
134 | La Lettre du Psychiatre • Vol. IX - no 4-5 - juillet-août-septembre-octobre 2013
Résumé
Cet article est une présentation de certains mécanismes par lesquels le cerveau pourrait faire des opéra-
tions erronées, sources d’une évaluation inadaptée de soi-même et de l’environnement, conduisant au
développement de croyances irrationnelles ou d’idées délirantes qui peuvent éventuellement se fixer
dans le cerveau. Les mécanismes présentés sont essentiellement celui des erreurs de prédiction (sous la
dépendance des systèmes dopaminergiques) et celui du traitement probabiliste (bayésien) de l’information.
Certains de ces éléments pourraient s’appliquer au cas particulier de la paranoïa.
Mots-clés
Croyances
irrationnelles
Délire
Prédiction d’erreur
Apprentissage
bayésien
Summary
The present paper is a review
of certain mechanisms by which
the brain can make erroneous
assessments of the self and of
the environment, potentially
leading to the development
of false beliefs and delusions.
The mechanisms are mostly
dopamine-dependent predic-
tion errors, and the Bayesian
treatment of information. Some
of these mechanisms may be
involved in the development
of paranoia.
Keywords
False beliefs
Delusion
Prediction error
Bayesian learning
On dit que les connexions entre ces réseaux sont
sculptées par l’expérience, et que l’ensemble de ces
réseaux, autrement dit l’ensemble des mémoires,
“sculpte” le cerveau. Une image, donc : le cerveau est
sculpté par les mémoires. Ces modules de mémoire
seraient organisés hiérarchiquement dans le cerveau,
avec des modules de bas niveau, construits autour
d’éléments sensoriels, et des modules de haut
niveau, qui auraient une fonction plus cognitive,
projective, décisionnelle et motrice. Ces éléments
se construisent au cours du développement des indi-
vidus, dès la vie prénatale. Ces modules de mémoire
équivaudraient à des unités de croyance, c’est-à-dire
qu’ils seraient des objets mentaux fiables qui ont
un sens, ou une valeur, pour le sujet. Au cours du
développement, ces modules de mémoire se modi-
fient du fait de la maturation des individus au fil de
leurs nouvelles expériences. Leur activité varie selon
les demandes de l’environnement : ils peuvent être
quiescents pendant de longues périodes de temps,
ou mobilisés, demeurer actifs dans des réseaux
préconscients, pour être éventuellement activés
de façon synchrone avec d’autres, participant à la
construction d’un événement conscient, sensoriel
et moteur.
Dans une perspective adaptative (prédire, anticiper,
comparer, vérifier, croire), le cerveau doit pouvoir,
en permanence, évaluer la fiabilité de ses repré-
sentations du monde. Pour cela, il disposerait d’un
système de calcul de probabilités. Selon les auteurs
anglo-saxons, ce calcul de probabilités utilise un
mode bayésien (du révérend Thomas Bayes, mathé-
maticien anglais du
e
siècle, auteur du théorème
éponyme). Ces calculs permettraient de faire des
prédictions sur la base de comparaisons entre les
événements attendus (anticipés en utilisant ses
propres représentations du monde) et ceux qui
surviennent dans la réalité (tels qu’ils sont perçus).
Les Anglo-Saxons parlent en termes de prédictions
d’erreur : soit il y a une correspondance entre un
événement attendu et l’événement qui survient, et
la prédiction d’erreur est positive (et la mémoire que
l’on a de l’événement est renforcée, ou consolidée),
soit il n’y a pas de correspondance entre l’événement
attendu et l’événement qui survient, et la prédiction
d’erreur est négative (il y a alors une modification de
la représentation mentale antérieure et un nouvel
apprentissage). Le cerveau, dont le fonctionnement
serait donc fondamentalement projectif (pris en
permanence dans un mouvement de vérification),
serait ainsi capable de faire des hypothèses et d’anti-
ciper, consolidant ou modifiant ses mémoires après
vérification. On dit qu’il fait en permanence des mises
à jour. Et on s’accorde donc pour dire que ce que l’on
appelle les mémoires correspond en réalité à des
croyances, les consolidations liées aux prédictions
d’erreur positives constituant la base des croyances.
Mémoires et croyances seraient des éléments équi-
valents (même si l’on peut imaginer qu’il y a un
“en plus” dans la croyance, pouvant avoir un lien
avec une inscription dans un ordre symbolique ou
un plaisir, on ne connaît pas, en termes biologiques,
la nature de ces éléments susceptibles d’estampiller
les mémoires pour en faire des croyances) [1]. On
renforce donc les croyances, ou on les modifie, en
fonction de ce mode élémentaire de fonctionne-
ment qu’est la prédiction d’erreur. Les ensembles
de croyances construisent des modèles internes,
c’est-à-dire des ensembles de représentations fiables
du monde. Une fonction associée du cerveau est
que, en même temps qu’un événement est mis à
jour, la probabilité de survenue de cet événement
est également mise à jour. Ainsi, la prévisibilité de
survenue d’un événement, la force de sa mise en
mémoire, et la croyance que l’on a de son existence
sont indissociables de l’intime sentiment que l’on a
de sa familiarité et de la probabilité de son existence
ou de sa survenue.
L’apprentissage est ainsi bayésien : mémoires,
croyances et mises à jour sont fondées sur la capa-
cité du cerveau à calculer des probabilités. L’appli-
cation du théorème de Bayes au fonctionnement
du cerveau implique l’idée que celui-ci fonctionne
selon un principe d’incertitude : le cerveau prédit,
avec une certaine incertitude, la correspondance
entre les représentations internes et les événements
externes, la précision des prévisions répondant aux
probabilités bayésiennes. L’utilisation des proba-
bilités bayésiennes fait que, malgré l’incertitude
qui marque toute perception ou toute prédiction,
les décisions prises dans la vie quotidienne sont
les bonnes dans l’immense majorité des cas. Mais
l’incertitude reste une donnée élémentaire pour
expliquer le fonctionnement du cerveau. La croyance
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