecondes aux neurones dopami-
nergiques de l’aire tegmentale ventrale. Or, l’hippo-
campe fait partie des structures cérébrales les plus
dysfonctionnelles dans les psychoses (on retrouve
une hyperactivité hippocampique associée à une
hyperactivité dopaminergique au cours des états
psychotiques). Plusieurs autres structures ont été
reconnues comme jouant un rôle dans les anoma-
lies de l’apprentissage participant à la genèse du
délire. Par exemple, le tegmentum pédonculo-
pontin, l’insula et l’habénula y contribuent, par
différents mécanismes ayant un effet indirect dans
la formation des apprentissages et des croyances,
donc potentiellement dans l’élaboration des délires,
et en particulier (pour diverses raisons, développées
dans l’article de Corlett et al. [2]) dans celle de leur
bizarrerie et de leur fi xité.
Il est souvent évident cliniquement que la construc-
tion du délire est associée à des anomalies percep-
tives. On sait depuis longtemps que la perception
est toujours une construction fondée sur nos
modèles internes (croyances a priori) qui modifi ent
(sculptent) les perceptions. Ce que l’on sait déjà – et
peut-être ce que l’on veut – modifi e la perception.
Neurologiquement, on sait que certaines lésions
cérébrales préfrontales n’affectant pas le cortex
sensoriel compromettent la perception, amenant
les patients à fabuler sur leur environnement, lui
attribuant des propriétés qu’il n’a pas, en utilisant
des modèles internes qui ne sont plus mis à jour
et qui modifi ent les perceptions. Karl Jaspers disait
que les croyances délirantes modifi ent les percep-
tions de telle sorte que celles-ci se conforment aux
croyances (10). Le codage des prédictions est un
mécanisme fondamental de fonctionnement du
cerveau. Ce codage passe par des interactions avec
des modèles internes, tout au long d’une progression
anatomique hiérarchique des informations perçues
entre le lieu du stimulus sensoriel et son traitement
par le cortex préfrontal – impliquant des circuits que
l’on qualifi e de “réverbérants”, qui peuvent modi-
er les qualités de l’information perçue –, par des
systèmes récurrents de fi bres (en feedback pour le
bottom-up et en feedforward pour le top-down),
pourvoyeuses d’informations sur la pertinence des
prédictions (arrangement bayésien hiérarchique).
Les modèles internes doivent être solides et stables,
leur instabilité pouvant compromettre les messages
sensoriels et leur analyse bayésienne, ce qui conduit
à des perceptions aberrantes. Le thalamus est un
élément central du processus perceptif, il reçoit
toutes les afférences sensorielles et les projette sur
le cortex préfrontal, lieu supposé, avec les boucles
cortico-striatales, des réservoirs de modèles internes
utilisés dans des comportements dirigés vers un but.
Les processus réverbérants sont objectivables avec
l’analyse des bandes d’activité électrique bêta et
gamma (à l’EEG), qui refl ètent, dans les psychoses,
les anomalies d’activité réverbérante dans les circuits
neuronaux récurrents. Autrement dit, on peut objec-
tiver des anomalies dans les assemblages cellulaires
de type hebbien (que l’on a appelés précédemment
modules sensorimoteurs) qui ne seraient pas en
adéquation avec une situation environnementale,
ces anomalies étant potentiellement pourvoyeuses
de perceptions aberrantes. Il existe toute une litté-
rature à ce sujet, parmi laquelle l’article de Corlett
et al. (2), auquel nous renvoyons le lecteur.
Corlett et al (2) soulignent que les perceptions aber-
rantes pourraient être favorisées par des états de
stress, et qu’elles pourraient même être anxiogènes
en elles-mêmes, en particulier chez les personnes
ayant une faible tolérance à l’ambiguïté, qui seraient
ainsi plus exposées aux croyances paranormales.
Cercle vicieux où peur et perceptions anormales
se renforcent et pourraient trouver une issue dans
l’élaboration d’un délire établissant des associations
prédictives, qui, même si elles sont erronées, rendent
le monde plus prévisible, donc plus rassurant. Cela
introduit la dimension affective de l’apprentissage, le
système de prédiction d’erreur s’appliquant tout aussi
bien aux apprentissages d’ordre affectif. Les affects
chargent les objets d’incertitudes. Les apprentissages
d’ordre affectif passent par une structure cérébrale,
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