«Le temps, c’est de l’argent...»
Intervention de Chantal Beauvais, Ph. D., Directrice du Service de la recherche et professeure à la Faculté
de philosophie de l’Université Saint-Paul, lors du panel d’experts qui a suivi la pièce de théâtre en français
sur «Le temps, c’est de l’argent», écrite et jouée par le théâtre social du Collège St-Alexandre de Gatineau
(Limbour) le 25 octobre 2001, à l’occasion du lancement des activités 2001-2002 du Centre d’éthique.
«J’ai choisi de limiter mon intervention à deux considérations qui, je l’espère, ne sont pas tout à fait
étrangères l’une à l’autre. La première porte sur les rapports entre le temps et l’argent, la deuxième
sur le rapport entre le pouvoir de l’argent et les conceptions de la santé vécues et véhiculées de façon
non critique.
On pourrait réfléchir sur la vision qui sous-tend l’adage «le temps, c’est de l’argent» qui a inspiré
la prestation théâtrale dont nous avons eu le bonheur d’être les témoins. Quand j’étais enfant, ma
mère me répétait souvent cet adage. L’intention sous-jacente était de faire patienter mon désir qui
se faisait parfois trop ardent. Comme l’argent laissé longtemps en banque produit beaucoup
d’intérêt, un désir porté dans la patience produit du fruit. Mais cette façon de voir les choses est à
son tour portée par une vision pour ainsi dire agraire de la réalité. Le semeur doit attendre que la
semence produise son fruit. On le sent quand un fruit ou un légume a mûri de force. On ne peut pas
tirer une carotte par les cheveux pour qu’elle pousse, me disait-on également quand j’étais enfant.
Les progrès de biotechnologie nous montrent à présent qu’il est possible non seulement de faire
pousser les carottes plus vite, mais aussi de faire en sorte que les poulets, les porcs, les vaches et tout
ce que nous consommons soit produit le plus rapidement possible... évidemment tout cela en
préservant le confort de l’animal. On semble ici vouloir ménager la chèvre et le choux. En fait, on
sait fort bien que ni la chèvre, ni le choux ne sont gagnants, mais que c’est l’argent qui rafle tout.
Étrangement, l’argent finit toujours par minimiser le temps d’attente qui creuse un fossé entre le
désir et son accomplissement. L’argent finit par tuer le temps et — ce qui peut paraître paradoxal
— l’argent peut tuer le désir même.
Plusieurs considérations d’ordre philosophique, sociologique et éthique s’imposeraient sur cette
équivalence posée entre temps et argent. On pourrait par exemple réfléchir sur la réalité de l’argent.
Cette tâche peut être accomplie, mais elle est extrêmement difficile parce que toute réflexion sur
l’argent est en quelque sorte auto-implicative. Comme le mentionne Georg Simmel, dans son livre
La philosophie de l’argent, l’argent a une valeur à la fois objective et subjective. C’est d’ailleurs
ce qui rend l’argent semblable au temps qui a une valeur chronologique objective et une valeur
subjective. Je trempe dans l’argent, comme je trempe dans le temps. Le problème de l’argent est
un problème anthropologique et politique car il présuppose une vision de l’être humain et du vivre-
ensemble humain. Et je ne crois pas que les codes de déontologie, si utiles qu’ils puissent être,
suffisent pour régler les rapports des individus et collectivités avec l’argent.
Prenons l’exemple d’un excellent documentaire qui a récemment été présenté sur l’antenne de
Radio-Canada. L’émission portait sur l’influence grandissante exercée par les compagnies
pharmaceutiques sur la pratique médicale. L’on mentionnait que les compagnies pharmaceutiques
finançaient de vastes opérations de marketing sous le couvert de formation médicale continue. Le
reportage était très bien documenté, et le problème éthique du conflit d’intérêt a été soulevé, mais
on a à peine évoqué la source réelle du problème. Des codes de déontologie plus stricts ne régleront