Iwan BARTH Des « objets communicants » à l’imaginaire social de la rationalisation : un objet de recherche entre aspects matériel et symbolique de l’interconnexion des TIC Introduction Les évolutions des industries de l’informatique, des télécommunications et de l’électronique grand public (electronic consumer) ont conduit les centres de recherche et développement (R&D) attenants à envisager l’émergence d’une informatique ubiquiste (ubiquitous computing ou Ubicomp). Aujourd’hui également appelé Internet des Objets – et auparavant, et avec quelques nuances : objets communicants, intelligence ambiante, informatique (ou réseaux) pervasive(-ifs) – ce champ d’innovation fédère des laboratoires publics, des organismes nationaux et supranationaux de financement de la recherche, des services R&D d’entreprises des secteurs suscités1. Il se matérialise concrètement par un nombre important de colloques, conférences internationales, revues et ouvrages scientifiques, programmes de recherche, démonstrateurs et autre proof-of-concept, et enfin, de plus en plus, par quelques innovations mises sur le marché de la consommation de masse. Ce secteur de l’innovation en technologies de l’information et de la communication (TIC) a la prétention, de plus en plus actualisée, de modifier notre conception des objets et environnements qui composent le cadre matériel de la vie quotidienne dans les sociétés occidentales. Électroménager « intelligent » ou « communicant », équipements domestiques ou urbains « sensibles au contexte » ou « en réseaux », maison « connectée » (prenant la suite de la moribonde domotique) : autant d’exemples génériques d’applications que permettent les capteurs, actionPar exemple, respectivement : INRIA (Institut National de la Recherche en Informatique et Automatismes – France) et Institut Fraunhöfer (Allemagne) ; ANR (Agence Nationale de la Recherche – France) et 6e et 7e PCRD (Programme cadre de recherche et de développement) de la Commission de l’Union Européenne ; Philips, France Télécom – Orange, Siemens, Fagor, etc. 1 9 L’Année Mosaïque – 2012 / 1 neurs ou microprocesseurs embarqués dans une multitude d’objets (ex : accéléromètres dans les smartphones), les étiquettes dite « intelligentes » de type RFID, ou encore les réseaux sans fil de type Wi-Fi, Wimax et autres. Derrière une apparente uniformité, deux conceptions des objets ainsi modifiés apparaissent dans ces recherches et tentatives d’innovations. Conceptions qui posent une première difficulté au chercheur. La première conception s’est donnée pour but de disséminer le plus possible d’électronique, d’informatique, et – pour reprendre les termes des concepteurs – de communication ou d’intelligence, dans les objets usuels du quotidien. L’autre est plus problématique puisque, avec l’idée de technologie calme, elle appelle tout simplement à une certaine disparition des artefacts, à un effacement de l’infrastructure technique et matérielle. Les sciences sociales, et plus particulièrement les sciences de l’information et de la communication, sont fondées à investir ce champ d’innovation – et ceci à plus d’un titre. Mais une recherche sur ce thème (effectuée dans le cadre d’une thèse soutenue fin 2010) ne peut revendiquer son inscription au sein des sciences sociales qu’à condition de satisfaire à certains impératifs, particulièrement visibles lors de la construction de l’objet de recherche : questionnements sur la distance prise avec le sens commun, les pressions d’application, sur la réflexivité, ou encore la charge critique contenue dans tel ou tel positionnement épistémologique. Parmi ces interrogations, celle portant sur la place à accorder aux objets « concrets », à l’aspect « technique » et « matériel » du phénomène, nous paraît centrale et en mesure d’éclairer quelques spécificités d’une recherche en sciences de l’information et de la communication (SIC). Cette centralité est redoublée par une autre difficulté, propre à ce sujet de recherche : ces objets communicants sont marqués par une sorte de manque de « réalité » ou de « concret » dû à leur existence sous forme essentiellement de projet de recherche, de discours anticipatoires ou prospectifs, de prototypes parfois, et bien plus rarement d’objet massivement commercialisés. Cette réflexion sur la place du « technique » – pris dans sa dimension aussi bien instrumentale-rationnelle que sociale-symbolique – à l’intérieur d’un objet de recherche en sciences sociales, couplée à une double exigence de montée en généralité de notre propos et de mise à distance du champ observé, nous a incité à modifier l’appellation même des objets concrets faisant l’objet de notre investigation. La formule TIC interconnectées (ou mise en interconnexion des TIC) est donc venue remplacer les différents vocables 10 Iwan BARTH en usage chez les concepteurs de R&D et autres chercheurs en intelligence artificielle ou ambiante1. Les deux compréhensions du terme « objet » qui se font jour dans ce qui vient d’être évoqué structureront peu ou prou les deux parties de cet article. Tout d’abord, dans le sens le plus trivial d’objet du quotidien : l’informatisation dont il est ici question s’exerce sur des objets matériels, produits de la technique et du travail. Le mode de production industriel qui caractérise nos sociétés occidentales a donné lieu à un fourmillement de ces objets, également objets de consommation de masse. Le secteur d’activité qui prétend modifier leur appréhension n’est donc pas anodin, et une rapide mise en perspective historique permettra, dans un premier temps, d’en pointer quelques représentations centrales. La seconde compréhension est celle d’objet de recherche. Nous rendrons compte alors des enjeux de sa construction. Parmi ceux-ci se trouve notamment la définition du domaine des SIC. Celle-ci dépend de la manière d’en constituer l’objet (DAVALLON, 2004). Nous verrons que la variété des fondements théoriques de la discipline (pour prendre deux extrêmes : théorie de l’information et cybernétique d’un coté ; théorie critique et thème des industries culturelles de l’autre) peut être vue comme un atout permettant de se saisir d’un objet technique multiforme et n’empêchant pas un positionnement clair quant à cet héritage. Au-delà de ces fondements historiques, nous montrerons la fécondité d’un apport théorique en marge du champ disciplinaire mais permettant de saisir et d’articuler les dimensions techniques et symboliques des objets étudiés. L’article s’appuiera, dans sa partie empirique autant que théorique, sur notre travail de thèse. Lequel nous a conduit à interroger l’imaginaire social de la conception des objets communicants et de l’intelligence ambiante (BARTH, 2010). Les trois premières années de cette recherche (de 2005 à 2008) ont été financées par le service R&D de France Télécom – aujourd’hui Orange Labs. Le travail de terrain s’est déroulé au sein de cette institution connue au niveau européen pour ses travaux en matière d’objets et de lieux « communicants », et plus précisément dans le laboratoire rassemLa différence entre les deux conceptions d’intelligence informatique peut être grossièrement manifestée ainsi : l’intelligence artificielle voulait reproduire dans une machine une modélisation du monde et un « raisonnement rationnel » ; l’intelligence ambiante cherche à coordonner des modélisations et rationalités partielles et éparses dans l’environnement et à en faire émerger un « raisonnement globalement efficace ». 1 11 L’Année Mosaïque – 2012 / 1 blant quasi-exclusivement des concepteurs en informatique, électronique, réseaux. Les travaux sur l’imaginaire social nous ont permis d’élaborer un objet de recherche aux multiples facettes qui, s’il est difficile d’appréhension à première vue, s’inscrit dans la contestation en acte d’une excessive parcellisation des sciences sociales. C’est à cette seule condition, nous semble-t-il, qu’est possible un début de réponse à des questions sociétales, soulevées parfois à l’intérieur même du champ observé ; envisageable aussi un positionnement critique face au réel du monde social et aux possibles qu’il renferme. 1. Des choses qui pensent à l’Internet des Objets : court aperçu de l’informatisation des objets (et) du quotidien Nous évoquions plus haut l’enjeu du vocable utilisé pour désigner le phénomène technique observé, et la nécessité que nous avons doublement éprouvée de s’en distancier. Objets communicants, intelligence ambiante, informatique ubiquiste, ou Internet des Objets… Un petit coup d’œil rétrospectif sur cette évolution lexicale et ce qu’elle désigne laisse apparaître que le dernier vocable en date, à savoir l’Internet-des-Objets, semble être l’appellation générale la plus propre à rassembler en son sein les multiples déclinaisons qu’a connues la mise en interconnexion des TIC, et dont le terme things that think – choses pensantes ou qui pensent – a été l’une des premières tentatives de désignation spécifique. On peut d’ores et déjà distinguer deux grands courants évoqués dans un texte de 2007 par un chercheur en intelligence artificielle. Texte dont le titre propose d’ailleurs une appellation encore différente : « La robotisation des objets ». F. Kaplan résume ainsi les deux approches d’un même secteur d’innovation, dont il fait découler deux conceptions légèrement divergentes des objets ayant intégré en partie, voire totalement, le triptyque capteurs / actionneurs / centre de calcul : « Les objets technologiques peuvent s’efforcer de se faire oublier, mais ils peuvent aussi enrichir nos vies en affirmant leur présence ou leur autonomie. […] Entre les technologies “calmes” et les technologies “piquantes”, le débat est ouvert. » (KAPLAN, 2007 : 25) 12 Iwan BARTH La mention de « technologie calme » fait explicitement référence à Mark Weiser1, figure centrale et régulièrement citée dans les recherches en interconnexion de TIC. Cherchant à dépasser la forme du « PC », de l’ordinateur « centralisateur », le but de l’informatique ubiquiste est de « distribuer » le traitement de l’information dans l’environnement de l’utilisateur. Ceci afin que les fonctionnalités fournies le soient en mobilisant le moins possible une attention « consciente ». Le concept de « technologie piquante », que Kaplan a construit en miroir, semble désigner des dispositifs recherchant moins la discrétion qu’une certaine proaction, et qui, grâce aux nouvelles fonctionnalités apportées par les TIC, seraient ainsi en capacité de bousculer l’habituel rapport aux objets. 1.1. Multiplication du nombre d’objets « embarquant » des TIC Quelques années plus tard est fondé, au sein du Massaschusset Institue of Technology (MIT2), le consortium TTT : Things that think (Choses qui pensent). Dans l’hypothèse de la dichotomie proposée plus haut par Kaplan, c’est d’abord du côté des « technologies piquantes » qu’on peut classer leurs travaux. Dès 1995, l’idée fondatrice de ce consortium – mêlant financement publique et « sponsoring » des différents programmes de recherche par des partenaires privés – est l’enfouissement d’« intelligence », de calcul (eng. computation) « à la fois dans des objets et des environnements quotidiens ». Estimant que l’existence (et l’intérêt) des objets ainsi « augmentés » électroniquement est aujourd’hui chose acquise, ses co-directeurs mettent l’accent sur leur évolution et redéfinissent leur but comme suit : « inventer le futur des objets et environnements numériquement augmentés. […] Fondés sur l’interaction profonde des firmes sponsor, nos prototypes et démonstrateurs de recherche visent à inspirer les produits et services de demain. » (Site web du consortium TTT : http://ttt.media.mit.edu/vision/vision.html (notre traduction)) Mark Weiser (1952-1999), professeur et chercheur en informatique, a été à la tête du laboratoire d’informatique du Palo-Alto Research Center (PARC), centre de recherche et développement (R&D) de la firme Xerox, avant d’en devenir son « technologue en chef » (chief technologist). Inventeur du concept et du terme ubiquitous computing, ses articles à ce sujet dès la fin des années 1980 ont fait date. 2 Une bonne partie de l’histoire de l’informatisation des objets est, en effet, d’origine nord-américaine. 1 13 L’Année Mosaïque – 2012 / 1 Le MIT, institution-symbole de la recherche scientifique et des applications technologiques aux États-Unis, accueille également d’autres équipes de recherche travaillant sur des thématiques voisines surtout au sein du Media Lab. Ce dernier, consacré aux technologies de l’information et de la communication, héberge ainsi notamment le Center for Bits and Atoms (CBA), fondé par N. Gershenfeld1 en 2001. Se définissant comme une « initiative interdisciplinaire », le Centre se focalise sur l’interface entre les « sciences informatiques et les sciences physiques » et fait sienne l’hypothèse suivante : « Matériel et logiciel, forme et fonction, pensée et corps sont par convention séparés, que ce soit dans les milieux académiques ou industriels, mais [ne le sont] pas dans la nature. Beaucoup de nos plus remarquables opportunités et défis technologiques résident maintenant à leur intersection. » (Texte de présentation du Center for Bits and Atoms sur son site web : http://cba.mit.edu/about (notre traduction)) Dans ce courant de recherche et d’innovation technique, des notions telles que phycones (contraction anglophone de icône physique), interface tangible, ou machine-to-machine sont centrales. Les deux premières évoquent ce fameux « pont » entre le « monde de l’information » et le « monde physique » qui vaut au CBA son acronyme. L'idée d’impact « dans le monde réel », d’un échange ou traitement d’information, se retrouve dans le concept d’actionneur. La notion de machine-to-machine regroupe des recherches visant à remplacer l’intervention humaine par une intermédiation technico-technique, au sens où la collaboration entre machines est envisagée sans la présence, l’action ou la décision du moindre opérateur humain. Cette médiation exclusivement technique est rendue possible par un autre concept central : la sensibilité au contexte. Celle-ci est facilitée par des capteurs – de pression, de présence, de température, etc. –, et surtout par un module de calcul ou de traitement de l’information récoltée – que cette dernière soit issue de « capteurs » ou inférée depuis l’utilisation de l’objet elle-même. Ce dernier module peut être présent physiquement dans l’objet par un microprocesseur embarqué, ou être Professeur d’informatique et de physique au MIT et directeur du Center for Bits and Atoms, Neil Gershenfeld a publié notamment When Things Start to Think, Henry Holt and Company (1999), The Physics of Information Technology, Cambridge University Press (2000), et Fab : The Coming Revolution On Your Desktop – from Personal Computers To Personal Fabrication, Basic Books (2005). 1 14 Iwan BARTH déporté via un réseau sans fil de type Wi-Fi, vers un ordinateur plus classique. D’autre groupes de recherches aux noms évocateurs, également hébergés par la division Media Lab du MIT, témoignent de la vitalité de ces thématiques : le Tangible Media Group, dirigé par le Pr Hiroshi Ishii (co-directeur et fondateur du TTT), ou encore le Fluid Interfaces Group, auparavant dénommé Ambient Intelligence Group. 1.2. Accent mis sur l’interconnexion : de l’intelligence artificielle à l’intelligence ambiante La dénomination d’intelligence ambiante apparaît plus tardivement que celle d’informatique ubiquiste1. Le concept technologique qui se cache derrière reprend pourtant certaines des idées-phares de la vision de Mark Weiser. Notamment cette formule, dont on retrouve un nombre important d’occurrences dans les articles scientifiques relatifs à ce champ : « Les technologies les plus profondes sont celles qui disparaissent. Elles se fondent elles-mêmes dans le tissu de la vie quotidienne jusqu’à s’y confondre. » (WEISER, 1991, notre traduction) La vision précédente – relative aux objets intelligents – résonnait en termes d’intégration, d’embarquement d’éléments électroniques permettant les fonctions informatiques et/ou « communicationnelles » dans les objets. Il est ici d’avantage question de se focaliser sur les interactions de ces derniers, et même sur le service à délivrer à l’utilisateur grâce à ces interactions. Les tenants de cette vision de l’interconnexion des TIC souhaitent ainsi se rapprocher de la remarque énoncé par Weiser : « Quelle serait la métaphore pour l’ordinateur du futur ? […] Un bon outil est un outil qui disparaît. […] Des lunettes de vues sont un bon outil – vous regardez le monde, non les lunettes. » (WEISER, 1991, notre traduction) Sa présence est attestée en 2001 dans un document de la Commission Européenne présentant les « grands challenges » de la recherche et de l’innovation ; le livre The New Everyday View on Ambient Intelligence, de S. Marzano et E. Aarts a été publié en 2003. 1 15 L’Année Mosaïque – 2012 / 1 C’est donc à une disparition ou, au moins, à un certain effacement des objets que prétendrait conduire cette vision de l’interconnexion des TIC synthétisée dans les expressions intelligence ambiante et informatique ubiquiste. Le terme d’ubimedia proposé par Adam Greenfield1, essayiste et spécialiste de l’« expérience utilisateur », reprend la même idée en soulignant à la fois l’importance de la composante « informationnelle » ajoutée aux fonctionnalités classiques des objets, et l’impact probable de cet ajout sur les interactions quotidiennes. C’est ce qu’il développe, au début d’EveryWare : « Avec l’ubimedia, les vêtements, les pièces de la maison et les rues deviennent des lieux de traitement et de médiation. Les objets domestiques, qu’il s’agisse d’une cabine de douche ou d’un pot de café, sont repensés comme autant d’endroits où l’on peut rassembler des informations, les prendre en compte ou interagir avec elles. Et tous les rites familiers de la vie quotidienne – notre manière de nous réveiller, de nous rendre au travail, de faire les courses – sont revus en une danse complexe mettant en jeu des informations sur nous-mêmes, l’état du monde extérieur et les options dont nous disposons à tout moment. » (GREENFIELD, 2007 : 8) Encore faut-il comprendre qu’ici « interaction » se réfère non exclusivement, mais principalement, au sens goffmanien du terme, c’est-àdire à sa dimension humaine2. C’est à la fois pour limiter les malentendus et pour mettre à distance l’implicite anthropomorphe de l’expression que nous avons choisi d’utiliser le terme « interconnexion » dans le but de désigner l’aspect technico-technique de ce que certains acteurs dénomment interaction « entre eux » des objets ou des dispositifs « communicants ». Qu’il s’agisse d’intelligence ambiante, d’informatique ubiquiste ou d’ubimedia, nous comprenons que c’est moins l’équipement d’objets usuels en capacité (électronique) de traitement d’information et de communication qui retient l’attention des concepteurs se plaçant dans cette optique, que la mise en interconnexion elle-même. Adam Greenfield va précisément bien dans ce sens : Le néologisme francophone d’ubimedia est proposé par son traducteur, C. Fiévet, pour figurer le jeu de mot intraduisible utilisé par A. Greenfield : « everyware », homonyme de everywhere (partout) et formé par le suffixe -ware sur le mode des concepts informatiques antagonistes hardware (matériel) et software (logiciel). 2 Ce que confirme l’utilisation de l’expression « rites familiers de la vie quotidienne » dans cette citation. Voir GOFFMAN, 1973, ou encore NIZET, RIGAUX, 2005. 1 16 Iwan BARTH « Pour parvenir à une véritable utilité dans la pièce [domestique] numérique, il faudrait au préalable comprendre que la mise en réseau global est plus importante que la somme des parties qui composent ce réseau. » (GREENFIELD, 2007 : 61) Cette évolution du « progrès technique » et sa matérialisation probable dans le cadre de la vie quotidienne de tout un chacun enthousiasment, bien sûr, la plupart des concepteurs qui y prennent part et, au delà de ce champ social, un nombre croissant d’amateurs plus ou moins aguerris (voir pratiquants) des « nouvelles technologies ». Pourtant, on voit parfois surgir en leur sein des moments de réflexivité critique, de prise de distance, avec cette vision de l’avenir des objets technologiquement communicants voir intelligents. Ces moments prennent parfois l’aspect d’une remarque fugace comme celle qui s’inscrit, en clôture du texte « La robotisation des objets », à la suite du passage cité plus haut : « Entre les technologies “calmes” et les technologies “piquantes”, le débat est ouvert. Au-delà des questions techniques, c’est une réflexion sur la place de la technologie dans nos vies qui va naturellement s’amorcer. » (KAPLAN, 2007 : 25) Ces moments apparaissent d’autres fois sous la forme d’une réflexion plus ambitieuse et conséquente, qui irrigue en partie, et le plus souvent de manière discrète, un ouvrage « grand public » comme celui d’A. Greenfield. La conclusion intitulée « Encore et toujours les mêmes erreurs » est pourtant l’occasion pour celui-ci de résumer sans détours ses interrogations : « Bien sûr j’aimerais pouvoir [profiter de certaines fonctionnalités de technologies ubiquistes]. […] Mais j’ai beaucoup de mal à croire que nous puissions bénéficier de ces interventions ubiquistes à moindre coût. Je vois trop combien les infrastructures qui nous apporteront tout cela pourront aussi faciliter la répression, l’exclusion et le rétablissement des classes ou de privilèges. Et par-dessus tout, j’y vois une source de nuisance occasionnelle… ou perpétuelle. » (GREENFIELD, 2007 : 254) Ainsi à côté de l’enthousiasme naturel de chercheurs et de concepteurs pour leur domaine d’activité, une « demande sociale » semble se faire jour auprès d’acteurs de premier plan tels que Greenfield ou Kaplan : celle-ci évoque l’imminence, la nécessité, ou le besoin d’une réflexion 17 L’Année Mosaïque – 2012 / 1 publique, d’un débat sociétal (et donc politique) sur l’impact et la diffusion de ces « objets interconnectés ». 2. Entre dimension technique, « sens commun » et élaboration de l’objet scientifique : les enjeux de la distanciation et du champ disciplinaire dans la construction de l’objet de recherche Le chercheur souhaitant se saisir de ce phénomène sociotechnique multiforme que constitue « la recherche et la conception en interconnexion de TIC » ne peut ignorer l’existence de cette « demande sociale », aussi timide soit-elle. Nous touchons là une partie de ce que Jean Davallon pointe comme une double contrainte devant laquelle est placé le chercheur. C’est en se positionnant par rapport à elle, ou plus exactement en la surmontant, qu’il construit son objet de recherche. Pour une part, une recherche dans le domaine de la communication pose le problème de la mise à distance des « connaissances » produites par le champ lui-même. Jean Davallon y voit un risque de sous-estimer l’importance de la construction de l’objet de recherche : « Le risque pour le chercheur est alors de croire qu’il va trouver chez ces acteurs une “connaissance” de l’objet le dispensant purement et simplement de construire un objet de recherche, puisque cette “connaissance” existe déjà à l’intérieur de cet objet lui-même. » (DAVALLON, 2004 : 32) Ainsi la formulation des questions sociétales entraînées par la diffusion de l’interconnexion des TIC prouve bien, a minima, une réflexivité de certains acteurs. De même l’utilisation de termes généralisants, tels qu’objets ou outils, indique une certaine théorisation et une montée en généralité à partir des innovations particulières. Ce point est d’autant plus sensible ici que le « terrain » observé possède une composante « scientifique ». Celle-ci, bien que fortement liée à d’autres aspects (industriels, ou de politique publique, etc.), marque fortement de son empreinte rationaliste des discours qui ne peuvent, pour autant, être pris pour argent comptant. Le second aspect de la contrainte résulte d’une « demande sociale » tendant également à faire apparaître comme superflu le travail de construction. Si nous avons esquissé plus haut celle relative au besoin de débat public, une autre demande sociale en terme « d’application » 18 Iwan BARTH cette fois apparaît bien plus pressante, comme le souligne Davallon, concernant les recherches en communication. « [L’autre aspect de la contrainte est], à l’inverse, d’une demande sociale forte d’application de la connaissance ou des procédures scientifiques pour réaliser ou améliorer effectivement les objets concrets, c’est-à-dire les “moyens” de communication. » (DAVALLON, 2004 : 32) Dans le cas précis de notre recherche de thèse sur l’interconnexion des TIC, cet aspect était particulièrement sensible. Il se matérialisait, pour notre part, au travers de conditions particulières à la pratique de recherche elle-même : conséquence du financement de la thèse par l’un des acteurs du champ qui représentait la contrepartie d’un accès facilité au terrain. Ces caractéristiques, si elles peuvent être rencontrées dans d’autres domaines des sciences sociales, prennent un relief particulier en SIC, estime Davallon, en raison de la place occupée par la dimension technique à l’intérieur des objets de recherche : « du fait même de la “nature” sociotechnique des objets [étudiés] » (DAVALLON, 2004 : 32). Rappelant que « refuser d’occulter la dimension technique » ne doit pas être confondu avec « défendre une quelconque posture techniciste », l’auteur précise que « prendre acte de la dimension technique de l’objet, c’est, pour le chercheur en sciences de l’information et de la communication, d’abord et avant tout reconnaître qu’il a affaire à des complexes et non à des objets unitaires. » (DAVALLON, 2004 : 34) Dans l’héritage épistémologique des sciences de l’information et de la communication, si les diverses approches théoriques de la communication peuvent être mobilisées, elles sont d’intérêts variables dans la construction de l’objet de recherche précis. 2.1. Théorie de l’information, sociologie des usages et Théorie critique : mise à profit inégale de la pluralité épistémologique originelle des SIC Lorsqu’il était plus haut question de la contrainte de mise à distance des « connaissances » développées par le champ observé luimême, nous avons évoqué la difficulté supplémentaire que représente sa composante scientifique. Ceci peut être accentué par la proximité 19 L’Année Mosaïque – 2012 / 1 des références théoriques entre le champ observé et le champ disciplinaire. Dans l’ouvrage spécialisé Objets communicants, on peut ainsi lire des développements sur la « théorie de l’information » (KINTZIG et al., 2001 : 23 sq.). La conception (mathématisée) de la communication développée par C. Shannon fait bien sûr partie des classiques des sciences de l’information et de la communication. Moins explicites, les références permanentes à la circulation de l’information présentée parfois comme un but en soi fait grandement appel aux théories cybernétiques initiées par Wiener dans les années 1960. Ces croisements de références peuvent être judicieusement mis à profit pour : 1) contribuer à valider la pertinence du sujet de recherche par rapport à l’inscription disciplinaire, et 2) se servir des réactions et reconstructions théoriques entraînées par la fortune que cette conception a eue en son temps, pour objectiver et mettre à distance les connaissances produites par « le terrain1 ». Mais à se saisir trop rapidement de ces « coïncidences épistémologiques » entre terrain et théorie, le risque est grand de ne pas parvenir à battre en brèche cette « évidence2 » de l’objet technique, ni à « rendre visible l’invisible de leur organisation, en tant qu’objets communicationnels » (DAVALLON, 2004). Il apparaît qu’avec sa vision purement instrumentale de la technique, la théorie de l’information ne nous permet pas de construire un cadre conceptuel à même d’accueillir le caractère complexe et polymorphe de l’objet concret (l’interconnexion des TIC) de la recherche. Pour gagner en complexité et en pertinence, la sociologie des usages, autre élément théorique central des SIC, apparaît dans un second temps comme plus adapté à l’étude de nos objets techniques. Cette approche a l’avantage de mettre l’accent sur la construction sociale dans laquelle s’inscrit l’usage d’un objet, d’un dispositif, irréductible à l’usage prescrit ou souhaité à l’origine, non plus qu’à l’appréhension purement instrumentale de l’utilisation du dispositif. « Conçue par et pour des ingénieurs des télécommunications, [les membres de « l’École de Palo Alto »] font valoir que la théorie mathématique [de la communication] doit leur être laissée, et que la communication doit être étudiée par les sciences humaines à partir d’un modèle qui lui soit propre. » (MATTELART, 2004 : 36). 2 Ceci d’autant plus que d’après A. et M. Mattelart : « Le modèle finalisé de Shannon a induit une approche de la technique qui la réduit au rang d’instrument. Cette perspective exclut toute problématisation qui définirait la technique autrement qu’en termes de calcul, de planification et de prédiction. » (MATTELART, 2004 : 32). 1 20 Iwan BARTH Ceci à condition de respecter les avertissements de certains précurseurs des études d’usage sur les techniques d’information et de communication, comme J. Jouët, qui critique les manquements à ces fondamentaux qui se font parfois jour : « Cette dérive émergente vers l’empirisme témoigne d’une cristallisation sur l’objet qui l’emporte sur la problématique, et l’usage instrumental des machines à communiquer devient parfois le cœur de l’observation, en postulant implicitement que l’usage peut se suffire à lui-même, existe en soi et n’est pas le fruit d’une construction sociale. » (JOUËT, 2000 : 5131) Dans ce même texte paru en 2000, la chercheuse faisait le lien entre les changements intervenus dans les modalités et pratiques de recherche et ce manque préoccupant de problématisation2. Mais, du fait qu’ils s’inscrivent dans un processus d’innovation plus ou moins avancé, nos objets observés ne facilitent pas une approche par l’usage : soit qu’ils n’existent que « sur le papier », sous la forme de projet de recherche, de scénario décrivant des « fonctionnalités » ; soit qu’ils aient dépassé ce stade de peu, mais ne sont pas parvenus à un stade de diffusion suffisamment vaste et prolongé dans le temps pour avoir pu donner lieu à la formation d’usages stabilisés3. Même s’il faut reconnaître que, depuis la clôture de la phase empirique de cette recherche (mi-2009), deux bémols viennent nuancer cet aspect : d’une part l’usage grandissant de smartphones semble modifier peu à peu cet état des choses ; d’autre part, certains Une dérive, ajoutait la chercheuse, qui « se remarque particulièrement dans certains travaux sur les usages conduits en sciences de l’information et de la communication. » (JOUËT, 2000 : 513) 2 « La mode des études d’usage est lancée. […] Par contre, cette prolifération d’études d’usage, décontextualisées de toute problématique, n’est pas sans avoir d’effets pervers sur la recherche scientifique elle-même. […] [L]es contraintes croissantes imposées par les commanditaires (études à court terme réalisées sur des objets de plus en plus ciblés) contribuent à favoriser l’empirisme. » (JOUËT, 2000 : 511). Dans ce même article, l’auteur notait l’importance, pour une sociologie conséquente des usages des TIC, de garder à l’esprit la dimension forcément interdisciplinaire de telles études… a fortiori si ces dernières s’inscrivent dans cette interdiscipline que sont les sciences de l’information et de la communication (JOUËT, 2000 : 513). 3 Exemple : le « Pack Com’Box » (« détecteur de fumée communicant ») associant l’opérateur Orange, l’assureur Mondial Assistance et l’équipementier Delta Dore, est commercialisé depuis 2008. 1 21 L’Année Mosaïque – 2012 / 1 travaux tentent de s’attacher à l’étude critique d’usages de TIC nonstabilisés (COUTANT, DOMENGET, 2011). L’attention à la conception qui nous semble essentielle dans la compréhension de ces « nouveaux objets » (ou « hypothétiques nouveaux objets » pour les plus prudents) est un autre aspect limitant l’intérêt des études d’usages. Pour ces dernières, en effet, l’objet tend à se présenter comme un « donné » : remettre en cause ou interroger des choix de conception, les représentations du réel par les concepteurs, les discours sur les aspects de la vie quotidienne nécessitant d’être « augmentés », le mode de production, etc. depuis leur point de vue, n’est pas chose aisée. En convoquant la Théorie critique défendue par l’École de Francfort, c’est sur un autre courant fondateur pour les sciences de l’information et de la communication que nous nous appuyons. La production industrielle des biens culturels – texte de Theodor W. Adorno et Max Horkheimer emblématique de ce courant1 – rassemble deux dimensions souvent disjointes par le sens commun, et dont la réunion s’avère indispensable d’après nous pour une bonne compréhension de l’émergence et du développement de l’interconnexion des TIC : la dimension technique / matérielle, et la dimension symbolique / culturelle. Ici, le moment de la production fait bien l’objet d’interrogations et de remises en question, ce qui souligne le carac tère produit, construit (dans tous les sens du terme) de l’objet étudié, son historicité donc. Cette remise en question se fait en soulignant l’ambiguïté du processus de rationalisation : promesse d’émancipation par l’usage de la raison, mais aussi lourd d’aliénation nouvelle par l’extension du pouvoir d’une certaine forme de rationalité. Justement, les travaux de Marcuse et Habermas sur les différents types de rationalités, tels qu’on peut les approcher dans La technique et la science comme « idéologie », reprennent la théorie de Max Weber – et même, en un sens, des écrits de jeunesse de Karl Marx – sur la centralité de la rationalité instrumentale (ou par rapport à une ADORNO, HORKHEIMER, 1974. Le courant dit de l’École de Francfort et la Théorie critique qui lui est rattaché, est parfois dénommé webero-marxisme ou freudo-marxisme. L’objectif en était l’actualisation du travail de critique (de l’existant, des idéologies, des productions culturelles) marxien tout en se démarquant de l’orientation économiciste prédominante. Analysant avec la même vigueur l’évolution monopolistique et étatique du capitalisme et la fossilisation de la théorie marxiste, les thèmes de recherche de ce courant sont : l’industrialisation culturelle, la rationalisation instrumentale, la réification, ou plus récemment le concept de reconnaissance. 1 22 Iwan BARTH fin) dans les rapports sociaux issus du (et nécessaire au) capitalisme. La critique que formule H. Marcuse à l’égard de cette rationalisation, cristallisée dans la technique et la science moderne, porte sur sa fonction idéologique, de légitimation de la domination. « Aujourd’hui la domination se perpétue et s’étend non pas seulement grâce à la technologie mais en tant que technologie, et cette dernière fournit sa grande légitimation à un pouvoir politique qui prend de l’extension et absorbe en lui toutes les sphères de la civilisation. […] Ainsi la rationalité technologique ne met pas en cause la légitimité de la domination, elle la défend plutôt, et l’horizon instrumentaliste de la raison s’ouvre sur une société rationnellement totalitaire. » (MARCUSE, 1968 : 181. Cité dans HABERMAS 1973 : 9) Ce constat appellerait un changement au sein même des pratiques techniques et scientifiques. Habermas, qui lui porte la contradiction, estime pour sa part que c’est au niveau de la discussion rationnelle au sein de l’espace public que doit se faire la régulation de la colonisation du « monde vécu » par l’activité rationnelle par rapport à une fin, soit le démasquage de la position idéologique de la technique et de la science, corollaire d’une inévitable et dommageable dépolitisation de la population. « Une discussion publique, sans entraves et exempte de domination, portant sur le caractère approprié et souhaitable des principes et normes orientant l’action, à la lumière des répercussions socio-culturelles des sous-systèmes d’activité rationnelle par rapport à une fin qui sont en train de se développer. » (HABERMAS, 1967 : 67) Cette position part du postulat, que Habermas s’attache à expliciter, de la technique et de la science comme inexorablement et exclusivement liées à l’activité rationnelle par rapport à une fin et, en ce sens, porteuses de domination dans le cas d’un déséquilibre trop important avec l’activité communicationnelle. De ce postulat il tire un constat théorique selon lequel aucune autre technique ou science n’est possible. Pour essentiels que soient ces éléments dans l’élaboration de notre cadre théorique, un manque semblait se faire sentir dans l’adéquation dudit cadre à la spécificité des « objets concrets » que nous soumettions à l’investigation scientifique : ils sont un mélange à la fois de technique et d’imaginaire. Un autre manque dans l’articulation sociotechnique nous a semblé crucial : ce que notre recherche 23 L’Année Mosaïque – 2012 / 1 empirique faisait apparaître n’était pas une science ou technique « essentialisée », mais une activités concrète, déterminée de multiples manières par le monde social environnant. 2.2. Critique de l’extension du domaine de la rationalité instrumentale : apports théoriques de l’imaginaire social Ainsi, tout en revendiquant l’orientation et nombre d’outils conceptuels de la Théorie critique, nous avons été incité à pousser audelà1, et un peu en marge des SIC notre outillage théorico-méthodologique. Les travaux de Cornelius Castoriadis commencent à être bien connus quant au thème de l’imaginaire. Mais la présence du mot dans le titre de son maître ouvrage, L’institution imaginaire de la société, ne doit pas conduire à réduire à ce thème la portée de son travail. Publiée peu de temps avant celui-ci, sa contribution à l’Encyclopaedia Universalis sous l’entrée « Technique » nous semble un passage obligé pour toute réflexion sérieuse sur le sujet. Ce texte présente surtout l’avantage, concernant l’objet d’étude dont il est question ici, de lier très fortement les considérations en termes techniques / rationnels, et imaginaire / construit social. L’auteur souligne tout d’abord le caractère inextricable des relations entre les faits « techniques » et les dimensions d’organisation sociale, s’appuyant pour cela largement sur les travaux d’André Leroi-Gourhan. La perspective de ce dernier intéresse directement et doublement les sciences de l’information et de la communication lorsqu’il lie, dans un même continuum, Technique – Langage – Social : « Ce triomphe progressif de l’outil [sur le monde matériel] est inséparable de celui du langage, il ne s’agit en fait que d’un seul et même phénomène au même titre que technique et société ne sont qu’un même objet. » (LEROI-GOURHAN, 1964 : 292) Et, en même temps, pas très loin, puisque tant Weber que Marx représentent les soubassements théoriques de l’École de Francfort. Les références obligées de Castoriadis aux deux premiers, ainsi qu’à Freud le rapprochent très fortement de ce courant. Enfin H. Lefebvre (dont il n’est pas question ici, mais qui est apparu comme un complément indispensable sur la notion de quotidien – qu’il a été le premier à conceptualiser), bien qu’il ne soit pas classé habituellement parmi les tenants de ce courant, en tant que marxiste hétérodoxe, n’en est pourtant pas très éloigné. 1 24 Iwan BARTH Castoriadis énonce une idée proche, mais distincte lorsqu’il parle de la place d’un outil technique, « inisolable » de multiples « milieux » ou, pour reprendre l’expression utilisée plus haut par Davallon, « complexes ». L’idée d’un objet « pur », réductible à sa composante technique-fonctionnelle est d’ailleurs, précise l’auteur, une conception très socio-centrée, propre à la société occidentale moderne, consécutif de l’oubli (ou refoulement) de ce que cet objet « est pris dans un réseau de significations ». L’auteur récuse ainsi l’idée d’une neutralité des techniques « par rapport au social » – non sans avoir auparavant acquiescé à l’idée d’une sorte de « neutralité axiologique », de consubstantialité de la raison instrumentale à une introuvable « essence » de la Technique : « […] sans doute, considérée en et pour elle-même, l’activité technicienne ne prend pas en compte la valeur des fins qui lui sont proposées. […] Ainsi la technique apparaît comme wert-frei, neutre quant à la valeur, référée à l’efficacité comme seule valeur. » (CASTORIADIS, 1978 : 306) Mais, ajoute-t-il vertement, « à l’échelle sociale et historique, ces considérations deviennent des sophismes », se positionnant ainsi implicitement dans la controverse théorique énoncée plus haut opposant Marcuse à Habermas : « Comment pourrait-on séparer les significations du monde posées par une société, son “orientation” et ses “valeurs”, de ce qui est pour elle le “faire efficace”. […] Toute société crée son monde, interne et externe, et de cette création la technique n’est ni instrument ni cause, mais dimension […]. » (CASTORIADIS, 1978 : 307) De fait, cette dimension sociale-historique et signifiante de la technique d’une société particulière, cette inscription de la totalité sociale dans la technique – et inversement –, se retrouve à une échelle plus petite au niveau de l’objet technique lui-même. De sa construction à son utilisation, il fait intervenir l’ensemble du monde social : « [C]et objet est lui-même un produit ; sa genèse met donc à contribution la totalité de l’existence sociale de la collectivité qui le fait naître. […] Ce n’est pas seulement qu’il y a un ”style“ des inventions et des artefacts propres à chaque culture (ou à des classes de cultures) […], c’est que dans l’ensemble technique s’exprime concrètement une prise du monde. Mais l’ensemble technique lui-même est privé de 25 L’Année Mosaïque – 2012 / 1 sens, technique ou quelconque, si on le sépare de l’ensemble économique et social. » (CASTORIADIS, 1978 : 309) Ce qui permet de comprendre que l’enchâssement profond et démultiplié du domaine technique dans le social peut être résumé par la matérialisation ou plutôt, pour reprendre le vocabulaire de l’auteur, par l’institution de ce que Castoriadis appelle les significations imaginaires sociales. Non pas que les objets et le système technique soient le lieu privilégié de cette matérialisation : il en est un parmi les autres domaines du social, et donc aussi lisible ici qu’ailleurs… Mais il faut pour cela adopter une approche non fragmentaire ou non atomisée des différents aspects de ce social-historique. Ce qui fait souscrire l’auteur à l’idée que « à partir des significations imaginaires attachées à un outil, la façon de s’en servir, sa forme, etc., on pourrait reconstituer tout l’imaginaire social » (CASTORIADIS, 2005 : 75). L’idée d’imaginaire social est bien sûr d’abord théoriquement séduisante par la possibilité qu’elle donne d’appréhender des constructions collectives manquant de « réalité concrète » comme des productions dignes d’étude tout autant que des objets massivement présents. Mais cette approche nous semble surtout la plus à même de respecter la dimension de « complexe » de l’objet communicationnel sur laquelle insiste Davallon. En effet, plus que la recherche d’une essence de « la Technique », l’essentiel est, pour Castoriadis, d’observer l’activité technique et ses résultats dans le concret de leur matérialisation : avec leur part de déterminations sociales et historiques chaque fois particulières, autant qu’avec leur part de création chaque fois originale. Si essence il y a, elle est pour l’auteur d’articuler une composante de rationalitépar-rapport-à-une-fin – pour reprendre l’expression de Max Weber puis de Jürgen Habermas – à une composante sociale-historique. Celle-ci contient à la fois les conditions sociales et historiques « objectives » particulières et les significations posées collectivement comme centrales par la société considérée1. Ces significations sont qualifiées Pour le type de société qui nous concerne, celui où se développe l’interconnexion des TIC et les travaux d’informatique ubiquiste, C. Castoriadis mentionne deux significations imaginaires sociales centrales, et plus ou moins antagonistes : celle d’une « extension illimitée d’une pseudo-maîtrise peudo-rationnelle », et celle de l’autonomie, « forcément à la fois sociale et individuelle ». Les titres de ses derniers recueils (La montée de l’insignifiance ; Une société à la dérive) témoignent de son appréciation de la montée en puissance de la première signification par rapport à la seconde. 1 26 Iwan BARTH par Castoriadis d’imaginaires, dans la mesure où elles ne peuvent être déduites rationnellement de l’existant, mais sont de pures créations. Il les qualifie également de sociales, dans la mesure où elles sont produit par la collectivité et n’ont d’existence que par leur caractère collectif. Bien qu’irriguant tout ce que chaque société produit (les institutions au sens large : technique, langage, organisations, techniques, etc. jusqu’aux formes spécifiques d’individus) en même temps que les dépassant, ces significations ne peuvent s’approcher qu’indirectement, par l’intermédiaire de ces « matérialisations » chaque fois particulières. Les significations sociales d’une société sont donc lisibles dans diverses institutions dont font partie l’ensemble technique et les objets qui les constituent. Mais cette lecture implique de ne pas isoler ou réduire à une seule dimension les objets ou techniques produits par cette société. Appliqué au cas de l’informatisation des objets, ce cadre théorique nous conduit à plusieurs propositions couvrant les domaines des systèmes matériel (technique), social et symbolique dans lesquels est pris l’objet étudié initialement, l’interconnexion des TIC : - - Tenter de tirer, dans une démarche proche de celle de l’archéologue, toutes les informations et les conséquences de la conception, de la production matérielle comme de la consommation (réelles ou envisagées) de ces artefacts et dispositifs sociotechniques. De la prise en compte du « milieu associé » des objets communicants et autres capteurs ou terminaux constituant l’hypothétique Internet-des-objets peut être dégagée l’importance d’institutions à étudier en priorité. Remettre en perspective à la fois synchronique et diachronique deux institutions dans lesquels l’informatisation des objets s’inscrit principalement : la Recherche et Développement en informatique, télécommunications et électronique grand public d’un côté ; l’institution « logement », forme particulière (fonctionnaliste et utilitariste) de l’institution transhistorique « habitat1 » de l’autre. La rationalisation – instrumentale – croissante des activités paraît être le maître mot commun, et ancien, à l’évolution de ces deux secteurs. Ce que nous n’avons fait que « par la bande » dans le travail de thèse, en nous appuyant surtout sur des travaux traitant : 1- de l’histoire de la mécanisation du traitement des données en entreprise d’un coté (GARDEY, 2008), et 2- de la rationalisation de l’architecture domestique de masse de l’autre (PARAVICINI, 1988). 1 27 L’Année Mosaïque – 2012 / 1 - Mettre en avant les imaginaires présents dans les productions discursives liées à l’informatisation des objets et des activités domestiques. Sont mises à jour trois justifications sociales principales où les notions de maîtrise et de son accroissement sont omniprésentes, avec la rationalité technique comme moyen-fin : l’écologie (maîtrise de l’eau, de l’énergie), la préoccupation socio-sanitaire (monitoring de l’état de santé, maîtrise du lien social), l’amélioration du confort et de la praticité de la vie quotidienne (maîtrise de la complexité technologique). Il s’agit là d’une présentation d’un plan de travail idéalisé que la réalisation concrète du travail de thèse n’a pu mener que partiellement à bien. Elle permet, à tout le moins, de montrer que, tout en gardant à l’esprit de « prendre au sérieux » la part technique de notre sujet d’étude, notre cheminement problématique a conduit à un glissement : d’une préoccupation centrée sur des objets particuliers, nous sommes passé à celle des activités dont ils sont issus (processus de conception), et dans lesquels ils s’inséreraient (activités de la vie domestique). Ceci a rendu possible l’analyse d’objets dont la matérialité concrète le dispute encore à la part imaginaire de leur existence. La théorie des significations imaginaires sociales, de leur institution et de leur altération, a été le moyen par lequel a pu être construit un objet de recherche, articulant dimension communicationnelle et institutionnelle de cette existence avec sa dimension technique et matérielle. Conclusion Si la pression quant à l’applicabilité des résultats peut, voire même doit, être tenue à distance d’une recherche en sciences sociales, la question liée à la manière d’appréhender scientifiquement l’informatisation des objets et de l’environnement quotidien peut, plus difficilement, ignorer une autre demande sociale. Exprimée (implicitement ou de façon contradictoire) par certains acteurs du champ, elle pointe le besoin ou l’imminence d’une réflexion dans l’espace public sur la forme et l’ampleur des « technologies ubiquistes », sur la place de la technologie dans nos sociétés et dans notre vie quotidienne. Mais le fait que notre recherche montre que ces développements technologiques sont la résultante, la concrétisation, l’institution la plus actuelle d’un imaginaire social puissant, nous pousse à reformuler les termes de cette demande sociale. 28 Iwan BARTH Dans la mesure où ces développements technologiques répondent d’une signification centrale et déjà anciennement installée au cœur de l’édifice imaginaire social de nos sociétés, la, ou plutôt les questions auxquelles devrait s’atteler cette discussion publique revêtent un caractère politique particulier. En effet, « la forme et l’ampleur » des objets communicants ou intelligents, et celles du sous-système technique dans lesquels ils s’inscrivent, sont déterminés en majeure partie par les institutions ayant en charge leur production et leur diffusion. La discussion publique souhaitée par certains concepteurs ne pourra donc faire l’économie d’une réflexion dépassant le cadre rassurant et bien délimité des objets et des technologies proprement dits. Elle ne pourra pas éviter de remettre en question la manière (technique et organisationnelle) dont sont conçus, produits, diffusés, et utilisés ces objets, leur utilité et leur obsolescence. En un mot, l’organisation d’un tel débat public impliquerait de s’interroger peu ou prou sur le mode de production et de consommation industrialo-productiviste. Bibliographie − − − − − − − − − ADORNO Th., HORKHEIMER M., 1974 [1944-1947], « La production industrielle des biens culturels », dans La dialectique de la raison, trad. E. Kaufholz, Paris : Gallimard, p. 129-176. BARTH I., 2010, Des TIC comme vecteur matériel et symbolique de rationalisation et modélisation de la vie domestique, Thèse en sciences de l’information et de la communication, Université de Lille 3. 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