DOSSIER THÉMATIQUE Quoi de neuf dans les formes héréditaires des cancers digestifs ? Hereditary digestive cancer: what’s new? B. Buecher* L es formes héréditaires des cancers digestifs sont liées à une mutation délétère, inactivatrice, d’un gène majeur de susceptibilité. Il s’agit d’affections monogéniques (c’est-à-dire liées à l’altération d’un seul gène) dont la transmission répond aux lois de la génétique mendélienne : autosomique dominante, sauf pour la polypose adénomateuse associée à MYH, dont la transmission est autosomique récessive. En ce qui concerne le syndrome de Lynch, la mutation causale intéresse un gène du système de réparation des mésappariements de l’ADN appelé MMR (MisMatch Repair) : MLH1 ou MSH2 le plus souvent, MSH6 plus rarement, PMS2 exceptionnellement. Les cancers colorectaux sont les plus fréquents mais ne résument pas les risques tumoraux associés au syndrome de Lynch. Les tumeurs extracolorectales du spectre sont classées en deux groupes en fonction de la valeur du risque relatif par rapport à la population générale et de leur valeur prédictive positive pour le diagnostic. Les tumeurs dites du “spectre étroit” sont caractérisées par un risque relatif supérieur à 8 et une bonne valeur prédictive positive. Il s’agit de l’adénocarcinome de l’endomètre, de l’adénocarcinome de l’intestin grêle et du carcinome urothélial des voies excrétrices urinaires (bassinet et uretère). Les tumeurs du “spectre large” sont caractérisées par un risque relatif compris entre 5 et 8 et une moindre valeur prédictive positive. Il s’agit des carcinomes ovariens, de l’adénocarcinome gastrique et du cholangiocarcinome. La connaissance des risques absolus (ou incidence cumulée au cours de l’existence) pour les différentes localisations tumorales est essentielle, car elle conditionne les recommandations pour la prise en charge des patients. Ces risques sont largement surestimés dans la majorité des études disponibles, en particulier pour les cancers colorectaux et les cancers de l’endomètre, en raison d’un biais de sélection évident, lié à la sélection des familles sur la base de l’agrégation tumorale (validation des critères cliniques d’Amsterdam I ou II). Des études plus récentes utilisant une méthodologie adéquate, mais portant sur de faibles effectifs, ont souligné ce point en rapportant des risques tumoraux bien moindres, et ont motivé la mise en œuvre d’une vaste étude, appelée ERISCAM (Estimation des risques de cancer chez les porteurs de mutation des gènes MMR). L’objectif de cette étude menée au sein du Groupe génétique et cancer de la Fédération des centres de lutte contre le cancer était d’évaluer de façon plus fiable les risques tumoraux en tentant de s’affranchir du biais de sélection des cas index au moyen d’une approche méthodologique adaptée appelée “Genotype Restricted Likelihood” (GRL). Elle a porté sur les données issues de 537 familles françaises avec mutation germinale d’un gène MMR (MLH1 : n = 248 ; MSH2 : n = 256 ; MSH6 : n = 33) recrutées par les 40 centres de consultations d’oncogénétique participants. Les résultats préliminaires ont été récemment communiqués et sont résumés dans le tableau, p. 274. Les résultats définitifs de cette étude sont attendus avec impatience, de même que l’évaluation des risques tumoraux en fonction du gène en cause. L’année 2009 a également été marquée par la présentation des conclusions de l’expertise menée à l’initiative de l’Institut national du cancer (INCa) sur les indications de la chirurgie prophylactique dans les syndromes de prédisposition héréditaire * Service d’hépato-gastroentérologie, hôpital européen Georges-Pompidou, Paris. La Lettre du Cancérologue • Vol. XIX - n° 4 - avril 2010 | 273 Résumé Mots-clés De nouvelles études apportent une meilleure connaissance du risque de cancer colique et extracolique au cours de la vie d’un individu porteur d’une prédisposition génétique. De nouvelles recommandations françaises concernant la chirurgie prophylactique ont été émises. Enfin, des études sont en cours concernant le polymorphisme génétique en cause dans certains cancers colorectaux survenant dans un contexte héréditaire sans mutation identifiée. Polypose colique Syndrome de Lynch Highlights New studies allow a better knowledge of colorectal and other cancer risk over the lifetime of a patient with a genetic predisposition. New French recommendations were established for prophylactic surgery. Studies are ongoing to identify the genetic polymorphisms involved in some hereditary cancers without an identified mutation. Keywords Colon polyposis Lynch syndrome aux cancers et notamment au cours du syndrome de Lynch. Les résultats de cette expertise sont maintenant disponibles en ligne (1). Compte tenu de l’efficacité démontrée de la surveillance endo­ scopique colorectale, il n’existe pas d’indication de chirurgie colique prophylactique “vraie” dans ce contexte. En revanche, l’étendue de la colectomie peut être discutée lorsqu’il existe une indication chirurgicale pour adénome(s) non accessible(s) à une exérèse endoscopique et/ou cancer chez des patients porteurs d’un syndrome de Lynch démontré. Dans une telle situation, la colectomie subtotale avec anastomose iléo-rectale est considérée comme une alternative possible à la colectomie segmentaire “conventionnelle”. Le choix entre les deux interventions doit être réalisé après concertation, en prenant en compte essentiellement l’âge du patient et sa volonté formulée après qu’il a été informé des risques et des bénéfices des différentes techniques. En cas de cancer du rectum, la proctectomie avec anastomose colo-anale et la coloproctectomie avec anastomose iléo-anale sont considérées comme deux options chirurgicales envisageables lorsque la conservation sphinctérienne est possible alors qu’il existe un consensus pour privilégier l’amputation abdominopérinéale avec colostomie définitive par rapport à la coloproctectomie avec iléostomie en l’absence de possibilité de conservation sphinctérienne compte tenu des moindres séquelles de la colostomie. En ce qui concerne la chirurgie pelvienne, il a été retenu : Tableau. Risque cumulé à 70 ans de cancers chez les patients atteints d’un syndrome de Lynch selon les données préliminaires de l’étude ERISCAM. Risque cumulé (%) IC95 Côlon et rectum Hommes Femmes Type de cancer 40 29 27-56 16-47 Endomètre 28 16-47 Ovaire 7 3-21 Voies excrétrices urinaires 1,9 0,4-4,6 Estomac 0,7 0,1-6 Intestin grêle 0,6 0,2-1,2 Voies biliaires 0,6 0,07-2 Tout cancer du spectre Hommes Femmes 45 54 32-61 41-69 274 | La Lettre du Cancérologue • Vol. XIX - n° 4 - avril 2010 que l’hystérectomie devait être préférée au traitement conservateur en cas d’indication de chirurgie utérine pour fibrome ; que l’hystérectomie devait être envisagée en cas d’indication d’annexectomie pour pathologie annexielle, et, enfin, que l’hystérectomie avec annexectomie bilatérale devait être envisagée à l’occasion d’une chirurgie pour cancer colique “localisé” chez les femmes ménopausées. Les experts considèrent également que l’indication de chirurgie pelvienne prophylactique (hystérectomie avec annexectomie bilatérale) est “recevable” chez les femmes atteintes de syndrome de Lynch en raison du risque de cancers de l’endomètre et de l’ovaire et recommandent que cette option soit systématiquement évoquée. Il est difficile de statuer sur l’âge auquel cette chirurgie peut être proposée. Les données préliminaires de l’étude ERISCAM présentées plus haut suggèrent que les risques de cancers de l’endomètre et de l’ovaire sont modestes avant 50 ans, respectivement de 7 % (IC95 : 4-14) et de 3 % (IC95 : 1-6) et plaident en faveur d’une proposition de chirurgie après 45 ans, voire 50 ans, afin de limiter les conséquences de la ménopause induite. Dans tous les cas, le statut ménopausique et le désir éventuel de grossesse sont des éléments essentiels à prendre en compte. Au final, ces nouvelles recommandations en matière de chirurgie prophylactique dans le contexte du syndrome de Lynch traduisent une évolution significative de la position des experts français et se rapprochent de celles des sociétés savantes américaines et européennes. Sur un plan plus fondamental, des avancées significatives ont été obtenues récemment dans le champ de l’identification de nouveaux gènes/loci de susceptibilité aux cancers colorectaux. La genèse des cancers colorectaux sporadiques est multifactorielle et implique des facteurs génétiques et des facteurs dits “environnementaux”. Les facteurs génétiques ne sont pas encore déterminés. Il s’agit de facteurs dits “de susceptibilité”, encore appelés facteurs “mineurs” de prédisposition génétique. Ils se distinguent des facteurs génétiques majeurs, dont les altérations sont responsables des formes héréditaires des cancers colorectaux, par les caractéristiques suivantes : il ne s’agit pas de mutations, c’est-à-dire d’altérations clairement délétères et pathogènes, DOSSIER THÉMATIQUE responsables, par exemple, de la perte de fonction d’un gène suppresseur de tumeur mais plutôt de “polymorphismes fonctionnels”, représentés par des variations de séquence associées, notamment, à une modification de l’activité d’une protéine ou à une diminution de l’expression génique ; chacune de ces altérations n’est associée, individuellement, qu’à une augmentation très modérée du risque de cancer colorectal et c’est la sommation de l’effet de plusieurs altérations de ce type qui est associée à une augmentation significative et généralement modérée du risque de cancer colorectal. On parle de déterminisme multigénique et de “fond génétique” de prédisposition ; leur impact peut être conditionné par l’exposition à certains facteurs environnementaux (par exemple, polymorphismes dans des enzymes du métabolisme des xénobiotiques et exposition à certains composés alimentaires). La caractérisation de ces facteurs génétiques de susceptibilité constitue un enjeu majeur et a tiré profit des évolutions technologiques récentes. Elle permet en effet d’envisager l’identification, au sein de la vaste population d’individus dits “à risque moyen” de cancer colorectal et cibles du dépistage de masse par le test Hémoccult®, des individus à risque particulier qui pourraient justifier d’autres modalités de dépistage, et de préciser le niveau de risque des apparentés au premier degré d’individus avec antécédent de cancers colorectaux. Il est également possible que certains d’entre eux puissent rendre compte de certaines agrégations familiales de cancers colorectaux sans polypose, ne correspondant pas à un syndrome de Lynch, et de la variabilité des risques tumoraux observée dans le contexte des formes héréditaires telles que le syndrome de Lynch. Leur caractérisation a été fondée dans un premier temps sur des approches dites “gènes candidats” qui consistent en pratique à évaluer l’impact de polymorphismes fonctionnels dans des gènes a priori pertinents, dit “candidats” : gènes codant pour des enzymes du métabolisme des xénobiotiques ou pour des protéines impliquées dans les voies de signalisation fréquemment altérées au cours de la carcinogenèse colorectale (voie du TGFβ par exemple, cytokine participant à la régulation négative de la prolifération des colonocytes). Les données les plus récentes sont issues d’études d’association pan-génomiques (Genome-Wide Association [GWA] studies) fondées sur le génotypage comparatif, dans une popula- tion “cas” et dans une population “témoin”, d’un très grand nombre de polymorphismes de type SNP (Single Nucleotide Polymorphism) répartis sur l’ensemble du génome et sans aucune hypothèse a priori au moyen de puces à ADN (DNA chips = DNA array). Cette approche est maintenant largement utilisée pour l’identification de facteurs génétiques de susceptibilité à différents cancers mais également à différentes pathologies (cardio-vasculaires, métaboliques, neurodégénératives, etc.). En ce qui concerne les cancers colorectaux, elle a permis d’identifier un certains nombre de loci de susceptibilité dans les régions chromosomiques suivantes : 8q24 (rs6983267), 8q23.3 (rs16892766, EIF3H), 10q14 (rs10795668), 11q23 (rs3802842), 15q13 (rs4779584) et 18q21 (rs4939827, SMAD7). Une méta-analyse des études d’association pan-génomiques britannique et irlandaise complétée par des études de réplication a conduit à identifier 4 loci de susceptibilité supplémentaires : 14q22.2 (rs4444235, BMP4), 16q22.1 (rs9929218, CDH1), 19q13.1 (rs10411210, RHPN2) et 20p12.3 (rs961253) [2]. Des travaux sont actuellement en cours pour tenter d’élucider les mécanismes rendant compte de l’augmentation du risque de cancer colorectal associée à ces polymorphismes. Ils devraient permettre d’améliorer nos connaissances relatives à la carcinogenèse colorectale. Les polymorphismes identifiés par ces études pangénomiques pourraient également rendre compte de certaines situations évocatrices d’une prédisposition génétique aux cancers colorectaux dans un contexte de déterminisme oligogénique : agrégations familiales non syndromiques de cancers colorectaux ou de cancers colorectaux/polypes avancés diagnostiqués à un âge inhabituellement jeune. Ils font partie des paramètres testés dans le cadre de l’étude multicentrique française DOCC (Déterminisme oligogénique des cancers colorectaux) récemment initiée, au même titre que d’autres paramètres d’intérêt : variant c.1100delC du gène CHEK2, récemment impliqué dans certaines agrégations familiales de cancers colorectaux non polyposiques ; nombre de répétitions du motif (CA) dans le promoteur du gène IGF1, récemment identifié comme facteur génétique modificateur du risque de cancer colorectal dans le contexte du syndrome de Lynch ; et déséquilibre d’expression allélique du gène TGFβR1, récemment associé à une augmentation du risque de cancer colorectal. ■ Références bibliographiques 1. Recommandations professionnelles. Chirurgie prophylactique des cancers avec prédisposition génétique. Syndrome HNPCC/ LYNCH. http://www.e-cancer.fr 2. Houeston RS, Webb E, Broderick P et al. Meta-analysis of genome-wide association data identifies four new susceptibility loci for colorectal cancer. Nature Genet 2008;40:1426-35. La Lettre du Cancérologue • Vol. XIX - n° 4 - avril 2010 | 275