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Act. Méd. Int. - Psychiatrie (18) n° 6, juin 2001
Jean de Kervasdoué écri-
vait il y a peu : “Il n’existe
en France aucun débat
public sur la politique de
santé des personnes
atteintes de maladies men-
tales. L’interprétation la
plus plausible de ce silence
est que les patients, leurs
familles et les profession-
nels qui en ont la charge
sont globalement satisfaits
de la politique française en
la matière. Les structures
disponibles sont variées et
le plus souvent adaptées
aux besoins des personnes
concernées. Par ailleurs, les
moyens dont nous dispo-
sons en France sont nette-
ment supérieurs à ceux que
l’on trouve dans les autres
pays développés.(1)
Dans le Livre vert, Claude Barthélémy
nous disait : “Nous avons jugé trop long-
temps inutile de nous réinterroger sur notre
discipline, pourtant sa définition n’a jamais
été aussi mal assurée. Qui peut prétendre,
en effet, résumer aujourd’hui en une for-
mule holistique ce qu’est le soin des mala-
dies mentales et l’extension même du
champ de la psychopathologie ?” (2)
Le psychiatre français moyen est perplexe.
Si les techniques de soins se multiplient et se
diversifient, si les connaissances en psycho-
pharmacologie, en neurologie, mais aussi
en sciences sociales ne cessent de se déve-
lopper, les modèles théoriques sur lesquels
il a bâti sa pratique apparaissent chance-
lants dans un champ où la complexité des
déterminants s’ajoute à la complexité du
sujet. Doit-il céder au néopositivisme
triomphant nourri au fil des découvertes
génétiques ? Les derniers échos en prove-
nance de l’APA évoquent un traitement de
plus en plus précoce, non plus de la schi-
zophrénie mais à partir de prodromes,
voire de facteurs de risque personnels ou
familiaux.
Reviendrait-on au traitement de la schizo-
phrénie asymptomatique, de sinistre
mémoire dans certains pays totalitaires ?
Où se trouve la limite entre intervention
précoce et psychiatrisation abusive ? Mais
peut-on refuser le progrès
et cautionner une perte de
chance pour nos éventuels
patients ? La psychiatrie,
plus encore que les autres
spécialités médicales,
devrait mieux s’accom-
moder du doute et de la
conscience de ses limites
que de certitudes.
Le psychiatre français
moyen de secteur public
s’inquiète devant l’évolu-
tion de la démographie
médicale. Les problèmes
de démographie au sens
large pèsent plus ou moins
sur notre quotidien, selon
le lieu et le moment mais
aussi en fonction de l’ap-
proche qui en est faite. On
connaît le questionnement
sur le financement des
retraites à partir d’une pyramide des âges
qui fait apparaître un vieillissement des
populations assez généralisé en Europe.
En France, cette question se posera aussi
pour les médecins, sans doute plus que
pour d’autres professions. Pour ce qui est
de la démographie des psychiatres, la
question pourrait sembler a priori para-
doxale : 60 millions d’habitants en France,
soit 1 % de la population mondiale, envi-
ron 12 000 psychiatres, soit près de 10 %
des psychiatres du monde, d’après les
informations que me livrait Jean Garrabé
lors d’une rencontre récente à la Fédéra-
tion française de psychiatrie.
Mais parler des psychiatres en termes de
nombre n’a pas de sens si l’on ne met pas
en parallèle la nature et les limites de leurs
interventions. On pourrait s’accorder à
Après avoir formé beaucoup de médecins en France,
sans doute trop et trop vite, l’instauration d’un nume-
rus clausus drastique et persistant risque d’entraîner une
pénurie, particulièrement dans les hôpitaux. La question de
la démographie médicale est complexe et multifactorielle.
Elle conditionne le type d’organisation pour la psychiatrie
de demain. Après un mouvement de spécialisation et de
qualification croissantes des équipes soignantes pendant
plus de trente ans s’engage une évolution vers une seg-
mentation toujours plus grande des champs d’intervention.
Certains psychiatres sont remplacés par des généralistes,
une partie des infirmiers par des aides-soignants... Ce qui
n’est pas sans risque de clivages, de réponses ponctuelles.
Le psychiatre hospitalier de demain pourra-t-il encore être
psychothérapeute et soigner les patients dans la durée,
alors que ses missions, comme les contraintes auxquelles il
est soumis, ne cessent de se multiplier ?
* Président de l’Association nationale
des psychiatres, présidents
et vice-présidents de CME,
CH L.J. Grégory, Thuir.
vie profes
Vie professionnelle
Combien de psychiatres en 2010
et pour faire quoi ?
C. Alezrah*
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (18) n° 6, juin 2001 174
penser qu’il y a suffisamment de psy-
chiatres en France, mais force est de
constater qu’il en manque déjà dans les
hôpitaux, et que l’avenir paraît particuliè-
rement préoccupant à un moment où le
champ de la psychiatrie ne cesse de
s’étendre. Historiquement, le psychiatre a
toujours été un thérapeute à part entière
avec une dimension psychothérapique de
fait. Pourra-t-il le demeurer dans l’avenir
ou verra-t-il, bien malgré lui, glisser sa
fonction vers un simple rôle de consul-
tant ? Les questions essentielles demeu-
rent : combien de psychiatres en France,
combien de psychiatres publics demain,
où et pour répondre à quelles missions ?
Des causes profondes
et anciennes aux difficultés
actuelles
L’idée d’une pléthore médicale et les
grandes inégalités interrégionales sont très
anciennes. F. Tonnelier (3), dans un rap-
port du CREDES, en 1992, rappelle que
l’encombrement médical était déjà
dénoncé en 1900. Il cite également un
article paru dans le Concours médical, en
octobre 1879, dont on pourrait méditer
l’actualité : “Il existe dans notre pays près
de 18 000 médecins ; ce nombre est évi-
demment bien au-dessus de tous les
besoins. De là, encombrement dans la pro-
fession et situation pénible de la plupart
d’entre nous. La raison de cette conjonc-
ture : le nombre de facultés va toujours
croissant, après Lyon est venu Lille, puis
Bordeaux, puis Toulouse. Chaque grande
ville veut avoir la sienne. Marseille la
réclame à grands cris, Nantes et Rouen
font de même…”
Il n’y a jamais eu de véritable lien entre
une politique de santé clairement définie
et une politique de formation médicale. Il
n’y a jamais eu de réflexion durable sur le
nombre de médecins à former pour par-
venir à un équilibre du dispositif et le
maintenir, contrairement à d’autres pro-
fessions à vocation sanitaire ayant su s’ap-
puyer sur un numerus clausus au long
cours (vétérinaires, pharmaciens, chirur-
giens dentistes). On a ainsi formé alterna-
tivement trop ou trop peu de médecins.
La diminution du nombre d’étudiants en
médecine, depuis les années 1980, a atteint
des niveaux, tant pour le numerus clausus
à la fin de PCEM 1 (3 850 en 2000), que
pour le diplôme d’étude spéciale en psy-
chiatrie, qui ne permettent pas le renou-
vellement des générations (tableaux I et II).
Pendant longtemps, le fonctionnement des
services hospitaliers s’est appuyé sur les
internes, perçus comme une “main
d’œuvre médicale à bon marché” plutôt
que comme des étudiants en formation.
La raréfaction des internes a été com-
pensée, dans un premier temps, par la créa-
tion du corps des assistants hospitaliers,
dont il était prévisible, dès l’origine, qu’il
ne serait pas suffisant (décret D 87-588 du
28.9.87 modifié par le D. 92-988 et le
D. 94-377).
La source de spécialistes se tarissant,
nombre de postes d’assistant sont
demeurés vacants, ce qui a entraîné le
recours de plus en plus fréquent à des
médecins étrangers (FFI, assistants asso-
ciés, attachés associés). Non seulement
cela n’a pas répondu au manque de méde-
cins dans les hôpitaux, mais cela a placé
les établissements dans une situation déli-
cate au regard de la réglementation sur
l’exercice de la médecine, puisque ces
nouveaux praticiens, recrutés en nombre
(plus de 7 500 médecins étrangers dans les
hôpitaux), ne disposaient pas du droit de
prescription.
Cette situation a entraîné la création d’un
nouveau statut de médecin à diplôme
étranger, celui de praticien adjoint contrac-
tuel, disposant d’un véritable droit de pres-
cription (décret D 95-569 du 6 mai 1995).
À ce jour, la logique de répartition et la
gestion dans le temps de ce nouveau corps
apparaissent peu explicites.
Tableau II. Nombre d’étudiants admis en première année de DES en psychiatrie.
1987 1990 1993 1995 1996 1997 1998 1999 2000
380 280 225 210 210 200 176 176 176
vie profes
Vie professionnelle
Tableau I. Numerus clausus en fin de 1re année des études médicales.
1976/77 1981/82 1986/87 1992/93 1993/94 1995/96 1998/99 1999/2000 2000/2001
8 725 6 409 4 460 3 500 3 570 3 576 3 700 3 850 4100
175
Démographie médicale
Données générales
La comparaison avec les autres pays
européens montre que nous ne sommes pas,
loin s’en faut, le pays le plus médicalisé,
avec une densité de 317 pour
100 000 habitants. L’Italie, l’Espagne, la
Suisse et la Belgique ont proportionnelle-
ment plus de médecins.
Au 31 décembre 1997, il y avait
189802médecins actifs en France, pour
29 148 médecins retraités (4). En dix ans,
le nombre d’actifs a augmenté de 19 % et
celui des retraités de 99 %.
La profession médicale se féminise. S’il
n’y a globalement que 36 % de femmes
médecins, elles sont 49 % parmi les nou-
veaux inscrits au Conseil de l’Ordre.
On constate un mouvement de surspécia-
lisation qui a tendance à s’infléchir. De
1980 à 1995, le nombre de spécialistes a
doublé, alors que celui des généralistes
augmentait de 34 %. Le taux de généra-
listes, qui était de 62 % en 1980, passait à
53 % en 1995. Cependant, pour la pre-
mière fois ces dernières années, on voit
s’amorcer une régression de la spécialisa-
tion. Au cours de 1997, parmi les nou-
velles inscriptions à l’Ordre, 54 % étaient
des généralistes et 46 % des spécialistes.
Le rapport Choussat note que la France est
le seul grand pays européen où l’on ren-
contre une médecine spécialisée de ville.
Il y a d’ailleurs plus de spécialistes libé-
raux que de spécialistes hospitaliers (5).
Parmi les spécialistes, c’est en psychiatrie
que les effectifs et la densité médicale sont
les plus élevés. D’après la DREES, il y
avait 19,9 psychiatres pour 100 000 habi-
tants au 1er janvier 1999 en France métro-
politaine (6). D’après le rapport Nicolas
(7), le nombre de psychiatres est passé de
7 540 en 1987 à 9 707 en 1991 et à
11 511 au 1er janvier 1997, soit une pro-
gression de 53 % en 10 ans.
Au 31 décembre 1997, le nombre de psy-
chiatres incluant les neuropsychiatres était
de 12 097. En termes de densité médicale,
seule la Suisse, avec 24 psychiatres pour
100 000 habitants, a proportionnellement
plus de psychiatres que la France. La com-
paraison avec les autres pays développés
(Allemagne, Grande-Bretagne, États-Unis,
Belgique…) montre des différences qui
n’ont de sens que corrélées au mode
d’organisation des soins et à la qualité du
service rendu au patient en termes d’ef-
ficacité, d’accessibilité, de rapidité
d’intervention.
D’après J. Gottely (8),la proportion de psy-
chiatres d’exercice libéral est de 55 %.
Cependant, les nouveaux diplômés sont de
moins en moins attirés par les carrières
publiques. Actuellement, deux tiers d’entre
eux choisissent un exercice libéral (7). Par
ailleurs, la densité de psychiatres est très
variable d’une région à l’autre (voire d’un
département ou d’une ville à l’autre) :
27,8 pour 100 000 habitants en Île-de-
France, 8,6 en Champagne/Ardennes et
inférieure à 6 dans la plupart des DOM.
Ces variations géodémographiques sont
particulièrement sensibles en psychiatrie
publique en raison de différents critères (9)
(services en CHG, services isolés, fortes
contraintes en matière de gardes).
D’après le SESI, la psychiatrie est l’une
des premières spécialités dont le nombre
de praticiens diminuera dès 2001 (8). Il est
très difficile de déterminer les besoins en
matière de santé et tout particulièrement
en psychiatrie. Un essai de modélisation
(10, 11), se fonde sur des estimations de
temps de psychiatre nécessaire à une
population présentant des affections psy-
chiatriques à partir de plusieurs hypo-
thèses en fonction du stade de la maladie
(stabilisation, poussée aiguë, nouveau
malade) et du type de soins requis. Mais
l’existence de nombreuses variables,
notamment celle du temps de soins directs
du psychiatre, variant de 20, 30 à 40 heures
hebdomadaires, conduit à une évaluation
du nombre de psychiatres variant de 1,1 à
130 pour 100 000 habitants !
Les relations entre besoin de santé,
demande de soins et offre de soins s’avè-
rent complexes. Les besoins en matière de
santé ne sont-ils pas, par nature, infinis dès
lors qu’il ne s’agit pas uniquement de trai-
ter les maladies ? La régulation de la
démographie médicale est un des instru-
ments de contrôle de l’offre de soins. Cette
régulation, si elle peut se justifier sur le
plan économique, relève par trop d’une
simple projection de modèles de fonc-
tionnement passés, sans véritable dimen-
sion prospective intégrant les consé-
quences prévisibles des progrès médicaux,
mais aussi les nouveaux besoins avec de
nouvelles pathologies, le vieillissement de
la population ou les nouvelles attentes en
matière de santé mentale.
Sur le fond, il est essentiel de rappeler
qu’une limitation de l’offre de soins
(démographie médicale, nombre de lits,
nombre de structures sanitaires) ne peut
faire office, à elle seule, de politique de
santé. Les économistes nous apprennent
d’ailleurs que la santé d’une population
dépend beaucoup plus de facteurs non
médicaux (environnement, hygiène, édu-
cation) que du dispositif de soins.
La situation de la psychiatrie
publique
Sur un plan général, la position du méde-
cin hospitalier devient de plus en plus dif-
ficile à soutenir. Rappelons l’analyse du
Conseil national de l’Ordre : “La charge
croissante des tâches administratives non
productives affectées aux médecins hos-
pitaliers, la restriction progressive de leur
responsabilité médicale à travers le condi-
tionnement des moyens, le partage des res-
ponsabilités dans les soins éloignent pro-
gressivement ces médecins de leur
responsabilité d’autrefois. Leur responsa-
bilisation présente devient vaine et leur
démobilisation inquiétante. La participa-
tion sans pouvoir de décision se révèle
inutile…”(12)
sionnelle
Vie professionnelle
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (18) n° 6, juin 2001 176
Les établissements hospitaliers ont long-
temps fait assurer une grande part des
tâches médicales quotidiennes (gardes,
tenue des dossiers, observations médi-
cales, etc.) par les internes et les étudiants.
La conjonction de la réforme de l’inter-
nat et de la disparition des CES a conduit
à une diminution très importante du
nombre de psychiatres en formation dans
les hôpitaux. Jusqu’en 1990, les promo-
tions de psychiatres tournaient autour de
500 par an, avec un pic à 1 212 diplômés
en 1991 (dernière année du CES), puis
une chute brutale à 257 en 1992. Ce mou-
vement se poursuit, compte tenu des der-
nières promotions de DES. La baisse du
nombre des internes soulève plusieurs
questions de différentes natures.
Qualitativement
La présence d’internes dans une équipe
médicale joue comme un facteur dyna-
misant de remise en cause, de question-
nement renouvelé par l’apport d’un regard
extérieur et neuf. De plus en plus d’é-
quipes médicales risquent de fonctionner
“en vase clos”, et ce d’autant plus que les
mouvements de praticiens hospitaliers
tendent à se raréfier depuis le statut du 24
février 1984 et les nouvelles modalités de
recrutement des chefs de service.
Alors que le poids des gardes augmente,
avec la mise en œuvre des SAU, qui se
superposent aux gardes et astreintes tra-
ditionnelles, le nombre des médecins
(internes, assistants) qui les assumaient
vient à diminuer dans des proportions qui
obligent à réaménager totalement des dis-
positifs de gardes en les étendant à un
corps de praticiens hospitaliers vieillis-
sant. Ces contraintes supplémentaires,
perçues comme un accroissement de la
pénibilité des fonctions hospitalières,
restreignent encore l’attractivité d’un ser-
vice public au moment où le déséquilibre
entre la médecine hospitalière et la méde-
cine libérale n’a jamais été aussi impor-
tant.
Quantitativement
Compte tenu des promotions de psy-
chiatres formés en grand nombre dans
les années 1970, vers 2010, moins d’un
psychiatre sur trois pourra être remplacé.
Cela impose d’ores et déjà de réfléchir à
des aménagements du dispositif hospita-
lier, mais plus largement au type de
réponses apportées par les psychiatres
dans les systèmes de soins public et
privé.
La diversité de l’encadrement médical
dans les services de psychiatrie a ten-
dance à se limiter. Les équipes médicales
sont formées en majorité de praticiens
hospitaliers dont la pyramide des âges est
dissymétrique avec un corps vieillissant
(13, 14, 15). Cela pose directement la
question de la composition des équipes
médicales en psychiatrie, déjà à moyen
terme. À compter de 2005, on peut esti-
mer à une soixantaine par an le nombre
de départs à la retraite chez les praticiens
hospitaliers en psychiatrie. De 2011 à
2020, ce nombre devrait dépasser
170 départs chaque année. Les flux de
formation actuels ne pourront pas les
compenser. Rappelons qu’il faut en
moyenne 8 ans pour former un médecin
généraliste et de 12 à 15 ans pour un pra-
ticien hospitalier. Les étudiants en
1re année de médecine en 2000 seront au
mieux les praticiens hospitaliers de
2012 ! Ce décalage ne pourra qu’ac-
croître le déficit actuel de médecins hos-
pitaliers.
Une autre variable, dont l’impact est dif-
ficile à apprécier mais qui sera non négli-
geable, concerne les perspectives de
réduction du temps de travail et d’aug-
mentation de la formation médicale
continue dans la fonction publique.
Comment fonctionneront les hôpitaux
avec un nombre réduit de médecins tra-
vaillant moins, se formant plus et consa-
crant moins de temps à l’exercice cli-
nique du fait des nouvelles missions
comme l’évaluation et l’accréditation ?
Quelle psychiatrie demain ?
La question récurrente en psychiatrie a
longtemps été celle du manque de
moyens. Demain, le principal problème
ne sera plus le financement des postes
mais la possibilité de les pourvoir.
La diminution du nombre de médecins
hospitaliers aboutira à une modification
des pratiques et de l’organisation du
système sanitaire, ce qui implique une
réflexion en profondeur. La réponse aux
besoins en santé mentale à l’avenir ne
peut se situer que dans le cadre d’une
politique générale intégrant la formation
des médecins sur le plan quantitatif mais
aussi qualitatif (la sensibilisation à la psy-
chiatrie est quasi inexistante durant le
cursus des étudiants en médecine). Cela
passe surtout par une réorganisation de
l’ensemble du dispositif sanitaire sur des
objectifs de santé publique clairement
définis, acceptés par la population et les
professionnels. Il est temps de se doter
d’instruments de régulation géogra-
phique de la démographie médicale.
Comment impliquer davantage les psy-
chiatres libéraux dans des missions de
service public ? Comment faire assurer
plus de suivis ambulatoires par les méde-
cins généralistes ? Quelle place pour les
psychothérapies, avec quels interve-
nants ? (16)
On s’inquiète de plus en plus, à juste titre,
de soulager la douleur en facilitant le
recours aux antalgiques majeurs. La souf-
france psychologique est d’un autre
ordre ; elle nécessite du temps relation-
nel, du temps pour faire lien, de plus en
plus à mesure que le nombre d’interve-
nants différents augmente, mais aussi de
la compétence et une formation spéci-
fique. Or, le temps de soins, directement
au contact du patient, commence à faire
dramatiquement défaut.
D’une manière quelque peu abrupte, mais
qui permet toutefois de poser des ques-
tions de fond, Éric Griez évoque
vie profes
Vie professionnelle
177
trois modèles évolutifs pour la psychia-
trie (17) :
– le premier, qu’il qualifie d’“immobi-
lisme”, renvoie à une identité du psy-
chiatre qui reste floue, tout à la fois de
médecin généraliste, pharmacologue,
psychothérapeute, travailleur social, voire
même, dit-il, de philosophe ! Dans ce scé-
nario, l’évolution des disciplines spéci-
fiques aidant, psychologues, travailleurs
sociaux, gériatres, internistes ou neuro-
logues prétendront exercer avec plus de
compétence des fonctions exercées jus-
qu’alors par les psychiatres ;
– le deuxième modèle, selon lui, permet
de retrouver nos racines médicales. La
profession recentre son rôle sur une mis-
sion de diagnostic et de traitements médi-
caux pour les troubles anxiodépressifs, les
psychoses et la pathologie psycho-orga-
nique. La formation des psychiatres adop-
tera un profil axé sur les neurosciences.
La recherche serait biologique, avec un
souci systématique d’évaluation des inter-
actions ;
– le troisième scénario, qualifié d’“absence”,
reviendrait à laisser à d’autres le choix de
notre type d’exercice et de notre champ d’in-
tervention. Les pouvoirs publics font alors
de la psychiatrie une police médicale. Des
mesures légales toujours plus contrai-
gnantes déprécient nos missions envers
les sujets déviants ou jugés comme tels
par la communauté. Les personnes
confiées aux psychiatres sont les toxico-
manes, les psychotiques dérangeants, les
sujets agressifs…
Ces perspectives d’évolution me parais-
sent toutefois par trop réductrices et
dichotomiques. Certes, il est essentiel
d’affirmer notre fonction médicale. Ne
serait-ce que pour percevoir l’autre dans
sa dimension globale, non comme pur
esprit mais avec un corps qui, lui aussi,
souffre. La psychiatrie est une spécialité
de paradoxe, prompte à condamner la
vision “réductrice” des somaticiens,
négligeant trop souvent la dimension
humaine ou psychologique du sujet pour
se recentrer sur l’organe. Mais combien
de psychiatres rechignent encore à s’inté-
resser aux pathologies physiques asso-
ciées, adoptant ainsi un profil en miroir
de celui qu’ils dénoncent ?
Plus largement, je partage l’analyse de
José Guimon (18) sur le risque de sur-
identification des psychiatres à un modèle
unique, qu’il soit biologique, psycholo-
gique ou sociologique, là où l’ouverture
à d’autres champs de réflexion et de pra-
tique devrait être essentielle. Jean Mai-
sondieu nous rappelle fort opportunément
que “l’homme n’est pas seulement un être
de langage ni uniquement un être neuro-
nal, il n’est pas le produit de son histoire,
et les origines de ses passions ne sont pas
que biologiques. Il est constitué d’un peu
tout cela, mais il est plus que cela… Il est
aussi celui qui organise cet ensemble, y
réagit et le dirige : il est une personne, il
est quelqu’un…” (19).
La dimension économique, historique-
ment négligée par les médecins, pèsera
demain chaque jour davantage à un
moment où, paradoxalement, les tech-
niques de soins deviendront de plus en
plus efficaces… et coûteuses. Devra-t-on
abandonner les traitements dont le coût
dépassera de façon excessive les béné-
fices attendus ? Mais qui fera ce choix ?
L’orientation vers un système de soins
gérés conduirait inéluctablement à inflé-
chir les modèles thérapeutiques pour des
raisons financières, limitant de plus en
plus l’autonomie du prescripteur.
L’introduction du PMSI en psychiatrie
devrait amener à un système de capitation
permettant d’allouer un budget global
pour des pathologies déterminées, enca-
drant de fait les ressources et faisant doré-
navant peser les facteurs de risque non sur
le financeur mais sur le prestataire en
l’obligeant à adapter ses réponses théra-
peutiques.
Les grandes promotions de psychiatres
formés dans les années 1970 prendront
leur retraite à partir de 2010. Imaginons
l’un d’entre eux placé en hibernation au
sortir de son internat, spécimen d’une
autre époque, en quelque sorte, et
réveillons-le en 2010. Que constaterait-il
dans son nouvel environnement quoti-
dien ? Les services de 200 lits, occupés à
l’année pour plus de 80 % de leur capa-
cité par les mêmes malades sur qui repo-
saient une partie des tâches hôtelières,
moyennant un pécule à la signification
ambiguë, ont disparu, remplacés par des
unités d’une vingtaine de lits à rotation
rapide, trop rapide souvent… Ces unités
sont complétées par des pavillons inter-
sectoriels spécialisés, certains réservés
aux anxieux, d’autres aux jeunes adultes,
aux adolescents, à la géronto-psychiatrie,
aux conduites addictives.
Les durées de séjour, les passages d’une
structure à l’autre, les traitements sont
strictement codifiés par des protocoles.
Les médecins chefs, autrefois tout-puis-
sants, n’émettent plus d’avis ni sur la
constitution des équipes de soins, ni sur
l’exercice quotidien des professions
paramédicales, dont le rôle propre couvre
une partie chaque jour plus importante des
réponses apportées en institution – ces
réponses devant être standardisées et cor-
respondre à des procédures écrites régu-
lièrement réévaluées dans le cadre de l’ac-
créditation…
Notre psychiatricus hibernatus passerait
donc ainsi d’un extrême à l’autre, d’une
psychiatrie improvisatrice, relevant sou-
vent de l’alchimie, arrimée à de fausses
certitudes psychologiques, à une “vraie
psychiatrie” scientifique centrée sur les
attentes d’un client patient. Mais, dans ce
nouveau type de relations, que privilé-
gier ? La réponse à la souffrance de l’autre
pour la soulager ? L’absence d’engage-
ment de sa propre responsabilité en appli-
quant les protocoles, mais uniquement les
protocoles, quitte à laisser l’autre avec ses
problèmes, coupable de ne pas réagir dans
la moyenne statistique ?
Cette médecine ultra-codifiée à l’anglo-
sionnelle
Vie professionnelle
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