177
trois modèles évolutifs pour la psychia-
trie (17) :
– le premier, qu’il qualifie d’“immobi-
lisme”, renvoie à une identité du psy-
chiatre qui reste floue, tout à la fois de
médecin généraliste, pharmacologue,
psychothérapeute, travailleur social, voire
même, dit-il, de philosophe ! Dans ce scé-
nario, l’évolution des disciplines spéci-
fiques aidant, psychologues, travailleurs
sociaux, gériatres, internistes ou neuro-
logues prétendront exercer avec plus de
compétence des fonctions exercées jus-
qu’alors par les psychiatres ;
– le deuxième modèle, selon lui, permet
de retrouver nos racines médicales. La
profession recentre son rôle sur une mis-
sion de diagnostic et de traitements médi-
caux pour les troubles anxiodépressifs, les
psychoses et la pathologie psycho-orga-
nique. La formation des psychiatres adop-
tera un profil axé sur les neurosciences.
La recherche serait biologique, avec un
souci systématique d’évaluation des inter-
actions ;
– le troisième scénario, qualifié d’“absence”,
reviendrait à laisser à d’autres le choix de
notre type d’exercice et de notre champ d’in-
tervention. Les pouvoirs publics font alors
de la psychiatrie une police médicale. Des
mesures légales toujours plus contrai-
gnantes déprécient nos missions envers
les sujets déviants ou jugés comme tels
par la communauté. Les personnes
confiées aux psychiatres sont les toxico-
manes, les psychotiques dérangeants, les
sujets agressifs…
Ces perspectives d’évolution me parais-
sent toutefois par trop réductrices et
dichotomiques. Certes, il est essentiel
d’affirmer notre fonction médicale. Ne
serait-ce que pour percevoir l’autre dans
sa dimension globale, non comme pur
esprit mais avec un corps qui, lui aussi,
souffre. La psychiatrie est une spécialité
de paradoxe, prompte à condamner la
vision “réductrice” des somaticiens,
négligeant trop souvent la dimension
humaine ou psychologique du sujet pour
se recentrer sur l’organe. Mais combien
de psychiatres rechignent encore à s’inté-
resser aux pathologies physiques asso-
ciées, adoptant ainsi un profil en miroir
de celui qu’ils dénoncent ?
Plus largement, je partage l’analyse de
José Guimon (18) sur le risque de sur-
identification des psychiatres à un modèle
unique, qu’il soit biologique, psycholo-
gique ou sociologique, là où l’ouverture
à d’autres champs de réflexion et de pra-
tique devrait être essentielle. Jean Mai-
sondieu nous rappelle fort opportunément
que “l’homme n’est pas seulement un être
de langage ni uniquement un être neuro-
nal, il n’est pas le produit de son histoire,
et les origines de ses passions ne sont pas
que biologiques. Il est constitué d’un peu
tout cela, mais il est plus que cela… Il est
aussi celui qui organise cet ensemble, y
réagit et le dirige : il est une personne, il
est quelqu’un…” (19).
La dimension économique, historique-
ment négligée par les médecins, pèsera
demain chaque jour davantage à un
moment où, paradoxalement, les tech-
niques de soins deviendront de plus en
plus efficaces… et coûteuses. Devra-t-on
abandonner les traitements dont le coût
dépassera de façon excessive les béné-
fices attendus ? Mais qui fera ce choix ?
L’orientation vers un système de soins
gérés conduirait inéluctablement à inflé-
chir les modèles thérapeutiques pour des
raisons financières, limitant de plus en
plus l’autonomie du prescripteur.
L’introduction du PMSI en psychiatrie
devrait amener à un système de capitation
permettant d’allouer un budget global
pour des pathologies déterminées, enca-
drant de fait les ressources et faisant doré-
navant peser les facteurs de risque non sur
le financeur mais sur le prestataire en
l’obligeant à adapter ses réponses théra-
peutiques.
Les grandes promotions de psychiatres
formés dans les années 1970 prendront
leur retraite à partir de 2010. Imaginons
l’un d’entre eux placé en hibernation au
sortir de son internat, spécimen d’une
autre époque, en quelque sorte, et
réveillons-le en 2010. Que constaterait-il
dans son nouvel environnement quoti-
dien ? Les services de 200 lits, occupés à
l’année pour plus de 80 % de leur capa-
cité par les mêmes malades sur qui repo-
saient une partie des tâches hôtelières,
moyennant un pécule à la signification
ambiguë, ont disparu, remplacés par des
unités d’une vingtaine de lits à rotation
rapide, trop rapide souvent… Ces unités
sont complétées par des pavillons inter-
sectoriels spécialisés, certains réservés
aux anxieux, d’autres aux jeunes adultes,
aux adolescents, à la géronto-psychiatrie,
aux conduites addictives.
Les durées de séjour, les passages d’une
structure à l’autre, les traitements sont
strictement codifiés par des protocoles.
Les médecins chefs, autrefois tout-puis-
sants, n’émettent plus d’avis ni sur la
constitution des équipes de soins, ni sur
l’exercice quotidien des professions
paramédicales, dont le rôle propre couvre
une partie chaque jour plus importante des
réponses apportées en institution – ces
réponses devant être standardisées et cor-
respondre à des procédures écrites régu-
lièrement réévaluées dans le cadre de l’ac-
créditation…
Notre psychiatricus hibernatus passerait
donc ainsi d’un extrême à l’autre, d’une
psychiatrie improvisatrice, relevant sou-
vent de l’alchimie, arrimée à de fausses
certitudes psychologiques, à une “vraie
psychiatrie” scientifique centrée sur les
attentes d’un client patient. Mais, dans ce
nouveau type de relations, que privilé-
gier ? La réponse à la souffrance de l’autre
pour la soulager ? L’absence d’engage-
ment de sa propre responsabilité en appli-
quant les protocoles, mais uniquement les
protocoles, quitte à laisser l’autre avec ses
problèmes, coupable de ne pas réagir dans
la moyenne statistique ?
Cette médecine ultra-codifiée à l’anglo-
sionnelle
Vie professionnelle