les mots et
Les mots et les hommes
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Act. Méd. Int. - Psychiatrie (17) n° 7, septembre 2000
beaucoup de temps en palabres et en
silences. Ces temps sont essentiels, struc-
turants, tant du point de vue individuel que
de l’institution. Ils permettent l’émergence
de positions subjectives et intersubjectives
qui conditionnent le soin.
Mais l’émergence de cette parole suppose
un cadre. Quelle que soit la qualité des
prestations proposées, il faudra, pour
qu’émerge un Sujet du manque, un déca-
lage par rapport à un idéal supposé, les
normes, ainsi qu’un refus et une distance
par rapport à la toute-puissance d’une
hypothétique perfection thérapeutique.
Cette émergence d’un Sujet est la finalité
du soin. Sortir de l’aliénation, rendre à une
personne les rênes de sa propre vie, c’est
au fond ce que Condillac proposait dans
sa dissertation sur les libertés (7) : “La
liberté consiste dans des déterminations
qui sont une suite des libérations que nous
avons faites, ou que nous avons eu le pou-
voir de faire. Confiez la conduite d’un
vaisseau à un homme qui n’a aucune
connaissance de la navigation, le vaisseau
sera le jouet des vagues. Mais un pilote
habile en saura suspendre, arrêter la
course, avec un même vent, il en saura
varier la direction ; et ce n’est que dans la
tempête que le gouvernail cessera d’obéir
à sa main.”
Éloge de l’ignorance et de l’erreur
Il nous faut aussi travailler avec l’igno-
rance qui, plus qu’on ne le croit, est
féconde et facteur de progrès. Jankélévitch
(8) nous le rappelle : “Non seulement la
méconnaissance n’est pas, comme on
serait tenté de le croire, une connaissance
incomplète et trouée de lacunes, mais il se
pourrait bien que la méconnaissance fût
paradoxalement, du moins dans certains
cas, une connaissance tout à fait complète,
un savoir auquel il ne manque absolument
rien.”
L’ignorance, en institution, au sens analy-
tique rappelé par Lacan (9), est non pas
“absence de savoir mais à l’égard de
l’amour et de la haine, comme une passion
de l’être”. Elle conduit à ce que la soif de
savoir est “subtile et aveugle comme le
montre le destin d’Œdipe, passion où s’est
réfugié le désir de l’homme”. Cette soif
de savoir, comme le montre Freud chez
Léonard de Vinci (10), “possède toutes les
caractéristiques de la passion (ténacité,
continuité et pénétration), absorbant le
reste”. L’activité d’investigation est en
revanche “à l’origine de toutes les inhibi-
tions et les subit”, si on suit Freud. Si la
pulsion d’investigation ne se limite pas à
une sublimation des pulsions sexuelles
inhibées, “le désir de savoir trouvera une
heureuse issue, ce qui passe par la recon-
naissance de la réalité”. Cette reconnais-
sance de la réalité, dans l’institution et
pour l’institution, c’est le but principal que
l’on peut assigner à la démarche, pour peu
qu’elle soit clairement repérée par l’en-
semble des partenaires.
Toutefois, il n’est pas assuré que cette
reconnaissance doive viser à l’exhaus-
tivité : “Henry James disait que si vous
décrivez une maison trop complètement,
trop concrètement, objectivement, solide-
ment, dans le moindre détail, il devient
alors impossible pour l’imagination de
concevoir ce qui pourrait bien y survenir
(11).”
Science sans conscience… Comment
définir des références, point essentiel
en matière d’accréditation ?
L’une des discussions va donc porter sur
la définition des références, concept
essentiel en matière d’accréditation. La
référence est censée donner un cadre et des
critères permettant de relever, par l’obser-
vation, d’analyser et de hiérarchiser des
faits. Mais, dès qu’il s’agit d’analyser des
faits, on retrouve ce que René Thom consi-
dère comme le divorce entre la science et
la philosophie : “Se limiter aux faits ne
peut qu’amener à l’accumulation de
connaissances dépourvues de toute orga-
nisation interne, une connaissance chao-
tique et anarchique… Si l’on veut organi-
ser les données de l’expérience, il faut
nécessairement procéder d’une manière
plus théorique (12).”
Ne pourrait-on proposer ici l’instrument
théorique de la psychothérapie institu-
tionnelle dont notre expérience est theory-
laden, imprégnée de théorie ?
Jusqu’où définir ?
Pour prendre un exemple, si l’on se réfère
au manuel d’accréditation, il est nécessaire
de définir des profils de poste, puisque le
“recrutement doit en tenir compte et don-
ner lieu à une vérification des conditions
d’exercice.”
Dans un album célèbre de Lucky Luke
(13), le héros rencontre l’inénarrable
pilote de la Daisy Belle, Ned, et Sam, “le
meilleur verseur de café du Mississipi et
du Missouri réunis”. Ce que le visiteur
Lucky Luke peut vérifier, c’est que le pro-
fil de poste de Sam est souple, simple,
adaptatif, et que la Daisy Belle est plutôt
un steamer qui avance, malgré les traque-
nards et les embûches…
Existe-t-il alors plus parfait et plus concis
profil de poste que celui de Sam : “Café
Boss… Yes Sam” ?
Évaluation et dispositifs
La démarche/qualité, l’accréditation, sup-
posent que l’on puisse évaluer.
De plus, cette évaluation est censée être
vérifiable. Or, “vérifier un fait, pour la
science, c’est retrouver dans une intuition,
en dernier ressort sensible, un abstrait
exprimé dans un énoncé (14)”.
Dans l’état actuel de la démarche, on peut
penser que le manuel d’accréditation est sus-
ceptible d’évoluer dans un sens qui n’est pas
nécessairement défavorable à nos préoccu-
pations de terrain et qui prenne en compte
les spécificités de la psychiatrie hospitalière.
Mais, de ce point de vue, rien n’est assuré,
puisqu’il existe, au sein même de l’ANAES,
un département visant à mettre en place des
protocoles, protocoles qui pourraient avoir,
à terme, un caractère obligatoire auquel il
serait impossible de se soustraire.