Georges Vlastos LA CONCEPTION EN TANT QUE TRANSMISSION...
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Georges Vlastos
LA CONCEPTION EN TANT QUE
TRANSMISSION: L’ANTIQUITÉ GRECQUE
SELON ALBERT ROUSSEL
Resumé: L’antiquité grecque occupe dans la production musicale française du
début du XXe siècle une place importante. Le recours aux sujets grecs – qui se
manifeste déjà depuis la seconde moitié du XIXe siècle – constitue un phéno-
mène complexe, impliquant plusieurs éléments liés au contexte historique, so-
cial et culturel de l’époque. Dans ce contexte, le cas d’Albert Roussel présente
un grand intérêt, étant une figure transitoire dans l’histoire de la musique fran-
çaise, ayant lui-même eu plusieurs fois recours aux sujets grecs. Examinant
les traits principaux de la conception de l’antiquité grecque par Roussel, nous
insisterons, d’une part, sur sa vision personnelle du monde antique, par le
biais de son éducation humaniste, ses voyages, etc., ainsi qu’à ses idées esthé-
tiques sur l’art, et de l’autre part, sur les reflets de sa conception dans les œu-
vres telles que Joueurs de flûte, Odes anacréontiques, Bacchus et Ariane et La
naissance de la Lyre.
Mots-clés: Albert Roussel, Theodore Reinach, Antiquité grecque, Abel Her-
mant, Serge Lifar, Neoclassicisme.
Toute conception représente une interprétation personnelle du contexte
historique, social, culturel et idéologique de chaque époque, impliquant
un contact spirituel, c’est-à-dire un entendement purement théorique du
sujet mais aussi sa traduction au niveau du langage artistique. Concevoir
la civilisation d’une époque lointaine est un processus complexe. Il ne
s’agit pas seulement d’avoir une connaissance des données historiques
de cette époque, mais aussi de saisir et d’interpréter ses différents aspects
culturels.
Dans l’histoire de la musique occidentale, l’antiquité grecque s’est
révélée très riche en matière de références artistiques. Au cours de la se-
conde moitié du XIXe et au début du XXe siècle, on constate, spéciale-
ment en France, au niveau de la création musicale, un renouveau de
l’intérêt pour l’antiquité grecque. Le XIXe siècle français a en effet favo-
risé le culte de la Grèce moderne par le biais du mouvement du philhel-
lénisme mais aussi celui de la Grèce antique par la revalorisation des
études classiques et donc des idées humanistes. La Grèce constitue alors
le point de référence des hautes valeurs humaines et artistiques,
l’incarnation de l’ordre, de l’harmonie et de la mesure, mais aussi une
source idéologique pour le nationalisme croissant, la justification du pa-
ganisme, argument contre l’Eglise, ainsi qu’un alibi des épicuriens
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contemporains. Dans ces conditions, elle va permettre de s’évader des
révolutions vaines, de la décadence morale, des crises économiques, et
de l’industrialisation inhumaine.
Cette conception pluridimensionnelle s’est reflétée dans la création
artistique par l’apparition de deux tendances majeures, tendances qui
vont avoir comme point commun une parfaite idéalisation de la Grèce:
d’une part, l’esthétique officielle va considérablement contribuer à faire
du classicisme un synonyme de l’académisme, d’autre part, une nouvelle
approche du monde antique, mettant en valeur d’autres aspects culturels
et esthétiques dédaignés et dissimulés par le goût officiel, va se mani-
fester par l’intermédiaire de mouvements artistiques comme le Symbo-
lisme et l’esthétique fin-de-siècle. Ce mouvement va se poursuivre au
cours des premières années du XXe siècle, période de bouleversement
provoqué par la Première Guerre Mondiale mais aussi de transition vers
un monde nouveau.
Albert Roussel appartient à cette génération de compositeurs qui va
être le témoin de cette mutation. Son premier contact avec la Grèce eut
lieu en octobre 1887 lorsque, jeune marin, il entreprit son premier
voyage en Méditerranée.1 Lors d’une escale à Athènes, Roussel ne man-
qua pas de visiter la ville et ses monuments. Ses impressions, décrites
dans son journal de bord,2 révèlent l’enthousiasme juvénile du musicien
au contact de cette civilisation antique. Comme tous ses prédécesseurs
hellénistes, Roussel a visité l’Acropole qu’il décrit avec une telle imagi-
nation riche et poétique qu’il nous fait penser aux comptes rendus des
pèlerins du XIXe siècle. Pour lui l’imaginaire et le réel se sont confron-
tés et, dans une certaine mesure, identifiés à travers une conception uni-
verselle de la Grèce, berceau de la civilisation occidentale. Sa description
du lieu mythique prend l’allure d’une véritable rêverie: il songe à une
fête antique imaginaire au pied du Parthénon célébrant l’anniversaire de
la victoire de Salamine:
Qu’on se figure maintenant par la pensée l’Acropole tel qu’il
était aux plus beaux temps de la Grèce, qu’on se représente en un jour
de fête, l’anniversaire de Salamine par exemple, toute la population
athénienne montant au Parthénon pour remercier les dieux, les riches
dans leurs chars pénétrant par l’avenue centrale, les gens de la classe
moyenne par les deux portes voisines, les pauvres par les petites por-
tes extrêmes: ils débouchent dans l’enceinte, passent au pied de la gi-
1 Il s’agit d’une vaste campagne de navigation de dix mois dans le Proche Orient que
Roussel entreprend sur la frégate-école Iphigénie. Voir: Dom Angelico Surchamp,
Albert Roussel (Paris: Seghers, 1967), 15.
2 Daniel Kawka, ‘Le carnet de bord d’Albert Roussel’, dans Manfred Kelkel (ed.),
Albert Roussel, Musique et Esthétique (Paris: Vrin, 1989), 45–61.
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gantesque statue d’Athéna Promachos et longent le Parthénon pour ar-
river à l’entrée; dans le temple, les prêtres disposent tout pour le sacri-
fice. Pendant ce temps, la foule se presse dans la cella, il s’y trouve
des jeunes gens, des vieillards qui ont combattu pour la liberté de la
Grèce, des théories de jeunes filles, vêtues de longs peplums blancs.
Les libations sont faites en l’honneur d’Athéna et une génisse blanche
immolée. Et tandis que la fumée du sacrifice monte vers le ciel, les
chœurs des jeunes filles célèbrent les louanges de Minerve et dans un
chant plein de remerciement, rappellent Salamine et les Perses vain-
cus. Puis, la foule se disperse; les uns se dirigent vers l’Erechtheion,
les autres vers le temple d’Athéna Eorgané: un grand nombre se
presse à l’entrée du petit temple de la victoire Aptère et contemple, en
attendant, les magnifiques bas-reliefs qui décorent la balustrade, des
femmes ailées représentent des victoires. L’après-midi Athènes entière
s’est donné rendez-vous au stade pour les courses à pied et les com-
bats de lutteurs. Le coup d’œil est splendide, les costumes aux cou-
leurs variées présentent un spectacle dont les mille teintes adoucies
par la lumière, s’harmonisent parfaitement avec le jaune poussiéreux
des montagnes, le bleu sans tache du ciel sur lequel se détache la
masse blanche du Parthénon.3
Il est remarquable que cette description détaillée évoque une action
scénique, comme celles que le public de la Belle Époque pouvait voir
dans les diverses restitutions des tragédies antiques dans les théâtres pa-
risiens. On peut y discerner des teintes d’une ‘couleur locale’, un goût
pour le pittoresque, ce qui n’exclut pas une imagination poétique et pic-
turale, évoquant parfois les rêveries antiques d’un Albert Samain. Dès
son premier contact avec la Grèce, Roussel eut le sentiment très vif que
l’antiquité grecque constituait une louange des valeurs universelles de
l’humanisme et la conviction que l’art antique demeurait la source prin-
cipale de toute beauté contribuant à son idéalisation parfaite.
Cette attirance se manifesta très vite dans sa création musicale. Elle
apparaîtra pour la première fois dans sa Première Symphonie op.7, écrite
entre 1904 et 1906 et notamment dans son quatrième mouvement intitulé
‘Faunes et Dryades’. Selon Roussel, ce mouvement évoque ‘des danses
des divinités sylvestres dans un décor d’automne’.4 La référence aux fau-
nes est significative d’une tendance générale de cette époque: le faune
comme figure emblématique du monde antique – bien qu’elle ne se ré-
fère pas directement à l’antiquité grecque – se retrouve dans la littérature
romantique et parnassienne, ainsi que dans le recueil poétique Fêtes ga-
lantes de Verlaine, dont se sont inspirés plusieurs compositeurs comme
3 Ibid., 58.
4 Nicole Labelle (ed.), Albert Roussel, Lettres et Écrits (Paris: Flammarion, ‘Harmoni-
ques’, 1987), 217.
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Fauré et Debussy. L’œuvre de Roussel pourrait évoquer, outre le fameux
Prélude à l’après-midi d’un faune, au décor ensoleillé et plutôt méditer-
ranéen, la composition de Déodat de Séverac, les Nymphes au crépus-
cule où l’on retrouve les éléments typiques: la flûte du jeune faune, le
chant et les danses des Nymphes fugitives, le paysage brumé et riche-
ment coloré.5 Il est bien probable que le jeune Roussel ait assisté à la
première audition de cette œuvre, en 1902 à la Société Nationale de Mu-
sique, et s’en soit inspiré.6 Bien que lui-même n’ait pas rédigé un pro-
gramme pour sa symphonie, la présence d’une action programmatique
sous-jacente apparaît clairement à l’audition. Dans une lettre à Guy Ro-
partz le compositeur l’invite à imaginer dans un passage du quatrième
mouvement, ‘l’irruption des faunes parmi les dryades apeurées’, indi-
quant ainsi que les cors et les bassons devraient être ‘aussi brutaux que
possible’.7 Dans la lignée de Debussy et de Séverac, Roussel emploie un
langage musical où la richesse et les subtilités de l’harmonie et de
l’orchestration contribuent à la création d’un climat évocateur, sans pour
autant nier l’idée d’une construction rigoureuse dans l’esprit du scherzo.
Il va falloir attendre les années vingt pour que Roussel évoque à
nouveau le monde antique dans ses compositions. Entre-temps, la créa-
tion artistique fut bouleversée par la Première Guerre Mondiale, ce qui a
mené Roussel à écrire: ‘Il va falloir recommencer à vivre sur une nou-
velle conception de la vie, ce qui ne veut pas dire que tout ce qui a été
fait avant la guerre sera oublié, mais que tout ce qui sera fait après devra
l’être autrement’.8 Cependant, l’ombre debussyste persiste dans ses
compositions suivantes, telles L’accueil des muses, œuvre pour piano
publiée dans la Revue Musicale en 1920 à la mémoire du compositeur de
Pelléas et ‘Pan’, première pièce du recueil Joueurs de flûte op. 27 écrite
en 1924, lointaine écho de la Syrinx debussyste. Quoique l’élément de
l’improvisation soit un peu atténué, on retrouve ici les notions de
5 Le contenu du programme, ainsi qu’une brève analyse de l’œuvre de Séverac et de
l’influence debussyste se trouve dans l’article de Pierre Guillot, ‘Claude Debussy et
Déodat de Séverac’, Cahiers Debussy, 10 (1986), 7–9.
6 Roussel suivait les cours de composition, d’orchestration et d’histoire de la musique
que professait d’Indy à la Schola jusqu’en 1907 et à partir de 1902 le jeune musicien
se voit confier la chaire de contrepoint. Par ailleurs, dans les années 1901 et 1902 on
exécuta à la Société Nationale des œuvres de musique de chambre que Roussel en-
suite détruira. Voir: Surchamp, Albert Roussel, 24, 27.
7 Lettre du 2 février 1922 dans Labelle (ed.), Albert Roussel, 91.
8 Cité par Alberto Mantelli, ‘Maurice Ravel’, La Revue Musicale, numéro spécial
‘Hommage à Maurice Ravel’, (décembre 1938), 262. Dans une lettre à sa femme, le
compositeur pressentait que ‘cette guerre aura créé un monde nouveau où bien des
choses de l’ancien auront disparu’. Lettre du 4 janvier 1916 dans Labelle (ed.), Albert
Roussel, 60–61.
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l’arabesque et de la virtuosité instrumentale, mais aussi le lyrisme nos-
talgique et le caractère capricieux qui correspondaient au dieu mythique
et par extension à l’image pastorale d’une antiquité en tant que syno-
nyme de l’art harmonieux et de la vie sereine. Par ailleurs, le Madrigal
aux muses op. 25 écrit en 1923 sur un texte de Gentil Bernard est un cas
particulier où la référence aux déesses antiques se manifeste à travers le
recours à un genre désuet et à l’adoption d’une écriture volontairement
archaïque.
Entre 1922 et 1924 Roussel composa un opéra singulier en un acte
et trois tableaux La naissance de la lyre. Le sujet de ce conte lyrique est
tiré du drame satyrique de Sophocle Les Limiers dont on avait découvert
des fragments en Egypte en 1911. L’éminent helléniste Théodore Rei-
nach avait publié une traduction française du manuscrit, sous le titre ‘Les
Traqueurs’ dans la Revue de Paris du 1er août 1912. Le thème se réfère
au vol du troupeau d’Apollon par son jeune frère Hermès l’inventeur de
la lyre. Le dénouement du drame est mutilé ce qui a conduit les hellé-
nistes à supposer que la suite et la fin de l’œuvre se réfèrent à l’hymne
homérique à Hermès. Selon celui-ci, après la découverte du voleur,
Hermès est mis en jugement par les dieux de l’Olympe, mais Apollon,
séduit par le charme de la musique, échangera son troupeau contre la lyre
et se réconciliera avec son jeune frère. Dans la préface de sa traduction,
Reinach décrit ce genre ‘à la fois noble et bouffon, intermédiaire entre la
tragédie et la comédie’9 dont le rôle selon lui était d’alléger les situations
dramatiques tirées de la mythologie et de rendre les dieux plus familiers
au peuple athénien, en leur donnant le caractère et les défauts humains.
Selon lui, avec la musique et la danse, ce drame satyrique peut être com-
paré aux comédies ballets de Molière.
Pour la mise en scène de cette œuvre Reinach et Roussel ont eu re-
cours à la recette déjà appliquée par Saint-Saëns pour Déjanire en 1898,
et Fauré pour son Prométhée en 1900, à savoir un mélange de musique,
de danse, de chant, de dialogues parlés et d’action théâtrale dans une
sorte de ‘spectacle total’. En réalité, ce procédé, qui a été aussi utilisé un
peu plus tard par Maurice Emmanuel dans son Salamine (1928), était
considéré comme un moyen rappelant la tragédie antique. Cependant,
cette tentative purement formaliste a quelque peu dérouté le public et a
provoqué le scepticisme de la part des critiques. Bien que certains,
comme Saint-Saëns à la fin du XIXe siècle, aient discerné dans cette
formule une possibilité de renouveler le théâtre lyrique, le résultat
s’identifiait aux méthodes académiques qui visaient à la simple recons-
9 Théodore Reinach, ‘Un drame inédit de Sophocle’, La Revue de Paris (1er août
1912), 449.
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