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LA BIODIVERSITÉ :
UNE AUTRE FAÇON DE VOIR LE MONDE
Michel Barbault
Mnhn
Depuis que, de la Baie de Rio, le mot «biodiversité» a envahi
le monde, on sait que le vivant doit son succès – 3,8 milliards
d’années d’existence, d’expérience, de développement ! –
à sa diversité.
Pourtant, s’il est devenu de bon ton de se gargariser chaque
matin au sirop du «développement durable», force est
de reconnaître que gentils oiseaux et jolies fleurs ne font
guère le poids face à ce que l’on appelle les « réalités économiques ». « L’environnement, ça commence à bien faire ! »
a dit quelqu’un, élément fugace de cette vaste biodiversité.
Comme si ça ne nous concernait pas avant toute chose :
notre cadre de vie, nos ressources, nos origines. C’est là que
s’enracine l’économique, construction de nos sociétés, ellesmêmes expression de notre histoire de primate humain.
La biodiversité telle qu’il faut la comprendre n’est pas une
addition de choux, de carottes et de ratons laveurs : c’est la
réalité vivante du monde. À le comprendre on perçoit celuici sous un nouveau jour : d’une façon écologique (Barbault R.,
2006 ; Barbault R. et Weber, J. 2010).
Le tissu vivant planétaire : une affaire de 3,8 milliards
d’années
Vivre c’est interagir. Le réseau du vivant s’est d’abord tissé
à partir d’interactions entre les organismes et leur environnement chimique et physique (leur milieu de vie), mais aussi
très vite entre organismes se mangeant les uns les autres.
C’est ainsi que se sont constitués les réseaux trophiques
(entrelacs de chaînes alimentaires) qui forment la trame
vivante des écosystèmes et de la biosphère tout entière.
À titre d’exemple, «démaillons» progressivement ce fragment du tissu vivant planétaire près des côtes de l’Alaska,
où vit et auquel appartient la loutre de mer (fig.1). Dans les
années 1990 est signalé un effondrement de la population de
l’espèce, pourtant intégralement protégée et jusque là florissante. Que s’est-il passé ? Aucun signe de pénurie alimentaire : les oursins dont se délecte notre loutre sont en train
de pulluler. Et pour cause : il y a dix fois moins de loutres à
s’en repaître ! La cause du problème est donc à rechercher
La biodiversité comme vision écologique du monde
Il est classique de se repérer dans la profusion du vivant en
commençant par identifier, décrire et classer la variété des
organismes qui peuplent et ont peuplé la Terre. C’est ce
que font les paléontologues et les systématiciens, botanistes
ou zoologistes puis minobiologistes, depuis l’émergence
des sciences de la nature, grâce au concept d’espèce et au
système de classification qui en a résulté : l’arbre du vivant,
sur lequel les espèces se rangent en fonction de leur proximité génétique, c’est-à-dire leurs relations de parenté.
Cette richesse en espèces résulte d’une autre diversité fondamentale quoique cachée : la variabilité génétique qu’abrite
toute population animale ou végétale. Et derrière, comme
mécanismes fondamentaux, le hasard et la sélection naturelle.
Ce qui conduit à une troisième approche majeure de la diversité du vivant, l’approche fonctionnelle ou écologique, qui
s’intéresse à la façon dont se tissent les relations entre les
espèces, au fonctionnement des écosystèmes et à la diversité des fonctions qu’ils assurent et des types de réseaux
trophiques qui en résultent. Lorsqu’on appréhende la diversité du vivant à travers le tissu des vies qui animent notre
monde, on est conduit à dégager et à souligner quelques
grandes propriétés du vivant qui changent nos manières de
voir.
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énergie depuis les algues qui fabriquent de la matière organique grâce à la photosynthèse, jusqu‘aux grand prédateurs
en bout de chaînes, dont l’homme.
Ainsi, depuis son apparition sur Terre il y a 3,8 milliards
d’années, la Vie n’a cessé de se diversifier tout en traversant
crises et cataclysmes divers (dérive des continents, éruptions
volcaniques, glaciations, amples variations du niveau des
mers, irruption de chaînes de montage, etc.) – et c’est pour
cela qu’elle s’est maintenue jusqu’à nos jours : la diversité
qu’elle déploie est une stratégie d’adaptation aux changements – une stratégie de développement durable pourrait-on
dire !
Ajoutons que si les relations de type mangeurs-mangés
paraissent dominer la scène (pour les ressources alimentaires
précisément, mais aussi pour l’espace qui donne accès à ces
ressources et permet de s’installer, nicher ou s’abriter), il
ne faut pas sous-estimer l’importance dans l’évolution et le
succès du vivant des relations de coopération (mutualismes
et symbioses). Ni le rôle stabilisateur des prédateurs (voir
Encart 1).
de l’autre côté de la chaîne alimentaire à laquelle appartient
la loutre, du côté des « ennemis ».
Aucun signe de maladie, d’épidémie, mais l’« ombre » d’un
redoutable prédateur, l’orque. Pourquoi donc les orques en
sont-elles venues à mettre les loutres de mer à leur menu –
des proies de taille modeste et qu’elles négligeaient jusque
là ? Parce que les phoques dont elles avaient l’habitude de se
nourrir sont devenus rares dans la région, victimes de l’effondrement des bancs de poissons consécutif à la surpêche
pratiquée par un autre grand prédateur, Homo sapiens.
Ainsi, une maille se défait et c’est tout le «vêtement» qui se
déchire…
Côté oursins, cela ne va pas mieux : la forêt de laminaires –
ces algues géantes qui tapissent les fonds marins côtiers et
font vivre quantité de vers, mollusques, crustacés et poissons
– part en lambeaux, broutée par des échinodermes de plus en
plus nombreux, d’où une destruction sans précédent de la
biodiversité qui en dépendait.
Voilà ce qu’est un réseau trophique : un système complexe
d’interactions mangeurs-mangés, où circulent matière et
SÉLECTION DE LIVRES
JARDINER AUTREMENT :
STRATÉGIES ENVIRONNEMENTALES AU JARDIN
colloque scientifique de la SNHF
Montpellier, le 20 mai 2011
Un prédateur écologiquement nécessaire
Sur les bans rocheux de la zone de balancement des marées (estran) des côtes américaines, l’écologue Bob Paine avait relevé l’association remarquablement constante de moules, de balanes et d’une étoile de mer faisant fonction de prédateur de sommet à cette échelle
spatiale d’analyse. En d’autres termes, parce qu’elle se nourrit des balanes, moules, et autres petits crustacés, l’étoile de mer se trouve
fonctionnellement placée au sommet de ce petit réseau trophique. En juin 1963, Bob Paine élimine l’étoile de mer sur des bandes de 8
m x 2 m. Dès septembre, il observe l’expansion d’une espèce de balane, Balanus glandula, qui occupait selon les sites 60 à 80 % de
l’espace rocheux disponible. En juin de l’année suivante, les balanes étaient repoussées par la croissance rapide de la moule de Californie
qui domina peu à peu tout l’espace avec la subsistance sporadique de la balane à cou d’oie : la richesse spécifique locale, en absence
de l’espèce clé de voûte (selon le concept proposé par Paine), est passée de 15 à 7 espèces. Ainsi, la présence du prédateur de sommet
permettait la coexistence de nombreuses espèces en compétition pour la colonisation de la bande rocheuse de l’estran. Sa disparition
entraîna un appauvrissement de la communauté par exclusion compétitive des espèces les moins efficaces dans la colonisation du substrat
rocheux. L’étoile de mer Pisaster ochraceus est une espèce clé de voûte et l’hypothèse de Paine est que « la diversité spécifique locale est
directement dépendante de l’efficacité avec laquelle les prédateurs empêchent la monopolisation des ressources par une seule espèce ».
Qui ou quoi empêchera Homo sapiens de monopoliser toutes les ressources à son seul profit ? Un code de développement durable !
Des interactions de prédation et de compétition, mais aussi
des relations de coopération
Retenons que dans la dynamique écologique où se déploie la
biodiversité, les relations à bénéfices réciproques furent tout
aussi décisives que les aptitudes compétitives que l’on tend
à valoriser aujourd’hui trop unilatéralement dans certains
débats de société. Quelques exemples : pour capturer leurs
proies, nombre de grands carnivores – loups, lions, hyènes,
lycaons – doivent recourir à des chasses collectives et s’organiser en conséquence ; beaucoup d’espèces, pour se protéger
des attaques de leurs prédateurs, doivent vivre en groupes
– marmottes, pigeons picorant en terrain découvert, bœufs
musqués ou buffles etc. Et n’oublions pas Homo sapiens :
que serait-il devenu sans sa solide organisation sociale et le
partenariat très original qu’il a développé avec plantes et
animaux domestiques ?
Dans l’histoire du vivant, les évolutionnistes John Maynard
Smith et Eörs Szathmary relèvent ce qu’ils appellent les huit
transitions majeures. Ces transitions marquent des sortes de
sauts évolutifs, l’accès à des types d’organisation biologique
plus complexes. Ces changements majeurs, qui demandèrent
le franchissement d’obstacles difficiles, sont le fruit de véritables inventions dans l’organisation du vivant. Or la plupart
résultent d’une association, d’un mariage plus ou moins indissoluble : des entités, antérieurement séparées, ne peuvent
plus, après la transition, se répliquer qu’en tant qu’éléments
du système plus vaste qu’elles ont créé ensemble. C’est le cas
de la symbiose à l’origine des cellules eucaryotes, comme de
l’apparition des organismes multicellulaires ou des espèces
sociales.
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De la biodiversité aux services qu’elle garantit à travers le
fonctionnement des écosystèmes
fixation de l’azote de l’air, pollinisation des fleurs…), donc
des espèces qui les accomplissent : Biodiversité  Processus
écologiques  Services.
Ces flèches, que l’on peut légitimement utiliser pour schématiser (voir aussi fig. 2) les espaces de transition entre biodiversité et bénéfices pour les sociétés humaines, escamotent
un peu vite les complexités qu’elles dissimulent et les lacunes
dans nos connaissances à leur sujet.
Tout d’abord, il convient de souligner que la biodiversité
dont il s’agit ici ne se réduit pas aux habituels oiseaux ou
mammifères charismatiques menacés d’extinction, mais
s’étend à des cortèges mal connus ou négligés de vers, de
crustacés, de champignons ainsi qu’au monde invisible des
microorganismes.
D’autre part, entre la biodiversité – une histoire qui s’inscrit
à l’échelle de milliers et millions d’années – et les services
que nous apprécions à l’échelle de la décennie, le raccourci
paraît précipité et trompeur.
Enfin, les écosystèmes se bornent à fonctionner. Ils ne nous
fournissent rien à proprement parler : c’est nous qui prélevons et profitons de leur fonctionnement. Le mot «service»
est impropre !
Depuis l’Évaluation des écosystèmes pour le Millénaire lancée
en 2000 par l’ONU (MEA, 2005), personne ne conteste plus
les liens étroits qui existent entre l’état des écosystèmes de
la planète et le bien-être des sociétés humaines. Ce Rapport
mondial pose clairement les bases d’un développement véritablement durable, c’est-à-dire qui vise à assurer le bienêtre des générations futures. Et cela passe par la sauvegarde
des services assurés par les écosystèmes, déclinés selon une
terminologie maintenant acceptée mondialement (fig. 3).
Je n’insisterai ici, pour ne pas paraphraser le schéma de la
figure 3, que sur trois points, essentiels pour une bonne
compréhension de l’étroite dépendance du développement,
si on le veut durable, vis-à-vis de la biodiversité qui est la
trame vivante des écosystèmes.
Le tissu vivant planétaire, les systèmes écologiques qui le
représentent à l’échelle locale ou régionale, fonctionnent :
ils produisent de la matière vivante, recyclent la matière
morte et évoluent.
À titre d’exemple, loin de l’horticulture ou de l’agriculture
qui pourraient aussi bien illustrer ce point, penchons-nous
sur l’histoire de la baleine grise et des oiseaux marins.
Qui aurait pu imaginer, écrivent Philippe Cury et Yves
Miserey (2008), que l’effondrement de la population de
baleines grises dans l’Atlantique ait des effets sur les populations d’oiseaux marins ?
Pour le comprendre, il faut percevoir derrière ces grands
mammifères marins les prodigieuses « entreprises » qu’ils
sont pour transférer matière et énergie sur de grandes
distances, mais aussi entre les profondeurs et la surface des
océans. Ils s’alimentent sur le fond en pompant les sédiments et organismes qui y résident. Avant leur exploitation
au XIXe siècle, les baleines grises étaient capables de remettre
en circulation quelque 720 millions de m3 de sédiments
chaque été. Au cours de ce gigantesque chambardement, de
nombreux crustacés benthiques, c’est-à-dire vivant sur le
fond, se trouvent littéralement projetés en surface – véritable aubaine pour les oiseaux marins qui ont appris à suivre
les déplacements des grands cétacés. Or si l’on considère
qu’à cette époque, avant les débuts de la chasse, la population
de baleines grises tournait autour de 100 000 individus, le
phénomène précédemment décrit permettait de nourrir plus
d’un million d’oiseaux. On comprend alors aisément pourquoi et comment ceux-ci ont souffert du déclin des baleines
: avec la réduction des remontées, les ressources alimentaires
disponibles ne permettent aujourd’hui l’entretien que de
quelque 220 000 oiseaux marins.
On comprend facilement que, derrière les services rendus
par les écosystèmes, on a des processus biologiques et écologiques (production ou décomposition de matière organique,
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Prenons l’exemple de l’agriculture. Tiens, j’ai dit « agriculture » au singulier, comme tout le monde. Celle, certes,
qui tend à s’imposer. L’agriculture performante, dopée à la
chimie industrielle, l’agriculture façon «superman»… N’estce pas ce qu’il faudra pour nourrir 8 milliards d’estomacs
d’Homo sapiens (je n’ai pu me résoudre à écrire 8 milliards
d’humains) puis bientôt 9 voire 10 milliards ? Que peut-on
attendre d’une telle agriculture de l’uniformité ?
Après ce discours sur la diversité, base même du succès du
vivant, stratégie d’adaptation au changement, à l’imprévu,
j’ai peine à croire que cette idée reçue tienne la route. Qu’elle
rende justice à la créativité dont n’ont cessé de faire preuve
les paysans du monde depuis l’origine des agricultures il y
a plus de 10 000 ans. Oui, «agricultures» au pluriel. Et si
vous doutez de l’actualité de cette assertion, je vous recommande deux lectures : «Les Agricultures singulières» (2008),
ouvrage dirigé par deux chercheurs de l’IRD, Eric Mollard
et Annie Walter ; et «Pour des Agricultures écologiquement
intensives» (2010) de Michel Griffon, chercheur au Cirad.
Alors cultivons la diversité, l’adaptation au changement :
réconcilions-nous avec la nature – car c’est notre nature !
La biodiversité, c’est notre nature !
En définissant la biodiversité comme je viens de le faire,
en s’appropriant cette façon de voir le monde, on crée une
rupture, un basculement radical par rapport à la vision
dominante qui s’est imposée peu à peu avec notre civilisation. Une civilisation qui a sorti l’Homme de la nature et
opposé celui-ci à celle-là.
Or il apparaît que cette vision est erronée, fautive même,
puisqu’elle nous coupe de nos racines, nous éloigne de notre
parentèle et nous rend sourds et aveugles à la réalité profonde
de la biosphère et du monde vivant.
Curieusement, dans une campagne de mobilisation des
citoyens qu’elles ont lancée l’année dernière, plusieurs associations à vocation écologiste appellent à l’action en clamant
« la biodiversité, c’est votre nature ! » Un slogan construit
dans une démarche classique de travail publicitaire, mais
un slogan génial, profond, à méditer : la diversité est notre
essence même, parce qu’il n’y a pas de vie sans diversité.
Quand je perçois que la biodiversité c’est ma nature, je me
sens profondément inséré, ancré dans la puissance du vivant,
voué à l’évolution et au changement, prêt au renouvellement,
à la réconciliation avec ce qui m’entoure, à la coopération.
On comprend alors que, pour durer, il faut agir autrement,
avec la nature et non plus contre elle : substituer à la stratégie du bazooka celle du judoka !
Références
Barbault R., 2006. Un éléphant dans un jeu de quilles. L’homme
dans la biodiversité, Seuil, Paris.
Barbault R. et Weber J., 2010. La vie, quelle entreprise ! Pour
une révolution écologique de l’économie. Seuil, Paris.
Cury Ph. et Miserey Y. 2008. Une mer sans poissons. CalmannLévy, Paris.
Griffon M., 2010. Pour des agricultures écologiquement intensives. Editions de l’Aube, Paris
Millennium Ecosystem Assessment, 2005. Ecosystems and
Human Well-Being : synthesis. Island Press, Washington D.C.
Mollard E. et Walter A., 2008. Agricultures singulières, IRD
éditions, Paris.
Maynard Smith J. et Szathmáry E., 2000. Les origines de la
vie, Dunod, Paris.
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