Médecine
& enfance
« Eh bien ! voyez maintenant quel peu de
cas vous faites de moi. Vous voulez jouer de
moi, vous voulez avoir l’air de connaître
mes trous, vous voulez arracher l’âme de
mon secret, vous voulez me faire résonner
tout entier, depuis la note la plus basse
jusqu’au sommet de la gamme. Et pourtant,
ce petit instrument qui est plein de musique,
qui a une voix admirable, vous ne pouvez
pas le faire parler. Sang-dieu ! croyez-vous
qu’il soit plus aisé de jouer de moi que d’une
flûte ? Prenez-moi pour l’instrument que
vous voudrez, vous pourrez bien me froisser,
mais vous ne saurez jamais jouer de moi. »
Shakespeare, Hamlet, acte III, scène 2
Dans La Méthode, Edgard Morin
nous invite à « penser chaque
chose sous ses divers angles, ce
qui oblige à prendre en considération
tous les aspects d’un me problème,
au point l’on peut penser au même
moment une chose et son contraire, ce
qui met en péril notre bon sens ».
D’ordinaire, nous sommes portés à pen-
ser dans un seul sens, ne serait-ce que
pour ne pas devenir fou. Cependant,
dans le domaine de l’humain, la pensée
unique est tout simplement impossible.
Il fut un temps toute la psychologie
infantile passait à la moulinette de la
psychanalyse, depuis les contes de e
jusqu’à l’autisme. Aujourd’hui, c’est la
psychologie scientifique, la neuropsy-
chologie, qui, dans ce que l’on appelle
sormais des « laboratoires », recons-
truit l’histoire des enfants.
Nos croyances et nos modèles évoluent,
connaissent des vogues et des modes,
puis déclinent, sont critiqués et dispa-
raissent.
Abordons donc le thème de la peur du
noir, mais en choisissant un autre angle.
Il n’est pas inutile, pour commencer, de
préciser qu’en quarante ans d’exercice
je nai jamais connu de demande de
consultation pour « peur du noir ». J’ai
connu des enfants qui ne voulaient pas
quitter leur mère, qui voulaient dormir
dans le lit de leurs parents, ne voulaient
pas ou ne parvenaient pas à s’endormir,
qui avaient peur que quelqu’un ne pé-
nètre dans leur chambre, les enlève et
les tue. J’ai connu des enfants qui refu-
saient de rester seuls dans leur
chambre, qui éprouvaient, plutôt que
des peurs du noir, des peurs du soir, du
moment de la paration, du moment
où leurs parents voulaient être tran-
quilles.
Les investigations (les pédopsychiatres
sont comme des enquêteurs de police…)
portaient sur un événement déclen-
chant. Souvent les parents évoquent un
trauma consciemment connu ou pas de
l’enfant, avec lequel ils ne faisaient a
priori aucun lien, mais qui était en cause.
Le travail consiste alors à établir un lien
entre le symptôme et son origine vrai-
semblable, selon un modèle freudien.
Il arrive que l’enfant soit prédisposé à
ces peurs, parce que son tempérament
ou son histoire personnelle ont déjà été
marqués antérieurement par ces an-
goisses, mais de manière moins intense,
angoisses dont la théorie nous dit
qu’elles sont des peurs sans objet (ou
plus précisément sans objet conscient).
En somme, une démarche apparem-
ment peu scientifique que cette dé-
marche psychopathologique : lexpé-
rience empirique y tient lieu de fil à la
pensée du clinicien, sans groupe té-
moin, sans grille de cotation, en faisant
appel à des souvenirs dont on sait com-
bien ils sont peu fiables, mais dont on
connaît aussi la justesse de l’impact af-
fectif ressenti. Pas d’entretiens semi-
structus, pas déchelles, pas dana-
lyses factorielles. On voit aussi que la
démarche diagnostique va de pair avec
le souhait thérapeutique, qu’on ne peut
séparer qu’artificiellement.
La première peur de lenfant est la
« peur de létranger », formulée par
Spitz et considérée comme le second or-
ganisateur dans le développement psy-
chologique de lenfant. Cest un mo-
ment crucial où le bébé se rend compte
que les autres ne sont pas interchan-
geables, et quune personne (le plus
souvent sa mère) est un être unique qui
le protège, le nourrit, s’occupe de lui. Il
aura peur des étrangers, pas de la nour-
rice, qui prolonge en quelque sorte sa
Lenfant et la peur du noir
sous un autre angle
M. Boublil, pédopsychiatre, pôle mère–enfant,
hôpital d’Antibes
POINT PSY
Rubrique dirigée par M. Boublil
juin 2014
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mère, mais des inconnus. Et, alors qu’il
y a quinze jours à peine il vous souriait,
il se met à hurler dès que vous le prenez
dans vos bras. Cela se produit vers l’âge
de huit mois, mais plus tôt et plus fort
chez les bébés qui vivent trop en autar-
cie avec leur mère, parfois sans père ou
avec un père peu présent, qui n’exerce
pas sa fonction tiercéisante vis-à-vis de
la mère.
La peur est , tout au long de la vie.
Aps six ou sept ans arrive une peur
qui ne quittera jamais l’enfant, celle de
la mort, dont il va prendre conscience
du caractère inéluctable. Elle va
prendre la forme de rêves angoissants,
de crises de pleurs, souvent sans avoir la
capacité de formuler précisément cette
peur, ou en l’exprimant sous la forme
d’une crainte de la mort des parents.
Cette peur surgit surtout le soir, mais el-
le est majorée quand un événement
vient lui donner une présence matériel-
le (mort d’un grand-parent, spectacle
d’un accident, malaise impressionnant
de l’un des parents…).
La petite fille aux allumettes d’Andersen
n’a pas peur du noir, mais de la misère
et du vide affectif de sa vie, et les allu-
mettes qu’elle craque lui font halluciner
sa grand-mère, le seul être qui l’a ai-
mée. La peur suscitée chez l’enfant par
ce conte terrible est celle de la solitude,
de la perte d’amour, et c’est chez l’en-
fant la peur la plus pathogène qui soit.
Mais la peur de la séparation, de l’aban-
don, de l’absence, du désamour est trop
intime pour que l’enfant en parle, et ja-
mais elle n’émergera dans une psycho-
logie des preuves où ce qui n’est pas vi-
sible n’existe pas, et ce qui n’est pas
dit n’est pas visible.
La petite fille aux allumettes n’a ni
TDAH, ni TOP, ni TC, mais une souf-
france intime que rien ne peut soigner.
C’est ce que nous rencontrons chez
nombre des enfants sans parents qui
sont confiés au Conseil général : ils ont
sans cesse peur d’être abandons, et
cela retentit sur leur développement af-
fectif et cognitif.
La véritable peur des enfants est celle-
ci. Les autres sont des émotions desti-
nées souvent à manifester un souhait de
réassurance.
Vignette clinique. [Arthur est venu ré-
cemment nous voir. C’est un petit garçon
de trois ans et demi, qui vient parce qu’il
a peur que le vent l’emporte, peur de
s’envoler et de dispartre dans le ciel. Il
y a parfois un vent violent dans notre ré-
gion, qui empêche les avions d’atterrir.
Et ces jours-là, cet enfant ne va pas en
classe tellement il en est terrorisé. Mais
les peurs sétendent, et au moindre
souffle de vent il ne veut pas sortir et
donc ne va que rarement à l’école alors
qu’il aimerait beaucoup y aller
Sa mère scrute le ciel en ouvrant ses vo-
lets chaque matin et sait comment la
journée va se passer selon le vent. Tous
les arguments rationnels de assurance
ne servent à rien, et je le vois deux fois
de suite à intervalle rapproché sans que
cela serve à quoi que ce soit. Lors de la
troisième consultation, la re fait sortir
l’enfant pour me dire qu’elle est enceinte
mais ne veut pas le dire à l’enfant avant
d’être sûre que tout se passe bien, car el-
le a subi, il y a cinq mois, une IMG pour
un enfant trisomique, et ça l’a tellement
marquée qu’elle ne parle de sa grossesse
à personne. Je lui conseille d’en parler à
son fils, mais elle ne veut pas.
Elle ne vient pas au rendez-vous sui-
vant, mais… un an plus tard. Elle a pris
un congé parental de deux ans pour sa
fille, alors qu’Arthur était allé en crèche
à deux mois. La mère se sent très cou-
pable de cette différence, et Arthur le
sent et fait tout pour qu’elle le garde à la
maison avec sa sœur. Je conseille qu’il
ne reste plus à la cantine, pour raccour-
cir ses parations d’avec sa mère, ce
que celle-ci accepte.
Quand je pose des questions sur le vent,
elle me répond laconiquement que « ça
a passé » sans autre explication, me lais-
sant sur ma faim.
C’est donc a posteriori que l’on pense à
une phobie banale correspondant à un
stade de développement de l’enfant.]
La peur est une émotion. Une émotion
est difficile à définir, comme sont diffi-
ciles à définir ses limites. Il y a, à la Pi-
tié, à Paris, un centre des émotions dont
s’occupent des chercheurs de l’Inserm
qui, selon les journaux, « redécouvrent
la psychanalyse »« Les technologies
actuelles nous ont fait découvrir une vie
mentale beaucoup plus riche et com-
plexe qu’on ne l’imaginait, explique Lio-
nel Naccache, neurologue et chercheur
à l’Inserm. Freud a eu le génie de décou-
vrir intuitivement cette complexité. Il a
forgé des concepts parfois controversés,
qui se révèlent finalement aujourd’hui
très pertinents. Certes, il s’est trompé
ailleurs, mais bon nombre de ses idées
continuent de tenir la route. »
Sommes-nous, comme l’expliquait Léni-
ne en 1920 à propos du communisme, à
une période de « maladie infantile » de
la neuropsychologie, qui saventure
dans un domaine où en rester au visible
est insuffisant, où il n’y a de ponses
que pour les questions qu’on ne pose
pas, et qui n’émergeront donc pas à l’oc-
casion d’un questionnaire, fût-il semi-
structuré.
C’est le débat et la confrontation d’idées
et de méthodes qui sont importants en
psychologie de l’enfant, mais personne
ici ne pourra jamais, seul, tenir une
vérité absolue. Les mots « scientifique »
(que Freud employait beaucoup…) et
« laboratoire » ont un poids sémantique
dont la réalité clinique se joue.
Médecine
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