Des « objets communicants » à l`imaginaire social de

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Iwan B
ARTH
Des « objets communicants » à l’imaginaire
social de la rationalisation : un objet de
recherche entre aspects matériel et
symbolique de l’interconnexion des TIC
Introduction
Les évolutions des industries de l’informatique, des télécom-
munications et de lélectronique grand public (electronic consumer)
ont conduit les centres de recherche et développement (R&D) atten-
ants à envisager l’émergence d’une informatique ubiquiste (ubiquitous
computing ou Ubicomp). Aujourd’hui également appe Internet des
Objets et auparavant, et avec quelques nuances : objets communi-
cants, intelligence ambiante, informatique (ou réseaux) pervasive(-ifs) ce
champ d’innovation fédère des laboratoires publics, des organismes
nationaux et supranationaux de financement de la recherche, des
services R&D d’entreprises des secteurs suscités1. Il se matérialise
concrètement par un nombre important de colloques, conférences
internationales, revues et ouvrages scientifiques, programmes de
recherche, démonstrateurs et autre proof-of-concept, et enfin, de plus en
plus, par quelques innovations mises sur le marché de la consom-
mation de masse.
Ce secteur de l’innovation en technologies de l’information et
de la communication (TIC) a la prétention, de plus en plus actualisée,
de modifier notre conception des objets et environnements qui compo-
sent le cadre matériel de la vie quotidienne dans les sociés occiden-
tales. Électronager « intelligent » ou « communicant », équipements
domestiques ou urbains « sensibles au contexte » ou « en seaux », mai-
son « connectée » (prenant la suite de la moribonde domotique) : autant
d’exemples riques d’applications que permettent les capteurs, action-
1 Par exemple, respectivement : INRIA (Institut National de la Recherche en
Informatique et Automatismes France) et Institut Fraunhöfer (Allemagne) ;
ANR (Agence Nationale de la Recherche France) et 6e et 7e PCRD (Program-
me cadre de recherche et de développement) de la Commission de l’Union
Européenne ; Philips, France Télécom Orange, Siemens, Fagor, etc.
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neurs ou microprocesseurs embarqués dans une multitude d’objets
(ex : accéléromètres dans les smartphones), les étiquettes dite « intelli
-
gentes » de type RFID, ou encore les réseaux sans fil de type Wi-Fi,
Wimax et autres.
Derrière une apparente uniformité, deux conceptions des objets
ainsi modifiés apparaissent dans ces recherches et tentatives d’inno-
vations. Conceptions qui posent une première difficulté au chercheur.
La première conception s’est done pour but de disséminer le plus
possible d’électronique, d’informatique, et pour reprendre les termes
des concepteurs de communication ou d’intelligence, dans les objets
usuels du quotidien. L’autre est plus problématique puisque, avec l’ie
de technologie calme, elle appelle tout simplement à une certaine dispa-
rition des artefacts, à un effacement de l’infrastructure technique et
matérielle.
Les sciences sociales, et plus particulièrement les sciences de
l’information et de la communication, sont fondées à investir ce
champ d’innovation et ceci à plus d’un titre. Mais une recherche
sur ce thème (effectuée dans le cadre d’une thèse soutenue fin 2010)
ne peut revendiquer son inscription au sein des sciences sociales
qu’à condition de satisfaire à certains impératifs, particulièrement
visibles lors de la construction de l’objet de recherche : questionne
-
ments sur la distance prise avec le sens commun, les pressions d’appli
-
cation, sur la flexivi, ou encore la charge critique contenue dans tel
ou tel positionnement épistémologique. Parmi ces interrogations,
celle portant sur la place à accorder aux objets « concrets », à l’aspect
« technique » et « mariel » du phénone, nous paraît centrale et en
mesure d’éclairer quelques scificis d’une recherche en sciences de
l’information et de la communication (SIC). Cette centralité est redoublée
par une autre difficul, propre à ce sujet de recherche : ces objets
communicants sont marqués par une sorte de manque de « alité » ou
de « concret » dû à leur existence sous forme essentiellement de projet
de recherche, de discours anticipatoires ou prospectifs, de prototypes
parfois, et bien plus rarement d’objet massivement commercialis.
Cette réflexion sur la place du « technique »pris dans sa
dimension aussi bien instrumentale-rationnelle que sociale-symbo-
lique – à l’intérieur d’un objet de recherche en sciences sociales,
couplée à une double exigence de montée en généralité de notre
propos et de mise à distance du champ observé, nous a incité à
modifier l’appellation même des objets concrets faisant l’objet de
notre investigation. La formule TIC interconnectées (ou mise en inter-
connexion des TIC) est donc venue remplacer les différents vocables
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en usage chez les concepteurs de R&D et autres chercheurs en intel
-
ligence artificielle ou ambiante1.
Les deux compréhensions du terme « objet » qui se font jour
dans ce qui vient d’être évoqué structureront peu ou prou les deux
parties de cet article. Tout d’abord, dans le sens le plus trivial d’objet
du quotidien : l’informatisation dont il est ici question s’exerce sur
des objets matériels, produits de la technique et du travail. Le mode
de production industriel qui caractérise nos sociétés occidentales a
donné lieu à un fourmillement de ces objets, également objets de
consommation de masse. Le secteur d’activi qui prétend modifier leur
appréhension n’est donc pas anodin, et une rapide mise en perspective
historique permettra, dans un premier temps, d’en pointer quelques
représentations centrales.
La seconde compréhension est celle d’objet de recherche. Nous
rendrons compte alors des enjeux de sa construction. Parmi ceux-ci se
trouve notamment la définition du domaine des SIC. Celle-ci dépend
de la manière d’en constituer l’objet (DAVALLON, 2004). Nous ver-
rons que la variété des fondements théoriques de la discipline (pour
prendre deux extrêmes : théorie de l’information et cybernétique d’un
coté ; théorie critique et thème des industries culturelles de l’autre)
peut être vue comme un atout permettant de se saisir d’un objet
technique multiforme et n’empêchant pas un positionnement clair
quant à cet héritage. Au-delà de ces fondements historiques, nous
montrerons la fécondité d’un apport théorique en marge du champ
disciplinaire mais permettant de saisir et d’articuler les dimensions
techniques et symboliques des objets étudiés.
L’article s’appuiera, dans sa partie empirique autant que
théorique, sur notre travail de thèse. Lequel nous a conduit à
interroger l’imaginaire social de la conception des objets communi-
cants et de l’intelligence ambiante (BARTH, 2010). Les trois premres
années de cette recherche (de 2005 à 2008) ont été financées par le
service R&D de France Télécom aujourd’hui Orange Labs. Le tra-
vail de terrain s’est déroulé au sein de cette institution connue au
niveau européen pour ses travaux en matière d’objets et de lieux
« communicants », et plus précisément dans le laboratoire rassem-
1
La différence entre les deux conceptions d’intelligence informatique peut
être grossièrement manifestée ainsi : l’intelligence artificielle voulait reproduire
dans une machine une molisation du monde et un « raisonnement ration-
nel » ; l’intelligence ambiante cherche à coordonner des molisations et rationali-
s partielles et éparses dans l’environnement et à en faire émerger un « raison-
nement globalement efficace ».
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blant quasi-exclusivement des concepteurs en informatique, électro-
nique, réseaux.
Les travaux sur l’imaginaire social nous ont permis d’élaborer
un objet de recherche aux multiples facettes qui, s’il est difficile d’appré
-
hension à première vue, s’inscrit dans la contestation en acte d’une
excessive parcellisation des sciences sociales. C’est à cette seule condi
-
tion, nous semble-t-il, qu’est possible un début de ponse à des ques
-
tions sociétales, soulees parfois à l’intérieur même du champ observé ;
envisageable aussi un positionnement critique face au réel du monde
social et aux possibles qu’il renferme.
1. Des choses qui pensent à l’Internet des Objets :
court aperçu de l’informatisation des objets (et)
du quotidien
Nous évoquions plus haut lenjeu du vocable utilisé pour
désigner le phénomène technique observé, et la nécessité que nous
avons doublement éprouvée de s’en distancier. Objets communicants,
intelligence ambiante, informatique ubiquiste, ou Internet des Objets… Un
petit coup d’œil rétrospectif sur cette évolution lexicale et ce qu’elle
désigne laisse apparaître que le dernier vocable en date, à savoir
l’Internet-des-Objets, semble être l’appellation générale la plus propre
à rassembler en son sein les multiples clinaisons qu’a connues la
mise en interconnexion des TIC, et dont le terme things that think
choses pensantes ou qui pensent a été l’une des premres tentatives
de désignation spécifique.
On peut d’ores et dé distinguer deux grands courants évoqs
dans un texte de 2007 par un chercheur en intelligence artificielle. Texte
dont le titre propose d’ailleurs une appellation encore différente : « La
robotisation des objets ». F. Kaplan sume ainsi les deux approches
d’un même secteur d’innovation, dont il fait couler deux concep-
tions légèrement divergentes des objets ayant intégré en partie, voire
totalement, le triptyque capteurs / actionneurs / centre de calcul :
« Les objets technologiques peuvent s’efforcer de se faire oublier,
mais ils peuvent aussi enrichir nos vies en affirmant leur présence
ou leur autonomie. […] Entre les technologies “calmes” et les
technologies “piquantes”, le débat est ouvert. » (K
APLAN
, 2007 : 25)
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La mention de « technologie calme » fait explicitementférence à Mark
Weiser1, figure centrale et gulièrement cie dans les recherches en
interconnexion de TIC. Cherchant à passer la forme du « PC », de
l’ordinateur « centralisateur », le but de l’informatique ubiquiste est de
« distribuer » le traitement de l’information dans l’environnement de
l’utilisateur. Ceci afin que les fonctionnalités fournies le soient en mobili
-
sant le moins possible une attention « consciente ». Le concept de « tech
-
nologie piquante », que Kaplan a construit en miroir, semble signer
des dispositifs recherchant moins la discrétion qu’une certaine pro-
action, et qui, gce aux nouvelles fonctionnalis apportées par les TIC,
seraient ainsi en capacité de bousculer l’habi
t
uel rapport aux objets.
1.1. Multiplication du nombre d’objets
« embarquant » des TIC
Quelques années plus tard est fondé, au sein du Massaschusset
Institue of Technology (MIT2), le consortium TTT : Things that think
(Choses qui pensent). Dans l’hypothèse de la dichotomie proposée
plus haut par Kaplan, c’est d’abord du côté des « technologies
piquantes » qu’on peut classer leurs travaux. Dès 1995, l’idée fonda-
trice de ce consortium – mêlant financement publique et « sponsoring »
des différents programmes de recherche par des partenaires privés
est l’enfouissement d’« intelligence », de calcul (eng. computation) « à
la fois dans des objets et des environnements quotidiens ». Estimant
que l’existence (et l’intérêt) des objets ainsi « augmentés » électroni-
quement est aujourd’hui chose acquise, ses co-directeurs mettent
l’accent sur leur évolution et redéfinissent leur but comme suit :
« inventer le futur des objets et environnements numériquement
augmentés. […] Fons sur l’interaction profonde des firmes spon-
sor, nos prototypes et démonstrateurs de recherche visent à inspirer
les produits et services de demain. » (Site web du consortium TTT :
http://ttt.media.mit.edu/vision/vision.html (notre traduction))
1
Mark Weiser (1952-1999), professeur et chercheur en informatique, a été à
la tête du laboratoire d’informatique du Palo-Alto Research Center (PARC),
centre de recherche et développement (R&D) de la firme Xerox, avant den
devenir son « technologue en chef » (chief technologist). Inventeur du concept
et du terme ubiquitous computing, ses articles à ce sujet dès la fin des années
1980 ont fait date.
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Une bonne partie de l’histoire de l’informatisation des objets est, en effet,
d’origine nord-américaine.
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