L’histoire de l’art selon Antoine Schnapper CHRISTINE GOUZI Ce texte est issu d’une communication qui a eu lieu lors du colloque « Artistes, collections et musées. », le 19 juin 2009 à l’Institut national d’histoire de l’art. Ce colloque était organisé en hommage à Antoine Schnapper. En publiant cet article notre revue se joint à cet hommage et témoigne de sa fidélité à l’un de ses fondateurs et de ses plus précieux amis. COMMENTAIRE de nombreux livres sur la peinture française et sur les collectionneurs de l’Ancien Régime, Antoine Schnapper contribua à redéfinir la discipline d’histoire de l’art dans le champ des sciences humaines. Cet aspect de sa carrière n’a pas fait l’objet de publications théoriques de sa part, sans doute par horreur de la « doctrine ». Il n’en reste pas moins que de son œuvre entier se dessine une méthode, dont il précisa lui-même quelques points dans un article de jeunesse (1) et dans un entretien avec Henri Mercillon, paru deux ans avant sa mort, en 2002 (2). A UTEUR Histoire de l’art et « Belles Lettres » Étudiant, Antoine Schnapper n’avait pas choisi l’histoire de l’art, mais l’histoire. Dans les années 1950, l’histoire de l’art était de (1) « Les tâches de l’historien de l’art », Contrepoint, n° 2, 1973, p. 161-172. (2) Henri Mercillon, « Un pionnier dans l’histoire de l’art. Conversation avec Antoine Schnapper », Commentaire, n° 99, automne 2002, p. 653-661. COMMENTAIRE, N° 129, PRINTEMPS 2010 toute façon une discipline à la fois minoritaire et mineure au sein de l’Université française. Enseignée le plus souvent par un professeur unique, qui devait couvrir un programme allant de l’Antiquité à l’époque contemporaine, elle s’apparentait à une discipline d’agrément, qui ne permettait pas d’obtenir une licence d’enseignement. On comprend que la licence d’histoire de l’art ait été un diplôme annexe, que l’on préparait en parallèle avec un autre, pour le plaisir d’étoffer sa culture générale en quelque sorte, et sans volonté de spécialisation particulière. Dans les années 1960, lorsque des chaires de professeurs d’histoire de l’art se multiplièrent, la situation s’améliora sensiblement, mais sans changer fondamentalement le statut de l’histoire de l’art : encore considérée comme une « récréation » dans le cursus des Humanités, celle-ci était plus destinée à éprouver les qualités culturelles et littéraires des étudiants que leur rigueur historique. En France, l’histoire de l’art était en effet une discipline qui, par tradition, dépendait étroitement des Belles Lettres. Sans revenir 151 CHRISTINE GOUZI au Génie du christianisme de Chateaubriand, qui, déjà, dans une langue exaltée, chantait le patrimoine ruiné ou vandalisé de l’Ancien Régime, on peut noter que les premiers historiens de l’art nés au XIXe siècle étaient agrégés de littérature ou de philosophie. Émile Mâle (3) était l’un d’entre eux, de même que Louis Dimier (4), pour ne citer que ces noms emblématiques, qui marquèrent tous deux de manière très différente l’histoire de la discipline (5). Après la Seconde Guerre mondiale, Henri Focillon (6), puis André Chastel (7) étaient eux aussi des littéraires qui avaient choisi de se consacrer à l’art. Il est donc logique que l’histoire de l’art française ait d’abord été une science iconographique, voire, sur le modèle proposé par Aby Warburg (8), une science iconologique. Elle était d’abord un discours qui décryptait l’image en s’aidant des sources textuelles contemporaines de sa création, et, par-delà, un logos codifié, capable d’expliquer, par un substrat culturel retrouvé, le choix des sujets et la façon de les traiter. Car cette attention à l’iconographie avait un double but : mettre en évidence la nouveauté de certaines représentations, de même que mesurer, à l’aune de ces changements, l’évolution des « formes », autrement dit du style. Dans ses meilleures productions, l’histoire de l’art avait donc mis en œuvre une herméneutique digne de ce nom, qui n’analysait pas seulement l’œuvre en termes esthétiques. Les limites de l’iconographie C’est pourtant cette herméneutique que refusa Antoine Schnapper lorsqu’il eut (3) Émile Mâle (1862-1954) est connu pour ses livres sur l’iconographie de l’art du Moyen Âge, il est aussi l’auteur de L’Art religieux de la fin du XVIe siècle, du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle. Étude sur l’iconographie après le Concile de Trente, Armand Colin, 1932 (2e éd. revue et corrigée, Armand Colin, 1951), qui était une référence dans les années 1960. (4) Le cas de Dimier (1865-1943) est très différent de celui d’Émile Mâle car son approche de l’art n’est pas iconographique. (5) Ce n’est pas le lieu ici de faire une analyse de l’évolution de l’histoire de l’art en France, qui demanderait une étude à par entière. Aussi, les noms que nous citons n’ont d’autre valeur que de repères. (6) Sur Henri Focillon (1881-1943), voir les actes du colloque Henri Focillon (2004), éd. Kimé, 2007. (7) Sur André Chastel (1912-1990) qui dirigea la thèse d’Antoine Schnapper sur Jouvenet, voir le numéro spécial de la Revue de l’art, hommage à André Chastel, n° 93, 1991. (8) Aby Warburg (1866-1929) avait été l’un des fondateurs de la méthode iconographique en histoire de l’art en Allemagne avant et après la guerre de 1914-1918. 152 terminé ses études d’histoire et qu’il commença en 1964 sa thèse de troisième cycle sur les tableaux du Trianon de Marbre de Versailles. L’originalité de sa démarche tint alors à l’articulation nouvelle qu’il opéra entre la discipline historique et l’art. On touche ici au rapport entre le déroulement historique et la création artistique qu’avaient tenté de clarifier certains historiens des Annales, tel Lucien Febvre (9), sans que jamais leurs écrits modifient profondément la marche de l’histoire de l’art, qui se développa selon une ligne parallèle à celle de l’histoire. Analysant en 1950 la thèse de François-Georges Pariset sur Georges de La Tour (10), Lucien Febvre expliquait que « l’étude du milieu spirituel de la Contre-Réforme lorraine (11) » aurait dû présider à l’analyse de l’art du peintre. Or cette étude, écrivait-il, n’était hélas que « la basse continue (12) » de l’analyse des œuvres, analyse du reste iconographique pour une bonne part, dont la pertinence était précisément suspecte pour Lucien Febvre : elle aurait dû d’abord se nourrir d’un substrat historique avant de servir de caution à de nouvelles datations et attributions. Cette réticence de Lucien Febvre à l’égard de la méthode employée par François-Georges Pariset, Antoine Schnapper l’aurait sans doute trouvée légitime : pour lui, l’iconographie ne pouvait en aucun cas être un point de départ à la compréhension de l’œuvre, même si elle procédait de recherches érudites et parfois éclairantes. Parce qu’elle est un discours fatalement extrinsèque aux conditions de création de l’œuvre, parce qu’elle dérive souvent de prémisses textuelles extérieures au champ disciplinaire de la peinture, de la gravure ou du dessin, la méthode iconographique ne rend pas compte de la réalité de l’œuvre. A fortiori, elle ne peut avoir l’ambition de donner de certitude sur sa date ou son auteur. Mais la méthode que préconisait Lucien Febvre engendrait une autre difficulté selon Antoine Schnapper. Considérer prioritairement les événements historiques contempo(9) Voir « Penser l’histoire de l’art », Annales, économies, sociétés, civilisations, t. 5, 1950, n° 1, p. 134-136. (10) Lucien Febvre, « Résurrection d’un peintre : à propos de Georges de La Tour », Annales, économies, sociétés, civilisations, t. 5, 1950, n° 1, p. 129-134. Rééd. par Brigitte Mazon dans Lucien Febvre. Vivre l’histoire, Robert Laffont/Armand Colin, 2009, p. 260265. (11) Ibid., p. 263. (12) Ibid., p. 265. L’HISTOIRE DE L’ART SELON ANTOINE SCHNAPPER rains de l’œuvre, faire de cette dernière l’émanation de l’histoire, manquait aussi le but que s’était assigné l’historien de l’art : éclairer les circonstances d’une commande particulière, reconstituer la clientèle de l’artiste, recoller un corpus et comprendre sa réception au cours du temps. Impossible donc d’appliquer à l’histoire de l’art la recette, pourtant réussie lorsqu’il s’agissait d’histoire, de la Méditerranée au temps de Philippe II de Fernand Braudel. L’histoire générale devait bien être convoquée, certes, mais pas seulement pour lui rattacher artificieusement l’histoire de l’art et la considérer alors comme un terrain d’application privilégié de la noble histoire. Au contraire, l’histoire de l’art devait acquérir son autonomie et se comporter elle-même comme une discipline historique, en adaptant ses méthodes et la recherche de ses sources à son objet. Ainsi, en tant que discipline historique, l’histoire de l’art est avant tout, à l’instar de l’histoire, l’observation des « traces du passé (13) ». Or cette « observation », dont les modalités ont été décrites par de nombreux historiens ou philosophes de l’histoire (14), avait disparu du domaine de l’étude de l’art dans les années 1950. Que l’on se consacrât à l’interprétation de l’iconographie ou du style comme le faisait brillamment et avec une grande érudition André Chastel, ou bien que l’on s’oubliât à discourir sur les œuvres et les sentiments qu’elles suscitent, comme l’osait André Malraux, on s’empêchait toute construction d’objectivité historique. C’est pourquoi Antoine Schnapper voulut revenir au document, c’est-à-dire à la source spécifique de l’œuvre. Les archives de la Maison du Roi, les guides anciens, les mémoires, les actes notariés (testament, inventaires après décès, contrats de commandes, d’apprentissage…) : toutes sources potentielles pour qui a la charge de déceler des indices, des « traces » de l’objet artistique et pour qui a le devoir de le connaître ou même de le reconnaître dans la masse souvent indistincte que le hasard a laissée parvenir jusqu’à nous. On s’explique mieux de la sorte ce qui pouvait paraître une Sa thèse sur les commandes picturales pour le Trianon de Marbre (15) a pu ainsi sembler l’entreprise d’un dom Quichotte illuminé par la grâce de peintures jugées alors malheureusement « classiques », pompeuses d’être influencées par Le Brun ; en sus éparpillées, voire oubliées dans les réserves de musées, ayant perdu au cours de leurs pérégrinations leur nom d’auteur, leur titre et même parfois leur couche picturale ! La même « bizarrerie » entraîna Antoine Schnapper à choisir pour sa thèse d’État l’étude d’un peintre alors peu considéré, Jean Jouvenet (1644-1717), qui avait le double défaut d’avoir travaillé pour Louis XIV et d’avoir essentiellement été un peintre religieux, dont le corpus était alors très mal connu et non recensé (16). À l’occasion de ses recherches, et grâce aux sources mises au jour par ses soins, Antoine Schnapper démontra que plus de 80 % des décors plafonnants peints par Jouvenet avaient été détruits. Or, c’était précisément un des apports de sa méthode de tenir compte de cette « connaissance par traces documentaires » d’œuvres désormais inaccessibles pour analyser l’œuvre entier de l’artiste. Les historiens de l’art se contentaient alors le plus souvent des œuvres parvenues jusqu’à eux. En bon historien, Antoine Schnapper affirma par le sujet même de ses ouvrages que l’histoire de l’art devait de préférence choisir pour objet d’étude des œuvres à jamais disparues : c’est à cette seule condition que la reconstruction d’une période artistique ou de l’art d’un créateur pouvait être totalement « objective ». Cette nouvelle méthode redonnait évidemment ses lettres de noblesse à l’histoire, alors que la discipline était surtout tournée vers l’art ; elle impliquait encore de remettre à (13) L’expression est de Simiand, mais elle fut redéfinie, notamment par Lucien Febvre et Marc Bloch, dès les années 1930. La méthode critique qu’elle induisait était encore au cœur des préoccupations des historiens dans les années 1950. (14) Antoine Schnapper cite le nom de Paul Veyne dans ses premiers écrits et plus précisément Comment on écrit l’histoire, Seuil, 1971. (15) Tableaux pour le Trianon de Marbre (1688-1714), Paris et La Haye, Mouton, 1967. Une réédition par Nicolas Milovanovic est en cours. (16) Jean Jouvenet (1644-1717) et la peinture d’histoire à Paris, Léonce Laget, 1974. Une réédition augmentée et préfacée par nos soins paraîtra en 2010 aux éditions Arthena. incongruité dans les années 1960 : Antoine Schnapper avait une prédilection certaine pour les œuvres disparues, détruites ou non attribuées (ce qui est une autre forme d’« absence »). Le XVIIe siècle d’Antoine Schnapper 153 CHRISTINE GOUZI l’honneur le catalogue, conçu, non comme l’énumération d’œuvres choisies, mais comme la reconstitution exhaustive et raisonnée d’un corpus entier. Alors seulement une « vérité » historique pouvait se faire jour : vérité qui n’avait rien à voir avec une affirmation gratuite de telle ou telle théorie préconçue, mais avec une légitime entreprise de reconstitution historique. Comparée aux envolées lyriques de certains littérateurs, jugée même à l’aune des synthèses transversales sur un thème, un siècle, ou un style, le but d’Antoine Schnapper peut paraître modeste. Au moment où il soutint sa thèse, il apparut au contraire d’une rigoureuse intransigeance. Plus tard, il sembla à certains d’une ambition justifiée, mais aride. Le conflit des interprétations Ainsi de l’article sur la population des peintres à Paris au XVIIe siècle paru en 2001 (17), qui cherche à donner une fourchette fiable du nombre des peintres qui exerçaient dans ce laps de temps. Pour mener à bien cette enquête, Antoine Schnapper explique d’abord le choix de ses sources et expose les chiffres qu’on peut en extraire. Loin d’être considérés comme un résultat acquis, ces chiffres sont analysés comme des leurres potentiels et minorés ou majorés grâce à des mises en perspective démographiques. Les chiffres finalement proposés à la fin de l’article ne font l’objet d’aucune conclusion qui ne soit comparative : la situation de la capitale de la France est appréciée à l’aune de celle des Pays-Bas. L’augmentation du nombre des peintres, observée dans les deux pays pour une période similaire, est alors comprise comme la conséquence possible d’un faisceau de causes, économiques, sociales, ou politiques, dont aucune n’est préférée à l’autre. Le lecteur, seul juge de leur pertinence, doit aussi exercer sa subjectivité, à laquelle le conduit la démarche historique « documentaire » raisonnée. Les ouvrages d’Antoine Schnapper en ont ainsi déconcerté plusieurs. D’autant plus qu’il s’y glissait parfois un peu de malice : nombre de ses écrits ont l’apparence des ouvrages quantitatifs ou statistiques des historiens des Annales. Mais, à l’inverse d’eux, ils (17) « La population des peintres à Paris au XVIIe siècle », Mélanges en hommage à Pierre Rosenberg, RMN, 2001, p. 422-426. 154 ne proposent aucune conclusion ferme. Il peut sembler qu’en agissant ainsi, Antoine Schnapper refuse de donner un avis, de s’engager, voire d’expliquer. Le document paraît un paravent commode qui empêche l’idée par le fait. C’est pourtant mal comprendre sa démarche, qui pousse jusqu’à ses extrêmes limites la méthode historique en histoire de l’art : d’une part, le fait est déjà idée puisqu’il ne peut acquérir son statut de fait que par celui qui le choisit pour tel. D’autre part, la manière dont on interroge un document, si factuel soit-il, lui donne déjà une orientation subjective. Mais cette subjectivité-là est légitime car elle découle du document et s’appuie sur cette « trace » que doit traquer l’historien. Elle ne cherche pas à phagocyter le passé en le considérant comme un autre présent. Cette différence entre passé et présent est évidemment nécessaire, même si elle est toujours « déniée » comme l’écrit Michel de Certeau, car mouvante, « posée » dès le début de la recherche, mais ne pouvant jamais être vraiment « tenue » (18). Antoine Schnapper, qui, en tant qu’historien, en était toujours conscient, a pourtant tenté de rigidifier cette limite, de l’éloigner le plus possible d’un présent « anachronique ». Il s’est sans doute ainsi empêché des développements qui auraient été légitimes et que sa sensibilité artistique, toujours savamment bridée dans ses écrits, aurait rendus très intéressants. Mais cette rigueur avait sa récompense : la légitimité de la discipline d’histoire de l’art dans le cercle des sciences humaines. Enfin, le résultat de l’enquête historique n’est jamais présenté comme infrangible. La tâche de l’historien de l’art n’est pas d’affirmer, mais de suggérer, d’empêcher la surinterprétation en laissant ouvert le sens, en multipliant même des interprétations auxquelles le lecteur est libre d’adhérer ou non. Du bon usage du document : Le Trianon de Marbre Ainsi, la méthode d’Antoine Schnapper se démarque de celle, positiviste, des « documentaires » du XIXe siècle : rassemblant des archives inédites, qu’ils publièrent et diffusèrent, les « documentaires », tel Philippe de Chennevières, avaient certes bien compris (18) Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Gallimard, 1975. L’HISTOIRE DE L’ART SELON ANTOINE SCHNAPPER l’importance des « traces du passé ». Les articles des Archives de l’art français, revue qui produisit à partir de 1872 un lot impressionnant de sources inédites tirées de papiers anciens consultés aux Archives nationales ou, plus précieux encore, possédés par les auteurs eux-mêmes et depuis disparus, étaient sans doute des modèles : le métier d’historien de l’art passe certainement en premier lieu par cette chasse ingrate et peu spectaculaire du document, si insignifiant semble-t-il. Mais les documentaires recherchaient surtout les archives pour démontrer des idées forgées a priori (en l’occurrence, en ce qui concerne l’histoire de l’art, les conséquences désastreuses de la centralisation opérée par Louis XIV sur l’art provincial) ; Antoine Schnapper laisse quant à lui l’interprétation ouverte. Cela ne l’empêcha pas de tenter des démonstrations, qui pour n’être volontairement pas didactiques, n’en furent pas moins efficaces. Depuis l’étude publiée en 1967 sur le Trianon de Marbre, il est devenu impossible d’affirmer que le style des peintures commandées par Louis XIV changea totalement de nature dans les années 1690. Au contraire, les tableaux retrouvés grâce au travail documentaire montraient qu’un « classicisme tardif » perdura jusqu’au début du XVIIIe siècle et que ce style eut certainement des répercussions sur la manière de plusieurs artistes du règne de Louis XV. Antoine Schnapper récusait aussi l’influence de Madame de Maintenon (dont aucune source n’indique du reste qu’elle se mêla des commandes aux artistes) dans l’allégement de la pompe décorative versaillaise à Trianon : Antoine Schnapper ne manque pas de remarquer ironiquement qu’on définissait comme « épuré » l’esthétique tout de blancheur de Trianon si elle était attribuée à l’intervention de la dévote Maintenon ; mais qu’on le disait « gracieux » et « léger » s’il devenait la conséquence de la mort de Le Brun, peintre « officiel », qui ne pouvait qu’être obsédé de marbres colorés et de riches agencements. Le changement de style ne découlait pas non plus de façon avérée des difficultés dues à la guerre de la ligue d’Augsbourg : le manque d’argent avait bien interrompu le chantier du décor de Trianon pendant quelques années, mais la rigueur financière n’avait rien à voir avec un prétendu « rigorisme » formel, ou au contraire avec une « simplicité » nouvelle qui confinait à la légèreté rococo (ces deux dénominations stylistiques étant du reste, au final, parfaitement contradictoires). Le décor reconstitué dans son entier montrait plutôt un éclectisme de style qui s’expliquait par la destination même de Trianon : palais de repos d’un roi exalté en union avec la nature, il avait été édifié dans le but de prolonger les jardins attenants ; son décor devait donc s’accorder avec une des mythologies royales, celle d’un souverain régnant sur la flore, qu’il renouvelle et dont il change à volonté le cours naturel. Cette interprétation paraît aujourd’hui banale. En 1967, sévissait encore une histoire de l’art « causale » dont le but était de démontrer que le décor du Trianon n’était qu’une transition entre deux styles également condamnables : le pesant classicisme versaillais déterminé par un roi absolu et le futile rococo de la Régence, qui conduisait directement à l’avènement du « petit goût » dans la peinture du XVIIIe siècle. Le premier chapitre du Trianon de Marbre, intitulé « Méthode historique et historique de la décoration », permettait au contraire de comprendre, grâce aux documents, aux œuvres elles-mêmes, autre forme de documents spécifiques à l’histoire de l’art, que cette « transition » des années 1690 était aussi un accomplissement de l’art versaillais. Antoine Schnapper déjouait de la sorte les pièges de l’approximation, de l’affirmation gratuite ou des a priori motivés par des visions politiques simplistes. La méthode critique au défi des œuvres : un pragmatisme On a souvent considéré, à juste titre, qu’André Chastel avait permis à l’histoire de l’art française de trouver sa place sur la scène internationale. Avec le recul que donne le passage du temps, on se rend compte qu’Antoine Schnapper ne fut pas en reste, mais d’une autre façon. Sa méthode critique, qu’il affina de plus en plus au cours de ses recherches, était en effet très proche de celle de certains historiens de l’art anglo-saxons, notamment de celle de Francis Haskell (19), avec qui il se lia par la suite. Loin d’être isolé, Antoine Schnapper peut (19) Francis Haskell (1928-2001) avait lui aussi fait des études d’histoire avant de devenir historien de l’art. 155 CHRISTINE GOUZI facilement être situé dans une mouvance générale des années 1960-1970 : celle d’historiens de l’art qui n’étaient pas dupes de la fiction du récit historique, mais qui en faisaient néanmoins un vecteur privilégié du déchiffrage du passé, à la seule condition que ce déchiffrage s’appuie sur les indices de ce même passé. Francis Haskell et Antoine Schnapper définissaient du reste ces indices de la même manière : il s’agissait pour eux autant des documents que des œuvres ellesmêmes, que la génération d’avant-guerre s’était souvent contentée d’appréhender par leurs reflets (reproductions de catalogues, gravures, répliques identifiées à tort comme des originaux) ou encore par un corpus restreint à des œuvres célèbres, mais dont le nombre était insuffisant pour juger de l’art de leur auteur. Leurs recherches suivirent apparemment des chemins divergents. Francis Haskell se spécialisa rapidement dans l’histoire du goût (20), alors qu’Antoine Schnapper explora d’abord le corpus de plusieurs peintres du règne de Louis XIV, qui étaient depuis longtemps méprisés ou oubliés. En réalité, ils mirent à l’œuvre une méthode identique : Haskell, devant l’inanité de la définition d’un « style jésuite », qui constituait le sujet de sa thèse, s’était réfugié dans le bastion des archives romaines. Là, il avait découvert que les commanditaires des peintures religieuses pour les jésuites étaient des princes laïques et s’était du coup consacré au mécénat dans la Rome du XVIIe siècle (21). Antoine Schnapper, quant à lui, avait choisi de reconstruire le panorama, alors faussé et tronqué, de la peinture française de la fin du XVIIe siècle en retrouvant les sources les plus élémentaires propres à son étude. Tous deux pratiquèrent alors une recherche intellectuelle et conceptuelle, combinée de façon inédite à un certain pragmatisme, qui n’oubliait jamais d’accorder soin et attention aux œuvres in situ. De la monographie à l’histoire sociale de l’art Le texte du catalogue David, qu’Antoine Schnapper avait écrit en collaboration avec Arlette Sérullaz (22), marqua l’accomplisse(20) Francis Haskell, Past and the Present in Art Taste, Cambridge (Mass.), 1977, conférences publiées en 1987, New Harvey, Yale University Press. (21) Cette thèse fut publiée sous le titre Patrons and Painters. A Study in the Relations between Italian Art and Society in the Age of Baroque, Londres, Chatoo and Windus, 1963. (22) Arlette Sérullaz écrivit les notices des dessins. Jacques-Louis 156 ment de la méthodologie mise au point dans les années 1960 ; il en était à la fois l’acmé et le point d’orgue, puisque aucune autre monographie ne fut jamais publiée par ses soins après cette date. On pourrait croire que la nouvelle mode des gender studies, de l’interprétation psychanalytique ou sémiologique, le persuada d’abandonner ce mode d’écriture et la méthode qu’il présupposait. En fait, il n’en fut rien. Car le catalogue David faisait montre de préoccupations qui prenaient place de façon inédite dans la trame biographique et annonçaient un renouvellement des recherches de son auteur (notamment les passages sur la fortune du peintre et sur l’historiographie davidienne). De plus, à cette date, Antoine Schnapper avait depuis déjà quelques années changé d’orientation et se consacrait à l’histoire sociale de l’art, qui faisait partie des tendances nouvelles des années 1980 ; il avait commencé à travailler sur les collections et les collectionneurs français du XVIIe siècle et venait de publier Le Géant, la licorne, la tulipe (23). Ces recherches demandaient d’ailleurs des compétences inédites, qui, par leur éclectisme, pouvaient faire pâlir de jalousie les tenants de l’interdisciplinarité, alors en vogue. Le premier tome sur les collectionneurs du XVIIe siècle traitait en effet autant d’histoire de l’art que de zoologie, de minéralogie et de botanique. Le second tome, paru en 1994, initiait l’étude du marché financier de l’art pictural, de son évolution et de la circulation des œuvres, qui feront l’objet de longs développements dans Le Métier de peintre au Grand Siècle, publié de façon posthume en 2004. On s’était déjà intéressé auparavant à la valeur de l’œuvre d’art, mais il s’agissait alors de comprendre les déplacements du goût (24) ou bien de dévoiler son statut de « sémiophore » (25) dans un trésor ou une collection. Antoine Schnapper s’intéresse avant tout aux circuits économiques, aux conditions matérielles de l’achat de la collection ou à celles David, Paris, musée du Louvre et Versailles, musée du Château, Paris, RMN, 1989-1990. Antoine Schnapper avait publié auparavant une monographie sur David : David, témoin de son temps, Fribourg, Office du livre, 1980. (23) Le Géant, la licorne, la tulipe. Collections françaises au XVIIe siècle, t. I, Flammarion, 1988. (24) Voir notamment, Francis Haskell, Rediscoveries in Art, Londres, Phaidon press, 1976 ; éd. française sous le titre : La Norme et le caprice, Flammarion, 1986. (25) Le terme est de Krzysztof Pomian : Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris, Venise : XVIe-XVIIIe siècles, Gallimard, 1987. L’HISTOIRE DE L’ART SELON ANTOINE SCHNAPPER de sa dispersion ; dans le même temps, il tente une typologie des collections et des curieux qui les possèdent. Or, en élaborant cette typologie, il abandonne volontairement l’aspect politique qui pourrait s’y rattacher. La collection n’est jamais vue, même chez les « Grands », comme un moyen de domination ou comme le signe d’une quelconque propagande. Si Antoine Schnapper ne nie pas que le grand décor eut en général un rôle glorificateur, il sépare toujours nettement ce qui relève du mécénat (le décor) et de la curiosité (l’accumulation d’objets considérés comme des artefacts). Le premier terme s’appliquant au versant public de l’œuvre, alors que le second relève évidemment de l’intime. Il n’en reste pas moins que des invariants peuvent définir cette sphère de l’intime : Antoine Schnapper est le premier à avoir révélé la place prépondérante de la peinture d’histoire italienne et du paysage flamand dans les cabinets du Grand Siècle. Mais cette tendance générale est nuancée par des différences marquées au sein de la collection, qui empêchent de comprendre cette dernière comme un phénomène strictement collectif (ainsi de la prédilection de certains pour le Français Poussin ou de la préférence d’autres curieux pour les œuvres sur papier). Bien qu’il embrasse tous les états sociaux de l’Ancien Régime (la noblesse, la robe… jusqu’à la personne royale), bien qu’il tente de déceler la répétition dans les motivations des curieux de tous ordres, Antoine Schnapper ne cède donc pas au schématisme sociologique. De même, le rejet du politique du champ de son étude ne signifie pas qu’il s’engage dans une histoire de l’art uniquement économique. Mais c’est la considération du fait économique dans l’histoire du collectionnisme, qui n’avait jamais été pris en compte dans les ouvrages antérieurs, qui lui permet de rendre sa vraie place au politique, en définissant la nature même de l’œuvre possédée par l’amateur : l’œuvre payée à la commande (qui peut parfois servir la gloire dynastique) et celle achetée sur un marché de l’art (même si ce marché se restreint à l’artiste-marchand et à l’acquéreur) sont essentiellement différentes et visent des buts opposés. De la curiosité aux curieux De cette façon, il ne s’agit pas de déduire de la possession de la collection un comportement psychologique, mental ou politique du curieux ; il ne s’agit pas non plus de retracer à travers le déroulement du siècle une histoire continue de la collection (ou, pour le dire d’une autre manière, de dégager les « structures élémentaires » de la collection), mais de mettre au jour les stratégies individuelles des collectionneurs, de les lier, au cas par cas, aux évolutions scientifiques, aux rivalités et aux conflits personnels de pouvoir (la collection de Mazarin, dont il légua la majeure partie à Louis XIV, en est un exemple fameux) ou bien encore aux conventions d’un marché de l’art en pleine expansion. Dans un cadre commun, celui de la curiosité en France au XVIIe siècle, Antoine Schnapper fait revivre des centaines d’individualités et prouve que leur curiosité ne découle pas de facteurs sociaux économiques identifiables les uns aux autres. C’est pourquoi ses livres sont divisés en chapitres qui se succèdent et où chacun est consacré à un curieux. Cette présentation morcelée explicite l’idée même qui préside à l’ouvrage : l’impossible réduction du parcours individuel à une théorie globale du collectionnisme. En cela, Antoine Schnapper fit certainement preuve de modernité, si tant est que la modernité se définisse par un accord raisonné avec son temps. Ses travaux ressortissaient en effet à la nouvelle histoire économique des années 1980, qui refuse les généralisations abusives de l’histoire quantitative et de l’histoire sérielle, et met l’accent sur la multiplicité des logiques individuelles au sein des groupes sociaux. Antoine Schnapper esquissa également une réflexion sur la manière d’appréhender l’histoire du marché de l’art provincial. Les monographies régionales avaient alimenté de façon continue l’histoire sociale dans les années 1960 et 1970 (26). À la fin des années 1990 en revanche, la province n’était plus ce terrain privilégié d’application des théories socio-politiques qu’il avait été auparavant. Depuis quelque dix ans, les historiens avaient insisté sur le caractère inopérant de schémas (26) Citons seulement pour mémoire ici Michel Vovelle, Piété baroque et déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle, Seuil, 1978 qui eut un certain retentissement dans les études d’histoire de l’art par la suite. 157 CHRISTINE GOUZI préconçus pour décrypter les strates sociales des régions sous l’Ancien Régime. Surtout, on avait souligné l’impossible identification de la situation des différentes provinces, dont chacune méritait une méthodologie particulière, adaptée à sa singularité historique et géographique. Le problème pouvait se poser avec la même acuité dans le domaine de l’histoire de l’art et Antoine Schnapper ne se fit pas faute de le soulever. Qu’en était-il de l’histoire du marché provincial ? Pouvait-on appliquer à ce dernier les mêmes règles d’étude qu’à celui de Paris, alors qu’il n’était pas alimenté de la même façon et que ses acteurs étaient apparemment beaucoup moins nombreux ? On ne peut présumer des réponses qu’Antoine Schnapper aurait apportées à ces questions. Mais deux articles suggèrent que ces dernières n’auraient pas été univoques. Le premier, publié en 2001, sur les marchands de cadres parisiens (27) et le second, paru en 2002, qui analyse le marché de l’art de Troyes au XVIIe siècle (28), aboutissent à des remarques similaires : à partir des années 1660-1670, Paris « semble s’être emparé du marché national (29) ». Les sources d’archives montrent dans les deux cas que les acquéreurs se fournissaient à ce moment tous dans la capitale, et non plus dans leur province natale, qui, d’un point de vue artistique, commençait à montrer les signes d’un net dépérissement. Il y avait quelque ironie dans ce constat d’une centralisation étatique, qu’avaient défendue en leur temps Philippe de Chennevières et les « documentaires » de (27) « Bordures, toiles et couleurs : une révolution dans le marché de la peinture vers 1675 », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, 2000 (2001), p. 85-104. (28) « Peintres et marchés à Troyes au XVIIe siècle », La Peinture en province de la fin du Moyen Âge au XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 263-268. (29) Antoine Schnapper, entretien avec Henri Mercillon, art. cité, p. 661. 158 la fin du XIXe siècle. Alors même qu’Antoine Schnapper avait voulu se détacher de leur façon de procéder au début de sa carrière (30), il en retrouvait les conclusions par d’autres voies de recherche. Cette centralisation artistique sous le règne de Louis XIV, qu’il avait déjà touchée du doigt dans son Jean Jouvenet en 1974, il chercha alors à en explorer les tenants et les aboutissants, et tenta de remettre en perspective les publications des « documentaires » pour mieux en éviter les pièges. Cette attention portée à l’historiographie est du reste un des fils conducteurs de ses publications et de son enseignement à l’université. Être conscient de ses postulats dans l’exercice de la recherche, savoir situer des hypothèses par rapport à celles déjà formulées par ses prédécesseurs, confronter ses analyses à celles des historiens pour en éprouver la validité tout en forgeant une méthodologie propre aux sources d’histoire de l’art, tel était le but qu’il s’était assigné et auquel jamais il ne dérogea. Que cette conduite exemplaire ait déterminé la vocation de toute une génération d’historiens de l’art, échoués sur la grève des sciences humaines, est en soi déjà inespéré. Mais l’essentiel est que l’histoire de l’art elle-même y ait gagné ses lettres de noblesse : désormais, elle ne peut plus être cette coquette obsédée de beauté, s’admirant sans cesse devant un miroir sans tain, mais une Sabine, telle que David l’avait imaginée en 1799 (31), assurée et immuable, séparant et réconciliant à la fois l’art et l’histoire, sans rien perdre pourtant de sa propre intégrité. CHRISTINE GOUZI (30) « Philippe de Chennevières et la province », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, 1973, p. 31-38. (31) Les Sabines, huile sur toile, 1799, Paris, musée du Louvre.