Georges Vlastos LA CONCEPTION EN TANT QUE

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Georges Vlastos
LA CONCEPTION EN TANT QUE TRANSMISSION...
Georges Vlastos
LA CONCEPTION EN TANT QUE
TRANSMISSION: L’ANTIQUITÉ GRECQUE
SELON ALBERT ROUSSEL
Resumé: L’antiquité grecque occupe dans la production musicale française du
début du XXe siècle une place importante. Le recours aux sujets grecs – qui se
manifeste déjà depuis la seconde moitié du XIXe siècle – constitue un phénomène complexe, impliquant plusieurs éléments liés au contexte historique, social et culturel de l’époque. Dans ce contexte, le cas d’Albert Roussel présente
un grand intérêt, étant une figure transitoire dans l’histoire de la musique française, ayant lui-même eu plusieurs fois recours aux sujets grecs. Examinant
les traits principaux de la conception de l’antiquité grecque par Roussel, nous
insisterons, d’une part, sur sa vision personnelle du monde antique, par le
biais de son éducation humaniste, ses voyages, etc., ainsi qu’à ses idées esthétiques sur l’art, et de l’autre part, sur les reflets de sa conception dans les œuvres telles que Joueurs de flûte, Odes anacréontiques, Bacchus et Ariane et La
naissance de la Lyre.
Mots-clés: Albert Roussel, Theodore Reinach, Antiquité grecque, Abel Hermant, Serge Lifar, Neoclassicisme.
Toute conception représente une interprétation personnelle du contexte
historique, social, culturel et idéologique de chaque époque, impliquant
un contact spirituel, c’est-à-dire un entendement purement théorique du
sujet mais aussi sa traduction au niveau du langage artistique. Concevoir
la civilisation d’une époque lointaine est un processus complexe. Il ne
s’agit pas seulement d’avoir une connaissance des données historiques
de cette époque, mais aussi de saisir et d’interpréter ses différents aspects
culturels.
Dans l’histoire de la musique occidentale, l’antiquité grecque s’est
révélée très riche en matière de références artistiques. Au cours de la seconde moitié du XIXe et au début du XXe siècle, on constate, spécialement en France, au niveau de la création musicale, un renouveau de
l’intérêt pour l’antiquité grecque. Le XIXe siècle français a en effet favorisé le culte de la Grèce moderne par le biais du mouvement du philhellénisme mais aussi celui de la Grèce antique par la revalorisation des
études classiques et donc des idées humanistes. La Grèce constitue alors
le point de référence des hautes valeurs humaines et artistiques,
l’incarnation de l’ordre, de l’harmonie et de la mesure, mais aussi une
source idéologique pour le nationalisme croissant, la justification du paganisme, argument contre l’Eglise, ainsi qu’un alibi des épicuriens
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contemporains. Dans ces conditions, elle va permettre de s’évader des
révolutions vaines, de la décadence morale, des crises économiques, et
de l’industrialisation inhumaine.
Cette conception pluridimensionnelle s’est reflétée dans la création
artistique par l’apparition de deux tendances majeures, tendances qui
vont avoir comme point commun une parfaite idéalisation de la Grèce:
d’une part, l’esthétique officielle va considérablement contribuer à faire
du classicisme un synonyme de l’académisme, d’autre part, une nouvelle
approche du monde antique, mettant en valeur d’autres aspects culturels
et esthétiques dédaignés et dissimulés par le goût officiel, va se manifester par l’intermédiaire de mouvements artistiques comme le Symbolisme et l’esthétique fin-de-siècle. Ce mouvement va se poursuivre au
cours des premières années du XXe siècle, période de bouleversement
provoqué par la Première Guerre Mondiale mais aussi de transition vers
un monde nouveau.
Albert Roussel appartient à cette génération de compositeurs qui va
être le témoin de cette mutation. Son premier contact avec la Grèce eut
lieu en octobre 1887 lorsque, jeune marin, il entreprit son premier
voyage en Méditerranée.1 Lors d’une escale à Athènes, Roussel ne manqua pas de visiter la ville et ses monuments. Ses impressions, décrites
dans son journal de bord,2 révèlent l’enthousiasme juvénile du musicien
au contact de cette civilisation antique. Comme tous ses prédécesseurs
hellénistes, Roussel a visité l’Acropole qu’il décrit avec une telle imagination riche et poétique qu’il nous fait penser aux comptes rendus des
pèlerins du XIXe siècle. Pour lui l’imaginaire et le réel se sont confrontés et, dans une certaine mesure, identifiés à travers une conception universelle de la Grèce, berceau de la civilisation occidentale. Sa description
du lieu mythique prend l’allure d’une véritable rêverie: il songe à une
fête antique imaginaire au pied du Parthénon célébrant l’anniversaire de
la victoire de Salamine:
Qu’on se figure maintenant par la pensée l’Acropole tel qu’il
était aux plus beaux temps de la Grèce, qu’on se représente en un jour
de fête, l’anniversaire de Salamine par exemple, toute la population
athénienne montant au Parthénon pour remercier les dieux, les riches
dans leurs chars pénétrant par l’avenue centrale, les gens de la classe
moyenne par les deux portes voisines, les pauvres par les petites portes extrêmes: ils débouchent dans l’enceinte, passent au pied de la gi1
2
Il s’agit d’une vaste campagne de navigation de dix mois dans le Proche Orient que
Roussel entreprend sur la frégate-école Iphigénie. Voir: Dom Angelico Surchamp,
Albert Roussel (Paris: Seghers, 1967), 15.
Daniel Kawka, ‘Le carnet de bord d’Albert Roussel’, dans Manfred Kelkel (ed.),
Albert Roussel, Musique et Esthétique (Paris: Vrin, 1989), 45–61.
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gantesque statue d’Athéna Promachos et longent le Parthénon pour arriver à l’entrée; dans le temple, les prêtres disposent tout pour le sacrifice. Pendant ce temps, la foule se presse dans la cella, il s’y trouve
des jeunes gens, des vieillards qui ont combattu pour la liberté de la
Grèce, des théories de jeunes filles, vêtues de longs peplums blancs.
Les libations sont faites en l’honneur d’Athéna et une génisse blanche
immolée. Et tandis que la fumée du sacrifice monte vers le ciel, les
chœurs des jeunes filles célèbrent les louanges de Minerve et dans un
chant plein de remerciement, rappellent Salamine et les Perses vaincus. Puis, la foule se disperse; les uns se dirigent vers l’Erechtheion,
les autres vers le temple d’Athéna Eorgané: un grand nombre se
presse à l’entrée du petit temple de la victoire Aptère et contemple, en
attendant, les magnifiques bas-reliefs qui décorent la balustrade, des
femmes ailées représentent des victoires. L’après-midi Athènes entière
s’est donné rendez-vous au stade pour les courses à pied et les combats de lutteurs. Le coup d’œil est splendide, les costumes aux couleurs variées présentent un spectacle dont les mille teintes adoucies
par la lumière, s’harmonisent parfaitement avec le jaune poussiéreux
des montagnes, le bleu sans tache du ciel sur lequel se détache la
masse blanche du Parthénon.3
Il est remarquable que cette description détaillée évoque une action
scénique, comme celles que le public de la Belle Époque pouvait voir
dans les diverses restitutions des tragédies antiques dans les théâtres parisiens. On peut y discerner des teintes d’une ‘couleur locale’, un goût
pour le pittoresque, ce qui n’exclut pas une imagination poétique et picturale, évoquant parfois les rêveries antiques d’un Albert Samain. Dès
son premier contact avec la Grèce, Roussel eut le sentiment très vif que
l’antiquité grecque constituait une louange des valeurs universelles de
l’humanisme et la conviction que l’art antique demeurait la source principale de toute beauté contribuant à son idéalisation parfaite.
Cette attirance se manifesta très vite dans sa création musicale. Elle
apparaîtra pour la première fois dans sa Première Symphonie op.7, écrite
entre 1904 et 1906 et notamment dans son quatrième mouvement intitulé
‘Faunes et Dryades’. Selon Roussel, ce mouvement évoque ‘des danses
des divinités sylvestres dans un décor d’automne’.4 La référence aux faunes est significative d’une tendance générale de cette époque: le faune
comme figure emblématique du monde antique – bien qu’elle ne se réfère pas directement à l’antiquité grecque – se retrouve dans la littérature
romantique et parnassienne, ainsi que dans le recueil poétique Fêtes galantes de Verlaine, dont se sont inspirés plusieurs compositeurs comme
3
4
Ibid., 58.
Nicole Labelle (ed.), Albert Roussel, Lettres et Écrits (Paris: Flammarion, ‘Harmoniques’, 1987), 217.
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Fauré et Debussy. L’œuvre de Roussel pourrait évoquer, outre le fameux
Prélude à l’après-midi d’un faune, au décor ensoleillé et plutôt méditerranéen, la composition de Déodat de Séverac, les Nymphes au crépuscule où l’on retrouve les éléments typiques: la flûte du jeune faune, le
chant et les danses des Nymphes fugitives, le paysage brumé et richement coloré.5 Il est bien probable que le jeune Roussel ait assisté à la
première audition de cette œuvre, en 1902 à la Société Nationale de Musique, et s’en soit inspiré.6 Bien que lui-même n’ait pas rédigé un programme pour sa symphonie, la présence d’une action programmatique
sous-jacente apparaît clairement à l’audition. Dans une lettre à Guy Ropartz le compositeur l’invite à imaginer dans un passage du quatrième
mouvement, ‘l’irruption des faunes parmi les dryades apeurées’, indiquant ainsi que les cors et les bassons devraient être ‘aussi brutaux que
possible’.7 Dans la lignée de Debussy et de Séverac, Roussel emploie un
langage musical où la richesse et les subtilités de l’harmonie et de
l’orchestration contribuent à la création d’un climat évocateur, sans pour
autant nier l’idée d’une construction rigoureuse dans l’esprit du scherzo.
Il va falloir attendre les années vingt pour que Roussel évoque à
nouveau le monde antique dans ses compositions. Entre-temps, la création artistique fut bouleversée par la Première Guerre Mondiale, ce qui a
mené Roussel à écrire: ‘Il va falloir recommencer à vivre sur une nouvelle conception de la vie, ce qui ne veut pas dire que tout ce qui a été
fait avant la guerre sera oublié, mais que tout ce qui sera fait après devra
l’être autrement’.8 Cependant, l’ombre debussyste persiste dans ses
compositions suivantes, telles L’accueil des muses, œuvre pour piano
publiée dans la Revue Musicale en 1920 à la mémoire du compositeur de
Pelléas et ‘Pan’, première pièce du recueil Joueurs de flûte op. 27 écrite
en 1924, lointaine écho de la Syrinx debussyste. Quoique l’élément de
l’improvisation soit un peu atténué, on retrouve ici les notions de
5
6
7
8
Le contenu du programme, ainsi qu’une brève analyse de l’œuvre de Séverac et de
l’influence debussyste se trouve dans l’article de Pierre Guillot, ‘Claude Debussy et
Déodat de Séverac’, Cahiers Debussy, 10 (1986), 7–9.
Roussel suivait les cours de composition, d’orchestration et d’histoire de la musique
que professait d’Indy à la Schola jusqu’en 1907 et à partir de 1902 le jeune musicien
se voit confier la chaire de contrepoint. Par ailleurs, dans les années 1901 et 1902 on
exécuta à la Société Nationale des œuvres de musique de chambre que Roussel ensuite détruira. Voir: Surchamp, Albert Roussel, 24, 27.
Lettre du 2 février 1922 dans Labelle (ed.), Albert Roussel, 91.
Cité par Alberto Mantelli, ‘Maurice Ravel’, La Revue Musicale, numéro spécial
‘Hommage à Maurice Ravel’, (décembre 1938), 262. Dans une lettre à sa femme, le
compositeur pressentait que ‘cette guerre aura créé un monde nouveau où bien des
choses de l’ancien auront disparu’. Lettre du 4 janvier 1916 dans Labelle (ed.), Albert
Roussel, 60–61.
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l’arabesque et de la virtuosité instrumentale, mais aussi le lyrisme nostalgique et le caractère capricieux qui correspondaient au dieu mythique
et par extension à l’image pastorale d’une antiquité en tant que synonyme de l’art harmonieux et de la vie sereine. Par ailleurs, le Madrigal
aux muses op. 25 écrit en 1923 sur un texte de Gentil Bernard est un cas
particulier où la référence aux déesses antiques se manifeste à travers le
recours à un genre désuet et à l’adoption d’une écriture volontairement
archaïque.
Entre 1922 et 1924 Roussel composa un opéra singulier en un acte
et trois tableaux La naissance de la lyre. Le sujet de ce conte lyrique est
tiré du drame satyrique de Sophocle Les Limiers dont on avait découvert
des fragments en Egypte en 1911. L’éminent helléniste Théodore Reinach avait publié une traduction française du manuscrit, sous le titre ‘Les
Traqueurs’ dans la Revue de Paris du 1er août 1912. Le thème se réfère
au vol du troupeau d’Apollon par son jeune frère Hermès l’inventeur de
la lyre. Le dénouement du drame est mutilé ce qui a conduit les hellénistes à supposer que la suite et la fin de l’œuvre se réfèrent à l’hymne
homérique à Hermès. Selon celui-ci, après la découverte du voleur,
Hermès est mis en jugement par les dieux de l’Olympe, mais Apollon,
séduit par le charme de la musique, échangera son troupeau contre la lyre
et se réconciliera avec son jeune frère. Dans la préface de sa traduction,
Reinach décrit ce genre ‘à la fois noble et bouffon, intermédiaire entre la
tragédie et la comédie’9 dont le rôle selon lui était d’alléger les situations
dramatiques tirées de la mythologie et de rendre les dieux plus familiers
au peuple athénien, en leur donnant le caractère et les défauts humains.
Selon lui, avec la musique et la danse, ce drame satyrique peut être comparé aux comédies ballets de Molière.
Pour la mise en scène de cette œuvre Reinach et Roussel ont eu recours à la recette déjà appliquée par Saint-Saëns pour Déjanire en 1898,
et Fauré pour son Prométhée en 1900, à savoir un mélange de musique,
de danse, de chant, de dialogues parlés et d’action théâtrale dans une
sorte de ‘spectacle total’. En réalité, ce procédé, qui a été aussi utilisé un
peu plus tard par Maurice Emmanuel dans son Salamine (1928), était
considéré comme un moyen rappelant la tragédie antique. Cependant,
cette tentative purement formaliste a quelque peu dérouté le public et a
provoqué le scepticisme de la part des critiques. Bien que certains,
comme Saint-Saëns à la fin du XIXe siècle, aient discerné dans cette
formule une possibilité de renouveler le théâtre lyrique, le résultat
s’identifiait aux méthodes académiques qui visaient à la simple recons9
Théodore Reinach, ‘Un drame inédit de Sophocle’, La Revue de Paris (1er août
1912), 449.
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titution historique.10 L’hellénisme scolaire et suranné était aussi présent
sur le plan du traitement des données mythologiques dans le cadre d’une
œuvre pour le théâtre lyrique. Déjà dans la préface de sa traduction Reinach admet que celle-ci ‘ne peut prétendre qu’à donner une image bien
affaiblie, bien imparfaite, de l’original’ en ajoutant que ‘les poètes grecs
sont proprement intraduisibles, et Sophocle est peut-être le plus intraduisible de tous’ et faisant appel à l’imagination du lecteur ‘pour rendre à
cette pâle esquisse quelques-unes des couleurs du modèle antique’.11
Pourtant, le problème ne réside pas dans les difficultés de la traduction,
mais plutôt dans le traitement des données mythologiques dans le cadre
d’une œuvre pour le théâtre lyrique.
Avec les Limiers on retrouve l’histoire du mythe d’un instrument
consacré à l’inspiration musicale et à l’expression poétique. La lyre,
l’instrument musical le plus répandu dans le monde antique, représente
la prise de conscience par l’homme de son harmonie interne et devient le
symbole de l’harmonie cosmique. Par ailleurs, les hellénistes considèrent
le drame satyrique comme une des sources de la tragédie et lui attribuent
quelques traits caractéristiques tels que la danse des Satyres, le caractère
versatile du chœur et la présence d’une énigme liée à un objet jouant un
rôle considérable dans l’évolution du drame. Dans les Limiers de Sophocle l’utilisation des satyres est, en quelque sorte, évidente, compte tenu
du fait que l’action se déroule dans la nature forestière de Cyllène. De
même, le côté versatile du chœur se manifeste au travers de la danse au
cours des diverses poursuites. Enfin, l’objet-énigme du drame est la lyre,
dont le processus de naissance, bien que décrit de façon détaillée, se
laisse progressivement deviner. Le livret que Reinach a rédigé pour
Roussel, suit les grandes lignes du texte de Sophocle insistant sur
l’élément de la danse des satyres et mettant en relief le côté instable de
leurs caractères. Cependant, Reinach a simplifié les données mythologiques les mettant à la portée de l’éducation humaniste du public de
l’Opéra. Le fait que le dialogue entre la nymphe Kyllène et les satyres,
décrivant la création de l’instrument divin, est exclu de la partition est
significatif, dissimulant de cette façon le procédé exposé dans le titre
même de l’œuvre: ‘La naissance de la lyre’. Il est également significatif
que la présence de l’instrument soit évoquée au moyen de sons bouleversants que les satyres perçoivent du fond de la caverne où se cache Hermès, sons rendus – conformément à l’usage établi – par la harpe. Par
10
11
Comme notait un critique: ‘Le souci de reconstitution historique et de vérité
documentaire nuit la créativité originale’. Jean Chantavoine, ‘La Naissance de la
Lyre’, Le Ménestrel (10 juillet 1925), 304.
Reinach, ‘Un drame inédit de Sophocle’, 453, 454.
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ailleurs, l’apparition de Kyllène et de ses suivantes donne lieu à un ballet
décrit dans la partition comme ‘lutte des nymphes et des satyres’, épisode pittoresque et conventionnel, absent dans le texte de Sophocle, mais
vivement apprécié par les spectateurs de l’Opéra.
A partir d’ici, Reinach ne tient plus compte des vers de Sophocle
mais s’appuie sur l’hymne homérique à Hermès, dont il adapte librement
le contenu. Ainsi, avec l’apparition d’Apollon et d’Hermès on assiste à
une exaltation de la lyre, en tant qu’instrument prodigieux, dont
l’influence s’exerce tant sur les mortels que sur les dieux. Ainsi, les données mythologiques de l’invention de la lyre, leur profond symbolisme et
par conséquent leur mise en valeur dramaturgique ont été altérées au profit d’un argument plus proche des conventions du théâtre lyrique admises
par les habitués de l’Opéra.
De son côté, Roussel trouvait dans ce sujet une représentation bien
proche de ‘son’ monde antique, mais aussi une action dramatique qui lui
permettait d’adopter un style volontairement simplifié, mettant en valeur
les traits caractéristiques, voire stéréotypés de la conception académique
du monde antique à savoir: la pureté de la ligne, le dépouillement et la
clarté dans l’expression et l’orchestration, la simplicité dans l’harmonie,
bref le style noble conforme au goût du grand public. Bien que Roussel
nous ait donné des pages d’une fraîcheur rythmique, teintés d’humour
âpre, il est pourtant évident qu’il n’a pas évité les effets pittoresques et
les anachronismes stylistiques. Cette œuvre probablement constitue un
compromis entre les exigences du traitement conventionnel du mythe
selon Reinach, celles du public de l’Opéra et de son directeur Jacques
Rouché. Le témoignage de Roussel à ce sujet ne laisse aucun doute: ‘Et
de même j’ai conscience que si l’on met à part la Naissance de la lyre,
sujet très spécial pour lequel j’ai adopté volontairement un style très
simplifié, il est facile de constater qu’il n’y a dans le développement de
mon œuvre aucun retour en arrière, mais bien une marche constante vers
l’élargissement tonal et de la liberté harmonique’.12
Cependant, ce retour en arrière n’a pas eu toujours les traits d’un
anachronisme stérile, mais prend chez le compositeur une autre dimension, contribuant à son évolution stylistique, comme le prouvent les six
Odes anacréontiques op. 31 et op. 32 et les deux Idylles op.44 pour voix
et piano, écrites en 1926 et en 1931 respectivement. Loin des compromis
extérieurs et des particularités du théâtre lyrique, Roussel dans ces deux
recueils de mélodies arrive à sa maturité et met en valeur tous les
12
Lettre à un critique musical, 22 décembre 1929. Catalogue d’autographes Frédéric
Castaing, 1987, dans Jean Roy, ‘Reflets de sa personnalité’, Albert Roussel (Paris:
École normale de musique/SACEM, Actes Sud-Papiers, 1987), 25.
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moyens disponibles afin de saisir la quintessence de l’esprit antique. Fait
significatif : il eut recours à la traduction jugée encore valable à l’époque
de Leconte de Lisle des poésies bucoliques d’Anacréon, de Théocrite et
de Moskhos, et non à des pâles imitations archaïques du poète parnassien, qui avaient tant séduit auparavant Gabriel Fauré et Reynaldo Hahn.
Pour les Odes anacréontiques il choisit six des poèmes attribués à
Anacréon où les sujets bucoliques par excellence de l’amour et du vin
dominent. Ces sujets sont traités avec un langage concis, dépouillé,
d’une austérité formelle, ce qui n’exclut aucunement la remarquable diversité de moyens: les invocations aux plaisirs de Bacchus dans les odes
XIX (qu’il faut boire) et XXVI (sur lui-même) sont aussi bien exprimées
dans un climat de douce plainte, que dans un contexte d’une liesse bacchanale. Bien plus riche, le thème de l’amour donne lieu à des formules
plaintives, hautement érotiques, et poétiques. Roussel applique à chaque
mélodie une écriture particulière qui convient à l’esprit du poème. Il faut
souligner ici encore une fois l’importance du recours aux sources antiques: les poèmes attribués à Anacréon constituent des modèles parfaits
pour une construction formelle concise et équilibrée dont le contenu est
caractérisé par l’expression laconique et parfois allégorique. Ces poèmes
vont constituer pour Roussel un véritable fil conducteur, le guidant vers
un langage simplifié voire stylisé, où la concision et l’extrême raffinement, côtoient avec l’utilisation des techniques hautement évocatrices
qui mettent en évidence toutes les subtilités du texte. Les références aux
‘plaisirs terrestres’ sont présentées dans un climat d’une douce mélancolie, nous rappelant la nature passagère de la vie. Le vers, tiré de la
XXVIe ode (‘Sur lui-même’) ‘Il vaut mieux être ivre que mort’ a une
résonance particulière et trouve une justification au cours de l’époque
qui succéda la Première Guerre Mondiale.
À l’encontre de Fauré et de Hahn où l’antiquité était ‘polie’, idéalisée,
devenue presque chimérique, Roussel préfère l’aspect rustique, quoique
raffiné, d’une Grèce où l’exaltation de la beauté et des saveurs de la vie est
rendue dans son état naïf, réel et donc universel. Ici, le raffinement n’est pas
synonyme d’un style ‘courtois’, classicisant, voire pseudo-archaïque, mais
plutôt d’une épuration. La répétition des motifs, l’allure pentatonique, les
âpretés harmoniques contribuent, entre autres, à la rejection de tout
sentimentalisme, de toute emphase romantique, correspondant parfaitement
à l’esprit aphoristique des poèmes. Écrites un peu plus tard les deux Idylles,
quoique plus archaïsantes, se situent dans le même champ d’une rhétorique
concise et dépouillée à l’extrême. Les sources littéraires de Théocrite et de
Moskhos sont des fables mythologiques faisant une fois de plus référence,
de façon didactique, aux ravages d’Éros. Roussel reste toujours fidèle à son
approche réservée, quoiqu’évocatrice et teintée d’humour.
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Finalement, nous arrivons à Bacchus et Ariane op.43 une des œuvres les plus populaires du compositeur. Il s’agit d’un ballet en deux actes écrit en 1930 et créé à l’Opéra de Paris le 22 mai 1931. Il s’agit bien
sûr d’une des œuvres les plus populaires du compositeur dont le livret a
été écrit par Abel Hermant, romancier d’une verve satirique dont l’intérêt
pour l’antiquité s’est exprimé à travers sa pièce de théâtre Platon.
Selon les mémoires du chorégraphe Serge Lifar, le public de l’Opéra
goûta peu ‘la trop libre interprétation du mythe antique’ et ‘la démolition
des principes du classicisme et du romantisme’. Cependant, un bref
examen du livret d’Abel Hermant est suffisant pour constater que cette
‘liberté’ dans l’interprétation du mythe n’est rien d’autre qu’une variante
du mythe antique de Thésée. Ariane, au lieu d’être abandonnée par Thésée dans l’île de Naxos, est plongée dans un profond sommeil par Bacchus qui, auparavant, a chassé Thésée. Par la suite, le dieu charme
Ariane et célèbre son couronnement avec ses compagnons dans la bacchanale finale. Pour nous, il n’y a donc rien de révolutionnaire dans cette
interprétation. Hermant a proposé une adaptation du mythe, pleine
d’incidents pittoresques, ne s’éloignant guère des conventions sur le plan
dramatique, valables depuis la fin du XIXe siècle.
La ‘démolition du classicisme et du romantisme’ évoquée par Lifar
et qui a dérouté le public de l’Opéra, était, elle, bel et bien présente dans
la réalisation des décors du peintre d’origine grecque Giorgio de Chirico
et dans la chorégraphie. Selon Pierre Michaut, la discordance entre le
lyrisme sérieux de la musique et du poème et le modernisme de
l’élément décoratif et chorégraphique faisaient que l’ouvrage ‘ne réussissait pas à prendre un style’, qu’il fallait voir dans l’ensemble ‘la marque
de l’esprit de blague, à qui ces vieilles fables n’en imposent plus et qui
répond à ces grandeurs conventionnelles par l’ironie et la parodie’.13 Cependant, cette contradiction pourrait être atténuée par l’établissement de
correspondances entre la peinture des décors et l’argument fourni par le
livret. Ainsi, le sommeil profond d’Ariane pendant presque tout le premier acte, de même que l’allure féerique de Bacchus peuvent être mis en
valeur dans un contexte pictural dominé par l’esprit fantasque et onirique
comme celui présenté par la peinture de Chirico dont l’abondance de
couleurs provoqua l’admiration commune de Roussel et de Hermant.14
D’autre part, la notion de l’antithèse entre les éléments constitutifs
d’un ballet était courante dans les productions chorégraphiques de
13
14
Pierre Michaut, Le Ballet contemporain (Paris: Plon, 1950) 47, 48.
Lettre de Roussel et d’Abel Hermant à Jacques Rouché du 28 mai 1931, citée dans
Janine Cizeron, ‘Décors et costumes dans les œuvres scéniques d’Albert Roussel’,
dans Kelkel (ed.), Albert Roussel (Paris: Vrin, 1989), 146.
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l’époque, telle l’adaptation de l’Après-midi d’un faune par Nijinski en
1912 fortement critiquée par Debussy lui-même, ou bien Apollon musagète (1928) de Stravinsky dont la seule note excentrique était les décors
peints par André Bauchant. Il faut toutefois se rappeler que dans les années trente, la réaction contre la conception académique de la Grèce
s’était déjà manifestée sur plusieurs plans, tant sur le domaine des productions chorégraphiques que sur celui de l’Opéra. L’esprit burlesque et
parfois satirique avec lequel on approchait le monde antique tant sur le
plan dramatique que sur le plan scénique s’était déjà révélé au cours des
années folles à travers des œuvres comme le ballet La Chatte de Henri
Sauguet (créée à Monte Carlo en avril 1927 et un mois plus tard à Paris
au théâtre Sarah Bernhardt, la chorégraphie étant de Lifar) et l’opéracomique Persée et Andromède de Jacques Ibert créée en mai 1929 à
l’Opéra de Paris. De Chirico lui-même n’était pas d’ailleurs un inconnu
dans le monde du ballet, car il avait auparavant collaboré avec les Ballets
Suédois (pour le ballet La Jarre de J. Borlin et d’A. Casella en 1924) et
les Ballets Russes (pour le ballet Le Bal de Balanchine et de Rieti en
1929). Dans ce contexte, on peut expliquer la volonté du directeur de
l’Opéra de Paris Jacques Rouché d’une part, de se plier au goût du grand
public en suggérant lui-même le thème populaire de Bacchus pour ce
ballet,15 et d’autre part, de donner un nouvel élan à l’Opéra à travers des
productions adaptées, jusqu’à un certain point bien sûr, à l’esprit
contemporain.
Roussel essaya lui aussi de trouver sa place dans cet équilibre redoutable entre néoclassicisme et modernisme. Sur le plan purement
conceptuel, le compositeur retrouva dans ce sujet son monde familier
d’une antiquité païenne, lui permettant de développer son langage ‘bachique’, à savoir la fluidité de son écriture tour à tour âpre et sensuellement lyrique, les couleurs chatoyantes de son orchestration et surtout son
génie rythmique qui achève ici son épanouissement. Il est aussi généralement admis que Bacchus et Ariane est un des exemples typiques du
style néoclassique de Lifar se trouvant en parfaite concordance avec la
musique de Roussel. Sans vouloir aucunement contester ce jugement, il
faut voir certainement dans cette partition la présence de tous les traits
caractéristiques que nous avons rencontrés dans ses œuvres précédentes
et leur mise en valeur à un haut degré de perfectionnement. Ainsi, le raffinement dans le traitement des timbres orchestraux, quasi ‘debussystes’,
nous rappelle l’atmosphère des Faunes et Dryades, les lignes mélodiques
15
Nicole Labelle, ‘La Grèce, point de rencontre des arts dans la musique de ballet néoclassique des années 1930 à l’Opéra de Paris’, dans Danièle Pistone (ed.), Musique et
musiciens à Paris dans les années trente (Paris: Honoré Champion, ‘Musique-Musicologie’, 2000), 282.
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doivent beaucoup à ‘Pan’ de Joueurs de flûte, l’écriture dépouillée et
l’âpreté humoristique nous renvoient à La naissance de la lyre, alors que
la force de l’expression à travers l’esprit laconique constitue sans doute
une leçon que Roussel a tiré de ses Odes anacréontiques.
En conclusion, il faut constater que l’intérêt de Roussel pour
l’antiquité grecque n’était aucunement de nature passagère ou superficielle. Son éducation humaniste, la fréquence et la diversité de ses références au monde antique en sont les meilleurs témoins. Cependant,
Roussel n’a pas essayé de redéfinir la signification que la Grèce antique
devait prendre dans le contexte de son époque, pourtant pleine de mutations historico-culturelles. Il a choisi de transmettre une partie des
conventions que ses prédécesseurs avaient établies auparavant en rapport
avec sa propre conception, dont l’axe central est incontestablement le
sentiment païen. Roussel a hérité du passé l’image d’une Grèce utopique,
idéalisée, d’un monde où régnaient la paix, la sérénité et les plaisirs terrestres de la vie. Ceci explique pourquoi, à l’encontre de l’avant-garde de
son époque, il a évité toute référence mythologique traitée dans le
contexte de la tragédie antique. Si dans le domaine purement littéraire,
Roussel n’a pas manifesté un intérêt de réhabiliter les mythes dans
l’esprit contemporain, il a pourtant achevé d’établir de nouvelles connotations à l’image païenne de la Grèce. Cette conception populaire et
presque conventionnelle transmise à Roussel prend chez lui une autre
dimension. L’aspect dionysien de l’antiquité grecque ne constitue pas un
prétexte à des références pittoresques, mais fonctionne comme une
source de renouvellement, comme une motivation pour élargir le champ
de son expression, de ses représentations musicales. À l’exception de La
Naissance de la Lyre, il a évité tout souci ‘archéologique’ souvent synonyme du style académique. Il s’est différencié de ses prédécesseurs en
rejetant la grandiloquence et le caractère pompeux des références aux
sujets antiques. Par contre, il a insisté sur les valeurs intrinsèques de
l’esprit classique en les exemptant de toute allure académique. Celles-ci
lui ont fourni le terrain favorable pour ses recherches dans le domaine de
l’harmonie et surtout du rythme, élément fondamental de sa langue musicale, dont la vitalité s’est parfaitement assimilée au caractère ‘bachique’ de ses évocations antiques. Elles ont joué un rôle considérable dans
sa formation esthétique et son style s’en est trouvé purifié. De ce point
de vue, il se trouve en concordance avec les recherches du néoclassicisme français de l’entre deux guerres. Sans vouloir adopter l’esprit révolutionnaire, la conception de l’antiquité grecque chez Roussel est tout
d’abord une transmission idéologique et ensuite une redéfinition stylistique. Une fois de plus, il se trouve confirmé que Roussel est bien une figure transitoire dans l’histoire de la musique française.
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Музикологија
8 – 2008
Musicology
Јоргос Властос
КОНЦЕПЦИЈА КАО ТРАНСМИСИЈА:
ГРЧКА АНТИКА ПРЕМА АЛБЕРУ РУСЕЛУ
(Резиме)
Грчка антика заузима значајно место у француској музици почетка
ХХ века. Обраћање грчким темама – приметно још у другој половини XIX
века – представља сложен феномен чији су елементи повезани с историјским, друштвеним и културним контекстом епохе. Идеализација античке
Грчке може се сматрати заједничком тачком за приступе до краја Првог
светског рата. Познато је, међутим, да је почев од двадесетих година француски неокласицизам на сасвим другачији начин сагледавао грчку антику,
тако да је тај нови дух постао саставни део естетике авангарде.
Случај Албера Русела има велики значај с обзиром на то да је његово
музичко стваралаштво ситуирано у прелазном периоду приступа грчкој антици, а он сам се више пута обратио грчким темама. У том оквиру се појам
„концепција“ односи на контакт са временски удаљеном цивилизацијом,
на схватање те цивилизације, и нарочито на форме њеног представљања у
музичким делима. Разматрајући главне црте концепције грчке антике код
Албера Русела, инсистирамо, с једне стране, на његовој личној визији античког света до које је дошао путем свог хуманистичког образовања, путовања, итд., као и на његовим естетичким погледима на уметност, а с друге
стране – на рефлексијама његове концепције у делима као што су Свирач
на фрули, Анакреонтске оде, Бахус и Аријана и нарочито Рађање Лире.
(С француског превела Мелита Милин)
UDC 78.036(44):930.85(495)»652»
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