Rythmes biologiques, rythmes sociaux et troubles de l’humeur Biological rhythms, social rhythms and mood disorders IP P. Delbrouck* rÉsumÉ La vie, telle qu’on la connaît sur Terre, est un phénomène rythmique qui se développe selon des mécanismes de répétition. L’être humain, du fait de la complexité de ses sociétés, a ajouté à ces rythmes de base (dormir, bouger, manger, se reproduire, etc.) des activités qui ont progressivement joué un rôle majeur dans la synchronisation de nos rythmes endogènes. Leur dérégulation paraît centrale dans les troubles de l’humeur en général et les troubles bipolaires en particulier, imposant une prise en charge globale, non seulement en termes de chimiothérapie mais aussi (surtout ?) en termes d’organisation de vie préservant une régularité des rythmes sociaux (horaires de lever et de coucher, activités, relations interpersonnelles, etc.). mots-clés : Dépression – Rythmes biologiques – Rythmes sociaux – Psychoéducation SUMMARY. Life, as it has been known on earth, is a rhythm that develops according to the mechanisms of repetition. Humans, because of the complexity of their societies, have added to these basic rhythms (sleeping, moving, eating, reproduction…) activities which have gradually played a major role in the synchronization of our endogenous rhythms. Their disturbance appears central in mood disorders in general and bipolar disorder in particular, imposing comprehensive care, not only in terms of chemotherapy but also (especially?) in terms of an organization of life that preserves a regular social rhythm (getting up and going to bed, work, interpersonal relationships…). Keywords: Depression – Biological rhythms – Social rhythms – Psychoeducation. L a vie, telle qu’on la connaît sur Terre, est un phénomène rythmique qui se développe selon des mécanismes de répétition, à des intervalles variés et sous l’influence de facteurs divers : rythme des saisons, de la reproduction, des migrations, de l’apparition et de la disparition des espèces… * Service de psychiatrie, centre hospitalier d’Heinlex, Saint-Nazaire. La Lettre du Psychiatre - Vol. IV - n° 1 - janvier-février 2008 Tous ces événements constituent un ballet dont les différents protagonistes interagissent sans cesse, donnant tout son sens au terme “chaotique”. Par-delà une rythmicité endogène propre à chaque espèce, et, au sein de celle-ci, à chaque constituant organique, il existe un synchronisateur universel qui est la lumière, ou plus précisément l’alternance de périodes d’éclairement et d’obscurité. Ses variations annuelles, témoins des saisons, ou quotidiennes, à l’origine de la distinction jour/nuit, sont à la base de la synchronisation des rythmes endogènes avec l’environnement extérieur (à l’exception des espèces cavernicoles et des poissons des grands fonds océaniques). L’être humain, du fait de la complexité de ses sociétés, a ajouté à ces rythmes de base (dormir, bouger, manger, se reproduire, etc.) des activités qui ont progressivement joué un rôle majeur dans la synchronisation de nos rythmes endogènes. La régularité de la prise des repas (indépendante de la simple sensation de faim), les horaires de travail qui bornent les périodes d’activité, la désynchronisation des périodes de reproduction, etc., sont autant de phénomènes plus ou moins récents qui ont profondément modifié les relations entre l’individu et son environnement. Dans une société rurale traditionnelle, telle que pouvait la décrire Émile Durkheim en 1897 (1), c’est d’abord la nature en tant que facteur de production qui imprime ses rythmes à la vie collective : les saisons y sont fortement marquées, et l’activité ne s’y dépense pas de façon uniforme. L’hiver est, à la campagne, une période de repos et de repli sur la vie familiale et la maison. Dès le printemps, au contraire, l’activité reprend pour culminer aux mois de juin, juillet et août. Une société scolarisée, industrialisée et urbanisée comme la nôtre est beaucoup moins sensible au rythme des saisons qu’un pays en majorité rural. L’été est le temps du sommeil économique et scolaire : la plupart des entreprises ferment leurs portes, et celles qui restent ouvertes ne fonctionnent qu’au ralenti ; c’est le mois des congés, pendant lequel on se suicide moins. Par ailleurs, l’électrification, en permettant l’éclairage permanent, a offert à l’homme moderne la possibilité de s’affranchir de l’alternance jour/nuit. Ce dernier, comme on l’a vu, vit aujourd’hui essentiellement dans un environnement urbain, et l’industrialisation des sociétés a progressivement masqué les rythmes circadiens endogènes par rapport aux siècles précédents. Pourtant, la régularité et la synchronisation de ces rythmes sont essentielles à la santé et au sentiment de bien-être. Alors que le décalage de plus en plus tardif de l’endormissement (télévision oblige) s’impose chaque jour, plusieurs études ont montré que l’écart par rapport à une quantité moyenne de sommeil se traduisait par une surmortalité. De même, la désorganisation des rythmes Dossier thématique D ossier thématique 33 Dossier thématique D ossier thématique 34 biologiques est fréquemment associée à différentes pathologies comme l’obésité, les maladies cardiaques, le diabète, et à des dysfonctionnements métaboliques graves. Même s’il serait naïf de penser trouver là un quelconque Graal dans l’étiologie de pathologies totalement différentes, il semble tout aussi naïf de penser que l’individu puisse s’extraire brutalement de son environnement naturel, constitué au fil de plusieurs milliers d’années d’évolution, sans conséquences en termes de santé. Lors du dernier congrès de l’European College of Neuro­ psycho-Pharmacology (ECNP), qui s’est tenu à Vienne du 13 au 17 octobre 2007, E. Frank (Pittsburgh, États-Unis) a justement présenté une mise au point sur ces liens entre les rythmes circadiens, leurs perturbations et les troubles de l’humeur. On sait ainsi que la dépression s’accompagne presque constamment de troubles du sommeil à type de réveil précoce. Les enregistrements polysomnographiques ont montré plusieurs anomalies, comme une augmentation de la latence d’endormissement, des éveils intermittents et un réveil matinal précoce conformes aux données cliniques. Ils ont aussi mis en évidence une diminution de la latence d’apparition du sommeil paradoxal et du sommeil lent profond (perte des stades 3 et 4), essentiel à la sécrétion de l’hormone de croissance. D’autres dérèglements circadiens existent également. Le rythme de la température corporelle est moins ample que chez les sujets non déprimés, et son maximum comme son minimum sont décalés (avance de phase). L’amplitude des sécrétions de cortisol est augmentée, celle de mélatonine est diminuée. Chez les patients bipolaires, on constaterait des perturbations différentes. Ainsi, les sécrétions de mélatonine sembleraient moins perturbées, le rythme de la température corporelle serait en avance de phase lors des épisodes maniaques, mais en retard de phase lors des périodes dépressives (2), et les ruptures des rythmes sociaux seraient préférentiellement associées à la survenue d’épisodes maniaques (3). Enfin, ces sujets présenteraient préférentiellement un profil typologique du matin (4). Par ailleurs, on dispose de modèles animaux de souris génétiquement modifiées au niveau du gène clock, gène identifié dans le fonctionnement de l’horloge interne (noyau suprachiasmatique [NSC]), et présentant des comportements assimilables au comportement maniaque humain. Ces perturbations sont corrigées par l’administration de lithium (5, 6). Il paraît donc de plus en plus évident que les perturbations des rythmes circadiens sont au cœur du processus physiopathologique en cause dans les troubles de l’humeur. Il y a vingt ans, E. Frank avait émis l’hypothèse que des perturbations des synchroniseurs sociaux pouvaient être à l’origine d’une cascade d’événements aboutissant à des épisodes maniaques ou dépressifs. Depuis, elle a montré que les événements de vie caractérisés par une perturbation des rythmes sociaux sont associés à la survenue d’épisodes thymiques, notamment maniaques, chez des patients souffrant de troubles bipolaires (7, 8). Lors d’événements de vie perturbant les rythmes de sujets vulnérables aux troubles de l’humeur, le système circadien ne parvient pas à recaler les rythmes, ce qui a pour conséquence la persistance des troubles du sommeil et le déclenchement d’un trouble de l’humeur. Il semble donc bien exister un enchaînement qui, à partir d’un événement de vie perturbant la stabilité des rythmes sociaux, induit une déstabilisation des rythmes biologiques, elle-même responsable de modifications du rythme veille-sommeil à l’origine d’un épisode dépressif ou maniaque. Elle a également montré qu’une approche psychothérapique visant à régulariser les rythmes sociaux avait pour effet de prévenir les rechutes maniaques ou dépressives. On sait ainsi que, en allongeant la période d’obscurité (dix à quatorze heures), on diminue la durée des épisodes chez les cycleurs rapides, et on accélère le retour à la normale des épisodes maniaques (9-11). Par ailleurs, il semblerait qu’une photothérapie dans le spectre de la lumière verte améliore l’efficacité des antidépresseurs sérotoninergiques (12). La thérapie interpersonnelle des rythmes sociaux est une psychothérapie interventionnelle visant à la fois à mettre en évidence les liens entre les événements de vie et la désorganisation des rythmes sociaux, et à améliorer les relations interpersonnelles. Cette thérapie aide les patients à maintenir des rythmes sociaux réguliers et à prévenir la survenue de problèmes interpersonnels. Cette stabilisation sociale se traduit par une stabilisation de l’humeur (7, 13). Par ailleurs, la régularisation des rythmes serait un facteur important dans l’efficacité des traitements pharmacologiques. La capacité à augmenter la régularité de ces rythmes est significativement associée à une réduction des rechutes chez des patients stabilisés. Conclusion E. Frank a insisté sur l’importance d’une prise en charge globale des patients bipolaires, non seulement en termes de chimiothérapie, mais aussi (surtout ?) en termes d’organisation de vie préservant une régularité des rythmes sociaux (horaires de lever et de coucher, activités, relations interpersonnelles, etc.). Certains y verront peut-être le retour au traitement moral de la maladie mentale qui fut à l’origine de la création des hôpitaux psychiatriques il y a trois siècles, dont le but premier n’était pas l’enfermement mais l’organisation de l’espace et du temps comme base de la “réorganisation de l’espace psychique désordonné des aliénés” (14). ■ Références bibliographiques 1. Durkheim E. Le Suicide. Paris : PUF, 1967. 2. Wehr TA, Sack D, Rosenthal N, Duncan W, Gillin JC. Circadian rhythm dis‑ turbances in manic-depressive illness. Fed Proc 1983; 42(11):2809-14. 3. Malkoff-Schwartz S, Frank E, Anderson B et al. Stressful life events and social rhythm disruption in the onset of manic and depressive bipolar episodes: a preli‑ minary investigation. Arch Gen Psychiatry 1998;55:702-7. 4. Mansour HA, Wood J, Chowdari KV et al. Circadian phase variation in bipo‑ lar I disorder. Chronobiol Int 2005;22(3):571-84. La Lettre du Psychiatre - Vol. IV - n° 1 - janvier-février 2008 5. McClung CA, Sidiropoulov K, Vitaterna M et al. Regulation of dopaminergic transmission and cocaine reward by the Clock gene. Proc Natl Acad Sci USA 2005;102:9377-81. 6. Roybal K, Theobold D, Graham A et al. Mania-like behavior induced by disruption of CLOCK. Proc Natl Acad Sci USA 2007;104:6406-11. 7. Frank E, Kupfer DJ, Thase ME et al. Two-year outcomes for interpersonal and social rhythm therapy in individuals with bipolar I disorder. Arch Gen Psy‑ chiatry 2005;62:996-1004. 8. Miklowitz DJ, Otto MW, Franck E et al. Psychosocial treatments for bipolar depression: a 1-year randomized trial from the systematic treatment enhance‑ ment program. Arch Gen Psychiatry 2007;64:419-26. 9. Wehr TA, Turner EH, Shimada JM et al. Treatment of rapidly cycling bipo‑ lar patient by using extended bed rest and darkness to stabilize the timing and duration of sleep. Biol Psychiatry 1998;43(11):822-8. 10. Wirz-Justice A, Quinto C, Cajochen C, Werth E, Hock C. A rapid-cycling bipolar patient treated with long nights, bedrest, and light. Biol Psychiatry 1999; 45(8):1075-7. 11. Barbini B, Benedetti F, Colombo C et al. Dark therapy for mania: a pilot study. Bipolar Disord 2005;7:98-101. 12. Benedetti F, Colombo C, Pontiggia A, Bernasconi A, Florita M, Smealdi E. Morning light treatment hastens the antidepressant effect of citalopram: a placebo-controlled trial. J Clin Psychiatry 2003;64:648-53. 13. Frank E, Swartz HA, Kupfer DJ. Interpersonal and social rhythm therapy: managing the chaos of bipolar disorder. Biol Psychiatry 2000;48(6):593-604. 14. Pascal JC. Architecture et théorie du soin en psychiatrie : de la forme au Dossier thématique D ossier thématique sens. Abstract Psychiatrie 2007;30:15-8. N o u ve l l e s d e l ’i n d u s t r i e p h a r m a ce u t i q u e Communiqués publicitaires des conférences de presse, symposiums, manifestations, organisés par l’industrie pharmaceutique Améliorer la prescription des psychotropes chez la personne âgée En France, la consommation de médicaments psychotropes est excessive et tend à se banaliser, particulièrement chez les personnes âgées. On estime qu’au-delà de 70 ans, une personne sur deux consomme de façon prolongée des médicaments anxiolytiques ou hypnotiques (benzodiazépines). Les femmes consommeraient deux fois plus de psychotropes que les hommes. Chez la personne âgée, les problèmes rapportés par la Haute Autorité de santé (HAS) relèvent essentiellement de : – la surprescription et une consommation prolongée des benzodiazépines (médicaments anxiolytiques et hypnotiques) dans les troubles du sommeil et de l’anxiété, alors que les risques liés à ces médicaments sont supérieurs aux bénéfices ; – la surprescription de neuroleptiques dans les troubles du comportement avec manifestations extérieures (fréquents chez les patients atteints de la maladie d’Alzheimer par exemple) ; – à l’inverse, une prescription insuffisante d’antidépresseurs chez la personne âgée réellement dépressive. Suite à cet état des lieux, et à l’invitation de la HAS, des propositions d’actions ont été envisagées avec les professionnels de santé, les institutionnels et le ministère de la Santé. Un suivi commun d’indicateurs à disposition des partenaires, et ciblé sur des actions significatives, a été mis en place pour les deux prochaines années. Il s’agit d’améliorer les quatre situations à l’origine de la majorité des prescriptions, avec un suivi ciblé sur six actions phares. Les propositions sont articulées autour : – des actions à mener en regard des principales situations de prescription (troubles du sommeil, dépression, signes anxieux, troubles du comportement) ; – de mesures générales ciblant les personnes âgées, les professionnels ou les psychotropes ; – des projets de recherche à conduire pour combler les besoins en termes de connaissance. La mise à disposition de données de suivi par les différents partenaires, dont l’assurance maladie, permettra d’établir un tableau de bord général pour évaluer l’impact du programme d’action. Au titre des actions phares sont proposés : – trois programmes auprès des professionnels de santé : Optimisation de la La Lettre du Psychiatre - Vol. IV - n° 1 - janvier-février 2008 prescription médicamenteuse chez le sujet âgé (notamment des psychotropes), en médecine générale en lien avec les pharmaciens ; Dépression du sujet âgé, en établissement d’hébergement pour les personnes âgées dépendantes et en ambulatoire ; Bientraitance, en établissement, intégrant les troubles du comportement causés par la maladie d’Alzheimer ; – une campagne grand public à propos de l’insomnie et des somnifères, de l’anxiété et des anxiolytiques ; – un travail d’homologation des classes pharmacothérapeutiques pour améliorer les logiciels d’aide à la prescription ; – le suivi d’un programme de recherche sur les psychotropes et le sujet âgé. Un certain nombre de ces actions, conçues de façon concertée avec leurs opérateurs, au regard de l’existant et du prévisionnel de chacun, étaient déjà en cours en 2007, ou sont programmées. Ainsi, des recommandations sur les modalités d’arrêt des benzodiazépines chez le sujet âgé ont paru nécessaires dès le début de la réflexion, et la HAS a engagé immédiatement leur production afin de les mettre à disposition dès les conclusions des travaux. Ce dispositif est complété par des propositions d’actions nouvelles. ■ 35