ACTUALITÉ PSY SEPTEMBRE 05/08/02 12:02 Page 249 les mots et Les mots et les hommes La tentation de Procuste : subversion du sujet, la démarche-qualité, et dialectique d’un désir, soutenir le travail institutionnel et la psychiatrie de secteur P. Alary* Selon l’OMS, la qualité est “une démarche qui doit permettre de garantir à chaque patient l’assortiment d’actes diagnostiques et thérapeutiques qui lui assureront le meilleur résultat en termes de santé, conformément à l’état actuel de la science médicale, au meilleur coût pour un même résultat, au moindre risque iatrogène et pour sa plus grande satisfaction en termes de procédures, de résultats et de contacts humains à l’intérieur du système de soins.” En prenant au mot l'ANAES (valorisez ce qui fonctionne et faites participer tout le monde à l’amélioration de ce qui doit l’être, selon vos propres critères et sans abuser des protocoles et autres procédures), quelles interrogations suscite une telle démarche quand elle est engagée dans nos établissements ? * Praticien hospitalier, CHS du Bon-Sauveur, Saint-Lô. “Souvent, un philosophe se déclare pour la vérité, sans la connaître. Il voit une opinion qui, jusqu’à lui, a été abandonnée, et il l’adopte, non parce qu’elle lui paraît meilleure mais dans l’espérance de devenir le chef d’une secte. En effet, la nouveauté d’un système a presque toujours été suffisante pour en assurer le succès.” Condillac (1) La notion de qualité des soins n’est pas, en soi, une préoccupation nouvelle pour les équipes de soins en général et de santé mentale en particulier. Dans le cadre de la psychothérapie institutionnelle, dont Philippe Kœchlin indiquait qu’elle permet “l’analyse permanente et collective des opérateurs institutionnels”, l’ambition de la démarche est l’amélioration continue des éléments intervenant dans les dispositifs de soins. Ainsi, nombre d’entre nous faisaient, comme Monsieur Jourdain de la prose, de la qualité sans le savoir. Aujourd’hui, le concept revient sous une forme particulière et selon des modalités qui créent une ambiguïté, un flou, voire une méfiance, dont il est difficile de se déprendre, ce qui est pourtant nécessaire si on souhaite intégrer ces nouveaux processus, ces nouveaux concepts que sont indicateurs, procédures, protocoles, gestion de la qualité, définition des besoins et surtout accréditation, préalable à la mise en œuvre de toute démarche. l’ambiguïté intervient la genèse même de la procédure. On sait que l’accréditation est venue d’outre-Atlantique, du Canada, où elle repose sur le volontariat. Ici, bien que le questionnement sur ces démarches soit plus ancien, elle s’intègre dans les ordonnances de 1996 qui ont pour visée de réglementer le domaine de la santé, et ce pour des raisons essentiellement économiques. Si on ne peut que comprendre, et accepter, ce souci louable du politique de bien gérer la santé dans toutes ses dimensions, on peut se demander ce qu’il restera du volontariat quand la démarche a un caractère obligatoire et que ses résultats seront transmis à l’Agence régionale de l’hospitalisation, dispensatrice des crédits. Genèse et ambiguïtés de la démarche Vers la certification des pratiques ? Un autre élément contribue également à créer la suspicion : c’est la crainte que, comme dans l’industrie d’où la démarche/qualité est d’ailleurs issue, elle ne conduise à des procédures de certification qui sont déjà à l’œuvre, par exemple, dans les services de restauration de nos hôpitaux. L’évaluation des pratiques de soins concerne naturellement ces pratiques elles-mêmes ainsi que les pratiques professionnelles spécifiques. Mais cette notion d’évaluation, associée aux Références médicales opposables ou aux recommandations édictées par l’ANAES, laisse, au mieux, dubitatif : y aura-t-il à terme une certification des professionnels, une création de normes qui viendraient régir et réglementer l’ensemble du processus diagnostique et thérapeutique ? Volontariat ou obligation réglementée Parmi les éléments qui concourent à créer Vise-t-on l’homéostasie ? Dans ces conditions, tout ce dispositif Vaincre les réticences 249 ACTUALITÉ PSY SEPTEMBRE 05/08/02 12:02 Page 250 les mots et Les mots et les hommes viserait-il autre chose qu’une homéostasie du système soignant, homéostasie obsessionnelle évitant toute confrontation pulsionnelle dans l’espace qui nous intéresse, les mouvements subjectifs et la singularité de la différence ? Rappelons, pour mieux les repérer, quelques symptômes obsessionnels (2) : idée obsédante (manie de la perfection, de la vérification, tendance à la répétition), compulsion, rite conjuratoire (suite d’obligations, d’interdictions, de réglementations et de ritualisation), soumission à l’autorité, angoisse devant la séparation et le manque… Si le but est de créer des processus aseptisés, uniformes plus qu’homogènes, on comprendra que la réticence se transformera alors vite en résistance. Ce terme est entendu ici dans son acception psychanalytique, c’est-à-dire en obstacle au déroulement du processus lui-même, cette résistance s’opposant à l’émergence collective des problèmes effectifs qu’il faudrait régler, tuant dans l’œuf la démarche et son ambition qui sont d’améliorer le dispositif de soins. Dans cette hypothèse doit être évoqué le risque non négligeable de dérive bureaucratique que souligne Jean-Claude Pénochet (3), l’homéostasie trouvant refuge dans “le foisonnement de procédures trop détaillées et non pertinentes contraires à la règle d’or du management de la qualité : montrer la nécessité du changement au lieu de l’imposer”. Normes et processus psychiques L’existence même de normes fait poser la question de leur ajustement aux mouvements psychiques qui sont, par définition, en constante adaptation. On sait, en l’occurrence, comme il est difficile de faire émerger les positions inconscientes, qu’elles soient individuelles ou collectives. Mais cette difficulté est le préalable à l’affirmation de positions subjectives, souci de toute équipe de santé mentale. Les principes de base de la psychiatrie de secteur Or, la psychothérapie institutionnelle a été Act. Méd. Int. - Psychiatrie (17) n° 7, septembre 2000 conçue par ses fondateurs comme un moyen pour chacun, soignant ou soigné, de savoir “où il en est de sa folie”. Cela permet la “construction d’un instrument continuel de transformation avec ses caractéristiques de structure, de définition, de médiateur relationnel. Avec une structuration de l’espace et du temps et cette mainmise indispensable sur le gestionnel et l’économique (4)”. On retrouve dans ces principes fondamentaux un certain nombre d’éléments qui pourraient être visés par la démarche/qualité et la procédure d’accréditation. On en rappellera quelques-uns : – le respect de l’éthique professionnelle, qui place réellement le patient au cœur de notre dispositif de soins ; – l’affirmation de la nécessité de l’existence des secteurs comme base de la psychiatrie publique, le dispositif sectoriel garantissant la continuité des soins, la mobilisation de tous les acteurs du secteur, la proximité des soins ; – la juste évaluation des besoins de la population en matière de santé mentale, de la qualité des soins que nous délivrons à nos patients et des moyens à mettre en œuvre pour répondre à ces besoins et assurer effectivement cette qualité des soins ; – favoriser l’accès aux soins des plus démunis qui en sont souvent les moins demandeurs ; – la prise en charge et le traitement de la maladie mentale dans ses formes fondamentales que sont la psychose, les troubles de l’humeur et les névroses graves, dans leur expression la plus sévère et la plus invalidante, c’est-à-dire la plus préjudiciable à nos patients et à leurs proches ; – la déstigmatisation de la maladie mentale ; – la coopération dans tous les domaines où elle est possible avec les autres acteurs du soin, les membres du réseau. Cette coopération doit respecter les limites de notre champ de compétences, qui est prio- 250 ritairement celui du soin et de la prévention, et celles de nos partenaires. De plus, en psychiatrie, les hommes sont importants et constituent notre plateau technique : quand nous parlons de moyens et de qualité des soins, c’est donc en premier lieu à eux que l’on doit penser. Or, force est de constater que, même si la visée officielle de ces nouvelles démarches est de mettre l’homme au centre du dispositif, le sentiment que nous avons souvent est que la place est prise par l’administration ou la bureaucratie. Mise en route de la démarche Des méthodes chronophages Le temps qu’il reste Le premier constat, quand on entreprend une démarche d’amélioration continue de la qualité, est celui de son caractère chronophage. De ce point de vue, nombre de paradoxes ne sont pas élucidés : – le temps consacré à l’élaboration et à la mise en place de procédures, pour peu que l’on souhaite que celles-ci soient acceptées par tous, est de plus en plus important ; – cette remarque concerne en premier lieu les procédures garantissant la sécurité des personnes et des biens qui ont un caractère impératif ; – le temps passé à remplir des formulaires, des protocoles, à répondre aux questions de nos confrères contrôleurs de la CPAM, à rédiger des rapports va également croissant. On sait que l’écrit est le seul document opposable : il faut y attacher le plus grand prix. Aujourd’hui, un coup de téléphone pour régler un problème ne suffit plus, il faut qu’il en existe une trace écrite. Or, dans le PMSI que l’on nous annonce pour 2001 ou 2002, où sont les éléments de quantification de ce temps qui est loin d’être interstitiel ? ACTUALITÉ PSY SEPTEMBRE 05/08/02 12:02 Page 251 les mots et Les mots et les hommes – ces différents documents, ces données codées, ces résumés standardisés de sortie, ces classifications, CIM X ou DSM IV ne sont que des modes de représentation de nos réalités cliniques et thérapeutiques. Pourtant, c’est sur cette illusion de notre réalité quotidienne que vont s’appuyer nombre de décisions ; – que deviennent les rapports annuels de secteur, qui décrivent l’augmentation des files actives sans que personne ne s’interroge sur le temps passé par les praticiens, les secrétaires, les infirmiers, à mettre en forme ces évaluations ? – ce temps ne serait-il pas mieux utilisé à soulager la souffrance des patients, celleci devant de plus en plus être “objectivée” par des échelles appropriées… Qui nous donnera le temps ? Les Grecs différenciaient Kronos, père d’un âge d’or pour les hommes qui dévorait ses enfants, et Khronos, le temps. Qui jouera le rôle de Rhéa, substituant aux enfants de Saturne des cailloux et redonnant à ceux qui œuvrent dans la dimension du soin le temps qui leur est de plus en plus compté ? Sera-ce l’ARH, à l’heure où l’économique et la démarche qualité sont plus intimement liés qu’on ne veut bien le dire. Le temps investi L’accréditation est une procédure qui vise à apprécier et à améliorer la qualité des soins. Elle doit permettre un diagnostic objectif de l’état des lieux et la reconnaissance externe du niveau de qualité des soins dans les établissements de santé en favorisant la confiance du public. Le temps consacré par un établissement à la démarche/qualité sera considérable. Il faut informer largement et quasi exhaustivement sur la démarche, permettre à chacun de s’approprier ces nouveaux concepts, en particulier ceux du manuel d’accréditation, base de l’autoévaluation. Le processus suppose la constitution d’un comité de pilotage, où chacun pourra se sentir réellement représenté, y compris les acteurs très éloignés du soin que sont les personnels des services généraux ou de l’administration, et la mise en place de formations diverses. Il est indispensable de s’assurer que les ressources dont l’établissement dispose pour conduire l’ensemble de la démarche sont bien à la mesure des ambitions que suppose cette démarche. Une évaluation interne devra précéder la mise en place de démarches/qualité. Il faudra construire des instruments de mesure, puisqu’il n’y a pas d’évaluation sans mesure, déterminer des indicateurs de qualité, puisqu’ils sont censés être internes, propres à l’établissement et adaptés au contexte et aux problèmes à résoudre. Ces indicateurs permettront de piloter les actions d’amélioration de la qualité et d’évaluer leur suivi. Il faudra encore déterminer la méthodologie de l’autoévaluation, faire une synthèse du travail de toutes les équipes. Il faudra enfin conduire des démarches/qualité qui supposeront, comme le rappelle Jean-Claude Pénochet (3), “le changement de pratiques bien ancrées, touchant un grand nombre d’acteurs et constituant, même s’il produit des dysfonctionnements, un système équilibré”. Il faudra, en particulier, veiller à éviter “l’immobilisme et la multiplication du développement de procédures formelles qui ne portent pas sur l’essentiel, le risque non négligeable d’hypertrophie du sommet stratégique, hypertrophie qui provoque immanquablement l’apparition d’une résistance aux décisions”. Le pari est que l’on aboutisse, au cours de ce long processus, à du temps gagné, à une période d’ouverture et de dialogue, à un travail collectif d’échanges qui soit une occasion d’informations et de transparence. Cela permettra alors de mettre en valeur ce qui fonctionne, d’ouvrir un temps de réflexion et de critique positive, le tout portant sur l’ensemble des activités de l’établissement. 251 Quelles références ? Quel savoir ? L’une des autres questions posées par cette démarche est celle de ses références, en particulier au savoir. Au nom de quel savoir, concept mouvant, constamment réélaboré, proposer des critères qui permettront d’évaluer la démarche ? Le savoir, disait Michel Foucault dans l’Archéologie du savoir, c’est “l’espace dans lequel le sujet peut prendre position pour parler des objets auxquels il a affaire dans son discours… C’est aussi le champ de coordination et de subordination des énoncés où les concepts apparaissent, se définissent, s’appliquent et se transforment”. Platon décrivait deux dimensions au savoir, dimensions en constant rapport dialectique : la “technê”, savoir théorique, et la “phrenêsis”, savoir pratique. Le discours clinique comporte aussi ces deux dimensions et ce même mouvement dialectique, qu’il s’agisse du discours médical, infirmier ou psychothérapique. Savoir et désir Le psychiatre sait que le savoir et le désir ont partie liée. Quel désir sous-tend notre démarche, s’il est bien vrai qu’il ne s’agit pas seulement de demande, toujours à reproduire, ou de besoin, toujours à satisfaire, ce que l’on peut craindre… ? Socrate disait à Agaton (5) : “Cet homme donc, comme tous ceux qui désirent, désire ce qui n’est pas actuel ou présent ; ce qu’on n’est pas, ce qu’on n’a pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour.” Quoi que l’on produise, il manquera toujours quelque chose : le risque zéro n’existe pas, la mort finira toujours par intervenir. La place de la parole Reste à énoncer ce savoir. La parole doit être prudente si l’on en croit Lao-Tseu (6) : “Celui qui sait ne parle pas. Celui qui parle ne sait pas.” En psychiatrie, la parole a une place centrale. Comme les Indiens, nous passons ACTUALITÉ PSY SEPTEMBRE 05/08/02 12:02 Page 252 les mots et Les mots et les hommes beaucoup de temps en palabres et en silences. Ces temps sont essentiels, structurants, tant du point de vue individuel que de l’institution. Ils permettent l’émergence de positions subjectives et intersubjectives qui conditionnent le soin. Mais l’émergence de cette parole suppose un cadre. Quelle que soit la qualité des prestations proposées, il faudra, pour qu’émerge un Sujet du manque, un décalage par rapport à un idéal supposé, les normes, ainsi qu’un refus et une distance par rapport à la toute-puissance d’une hypothétique perfection thérapeutique. Cette émergence d’un Sujet est la finalité du soin. Sortir de l’aliénation, rendre à une personne les rênes de sa propre vie, c’est au fond ce que Condillac proposait dans sa dissertation sur les libertés (7) : “La liberté consiste dans des déterminations qui sont une suite des libérations que nous avons faites, ou que nous avons eu le pouvoir de faire. Confiez la conduite d’un vaisseau à un homme qui n’a aucune connaissance de la navigation, le vaisseau sera le jouet des vagues. Mais un pilote habile en saura suspendre, arrêter la course, avec un même vent, il en saura varier la direction ; et ce n’est que dans la tempête que le gouvernail cessera d’obéir à sa main.” Éloge de l’ignorance et de l’erreur Il nous faut aussi travailler avec l’ignorance qui, plus qu’on ne le croit, est féconde et facteur de progrès. Jankélévitch (8) nous le rappelle : “Non seulement la méconnaissance n’est pas, comme on serait tenté de le croire, une connaissance incomplète et trouée de lacunes, mais il se pourrait bien que la méconnaissance fût paradoxalement, du moins dans certains cas, une connaissance tout à fait complète, un savoir auquel il ne manque absolument rien.” L’ignorance, en institution, au sens analytique rappelé par Lacan (9), est non pas “absence de savoir mais à l’égard de l’amour et de la haine, comme une passion Act. Méd. Int. - Psychiatrie (17) n° 7, septembre 2000 de l’être”. Elle conduit à ce que la soif de savoir est “subtile et aveugle comme le montre le destin d’Œdipe, passion où s’est réfugié le désir de l’homme”. Cette soif de savoir, comme le montre Freud chez Léonard de Vinci (10), “possède toutes les caractéristiques de la passion (ténacité, continuité et pénétration), absorbant le reste”. L’activité d’investigation est en revanche “à l’origine de toutes les inhibitions et les subit”, si on suit Freud. Si la pulsion d’investigation ne se limite pas à une sublimation des pulsions sexuelles inhibées, “le désir de savoir trouvera une heureuse issue, ce qui passe par la reconnaissance de la réalité”. Cette reconnaissance de la réalité, dans l’institution et pour l’institution, c’est le but principal que l’on peut assigner à la démarche, pour peu qu’elle soit clairement repérée par l’ensemble des partenaires. Toutefois, il n’est pas assuré que cette reconnaissance doive viser à l’exhaustivité : “Henry James disait que si vous décrivez une maison trop complètement, trop concrètement, objectivement, solidement, dans le moindre détail, il devient alors impossible pour l’imagination de concevoir ce qui pourrait bien y survenir (11).” Science sans conscience… Comment définir des références, point essentiel en matière d’accréditation ? L’une des discussions va donc porter sur la définition des références, concept essentiel en matière d’accréditation. La référence est censée donner un cadre et des critères permettant de relever, par l’observation, d’analyser et de hiérarchiser des faits. Mais, dès qu’il s’agit d’analyser des faits, on retrouve ce que René Thom considère comme le divorce entre la science et la philosophie : “Se limiter aux faits ne peut qu’amener à l’accumulation de connaissances dépourvues de toute organisation interne, une connaissance chaotique et anarchique… Si l’on veut organiser les données de l’expérience, il faut 252 nécessairement procéder d’une manière plus théorique (12).” Ne pourrait-on proposer ici l’instrument théorique de la psychothérapie institutionnelle dont notre expérience est theoryladen, imprégnée de théorie ? Jusqu’où définir ? Pour prendre un exemple, si l’on se réfère au manuel d’accréditation, il est nécessaire de définir des profils de poste, puisque le “recrutement doit en tenir compte et donner lieu à une vérification des conditions d’exercice.” Dans un album célèbre de Lucky Luke (13), le héros rencontre l’inénarrable pilote de la Daisy Belle, Ned, et Sam, “le meilleur verseur de café du Mississipi et du Missouri réunis”. Ce que le visiteur Lucky Luke peut vérifier, c’est que le profil de poste de Sam est souple, simple, adaptatif, et que la Daisy Belle est plutôt un steamer qui avance, malgré les traquenards et les embûches… Existe-t-il alors plus parfait et plus concis profil de poste que celui de Sam : “Café Boss… Yes Sam” ? Évaluation et dispositifs La démarche/qualité, l’accréditation, supposent que l’on puisse évaluer. De plus, cette évaluation est censée être vérifiable. Or, “vérifier un fait, pour la science, c’est retrouver dans une intuition, en dernier ressort sensible, un abstrait exprimé dans un énoncé (14)”. Dans l’état actuel de la démarche, on peut penser que le manuel d’accréditation est susceptible d’évoluer dans un sens qui n’est pas nécessairement défavorable à nos préoccupations de terrain et qui prenne en compte les spécificités de la psychiatrie hospitalière. Mais, de ce point de vue, rien n’est assuré, puisqu’il existe, au sein même de l’ANAES, un département visant à mettre en place des protocoles, protocoles qui pourraient avoir, à terme, un caractère obligatoire auquel il serait impossible de se soustraire. ACTUALITÉ PSY SEPTEMBRE 05/08/02 12:02 Page 253 les mots et Les mots et les hommes On pensera en particulier aux dispositifs touchant à la mise en chambre d’isolement. La régulière surveillance par un médecin des patients isolés suppose préalablement que les médecins existent en nombre suffisant pour assurer cette surveillance. Le protocole ne prévoit pas que le nombre de médecins doive être adapté aux nécessités de l’isolement. Faudra-t-il alors renoncer à tout dispositif d’isolement et, par là même, s’exposer à la violence du patient contre lui-même, contre les autres patients ou le personnel, mettant ainsi en danger la sécurité de l’ensemble du dispositif de soins ? Les écueils La mise en chambre d’isolement est donc l’objet de recommandations. Dans notre expérience, deux simples principes ont permis la mise en place, de manière informelle et sans protocole écrit, d’une série d’actions qui répondent, a posteriori, aux recommandations de l’ANAES : – l’isolement est l’un des dispositifs du soin prescrits par le médecin ; – même dans les moments où c’est le plus difficile, le respect de la dignité du patient est primordial. Faut-il formaliser plus avant et mettre en place une procédure “MCI” qui, du simple fait de son existence, risque de rigidifier le dispositif actuel, souple et évolutif, y compris au regard de la réglementation qu’il respecte scrupuleusement ? Ne risque-t-on pas plutôt de déresponsabiliser les équipes et d’arriver à un “simulacre de qualité creusant l’écart entre le discours et la pratique (3)” ? Ou faut-il continuer de faire appel à la responsabilité, aux capacités d’initiative et de création des soignants ? De la procédure au procès Il faut introduire ici un autre tiers, le juge. Le “non-respect” d’un protocole non rédigé, d’un “processus non maîtrisé”, expose au procès, à la plainte. On sait vers quels excès cela conduit outre-Atlantique. Faudra-t-il, par crainte des complications médico-légales et des effets secondaires adversifs judiciaires, renoncer aux effets primaires pourtant positifs d’actions ou de traitements ? Et quelles garanties, en matière de qualité de soins, nous apporterait une hypertrophie bureaucratique produite par la crainte de ce tiers ? Des indicateurs à foison De la même manière, pour piloter la démarche/qualité, faudra-t-il multiplier les indicateurs, au motif qu’il faut disposer d’un tableau de bord complet, et ainsi prendre le risque d’un pseudo bon fonctionnement qui viserait non à améliorer la qualité, mais les constantes du tableau de bord ? Un cahier des charges complet et des contrôles qualité performants, on les connaît dans l’automobile. Les voitures sont aujourd’hui plus sûres, plus performantes, plus rapides, moins chères… mais toutes semblables. Dans cet éternel jeu de la bobine, faut-il opter pour la répétition du même qui crée l’illusion de la maîtrise et de la sécurité ? L’homéostasie, c’est en fait un non-changement, et, avec la pulsion de mort à l’œuvre, c’est donc l’opposé de la qualité. L’élargissement des missions Sommes-nous toujours compétents ? Aujourd’hui, et non sans crainte pour l’avenir, nous voyons s’accroître nos missions de manière inversement proportionnelle à la courbe des praticiens. Nous intervenons ainsi de plus en plus dans des domaines dans lesquels nous n’avons reçu aucune formation, gestion, administration, management, réglementation… au détriment de ceux que nous avons choisis, auxquels nous avons été formés et dans les- 253 quels nous sommes censés être “performants”, puisque notre monde est celui de la performance. Quelles conséquences sur la qualité des soins ? Nous sommes aussi appelés, mais il est vrai que nous y avons prêté la main, à intervenir dans le domaine de la prévention, du “réseau”, avec les ambiguïtés de ces concepts et de leurs applications qu’il convient, là aussi, de formaliser. Allonsnous devenir des pompiers ou des travailleurs sociaux, dont les actes seraient ainsi plus faciles à évaluer et à contrôler ? Bref, si ces nouvelles missions, éloignées du registre du soin, entrent dans nos domaines d’intervention, de quel temps disposerons-nous pour les accomplir en plus de nos tâches actuelles, et seront-elles prises en compte dans les “évaluations des pratiques de soins” ? Enfin, y aura-t-il assez de praticiens pour les rendre effectives ? Le patient au cœur du dispositif Il n’est probablement pas inutile ici de rappeler la vocation de tout soignant, quelle que soit sa position dans la hiérarchie du soin : “La vie de l’homme est sujette à tant de sortes de maux, d’infortunes et de travers qu’il serait presque toujours consumé d’ennui et de déplaisir si personne n’était sensible à ses peines et ne prenait soin de les adoucir : la providence a pourvu à son soulagement d’une manière admirable par les différentes liaisons qu’elle a établies entre les hommes… (15)” Cette réflexion, qui n’est pas d’aujourd’hui, est un repère éthique auquel nous devons référer nos actions. Le contrat de soins Le patient doit être placé au cœur du dispositif de soins. Mais de qui s’agit-il en fait ? ACTUALITÉ PSY SEPTEMBRE 05/08/02 12:02 Page 254 les mots et Les mots et les hommes Le terme “consacré”, aujourd’hui, est celui de client ou d’usager, ce qui pose bien des interrogations sur la perception des systèmes soignants qu’ont les auteurs de ces nouvelles tables de la Loi. Les hôpitaux sont-ils voués à devenir des supermarchés, des gares, des aéroports, lieux où, en même temps que la religion de la consommation, règnent l’indifférenciation, la répétition, le semblable, le même, c’est-à-dire, tout le contraire de ce que le dispositif de soins sectoriel préconise : l’émergence du Sujet. Dans nos structures, le contrat thérapeutique, implicite dans le passé, explicite aujourd’hui, est d’abord, et avant tout, une référence à la Loi sous toutes ses formes. Ce contrat a pour but de définir des modalités de soins en y associant le patient, y compris lorsqu’il est sous régime de contrainte. Le respect de l’autre, des règles et de la loi vise à référer patient et dispositif soignant au symbolique, surtout quand il est défaillant, voire forclos. Il n’est pas inutile de rappeler ici que la démarche/qualité, tout comme la procédure d’accréditation, a un caractère obligatoire depuis les ordonnances de 1996. Mais le respect de la loi n’est pas univoque : le contrat de soins, élaboré en commun, a un caractère réciproque. Client ou patient ? La notion de client, de ce point de vue, n’est pas neutre. Il n’est que de rappeler ici certaines “exigences” de la norme ISO 8402 : – connaître les attentes et les besoins exprimés ou implicites de ses clients ; – trouver le bon compromis entre le besoin réel du client, le respect de la réglementation et la réalisation du service ; – respecter l’engagement passé avec le client ; – savoir anticiper et prévenir, aller au-devant du besoin ; – s’organiser pour assurer le niveau de qualité promis ; – définir une politique claire et des objectifs de qualité fixés, la politique doit être cohérente avec l’ensemble de la stratégie de l’établissement ; Act. Méd. Int. - Psychiatrie (17) n° 7, septembre 2000 – l’information, la participation, la responsabilisation, la formation et la motivation du personnel ; – l’évaluation de la satisfaction des clients et la prise en compte de ses insatisfactions. Si l’on peut, formellement, souscrire à l’ensemble de ces définitions, on voit clairement qu’elles restent inscrites dans un processus qui a pour origine des impératifs économiques et aboutit à une normalisation. Mais, en psychiatrie, la mission du service public présente des spécificités précisées par l’article L326 du code de santé publique : – se préoccuper de l’accessibilité aux soins en favorisant la mise en place des soins et interventions au plus près de la population, offrir une gamme diversifiée de structures et de prestations spécialisées, notamment par une diversification des formules de soins ambulatoires et des interventions à domicile ; – développer des actions de réadaptation, de réinsertion sociale ; – développer la prévention notamment en partenariat ; – assurer des interventions régulières dans la communauté sociale en apportant un appui technique des équipes spécialisées et en améliorant la perception de la psychiatrie tout en développant l’intersectorialité. Tout cela peut s’articuler avec l’ambition de la Charte d’Ottawa qui est de donner aux populations un plus grand contrôle sur leur santé. Peut-on espérer que ce contrôle soit de meilleure qualité s’il n’a pour volonté que de réduire la souffrance psychique à un signifiant, client, qui ramène le Sujet de la différence à un consommateur individualiste ? Le patient ne peut être réduit à un malade, anonyme et immatriculé pour des visées statistiques qui ont le “mérite” d’évacuer toute question en rapport avec une demande. Fort heureusement, comme le rappelle Jean-Marie Fessner, “si la préoccupation de la maîtrise de dépenses de santé l’emporte sur tout le reste, elle se heurte à l’infinie complexité de l’être humain (16)”. 254 Droits et devoirs Cette position du client risque d’être toutepuissante. Or, rappelle Hegel, “l’homme a des devoirs dans la mesure où il a des droits, et des droits dans la mesure où il a des devoirs”. Il faut prendre garde à la démotivation qu’induirait le fait de n’être confronté qu’à la stricte application de procédures, déterminées par d’autres, donnant le sentiment, dès lors que l’on se trouve en situation professionnelle, de n’avoir que des obligations face à des personnes qui n’auraient que des droits. Il faut le répéter : la nécessaire reconnaissance de l’autre, implicite dans la relation thérapeutique, passe par un certain nombre de règles dont le patient va progressivement prendre la mesure. Pour le rendre à nouveau maître de lui-même, singulier et différent, il faut aussi le soumettre à des exigences, sans quoi il tombera sous la tyrannie de sa demande qui est le fondement de la répétition, qu’il s’agisse du symptôme ou du passage à l’acte. Il est une limite à mettre aux droits des patients, c’est celle de la libre jouissance qui est insupportable, car elle ne conduit, au fond, qu’à la mort, symbolique ou réelle, comme nous le rappelle le Dom Juan de Molière. Le soin “idéal” La triangulation réintroduit un tiers plus ou moins symbolique selon le temps logique de l’évolution du patient. Si les démarches/qualité, et les procédures ou protocoles qui s’y attachent, ne permettent pas cette triangulation, alors elles ne conduiront pas à une amélioration de la qualité des soins mais à une transposition du taylorisme, c’est-à-dire à la production de pneus ou de yaourts, qui n’épargne pas toujours du risque d’accident automobile ou bactérien. C’est la logique du toujours plus dans un système managérial, pour reprendre l’expression de Vincent de Gauléjac (17), où “l’individu est sans cesse conduit et sollicité à se dépasser lui-même, à faire toujours ACTUALITÉ PSY SEPTEMBRE 05/08/02 12:02 Page 255 les mots et Les mots et les hommes mieux, toujours plus vite, surtout quand l’institution érige en devoir sacré la satisfaction du client”. Les contraintes budgétaires sont mises, par le dispositif proposé par les ordonnances de 1996, dans une position véritablement surmoïque. Comme le dit Arlette Lecoq (18), “la liberté s’enlise dans les rets d’une injonction paradoxale qui nous prescrit la liberté… sous conditions”. Du coup, ces contraintes agissent comme repoussoir, situant la démarche/qualité du côté de la Thérapeutique idéale, rejetant celui de l’Idéal thérapeutique, que nous privilégierons toujours, ne serait-ce qu’à titre de représentation narcissiquement supportable, dans la mesure où elle nous rattache à la communauté du soin (19). Bien sûr, nous ne pouvons pas ignorer les contraintes gestionnaires. Chacun d’entre nous, s’il regarde chaque mois sa feuille de paye, mesurera le tribut à payer à la raison. Et même si l’on considère que la psychothérapie institutionnelle est, au regard de nos modernes concepteurs, obsolète, il faut rappeler que le savoir, et ici le savoir sur la qualité, se constitue et s’élabore au fur et à mesure du déroulement du travail institutionnel. Pour une démarche/qualité “institutionnelle” La tentation de Procuste Les Grecs, grands pourvoyeurs de représentations de l’inconscient collectif, ont inventé Procuste, “celui qui étire”. Ce brigand de l’Attique arrêtait les voyageurs et les étendait sur des lits de fer en leur faisant subir d’horribles mutilations. N’étant jamais à la bonne taille, de ce fait, chacun était voué à la mort. Procuste nous propose une métaphore : si nous sommes toujours en décalage avec une hypothétique norme constamment réélaborée, puisque référée à un savoir lui-même mouvant, personne ne sera jamais dans la norme. Il faudra donc étirer ou raccourcir le processus de soins du côté de la Thérapeutique idéale, c’est-à-dire le vouer à la mort. Pour vivre, il faut aussi accepter d’être en constant décalage avec l’Idéal thérapeutique, sans méconnaître les impératifs surmoïques, ne serait-ce qu’au nom des devoirs rappelés par Hegel. Si… Si le savoir, “insu” initialement, puis réellement produit par l’institution, si cette élaboration n’est pas trop chronophage, si elle n’aboutit pas à une uniformisation, même s’il ne faut évidemment pas ignorer les impératifs de sécurité et d’homogénéisation, s’il peut ainsi, en quelque sorte, émerger un Sujet de l’institution collectivement élaboré et multiforme, ouvrant la voie à l’émergence de positions soignantes, un Sujet ne peut être Sujet que devant un autre Sujet, soignant, alors, la démarche/qualité aura atteint son objectif. Bien sûr, certains ne pourront se défendre de penser qu’elle n’est qu’un avatar, dans cette “époque moderne” vouée au culte de la performance et de la nouveauté, de l’instantanéité et du fugace, d’outils qui avaient pour ambition de permettre une “production singulière, expression de la manière dont les hommes peuvent être affectés par la question de leur vérité (20)”. C’est le cas de la psychothérapie institutionnelle, dans l’ensemble de ses réalisations et de ses dispositifs, perfectibles et non dépourvus de toute chronophagie, et de la politique de secteur, qui ont montré leur crédibilité, leur disponibilité, leur adaptabilité et leur souci du mieux-être des patients et de la dignité de l’homme. Mais, ces préoccupations sont-elles nouvelles, quand Lao-Tseu (6) disait : “ainsi, le grand homme s’en tient au fond et non à la surface, il s’en tient au noyau et non à la fleur.” 255 Références 1. Condillac. Essai sur l’origine des connaissances humaines. Auvers-sur-Oise : éditions Galilée, 1973. 2. Henri Ey, Paul Bernard, Charles Brisset, Manuel de psychiatrie, 4e édition. Paris : Masson, 1974. 3. Jean-Claude Pénochet, Pascale Clément. L’information psychiatrique, n°7, septembre 1997. 4. Nathalie Sinelnikoff. Les psychothérapies, Paris : ESF, 1993. 5. Platon, Le Banquet. Paris : Garnier Flammarion, 1964. 6. Tao-tö King. Connaissance de l’Orient. Gallimard : Paris, 1967. 7. Condillac. Traité des sensations. Corpus des œuvres de philosophie de langue française. Paris : Fayard, 1984. 8. Vladimir Jankélévitch. Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, tome 2, la méconnaissance, le malentendu. Paris : Points Seuil, 1980. 9. Jacques Lacan : L’éthique de la psychanalyse in le séminaire, livre 7, le Champ freudien, Seuil, Paris. 10. Sigmund Freud. Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci. Paris : Gallimard NRF, traduction, 1987. 11. Anaïs Nin. Journal, juin 1946. 12. René Thom. Paraboles et catastrophes. Paris : Champs Flammarion, 1983. 13. Morris. En remontant le Mississipi. Paris : Dupuis, 1969. 14. Gilles-Gaston Granger. La vérification. Paris : Éditions Odile Jacob, Philosophie, 1992. 15. Jacques Esprit. La fausseté des vertus humaines. Paris : Aubier, 1996. 16. Réforme de l’hospitalisation, n°7, novembre 1997. 17. Nicole Aubert, Vincent de Gauléjac. Le coût de l’excellence. Paris : Seuil, 1991. 18. Colloque des hôpitaux de jour qui s’est déroulé à Martigny, Suisse, les 2 et 3 octobre 1998. 19. Patrick Alary. À propos de la démarche qualité : principes de réalité(S) et complément orthopédique… à paraître dans l’Information psychiatrique. 20. Léon Chertok, Isabelle Stengers, L’hypnose, blessure narcissique. Les empêcheurs de tourner en rond. Laboratoire Delagrange, 1990.