E. Lucchi 23/04/04 Q 11:07 U Page 21 A L I T É D E V I E Des réglementations concernant les décisions médicales en fin de vie ● E. Lucchi*/**, F. Pochard**/*** Le débat sur les décisions médicales en fin de vie ne se résume pas à la question de l’euthanasie, mais peut-être est-ce ce domaine qui fait naître le plus de conflits. Dans cette tribune, nous ne discuterons pas de l’euthanasie ou du suicide médicalement assisté en tant que tels. Nous examinerons les différentes propositions de loi qui ont été acceptées dans trois pays afin de réguler ces pratiques, et nous essaierons de voir, à la lumière des questions qu’elles ont soulevées et de leurs évolutions, s’il est opportun de légiférer sur ce sujet ou si d’autres mesures doivent être discutées. “Euthanasia, as well as the entire field of bioethics, is at the crossroad of many different disciplines : we as physicians should not be afraid to open our words and our world to others.” Surbone L es décisions médicales de fin de vie sont l’objet de controverses importantes. Depuis plusieurs années et dans de nombreux pays s’est ouvert un débat sur l’euthanasie et le suicide médicalement assisté, qui ne résument pas, à eux seuls, les termes des décisions médicales en fin de vie, mais qui en sont une expression particulièrement aiguë. Ce débat prend des formes différentes selon le pays où il a lieu. L’écho qui revient de la littérature est particulièrement passionnel, et parfois idéologique. Les éléments nouveaux, depuis quelques années, sont les tentatives de régulation par la loi, apparues dans trois pays en particulier (Pays-Bas, Oregon, Territoire du Nord en Australie), ou ailleurs par des avis de cours de justice. L’une des difficultés majeures vient des différentes définitions données aux actes médicaux en fin de vie (sédation terminale, aide à la mort, renoncement thérapeutique, suicide assisté, euthanasie) – le choix des mots n’est pas neutre – et de considérations parfois très techniques, tant sur le plan juridique qu’éthique. Ces tentatives de régulation ont en commun trois grands *Service d’oncologie médicale, CHU Saint-Antoine, Paris. **Laboratoire d’éthique médicale et de santé publique, UFR Necker-Enfants Malades, Paris. ***Service de réanimation médicale, CHU Cochin-Port-Royal, Paris. La Lettre du Cancérologue - volume VII - n° 1 - janvier-février 1998 points, tant pour éviter les abus que pour protéger les professionnels de la santé. Tout d’abord, l’invitation à ne pas poursuivre les médecins lorsque certaines conditions, définies au préalable, ont été remplies. En ce sens, il ne s’agit pas de légalisation, mais de dépénalisation. En second, la possibilité de refuser de pratiquer un tel acte est reconnue à tout médecin. Il doit cependant orienter le patient demandeur vers un autre confrère. Enfin, et ce point est particulièrement important, le consentement du malade est obligatoire. L’acte de fin de vie étant achevé, il doit être déclaré aux autorités judiciaires pour être examiné par une commission, qui statue sur la validité de la situation au regard des textes en vigueur et décide de ne pas poursuivre le médecin si les conditions d’application ont été remplies. Nous allons examiner dans cette tribune les trois tentatives de régulation par des textes de loi de cette situation complexe qu’est l’“aide au mourir” faite par un homme-médecin pour un homme-patient. Nous verrons que ces tentatives de régulation de conflits éthiques par des réglementations résistent difficilement à l’analyse de leurs applications. LES PAYS-BAS En 1973 s’ouvre un débat public autour de “l’affaire Postma”. Il s’agit d’un médecin ayant abrégé les souffrances de sa mère. 21 E. Lucchi 23/04/04 Q 11:07 U Page 22 A L I T É Durant les dix années qui suivent, dix procès environ ont lieu. Ils se concluent par des peines légères, malgré la reconnaissance de l’acte en lui-même. En 1984, deux procès aux issues radicalement opposées ont lieu. D’un côté, celui d’un jeune médecin qui a administré des doses létales de médicaments à de vieilles personnes dans l’hospice dans lequel il travaillait. La condamnation est plus lourde, notemment en raison du fait qu’il a agi seul. De l’autre côté, le Dr Admiraal est reconnu coupable des mêmes actes sans qu’aucune peine ne lui soit infligée. Sa notoriété et ses compétences médicales font sans nul doute partie des motifs de la décision judiciaire. Ce qui est également reconnu, et mis en avant par la Cour de justice, c’est la rigueur des critères qu’il utilise dans sa prise de décision : demande explicite et écrite du patient, maladie incurable et souffrance intolérable, discussion avec la famille, décision collective (médecin, équipe soignante, autorité spirituelle). Par ailleurs, ce médecin a été, dans son pays, une voix d’autorité pour amener le débat en place publique et appeler à une régulation juridique. À ses yeux, les deux plus grandes réticences qu’il rencontrait étaient la peur que l’euthanasie ne soit pas volontairement demandée par le patient, ou que les critères, aussi rigoureux soient-ils, soient appliqués avec laxisme, abrogeant ainsi les limites dans lesquelles cet acte lui paraissait non seulement tolérable mais justifié dans certains cas. À la même époque, on considérait que l’euthanasie représentait aux Pays-Bas 6 à 10 000 demandes par an, et ce malgré l’existence de soins palliatifs. L’Association pour l’euthanasie, créée dans les années 70, comptait 26 000 inscrits, dont des médecins respectés sur le plan médical et jouissant d’une grande réputation. Dans une analyse de 1994, les “décisions médicales concernant la fin de la vie” (MDEL) tenaient un rôle dans 38 % des cas de décès (Blijham, 1994), et l’euthanasie, définie comme le fait de mettre volontairement un terme à la vie d’un patient qui le demande, représentait 1,8 % des décès, et 6 % des décès dans le cours d’une maladie cancéreuse. Cinquante pour cent des médecins interrogés en Hollande déclaraient avoir déjà pratiqué un geste de ce type, et seuls 4 % s’y refusaient catégoriquement. Dans ce contexte est née une forme de dépénalisation de l’euthanasie (Groenewoud, 1997). Il s’agit toujours d’une violation du Code pénal, mais, au travers de certains arrêts de la Cour de justice et du guide de l’Association médicale hollandaise (DMA), cette pratique est tolérée si certaines règles sont respectées. Celles-ci sont les suivantes : il doit s’agir d’un sujet compétent, enfant ou adulte, souffrant de façon intolérable d’une maladie sans espoir de rémission ; la demande doit être volontaire, répétée pendant une période raisonnable de temps, et écrite. Deux médecins doivent participer à la décision. Ce contexte légal, dont les conditions sont assez larges, devrait être prochainement révisé devant les problèmes posés par le consentement, et par le faible taux de déclaration par rapport aux actes pratiqués (41 % dans un travail réalisé par Van der Wal, 1996). 22 D E V I E LE TERRITOIRE DU NORD EN AUSTRALIE En juillet 1996 apparaît un texte relatif aux patients en maladie terminale (Ryan 1996). Les conditions requises sont les suivantes : il doit s’agir d’un adulte (> 18 ans) compétent, souffrant de façon intolérable d’une maladie terminale, définie, après échec de tout traitement efficace. La demande doit être volontaire, et émaner d’un malade informé de sa pathologie, des traitements et des soins palliatifs par un médecin compétent en la matière. Le diagnostic doit être confirmé par un second médecin, et le patient examiné par un psychiatre confirmant l’absence d’éléments dépressifs. Au total, donc, 4 médecins sont requis. La demande du patient doit être suivie d’un délai de 7 jours avant qu’il ne signe un certificat de demande détaillé. Puis 48 heures sont encore requises, et un médecin peut assister le patient ou administrer lui-même un produit. Ce médecin doit être présent au moment de l’acte, et payé en l’absence d’autres gratifications. Lors de la sortie de ce texte, l’Association médicale australienne (AMA) a saisi la Cour suprême, en s’appuyant sur le fait que 80 % des médecins étaient contre une telle loi. Il s’agissait d’une estimation faite par enquête téléphonique par l’AMA. Un vote du parlement australien a suspendu la loi après quelques mois d’application. LES ÉTATS-UNIS En novembre 1995, les citoyens de l’État d’Oregon votent à une courte majorité (53 % contre 47 %) l’adoption de la Ballot measure 16 (Annas, 1994), qui propose une dépénalisation du suicide médicalement assisté, après que deux tentatives eurent échoué dans d’autres États. Le suicide médicalement assisté y est défini comme la possibilité pour le médecin de fournir l’information et de prescrire un médicament à dose suffisante pour entraîner le décès afin que le patient puisse mettre fin “dignement” à sa vie. Les conditions requises sont les suivantes : il doit s’agir d’un malade adulte, compétent, souffrant d’une maladie terminale avec une espérance de vie inférieure à 6 mois. Il doit effectuer deux demandes orales espacées de deux semaines au moins. Une demande écrite, signée devant deux témoins, et après une consultation psychiatrique si nécessaire, est suivie, après 48 heures de délai, de la prescription médicale et de la délivrance d’informations suffisantes pour que le patient puisse se suicider. Après la déclaration, une compliance de bonne foi du médecin sera reconnue par un procureur si l’ensemble de la procédure a été respecté. Au moment de la promulgation de cette loi, l’Association médicale américaine (AMA) a ouvertement déploré cet état de fait. Cependant, cette prise de position ne semblait pas refléter l’opinion de l’ensemble de ses membres (Ann Oncol, “News”, 1995, 6 : 97). À peine quelques semaines plus tard, cette loi a été suspendue par un appel, jusqu’à l’avis de la Cour suprême des États-Unis, contre le droit constitutionnel au suicide médicalement assisté. L’accès aux soins palliatifs et la possibilité de pratiquer une sédation terminale (sédation au risque de hâter la mort) y sont en revanche soulignés. La Lettre du Cancérologue - volume VII - n° 1 - janvier-février 1998 E. Lucchi 23/04/04 11:07 Page 23 Notons également qu’aux Philippines, une tentative de législation a avorté en 1997. Au Japon, un projet a été déposé en 1996. Il s’agit d’un pays où la famille occupe une place prépondérante dans les décisions de fin de vie. En GrandeBretagne, les sociétés savantes se sont intéressées à différentes situations et ont proposé des éléments d’encadrement des pratiques de la fin de la vie (arrêt de la nutrition parentérale ou d’autres thérapeutiques dans tel ou tel cas...), et des avis rendus en cas de procès font jurisprudence. Cet ensemble de données permet ainsi au praticien d’avoir des “repères”, qui, sans avoir force de loi, sont néanmoins une forme de régulation. DISCUSSION Il n’entre pas dans le cadre de cette discussion de faire le point des différents arguments pour ou contre la décision médicale d’euthanasie, qui est néanmoins un acte pratiqué, mais d’examiner les implications et les limites d’une tentative de régulation de cette pratique par la loi. L’exposé des textes ayant tenté de légiférer sur ces difficiles questions médicales et éthiques suscite en effet plusieurs réflexions. La première est que ces lois ont été rapidement suspendues, sauf aux Pays-Bas, où il est néanmoins question de les adapter. À partir du moment où un texte légal existe sur le sujet, toute autre pratique se rapportant à des situations similaires devient illégale sans pour autant cesser d’exister. Or, si nous reprenons les termes des textes évoqués, recouvrent-ils entièrement les situations où se discute un geste actif qui va hâter ou provoquer la mort d’un patient ? Tous ces textes font référence à un acte médical – un agir – provoquant la mort et demandé explicitement par un malade en situation de souffrance intolérable. Les textes se rapportent en effet à “l’euthanasie”, action médicale qui aboutit intentionnellement à la mort, et au “suicide médicalement assisté”, où l’acteur peut être le patient ou un membre de son entourage et où le médecin a été le médiateur d’une prescription entraînant la mort. Cela peut paraître à certains contraire au credo médical, tout en paraissant normal à d’autres, et dans une certaine continuité des soins et de la relation médecin-malade. Ainsi, ce débat porte en lui la diversité des opinions des hommes-médecins qui se trouvent confrontés à des situations très diverses, mais toujours dramatiques. Aux frontières de ces gestes actifs se situent également les abstentions thérapeutiques ou les arrêts thérapeutiques. Doit-on, par exemple, considérer comme “actif” ou “passif” le fait de débrancher un respirateur en réanimation ? Bien qu’il s’agisse d’un geste, en soi actif, celui-ci supprime un élément sans lequel le malade ne peut vivre, et renvoie ainsi à une abstention plus qu’à une euthanasie. Pour certaines autorités, religieuses comme philosophiques, ce geste est autorisé, voire obligatoire (Jonas, 1985). Le débat, en fait, est le même, et seules les connotations sont différentes. Le mot “euthanasie” renvoie à des épisodes douloureux et inacceptables de l’histoire humaine, tandis que d’autres termes renvoient davantage à des sentiments de compassion ou de charité, en même temps qu’ils déculpabilisent les médecins. Enfin, s’il n’est pas ici question de brosser un panorama exhaustif des situations concernées, peut-on statuer de façon La Lettre du Cancérologue - volume VII - n° 1 - janvier-février 1998 uniforme sur des cas aussi différents que ceux qui surviennent en réanimation, en réanimation néonatale, en cancérologie ou en neurologie, s’agissant de maladies dégénératives ou de démences ? Et au sein même d’une discipline, prend-on la même décision devant un patient qui souffre, physiquement et/ou moralement, d’un cancer en phase terminale et devant un patient qui développe une dyspnée aiguë grave irréversible sur un cancer avancé ? Une loi restrictive devient ainsi inapplicable. Nous venons de voir qu’elle ne recouvre pas toutes les situations qui se présentent au clinicien. Elle est également difficilement applicable sur le plan pratique (délais exigés entre la demande du patient et la possibilité pour le médecin d’y répondre, modifications pouvant intervenir entre temps concernant l’état de conscience du malade, etc.). À l’opposé, une loi élargie peut être dangereuse. C’est toute la question du consentement. Elle se positionne dans un contexte social et temporel, avec une actuelle mise en avant, au moins discursive, de l’autonomie du sujet. Cette insistance sur l’autonomie du malade est particulièrement nette dans les pays anglo-saxons depuis quelques décennies, et se double d’une obligation de consentement. D’autres concepts, telle la bienfaisance, sont alors relégués au second plan. Or, pour que soit abordée l’euthanasie avec un patient, celui-ci doit être réellement informé de sa pathologie et de son exact pronostic, comme le soulève Surbone (1994). Le “droit de mourir” ne se dissocie donc pas d’un droit à la vérité. Où en est-on réellement à ce sujet dans certains pays où une tradition paternaliste de la relation médecin-malade prévaut peut-être encore, ou en tout cas cohabite avec de nouvelles façons de l’envisager ? Il ne nous appartient pas ici de développer ce sujet, mais il faut se garder de “réponses trop rapides à ces questions qui prouveraient qu’on est insensible à leur complexité et à l’imprécision de leurs frontières” (Jonas, 1985). C’est ici également que surgissent les questions relatives à des patients ne pouvant pas ou plus donner leur consentement, comme tel est bien souvent le cas en réanimation lorsque la question se pose, ou en néonatologie. Cependant, condamnerait-on un réanimateur pour avoir arrêté la vie dans certaines situations ? La peur d’abus, commis sur des enfants ou des sujets n’ayant pas compétence pour donner un avis éclairé, ou sur des sujets dépressifs, ou la peur d’un pouvoir de suggestion par un tiers retiennent à juste titre de statuer sur les cas limites de consentement, sans toutefois qu’ils soient éthiquement exclus. Un certain nombre de protections ont été proposées. Tel est le cas par exemple des “testaments de vie” (ou “living will” des Anglo-Saxons), écrits par un sujet “en pleine conscience et en toute liberté”, c’est-à-dire en général indemne de maladie ou à un stade plus précoce d’une maladie. Dans de nombreux États des États-Unis, ces textes ont une valeur légale. Il est toujours néanmoins possible de leur opposer le fait que les processus mentaux qui conduisent à envisager de demander ou de refuser l’euthanasie dans une situation donnée ne sont pas forcément les mêmes que lorsque la situation est présente. Quelle valeur peut-on alors leur accorder ? Telles sont également les dispositions prises en Australie et en Oregon relatives aux symptômes dépressifs du patient qui demande l’euthanasie. Plusieurs travaux ont insisté sur ce point (Emanuel, 1996 ; Ganzini, 1997) et ont fait état 23 E. Lucchi 23/04/04 Q 11:07 U Page 24 A L I T É d’une plus grande demande lorsqu’il existe des signes dépressifs. Bien que cet argument soit important, et qu’il soit essentiel d’éviter les abus, dont au moins un cas a été rapporté (le cas Chabot), il est opportun de se poser la question des modifications psychiques qui surviennent chez les patients atteints de maladie incurable. Pour certains d’entre eux, les “signes dépressifs” peuvent-ils être médicalement résolus alors que la maladie qui les envahit ne peut plus l’être ? Notons par ailleurs une étude menée en 1994 (Hanson), qui met en évidence une plus grande fréquence des arrêts de réanimation cardiorespiratoire pratiqués chez des patients jugés incompétents pour le consentement (troubles de conscience, troubles cognitifs sévères, psychoses). Ces résultats, qui ne sont pas forcément reproductibles à d’autres équipes, devraient néanmoins inciter à une évaluation plus précise des pratiques et de leurs motivations. Si les pratiques de la fin de la vie deviennent une “discipline émergente” (Lancet, éditorial, 1996 ; 347 : 1 777), il est crucial d’étudier tous ces nouveaux paramètres et d’évaluer les pratiques “telles qu’elles sont”. Toutefois, accorder légalement une assistance médicale dans ces cas-là peut effectivement ouvrir la porte à des abus. L’application de la loi se retrouve une fois de plus soumise à l’art médical compris dans son entièreté. Un autre élément d’importance est le degré de subjectivité et d’expérience qui entre en ligne de compte dans l’appréciation de la situation. Dès le diagnostic d’incurabilité ou d’irréversibilité, les différents textes exposés ne sont pas semblables : l’un fait état d’une maladie “terminale” (sans délai précis), l’autre d’une espérance de vie inférieure à 6 mois, le troisième n’en parle pas. Le consensus diagnostique et pronostique doit être recherché, tout en sachant que les données évoluent, et que l’âge du médecin (certaines propositions de loi exigent d’ailleurs un certain nombre d’années d’exercice avant qu’un médecin puisse accéder à la demande des patients selon le cadre légal) tout autant que son savoir peuvent modifier son appréciation de ce paramètre temporel. Il en est de même du degré de souffrance exprimé par le patient. La douleur – ou souffrance physique – entre moins dans les demandes d’euthanasie (Emanuel E.J., 1996 ; van der Maas P.J., 1991 ; Back, 1996) que la perte du sens de la vie, par exemple, ou un état physiquement très diminué et dépendant (le “functional debility” anglo-saxon), ou encore le fait d’être un poids pour les proches. Or, ces paramètres sont de l’ordre de la subjectivité du malade. Les médecins interrogés ont plus facilement tendance à accepter le suicide médicalement assisté ou le “mercy killing” (mort donnée par compassion) devant des douleurs intolérables, dont nous avons vu qu’elles sont inscrites à part entière dans les lois. Peut-être évaluent-ils moins précisément la souffrance, comme le souligne Susan Wolf (1997). Les textes présentés dans cette discussion sont encore, à deux égards, une prise de position exclusive qui peut être critiquable. Tout d’abord, ils ne font pas état du contexte dans lequel se situe le patient : famille, proches, voire médecin traitant. Il n’est aucunement fait mention de l’implication de la famille, ni des conséquences que cela peut avoir pour elle en termes psychologiques par exemple. Rappelons qu’aux PaysBas, la demande d’un enfant peut être recevable alors même que les parents s’y opposent. 24 D E V I E Ensuite, ils statuent sur un acte, considéré symboliquement au même titre qu’un traitement : temporalité, brièveté, précision. Les soins donnés à un patient sont, tout au contraire, continus. Leur notion implique une prise en charge plus globale, physique, psychologique, sociale et, au mieux, également spirituelle de la personne malade. Dans cette démarche, les arrêts thérapeutiques sont évoqués tout au long de la maladie, mais dans un avenir plus ou moins lointain et plus ou moins hypothétique. La connaissance du patient, l’approche de ses convictions tout autant que de ses demandes et leur déchiffrement y sont inscrits. Enfin, une loi s’applique à toute la population. En ce sens, concernant le sujet qui nous occupe, elle intervient auprès du public, des patients, mais aussi des médecins concernés. Or, plusieurs études montrent une discordance franche entre le point de vue des patients et/ou du public et celui des médecins. Ainsi, Emanuel et coll. (1996) ainsi que Suarez-Amazar et coll. (1997), dans des enquêtes récentes, ont mis en évidence que les médecins qui trouvent acceptable un suicide assisté sont beaucoup moins nombreux que les patients ou le public. Pour Emanuel et coll., les chiffres sont encore plus éloignés lorsqu’il s’agit du terme “euthanasie”, alors qu’ils restent les mêmes pour les patients et le public. De la même façon, les malades et le public pensent qu’une discussion autour des soins de fin de vie, incluant une mention explicite de l’euthanasie ou du suicide médicalement assisté, pourrait majorer la confiance qu’ils ont en leur médecin (pour respectivement 41,6 % et 32,8 % d’entre eux). Peu d’entre eux (respectivement 19 % et 26,5 %) seraient enclins à changer de médecin si celui-ci avait pratiqué l’euthanasie ou le suicide médicalement assisté avec d’autres patients. Ces données proviennent surtout de gens ayant une appartenance religieuse, ce qui est concordant avec les résultats d’autres études. En revanche, les réponses des oncologues interrogés sont aux antipodes de cela : 15,6 % estiment que la relation médecin-malade gagnerait en confiance (et 53 % estiment qu’elle y perdrait) si ce sujet était explicitement évoqué, et 80 % pensent que le patient changerait de médecin s’il savait que celui qui le suit a déjà pratiqué ce type d’acte. Il existe des différences selon les disciplines médicales également, les médecins les plus exposés à devoir prendre ce type de décision (les oncologues dans l’étude de Bachman, 1996) étant les moins favorables à une réglementation. Dans le même ordre d’idées, les effets de la dépénalisation dans le Territoire du Nord en Australie ont été évalués chez les aborigènes (Collins, 1997), où ils ne peuvent être vécus de la même façon que pour le reste de la population. La discordance entre les différents groupes composant un pays et les disparités existantes peuvent amener à cristalliser des positions si une loi intervient. Enfin, d’autres questions viennent à l’esprit : comment envisager de “bonnes pratiques” (études, suivi d’une AMM pour la prescription...) en ce domaine, où un médicament aurait, dans ses indications, la mort ? Quelles seraient les conséquences financières (actions des assurances...) pour la famille d’une personne qui aurait demandé un suicide médicalement assisté ? Toutes les données que nous avons parcourues plus haut sont La Lettre du Cancérologue - volume VII - n° 1 - janvier-février 1998 E. Lucchi 23/04/04 11:07 Page 25 valides dans le pays dans lequel ont été faites les études, et ne peuvent aisément être exportées. En Hollande, par exemple, l’acceptation sociale, y compris par les médecins, semble différente (van der Maas, 1995, 1996). Des études ont essayé de cerner, dans différents pays (asiatiques, anglo-saxons, européens), les différentes attitudes du public, des médecins (éventuellement selon leur discipline), et de certaines catégories de patients (le plus souvent cancéreux ou neurologiques). Où en est-on en France ? Dans le Code de déontologie, le médecin n’a “pas le droit de provoquer délibérément la mort” (article 38), mais il “doit éviter toute obstination déraisonnable dans les investigations ou la thérapeutique” (article 37). De ceci se rapprochent les avis rendus par le Comité consultatif national d’éthique (CCNE), qui enjoint à apaiser les souffrances du patient sans acharnement thérapeutique, et à développer les soins palliatifs. L’euthanasie, active ou passive cette fois, demeure un crime au regard de notre Code pénal (abstention fautive, non-assistance à personne en danger, homicide volontaire prémédité sur personne en incapacité de se défendre). Cependant, il serait illusoire d’en nier la pratique, que certains médecins ne cachent d’ailleurs pas. Des propositions de régulation par des textes légaux ont été faites, par des juristes et l’ADMD (Association pour le droit de mourir dans la dignité) en particulier. Donner intentionnellement la mort à un homme malade reste sans doute, dans les pays latins, une transgression fondamentale. Légiférer peut sembler un moyen de justifier l’existence, dans la pratique, d’une telle transgression. Pour autant, s’agit-il de créer de nouveaux textes de loi, dont nous avons vu les limites d’application autant que les risques potentiels, ou plutôt d’utiliser autrement les textes existants, afin que la société s’approprie en quelque sorte des pratiques qui appartiennent à sa “part d’ombre”, et qu’un large débat ait réellement lieu ? Dans ce débat, les sociétés savantes (regroupant des spécialistes confrontés aux difficiles décisions de fin de vie de leurs patients, tels les oncologues, les neurologues, les réanimateurs) pourraient prendre position, en créant un corpus de connaissances et de situations consensuelles. ■ p o u r e n s a v o i r p l u s ❏ Annas G.J. Death by prescription, the Oregon initiative. N Engl J Med 1994 ; 331 : 1240-4. ❏ Bachman J.G., Alcser K.H., Doukas D.J. et coll Attitudes of Michigan physicians and the public toward legalizing physician-assisted suicide and voluntary euthanasia. 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