mère, mais des inconnus. Et, alors qu’il
y a quinze jours à peine il vous souriait,
il se met à hurler dès que vous le prenez
dans vos bras. Cela se produit vers l’âge
de huit mois, mais plus tôt et plus fort
chez les bébés qui vivent trop en autar-
cie avec leur mère, parfois sans père ou
avec un père peu présent, qui n’exerce
pas sa fonction tiercéisante vis-à-vis de
la mère.
La peur est là, tout au long de la vie.
Après six ou sept ans arrive une peur
qui ne quittera jamais l’enfant, celle de
la mort, dont il va prendre conscience
du caractère inéluctable. Elle va
prendre la forme de rêves angoissants,
de crises de pleurs, souvent sans avoir la
capacité de formuler précisément cette
peur, ou en l’exprimant sous la forme
d’une crainte de la mort des parents.
Cette peur surgit surtout le soir, mais el-
le est majorée quand un événement
vient lui donner une présence matériel-
le (mort d’un grand-parent, spectacle
d’un accident, malaise impressionnant
de l’un des parents…).
La petite fille aux allumettes d’Andersen
n’a pas peur du noir, mais de la misère
et du vide affectif de sa vie, et les allu-
mettes qu’elle craque lui font halluciner
sa grand-mère, le seul être qui l’a ai-
mée. La peur suscitée chez l’enfant par
ce conte terrible est celle de la solitude,
de la perte d’amour, et c’est chez l’en-
fant la peur la plus pathogène qui soit.
Mais la peur de la séparation, de l’aban-
don, de l’absence, du désamour est trop
intime pour que l’enfant en parle, et ja-
mais elle n’émergera dans une psycho-
logie des preuves où ce qui n’est pas vi-
sible n’existe pas, et où ce qui n’est pas
dit n’est pas visible.
La petite fille aux allumettes n’a ni
TDAH, ni TOP, ni TC, mais une souf-
france intime que rien ne peut soigner.
C’est ce que nous rencontrons chez
nombre des enfants sans parents qui
sont confiés au Conseil général : ils ont
sans cesse peur d’être abandonnés, et
cela retentit sur leur développement af-
fectif et cognitif.
La véritable peur des enfants est celle-
ci. Les autres sont des émotions desti-
nées souvent à manifester un souhait de
réassurance.
Vignette clinique. [Arthur est venu ré-
cemment nous voir. C’est un petit garçon
de trois ans et demi, qui vient parce qu’il
a peur que le vent l’emporte, peur de
s’envoler et de disparaître dans le ciel. Il
y a parfois un vent violent dans notre ré-
gion, qui empêche les avions d’atterrir.
Et ces jours-là, cet enfant ne va pas en
classe tellement il en est terrorisé. Mais
les peurs s’étendent, et au moindre
souffle de vent il ne veut pas sortir et
donc ne va que rarement à l’école alors
qu’il aimerait beaucoup y aller…
Sa mère scrute le ciel en ouvrant ses vo-
lets chaque matin et sait comment la
journée va se passer selon le vent. Tous
les arguments rationnels de réassurance
ne servent à rien, et je le vois deux fois
de suite à intervalle rapproché sans que
cela serve à quoi que ce soit. Lors de la
troisième consultation, la mère fait sortir
l’enfant pour me dire qu’elle est enceinte
mais ne veut pas le dire à l’enfant avant
d’être sûre que tout se passe bien, car el-
le a subi, il y a cinq mois, une IMG pour
un enfant trisomique, et ça l’a tellement
marquée qu’elle ne parle de sa grossesse
à personne. Je lui conseille d’en parler à
son fils, mais elle ne veut pas.
Elle ne vient pas au rendez-vous sui-
vant, mais… un an plus tard. Elle a pris
un congé parental de deux ans pour sa
fille, alors qu’Arthur était allé en crèche
à deux mois. La mère se sent très cou-
pable de cette différence, et Arthur le
sent et fait tout pour qu’elle le garde à la
maison avec sa sœur. Je conseille qu’il
ne reste plus à la cantine, pour raccour-
cir ses séparations d’avec sa mère, ce
que celle-ci accepte.
Quand je pose des questions sur le vent,
elle me répond laconiquement que « ça
a passé » sans autre explication, me lais-
sant sur ma faim.
C’est donc a posteriori que l’on pense à
une phobie banale correspondant à un
stade de développement de l’enfant.]
La peur est une émotion. Une émotion
est difficile à définir, comme sont diffi-
ciles à définir ses limites. Il y a, à la Pi-
tié, à Paris, un centre des émotions dont
s’occupent des chercheurs de l’Inserm
qui, selon les journaux, « redécouvrent
la psychanalyse »… « Les technologies
actuelles nous ont fait découvrir une vie
mentale beaucoup plus riche et com-
plexe qu’on ne l’imaginait, explique Lio-
nel Naccache, neurologue et chercheur
à l’Inserm. Freud a eu le génie de décou-
vrir intuitivement cette complexité. Il a
forgé des concepts parfois controversés,
qui se révèlent finalement aujourd’hui
très pertinents. Certes, il s’est trompé
ailleurs, mais bon nombre de ses idées
continuent de tenir la route. »
Sommes-nous, comme l’expliquait Léni-
ne en 1920 à propos du communisme, à
une période de « maladie infantile » de
la neuropsychologie, qui s’aventure
dans un domaine où en rester au visible
est insuffisant, où il n’y a de réponses
que pour les questions qu’on ne pose
pas, et qui n’émergeront donc pas à l’oc-
casion d’un questionnaire, fût-il semi-
structuré.
C’est le débat et la confrontation d’idées
et de méthodes qui sont importants en
psychologie de l’enfant, mais personne
ici ne pourra jamais, seul, détenir une
vérité absolue. Les mots « scientifique »
(que Freud employait beaucoup…) et
« laboratoire » ont un poids sémantique
dont la réalité clinique se joue.
첸
Médecine
& enfance
juin 2014
page 198
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