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La Lettre du Cancérologue - volume VII - n° 1 - janvier-février 1998
QUALITÉ DE VIE
d’une plus grande demande lorsqu’il existe des signes dépres-
sifs. Bien que cet argument soit important, et qu’il soit essen-
tiel d’éviter les abus, dont au moins un cas a été rapporté (le
cas Chabot), il est opportun de se poser la question des modifi-
cations psychiques qui surviennent chez les patients atteints de
maladie incurable. Pour certains d’entre eux, les “signes
dépressifs” peuvent-ils être médicalement résolus alors que la
maladie qui les envahit ne peut plus l’être ? Notons par ailleurs
une étude menée en 1994 (Hanson), qui met en évidence une
plus grande fréquence des arrêts de réanimation cardiorespira-
toire pratiqués chez des patients jugés incompétents pour le
consentement (troubles de conscience, troubles cognitifs
sévères, psychoses). Ces résultats, qui ne sont pas forcément
reproductibles à d’autres équipes, devraient néanmoins inciter
à une évaluation plus précise des pratiques et de leurs motiva-
tions. Si les pratiques de la fin de la vie deviennent une “disci-
pline émergente” (Lancet, éditorial, 1996 ; 347 : 1 777), il est
crucial d’étudier tous ces nouveaux paramètres et d’évaluer les
pratiques “telles qu’elles sont”.
Toutefois, accorder légalement une assistance médicale dans
ces cas-là peut effectivement ouvrir la porte à des abus.
L’application de la loi se retrouve une fois de plus soumise à
l’art médical compris dans son entièreté.
Un autre élément d’importance est le degré de subjectivité et
d’expérience qui entre en ligne de compte dans l’appréciation
de la situation. Dès le diagnostic d’incurabilité ou d’irréversi-
bilité, les différents textes exposés ne sont pas semblables :
l’un fait état d’une maladie “terminale” (sans délai précis),
l’autre d’une espérance de vie inférieure à 6 mois, le troisième
n’en parle pas. Le consensus diagnostique et pronostique doit
être recherché, tout en sachant que les données évoluent, et
que l’âge du médecin (certaines propositions de loi exigent
d’ailleurs un certain nombre d’années d’exercice avant qu’un
médecin puisse accéder à la demande des patients selon le
cadre légal) tout autant que son savoir peuvent modifier son
appréciation de ce paramètre temporel. Il en est de même du
degré de souffrance exprimé par le patient. La douleur – ou
souffrance physique – entre moins dans les demandes d’eutha-
nasie (Emanuel E.J., 1996 ; van der Maas P.J., 1991 ; Back,
1996) que la perte du sens de la vie, par exemple, ou un état
physiquement très diminué et dépendant (le “functional debili-
ty” anglo-saxon), ou encore le fait d’être un poids pour les
proches. Or, ces paramètres sont de l’ordre de la subjectivité
du malade. Les médecins interrogés ont plus facilement ten-
dance à accepter le suicide médicalement assisté ou le “mercy
killing” (mort donnée par compassion) devant des douleurs
intolérables, dont nous avons vu qu’elles sont inscrites à part
entière dans les lois. Peut-être évaluent-ils moins précisément
la souffrance, comme le souligne Susan Wolf (1997).
Les textes présentés dans cette discussion sont encore, à deux
égards, une prise de position exclusive qui peut être criti-
quable. Tout d’abord, ils ne font pas état du contexte dans
lequel se situe le patient : famille, proches, voire médecin trai-
tant. Il n’est aucunement fait mention de l’implication de la
famille, ni des conséquences que cela peut avoir pour elle en
termes psychologiques par exemple. Rappelons qu’aux Pays-
Bas, la demande d’un enfant peut être recevable alors même
que les parents s’y opposent.
Ensuite, ils statuent sur un acte, considéré symboliquement au
même titre qu’un traitement : temporalité, brièveté, précision.
Les soins donnés à un patient sont, tout au contraire, continus.
Leur notion implique une prise en charge plus globale, phy-
sique, psychologique, sociale et, au mieux, également spiri-
tuelle de la personne malade. Dans cette démarche, les arrêts
thérapeutiques sont évoqués tout au long de la maladie, mais
dans un avenir plus ou moins lointain et plus ou moins hypo-
thétique. La connaissance du patient, l’approche de ses convic-
tions tout autant que de ses demandes et leur déchiffrement y
sont inscrits.
Enfin, une loi s’applique à toute la population. En ce sens,
concernant le sujet qui nous occupe, elle intervient auprès du
public, des patients, mais aussi des médecins concernés. Or,
plusieurs études montrent une discordance franche entre le
point de vue des patients et/ou du public et celui des médecins.
Ainsi, Emanuel et coll. (1996) ainsi que Suarez-Amazar et
coll. (1997), dans des enquêtes récentes, ont mis en évidence
que les médecins qui trouvent acceptable un suicide assisté
sont beaucoup moins nombreux que les patients ou le public.
Pour Emanuel et coll., les chiffres sont encore plus éloignés
lorsqu’il s’agit du terme “euthanasie”, alors qu’ils restent les
mêmes pour les patients et le public. De la même façon, les
malades et le public pensent qu’une discussion autour des
soins de fin de vie, incluant une mention explicite de l’eutha-
nasie ou du suicide médicalement assisté, pourrait majorer la
confiance qu’ils ont en leur médecin (pour respectivement
41,6 % et 32,8 % d’entre eux). Peu d’entre eux (respective-
ment 19 % et 26,5 %) seraient enclins à changer de médecin si
celui-ci avait pratiqué l’euthanasie ou le suicide médicalement
assisté avec d’autres patients. Ces données proviennent surtout
de gens ayant une appartenance religieuse, ce qui est concor-
dant avec les résultats d’autres études. En revanche, les
réponses des oncologues interrogés sont aux antipodes de
cela : 15,6 % estiment que la relation médecin-malade gagne-
rait en confiance (et 53 % estiment qu’elle y perdrait) si ce
sujet était explicitement évoqué, et 80 % pensent que le patient
changerait de médecin s’il savait que celui qui le suit a déjà
pratiqué ce type d’acte. Il existe des différences selon les disci-
plines médicales également, les médecins les plus exposés à
devoir prendre ce type de décision (les oncologues dans
l’étude de Bachman, 1996) étant les moins favorables à une
réglementation.
Dans le même ordre d’idées, les effets de la dépénalisation
dans le Territoire du Nord en Australie ont été évalués chez les
aborigènes (Collins, 1997), où ils ne peuvent être vécus de la
même façon que pour le reste de la population.
La discordance entre les différents groupes composant un pays
et les disparités existantes peuvent amener à cristalliser des
positions si une loi intervient.
Enfin, d’autres questions viennent à l’esprit : comment envisa-
ger de “bonnes pratiques” (études, suivi d’une AMM pour la
prescription...) en ce domaine, où un médicament aurait, dans
ses indications, la mort ? Quelles seraient les conséquences
financières (actions des assurances...) pour la famille d’une
personne qui aurait demandé un suicide médicalement assisté ?
Toutes les données que nous avons parcourues plus haut sont
E. Lucchi 23/04/04 11:07 Page 24