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Le Courrier des addictions (5), n° 4, octobre-novembre-décembre 2003
L’histoire de Rachid est celle, classique, d’un
consommateur de drogues qui essaie de s’en
sortir, puis rechute, puis essaie de nouveau
de “couper les ponts” avec le milieu qui l’in-
cite à continuer à se “shooter”. Mais, dans
son cas, c’est un “soignant” qui lui a fermé la
route de cette rupture tant souhaitée. Voici
son parcours.
Les premiers essais
À 16 ans, Rachid sniffe ses premiers “traits”
d’héroïne. Il passe rapidement au “shoot”, et
consomme en moyenne deux à trois grammes
d’héroïne par jour. À 20 ans, il part, à sa
demande, en Algérie, pour y faire son service
militaire. Il espère ainsi “décrocher”, et
arrête effectivement sa consommation
d’opiacés pendant deux ans. De retour en
France, il rechute quasi immédiatement.
Il vit alors en couple pendant huit ans et
devient papa d’une petite fille. Sa compagne
ne consomme aucune drogue, mais lui ne
parvient pas à cesser son intoxication, qui
sera à l’origine de la séparation du couple.
De 1994 à 1996, il est incarcéré durant trente
mois à Fleury-Mérogis pour vol avec agres-
sion. En 2000, victime d’un accident de la
voie publique, il est hospitalisé cinq mois en
clinique, pour fracture du plateau tibial.
Durant ce séjour, il effectue un sevrage et
arrête sa consommation d’héroïne pour la
seconde fois. Mais, il rechute de nouveau,
peu de temps après sa sortie de clinique.
Lorsqu’on l’interroge, Rachid répond que
chaque rechute a été favorisée par le retour
au contact de ses anciens compagnons de
consommation : “Loin du contexte en
Algérie ou à la clinique, c’était pas difficile
d’arrêter l’héroïne, mais dès qu’on retrouve
les anciennes fréquentations…”
La motivation se précise
mais la substitution est refusée
À 35 ans, Rachid en a assez de cette vie. Il
fait le bilan : “Je n’ai rien fait de positif, tout
ce que j’ai réussi à faire c’est de perdre ma
femme et ma fille.” Il ne les a pas vues
depuis trois ans. Cependant, il a toujours tra-
vaillé, en dehors d’un arrêt de travail d’un an
et demi consécutif à son accident sur la voie
publique.
En 2002, il est condamné pour usage de stu-
péfiants et mis sous injonction thérapeu-
tique. Il est adressé à son CMP de secteur où
un psychiatre le “prend en charge”. Durant
six mois, Rachid se rend aux consultations en
espérant obtenir une prescription de bupré-
norphine haut dosage, qui l’aidera, peut-être,
à sortir de sa dépendance : “C’est ce que le
juge m’avait proposé à la place de retourner
en prison : un suivi et un traitement substitu-
tif.” Mais son psychiatre refuse catégorique-
ment de lui prescrire ce traitement. Pourtant,
Rachid prend déjà de la buprénorphine haut
dosage, qu’il se procure au marché noir, car
il essaye depuis quelques mois “d’arrêter”
l’héroïne. Il l’a dit à son psychiatre, mais
celui-ci refuse toujours : “C’est pérenniser la
dépendance, remplacer une dépendance par
une autre. Il faut faire une psychothérapie.”
Donc Rachid continue de se procurer de la
buprénorphine haut dosage au marché noir,
qu’il achète à son dealer habituel, qui lui
fournit également “un peu d’héroïne de
temps en temps”, ce qu’il dit à son psy-
chiatre. Et le voilà qui insiste encore pour
que celui-ci accepte de lui prescrire de la
buprénorphine haut dosage, afin qu’il puisse
“couper les ponts avec le milieu”.
“J’apprends à vivre sans produit”
Cette situation aurait pu durer longtemps (à
ceci près que Rachid en “ayant vraiment
assez” et ne voyant pas l’utilité de ce suivi
médical était sur le point de le laisser tom-
ber…), si le médecin inspecteur de la
DDASS, responsable des injonctions théra-
peutiques, et à qui Rachid avait raconté com-
ment il se procurait ses comprimés (!), ne
l’avait pas adressé à notre consultation spé-
cialisée en toxicomanie. Il est, depuis le mois
d’avril 2003, suivi dans notre service. Il va
bien, ne voit plus son dealer et se sent sou-
lagé : “J’ai trouvé une oreille et j’apprends à
vivre sans le produit”, dit-il.
Moralité : ces patients au comportement que
la moralité réprouve, dont la réputation est
d’être “menteur, voleur et manipulateur”, se
voient refuser des possibilités thérapeutiques
au motif qu’ils ne mériteraient pas qu’on leur
prescrive un traitement de substitution, dont
il n’est même pas certain que celui-ci puisse
s’appeler ainsi, puisque, pour certains, il
pérenniserait “leur comportement per-
vers”… Pour ou contre la substitution, là
n’est pas la question. Ne doit-on pas, au-delà
du choix des traitements que l’on prescrit ou
non, réfléchir au préalable sur nos pratiques
et nos préjugés ? Et la “dérive perverse” ne
serait-elle pas celle qui consiste à laisser un
patient toxicomane, en injonction thérapeu-
tique, continuer d’acheter de la buprénor-
phine haut dosage au marché noir à son
dealer habituel ?
Rachid, 35 ans, d’origine algérienne, né en France, trois frères et
sœurs, se présente à la consultation d’Arpajon, adressé par
le médecin inspecteur de la DDASS pour injonction thérapeutique.
Le psychiatre qu’il avait précédemment consulté se refusait à lui
prescrire de la buprénorphine haut dosage qu’il achetait donc dans
la rue (avec, occasionnellement, quelques doses d’héroïne) auprès
de son ancien dealer. Il voulait pourtant arrêter de se droguer…
Rachid ou la substitution empêchée…
Christelle Peybernard*
* Praticien contractuel, unité fonctionnelle
toxicomanie, CMP, Arpajon.