L`histoire de l`art selon Antoine Schnapper

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L’histoire de l’art
selon Antoine Schnapper
CHRISTINE GOUZI
Ce texte est issu d’une communication qui a eu lieu lors du colloque « Artistes, collections et musées. », le 19 juin 2009 à l’Institut national d’histoire de l’art. Ce colloque
était organisé en hommage à Antoine Schnapper. En publiant cet article notre revue
se joint à cet hommage et témoigne de sa fidélité à l’un de ses fondateurs et de ses
plus précieux amis.
COMMENTAIRE
de nombreux livres sur la peinture française et sur les collectionneurs de l’Ancien Régime, Antoine
Schnapper contribua à redéfinir la discipline
d’histoire de l’art dans le champ des sciences
humaines. Cet aspect de sa carrière n’a pas
fait l’objet de publications théoriques de sa
part, sans doute par horreur de la
« doctrine ». Il n’en reste pas moins que de
son œuvre entier se dessine une méthode,
dont il précisa lui-même quelques points dans
un article de jeunesse (1) et dans un entretien
avec Henri Mercillon, paru deux ans avant sa
mort, en 2002 (2).
A
UTEUR
Histoire de l’art
et « Belles Lettres »
Étudiant, Antoine Schnapper n’avait pas
choisi l’histoire de l’art, mais l’histoire. Dans
les années 1950, l’histoire de l’art était de
(1) « Les tâches de l’historien de l’art », Contrepoint, n° 2, 1973,
p. 161-172.
(2) Henri Mercillon, « Un pionnier dans l’histoire de l’art.
Conversation avec Antoine Schnapper », Commentaire, n° 99,
automne 2002, p. 653-661.
COMMENTAIRE, N° 129, PRINTEMPS 2010
toute façon une discipline à la fois minoritaire
et mineure au sein de l’Université française.
Enseignée le plus souvent par un professeur
unique, qui devait couvrir un programme
allant de l’Antiquité à l’époque contemporaine, elle s’apparentait à une discipline
d’agrément, qui ne permettait pas d’obtenir
une licence d’enseignement. On comprend
que la licence d’histoire de l’art ait été un
diplôme annexe, que l’on préparait en parallèle avec un autre, pour le plaisir d’étoffer sa
culture générale en quelque sorte, et sans
volonté de spécialisation particulière. Dans les
années 1960, lorsque des chaires de professeurs d’histoire de l’art se multiplièrent, la
situation s’améliora sensiblement, mais sans
changer fondamentalement le statut de l’histoire de l’art : encore considérée comme une
« récréation » dans le cursus des Humanités,
celle-ci était plus destinée à éprouver les
qualités culturelles et littéraires des étudiants
que leur rigueur historique.
En France, l’histoire de l’art était en effet
une discipline qui, par tradition, dépendait
étroitement des Belles Lettres. Sans revenir
151
CHRISTINE GOUZI
au Génie du christianisme de Chateaubriand,
qui, déjà, dans une langue exaltée, chantait le
patrimoine ruiné ou vandalisé de l’Ancien
Régime, on peut noter que les premiers historiens de l’art nés au XIXe siècle étaient agrégés
de littérature ou de philosophie. Émile
Mâle (3) était l’un d’entre eux, de même que
Louis Dimier (4), pour ne citer que ces noms
emblématiques, qui marquèrent tous deux de
manière très différente l’histoire de la discipline (5). Après la Seconde Guerre mondiale,
Henri Focillon (6), puis André Chastel (7)
étaient eux aussi des littéraires qui avaient
choisi de se consacrer à l’art. Il est donc
logique que l’histoire de l’art française ait
d’abord été une science iconographique,
voire, sur le modèle proposé par Aby
Warburg (8), une science iconologique. Elle
était d’abord un discours qui décryptait
l’image en s’aidant des sources textuelles
contemporaines de sa création, et, par-delà,
un logos codifié, capable d’expliquer, par un
substrat culturel retrouvé, le choix des sujets
et la façon de les traiter. Car cette attention
à l’iconographie avait un double but : mettre
en évidence la nouveauté de certaines représentations, de même que mesurer, à l’aune de
ces changements, l’évolution des « formes »,
autrement dit du style. Dans ses meilleures
productions, l’histoire de l’art avait donc mis
en œuvre une herméneutique digne de ce
nom, qui n’analysait pas seulement l’œuvre en
termes esthétiques.
Les limites de l’iconographie
C’est pourtant cette herméneutique que
refusa Antoine Schnapper lorsqu’il eut
(3) Émile Mâle (1862-1954) est connu pour ses livres sur l’iconographie de l’art du Moyen Âge, il est aussi l’auteur de L’Art religieux de la fin du XVIe siècle, du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle. Étude
sur l’iconographie après le Concile de Trente, Armand Colin, 1932
(2e éd. revue et corrigée, Armand Colin, 1951), qui était une référence dans les années 1960.
(4) Le cas de Dimier (1865-1943) est très différent de celui
d’Émile Mâle car son approche de l’art n’est pas iconographique.
(5) Ce n’est pas le lieu ici de faire une analyse de l’évolution de
l’histoire de l’art en France, qui demanderait une étude à par
entière. Aussi, les noms que nous citons n’ont d’autre valeur que
de repères.
(6) Sur Henri Focillon (1881-1943), voir les actes du colloque
Henri Focillon (2004), éd. Kimé, 2007.
(7) Sur André Chastel (1912-1990) qui dirigea la thèse d’Antoine
Schnapper sur Jouvenet, voir le numéro spécial de la Revue de l’art,
hommage à André Chastel, n° 93, 1991.
(8) Aby Warburg (1866-1929) avait été l’un des fondateurs de la
méthode iconographique en histoire de l’art en Allemagne avant
et après la guerre de 1914-1918.
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terminé ses études d’histoire et qu’il
commença en 1964 sa thèse de troisième cycle
sur les tableaux du Trianon de Marbre de
Versailles. L’originalité de sa démarche tint
alors à l’articulation nouvelle qu’il opéra entre
la discipline historique et l’art. On touche ici
au rapport entre le déroulement historique et
la création artistique qu’avaient tenté de clarifier certains historiens des Annales, tel Lucien
Febvre (9), sans que jamais leurs écrits modifient profondément la marche de l’histoire de
l’art, qui se développa selon une ligne parallèle à celle de l’histoire. Analysant en 1950 la
thèse de François-Georges Pariset sur
Georges de La Tour (10), Lucien Febvre expliquait que « l’étude du milieu spirituel de la
Contre-Réforme lorraine (11) » aurait dû
présider à l’analyse de l’art du peintre. Or
cette étude, écrivait-il, n’était hélas que « la
basse continue (12) » de l’analyse des œuvres,
analyse du reste iconographique pour une
bonne part, dont la pertinence était précisément suspecte pour Lucien Febvre : elle aurait
dû d’abord se nourrir d’un substrat historique
avant de servir de caution à de nouvelles datations et attributions. Cette réticence de
Lucien Febvre à l’égard de la méthode
employée par François-Georges Pariset,
Antoine Schnapper l’aurait sans doute
trouvée légitime : pour lui, l’iconographie ne
pouvait en aucun cas être un point de départ
à la compréhension de l’œuvre, même si elle
procédait de recherches érudites et parfois
éclairantes. Parce qu’elle est un discours fatalement extrinsèque aux conditions de création
de l’œuvre, parce qu’elle dérive souvent de
prémisses textuelles extérieures au champ
disciplinaire de la peinture, de la gravure ou
du dessin, la méthode iconographique ne rend
pas compte de la réalité de l’œuvre. A fortiori,
elle ne peut avoir l’ambition de donner de
certitude sur sa date ou son auteur.
Mais la méthode que préconisait Lucien
Febvre engendrait une autre difficulté selon
Antoine Schnapper. Considérer prioritairement les événements historiques contempo(9) Voir « Penser l’histoire de l’art », Annales, économies, sociétés, civilisations, t. 5, 1950, n° 1, p. 134-136.
(10) Lucien Febvre, « Résurrection d’un peintre : à propos de
Georges de La Tour », Annales, économies, sociétés, civilisations, t. 5,
1950, n° 1, p. 129-134. Rééd. par Brigitte Mazon dans Lucien
Febvre. Vivre l’histoire, Robert Laffont/Armand Colin, 2009, p. 260265.
(11) Ibid., p. 263.
(12) Ibid., p. 265.
L’HISTOIRE DE L’ART SELON ANTOINE SCHNAPPER
rains de l’œuvre, faire de cette dernière l’émanation de l’histoire, manquait aussi le but que
s’était assigné l’historien de l’art : éclairer les
circonstances d’une commande particulière,
reconstituer la clientèle de l’artiste, recoller
un corpus et comprendre sa réception au
cours du temps. Impossible donc d’appliquer
à l’histoire de l’art la recette, pourtant réussie
lorsqu’il s’agissait d’histoire, de la Méditerranée au temps de Philippe II de Fernand
Braudel. L’histoire générale devait bien être
convoquée, certes, mais pas seulement pour
lui rattacher artificieusement l’histoire de l’art
et la considérer alors comme un terrain d’application privilégié de la noble histoire.
Au contraire, l’histoire de l’art devait acquérir son autonomie et se comporter elle-même
comme une discipline historique, en adaptant
ses méthodes et la recherche de ses sources à
son objet. Ainsi, en tant que discipline historique, l’histoire de l’art est avant tout, à l’instar de l’histoire, l’observation des « traces du
passé (13) ».
Or cette « observation », dont les modalités
ont été décrites par de nombreux historiens
ou philosophes de l’histoire (14), avait disparu
du domaine de l’étude de l’art dans les années
1950. Que l’on se consacrât à l’interprétation
de l’iconographie ou du style comme le faisait
brillamment et avec une grande érudition
André Chastel, ou bien que l’on s’oubliât à
discourir sur les œuvres et les sentiments
qu’elles suscitent, comme l’osait André
Malraux, on s’empêchait toute construction
d’objectivité historique. C’est pourquoi
Antoine Schnapper voulut revenir au document, c’est-à-dire à la source spécifique de
l’œuvre. Les archives de la Maison du Roi, les
guides anciens, les mémoires, les actes notariés (testament, inventaires après décès,
contrats de commandes, d’apprentissage…) :
toutes sources potentielles pour qui a la
charge de déceler des indices, des « traces »
de l’objet artistique et pour qui a le devoir de
le connaître ou même de le reconnaître dans
la masse souvent indistincte que le hasard a
laissée parvenir jusqu’à nous. On s’explique
mieux de la sorte ce qui pouvait paraître une
Sa thèse sur les commandes picturales pour
le Trianon de Marbre (15) a pu ainsi sembler
l’entreprise d’un dom Quichotte illuminé par
la grâce de peintures jugées alors malheureusement « classiques », pompeuses d’être
influencées par Le Brun ; en sus éparpillées,
voire oubliées dans les réserves de musées,
ayant perdu au cours de leurs pérégrinations
leur nom d’auteur, leur titre et même parfois
leur couche picturale ! La même « bizarrerie »
entraîna Antoine Schnapper à choisir pour sa
thèse d’État l’étude d’un peintre alors peu
considéré, Jean Jouvenet (1644-1717), qui
avait le double défaut d’avoir travaillé pour
Louis XIV et d’avoir essentiellement été un
peintre religieux, dont le corpus était alors
très mal connu et non recensé (16). À l’occasion de ses recherches, et grâce aux sources
mises au jour par ses soins, Antoine Schnapper démontra que plus de 80 % des décors
plafonnants peints par Jouvenet avaient été
détruits. Or, c’était précisément un des
apports de sa méthode de tenir compte de
cette « connaissance par traces documentaires » d’œuvres désormais inaccessibles pour
analyser l’œuvre entier de l’artiste. Les historiens de l’art se contentaient alors le plus
souvent des œuvres parvenues jusqu’à eux. En
bon historien, Antoine Schnapper affirma par
le sujet même de ses ouvrages que l’histoire
de l’art devait de préférence choisir pour objet
d’étude des œuvres à jamais disparues : c’est
à cette seule condition que la reconstruction
d’une période artistique ou de l’art d’un créateur pouvait être totalement « objective ».
Cette nouvelle méthode redonnait évidemment ses lettres de noblesse à l’histoire, alors
que la discipline était surtout tournée vers
l’art ; elle impliquait encore de remettre à
(13) L’expression est de Simiand, mais elle fut redéfinie, notamment par Lucien Febvre et Marc Bloch, dès les années 1930. La
méthode critique qu’elle induisait était encore au cœur des préoccupations des historiens dans les années 1950.
(14) Antoine Schnapper cite le nom de Paul Veyne dans ses
premiers écrits et plus précisément Comment on écrit l’histoire,
Seuil, 1971.
(15) Tableaux pour le Trianon de Marbre (1688-1714), Paris et
La Haye, Mouton, 1967. Une réédition par Nicolas Milovanovic est
en cours.
(16) Jean Jouvenet (1644-1717) et la peinture d’histoire à Paris,
Léonce Laget, 1974. Une réédition augmentée et préfacée par nos
soins paraîtra en 2010 aux éditions Arthena.
incongruité dans les années 1960 : Antoine
Schnapper avait une prédilection certaine
pour les œuvres disparues, détruites ou non
attribuées (ce qui est une autre forme
d’« absence »).
Le XVIIe siècle
d’Antoine Schnapper
153
CHRISTINE GOUZI
l’honneur le catalogue, conçu, non comme
l’énumération d’œuvres choisies, mais comme
la reconstitution exhaustive et raisonnée d’un
corpus entier. Alors seulement une « vérité »
historique pouvait se faire jour : vérité qui
n’avait rien à voir avec une affirmation
gratuite de telle ou telle théorie préconçue,
mais avec une légitime entreprise de reconstitution historique. Comparée aux envolées
lyriques de certains littérateurs, jugée même
à l’aune des synthèses transversales sur un
thème, un siècle, ou un style, le but d’Antoine
Schnapper peut paraître modeste. Au moment
où il soutint sa thèse, il apparut au contraire
d’une rigoureuse intransigeance. Plus tard, il
sembla à certains d’une ambition justifiée,
mais aride.
Le conflit des interprétations
Ainsi de l’article sur la population des peintres à Paris au XVIIe siècle paru en 2001 (17),
qui cherche à donner une fourchette fiable du
nombre des peintres qui exerçaient dans ce
laps de temps. Pour mener à bien cette
enquête, Antoine Schnapper explique d’abord
le choix de ses sources et expose les chiffres
qu’on peut en extraire. Loin d’être considérés
comme un résultat acquis, ces chiffres sont
analysés comme des leurres potentiels et
minorés ou majorés grâce à des mises en perspective démographiques. Les chiffres finalement proposés à la fin de l’article ne font
l’objet d’aucune conclusion qui ne soit comparative : la situation de la capitale de la France
est appréciée à l’aune de celle des Pays-Bas.
L’augmentation du nombre des peintres,
observée dans les deux pays pour une période
similaire, est alors comprise comme la conséquence possible d’un faisceau de causes,
économiques, sociales, ou politiques, dont
aucune n’est préférée à l’autre. Le lecteur,
seul juge de leur pertinence, doit aussi exercer
sa subjectivité, à laquelle le conduit la
démarche historique « documentaire » raisonnée. Les ouvrages d’Antoine Schnapper en
ont ainsi déconcerté plusieurs. D’autant plus
qu’il s’y glissait parfois un peu de malice :
nombre de ses écrits ont l’apparence des
ouvrages quantitatifs ou statistiques des historiens des Annales. Mais, à l’inverse d’eux, ils
(17) « La population des peintres à Paris au XVIIe siècle »,
Mélanges en hommage à Pierre Rosenberg, RMN, 2001, p. 422-426.
154
ne proposent aucune conclusion ferme. Il peut
sembler qu’en agissant ainsi, Antoine Schnapper refuse de donner un avis, de s’engager,
voire d’expliquer. Le document paraît un
paravent commode qui empêche l’idée par le
fait. C’est pourtant mal comprendre sa
démarche, qui pousse jusqu’à ses extrêmes
limites la méthode historique en histoire de
l’art : d’une part, le fait est déjà idée puisqu’il
ne peut acquérir son statut de fait que par
celui qui le choisit pour tel. D’autre part, la
manière dont on interroge un document, si
factuel soit-il, lui donne déjà une orientation
subjective. Mais cette subjectivité-là est légitime car elle découle du document et s’appuie
sur cette « trace » que doit traquer l’historien.
Elle ne cherche pas à phagocyter le passé en
le considérant comme un autre présent. Cette
différence entre passé et présent est évidemment nécessaire, même si elle est toujours
« déniée » comme l’écrit Michel de Certeau,
car mouvante, « posée » dès le début de la
recherche, mais ne pouvant jamais être vraiment « tenue » (18). Antoine Schnapper, qui,
en tant qu’historien, en était toujours
conscient, a pourtant tenté de rigidifier cette
limite, de l’éloigner le plus possible d’un
présent « anachronique ». Il s’est sans doute
ainsi empêché des développements qui
auraient été légitimes et que sa sensibilité
artistique, toujours savamment bridée dans
ses écrits, aurait rendus très intéressants. Mais
cette rigueur avait sa récompense : la légitimité de la discipline d’histoire de l’art dans le
cercle des sciences humaines. Enfin, le résultat de l’enquête historique n’est jamais
présenté comme infrangible. La tâche de l’historien de l’art n’est pas d’affirmer, mais de
suggérer, d’empêcher la surinterprétation en
laissant ouvert le sens, en multipliant même
des interprétations auxquelles le lecteur est
libre d’adhérer ou non.
Du bon usage du document :
Le Trianon de Marbre
Ainsi, la méthode d’Antoine Schnapper se
démarque de celle, positiviste, des « documentaires » du XIXe siècle : rassemblant des
archives inédites, qu’ils publièrent et diffusèrent, les « documentaires », tel Philippe de
Chennevières, avaient certes bien compris
(18) Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Gallimard, 1975.
L’HISTOIRE DE L’ART SELON ANTOINE SCHNAPPER
l’importance des « traces du passé ». Les articles des Archives de l’art français, revue qui
produisit à partir de 1872 un lot impressionnant de sources inédites tirées de papiers
anciens consultés aux Archives nationales ou,
plus précieux encore, possédés par les auteurs
eux-mêmes et depuis disparus, étaient sans
doute des modèles : le métier d’historien de
l’art passe certainement en premier lieu par
cette chasse ingrate et peu spectaculaire du
document, si insignifiant semble-t-il. Mais les
documentaires recherchaient surtout les
archives pour démontrer des idées forgées a
priori (en l’occurrence, en ce qui concerne
l’histoire de l’art, les conséquences désastreuses de la centralisation opérée par
Louis XIV sur l’art provincial) ; Antoine
Schnapper laisse quant à lui l’interprétation
ouverte.
Cela ne l’empêcha pas de tenter des
démonstrations, qui pour n’être volontairement pas didactiques, n’en furent pas moins
efficaces. Depuis l’étude publiée en 1967 sur
le Trianon de Marbre, il est devenu impossible d’affirmer que le style des peintures
commandées par Louis XIV changea totalement de nature dans les années 1690. Au
contraire, les tableaux retrouvés grâce au
travail documentaire montraient qu’un « classicisme tardif » perdura jusqu’au début du
XVIIIe siècle et que ce style eut certainement
des répercussions sur la manière de plusieurs
artistes du règne de Louis XV. Antoine
Schnapper récusait aussi l’influence de
Madame de Maintenon (dont aucune source
n’indique du reste qu’elle se mêla des
commandes aux artistes) dans l’allégement de
la pompe décorative versaillaise à Trianon :
Antoine Schnapper ne manque pas de remarquer ironiquement qu’on définissait comme
« épuré » l’esthétique tout de blancheur de
Trianon si elle était attribuée à l’intervention
de la dévote Maintenon ; mais qu’on le disait
« gracieux » et « léger » s’il devenait la conséquence de la mort de Le Brun, peintre « officiel », qui ne pouvait qu’être obsédé de
marbres colorés et de riches agencements. Le
changement de style ne découlait pas non plus
de façon avérée des difficultés dues à la guerre
de la ligue d’Augsbourg : le manque d’argent
avait bien interrompu le chantier du décor de
Trianon pendant quelques années, mais la
rigueur financière n’avait rien à voir avec un
prétendu « rigorisme » formel, ou au contraire
avec une « simplicité » nouvelle qui confinait
à la légèreté rococo (ces deux dénominations
stylistiques étant du reste, au final, parfaitement contradictoires).
Le décor reconstitué dans son entier
montrait plutôt un éclectisme de style qui s’expliquait par la destination même de Trianon :
palais de repos d’un roi exalté en union avec
la nature, il avait été édifié dans le but de
prolonger les jardins attenants ; son décor
devait donc s’accorder avec une des mythologies royales, celle d’un souverain régnant sur
la flore, qu’il renouvelle et dont il change à
volonté le cours naturel. Cette interprétation
paraît aujourd’hui banale. En 1967, sévissait
encore une histoire de l’art « causale » dont
le but était de démontrer que le décor du
Trianon n’était qu’une transition entre deux
styles également condamnables : le pesant
classicisme versaillais déterminé par un roi
absolu et le futile rococo de la Régence, qui
conduisait directement à l’avènement du
« petit goût » dans la peinture du XVIIIe siècle.
Le premier chapitre du Trianon de Marbre,
intitulé « Méthode historique et historique de
la décoration », permettait au contraire de
comprendre, grâce aux documents, aux
œuvres elles-mêmes, autre forme de documents spécifiques à l’histoire de l’art, que
cette « transition » des années 1690 était aussi
un accomplissement de l’art versaillais.
Antoine Schnapper déjouait de la sorte les
pièges de l’approximation, de l’affirmation
gratuite ou des a priori motivés par des visions
politiques simplistes.
La méthode critique au défi
des œuvres : un pragmatisme
On a souvent considéré, à juste titre, qu’André Chastel avait permis à l’histoire de l’art
française de trouver sa place sur la scène internationale. Avec le recul que donne le passage
du temps, on se rend compte qu’Antoine
Schnapper ne fut pas en reste, mais d’une autre
façon. Sa méthode critique, qu’il affina de plus
en plus au cours de ses recherches, était en effet
très proche de celle de certains historiens de
l’art anglo-saxons, notamment de celle de
Francis Haskell (19), avec qui il se lia par la
suite. Loin d’être isolé, Antoine Schnapper peut
(19) Francis Haskell (1928-2001) avait lui aussi fait des études
d’histoire avant de devenir historien de l’art.
155
CHRISTINE GOUZI
facilement être situé dans une mouvance générale des années 1960-1970 : celle d’historiens de
l’art qui n’étaient pas dupes de la fiction du récit
historique, mais qui en faisaient néanmoins un
vecteur privilégié du déchiffrage du passé, à la
seule condition que ce déchiffrage s’appuie sur
les indices de ce même passé. Francis Haskell
et Antoine Schnapper définissaient du reste ces
indices de la même manière : il s’agissait pour
eux autant des documents que des œuvres ellesmêmes, que la génération d’avant-guerre s’était
souvent contentée d’appréhender par leurs
reflets (reproductions de catalogues, gravures,
répliques identifiées à tort comme des originaux) ou encore par un corpus restreint à des
œuvres célèbres, mais dont le nombre était
insuffisant pour juger de l’art de leur auteur.
Leurs recherches suivirent apparemment des
chemins divergents. Francis Haskell se spécialisa rapidement dans l’histoire du goût (20), alors
qu’Antoine Schnapper explora d’abord le
corpus de plusieurs peintres du règne de
Louis XIV, qui étaient depuis longtemps méprisés ou oubliés. En réalité, ils mirent à l’œuvre
une méthode identique : Haskell, devant l’inanité de la définition d’un « style jésuite », qui
constituait le sujet de sa thèse, s’était réfugié
dans le bastion des archives romaines. Là, il
avait découvert que les commanditaires des
peintures religieuses pour les jésuites étaient
des princes laïques et s’était du coup consacré
au mécénat dans la Rome du XVIIe siècle (21).
Antoine Schnapper, quant à lui, avait choisi de
reconstruire le panorama, alors faussé et
tronqué, de la peinture française de la fin du
XVIIe siècle en retrouvant les sources les plus
élémentaires propres à son étude. Tous deux
pratiquèrent alors une recherche intellectuelle
et conceptuelle, combinée de façon inédite à un
certain pragmatisme, qui n’oubliait jamais d’accorder soin et attention aux œuvres in situ.
De la monographie à l’histoire
sociale de l’art
Le texte du catalogue David, qu’Antoine
Schnapper avait écrit en collaboration avec
Arlette Sérullaz (22), marqua l’accomplisse(20) Francis Haskell, Past and the Present in Art Taste, Cambridge
(Mass.), 1977, conférences publiées en 1987, New Harvey, Yale
University Press.
(21) Cette thèse fut publiée sous le titre Patrons and Painters. A
Study in the Relations between Italian Art and Society in the Age of
Baroque, Londres, Chatoo and Windus, 1963.
(22) Arlette Sérullaz écrivit les notices des dessins. Jacques-Louis
156
ment de la méthodologie mise au point dans
les années 1960 ; il en était à la fois l’acmé et
le point d’orgue, puisque aucune autre monographie ne fut jamais publiée par ses soins
après cette date. On pourrait croire que la
nouvelle mode des gender studies, de l’interprétation psychanalytique ou sémiologique, le
persuada d’abandonner ce mode d’écriture et
la méthode qu’il présupposait. En fait, il n’en
fut rien. Car le catalogue David faisait montre
de préoccupations qui prenaient place de
façon inédite dans la trame biographique et
annonçaient
un
renouvellement
des
recherches de son auteur (notamment les
passages sur la fortune du peintre et sur l’historiographie davidienne). De plus, à cette
date, Antoine Schnapper avait depuis déjà
quelques années changé d’orientation et se
consacrait à l’histoire sociale de l’art, qui
faisait partie des tendances nouvelles des
années 1980 ; il avait commencé à travailler
sur les collections et les collectionneurs français du XVIIe siècle et venait de publier Le
Géant, la licorne, la tulipe (23). Ces recherches
demandaient d’ailleurs des compétences
inédites, qui, par leur éclectisme, pouvaient
faire pâlir de jalousie les tenants de l’interdisciplinarité, alors en vogue. Le premier
tome sur les collectionneurs du XVIIe siècle
traitait en effet autant d’histoire de l’art que
de zoologie, de minéralogie et de botanique.
Le second tome, paru en 1994, initiait l’étude
du marché financier de l’art pictural, de son
évolution et de la circulation des œuvres, qui
feront l’objet de longs développements dans
Le Métier de peintre au Grand Siècle, publié de
façon posthume en 2004.
On s’était déjà intéressé auparavant à la
valeur de l’œuvre d’art, mais il s’agissait alors
de comprendre les déplacements du goût (24)
ou bien de dévoiler son statut de « sémiophore » (25) dans un trésor ou une collection.
Antoine Schnapper s’intéresse avant tout aux
circuits économiques, aux conditions matérielles de l’achat de la collection ou à celles
David, Paris, musée du Louvre et Versailles, musée du Château,
Paris, RMN, 1989-1990. Antoine Schnapper avait publié auparavant une monographie sur David : David, témoin de son temps,
Fribourg, Office du livre, 1980.
(23) Le Géant, la licorne, la tulipe. Collections françaises au
XVIIe siècle, t. I, Flammarion, 1988.
(24) Voir notamment, Francis Haskell, Rediscoveries in Art,
Londres, Phaidon press, 1976 ; éd. française sous le titre : La Norme
et le caprice, Flammarion, 1986.
(25) Le terme est de Krzysztof Pomian : Collectionneurs, amateurs
et curieux. Paris, Venise : XVIe-XVIIIe siècles, Gallimard, 1987.
L’HISTOIRE DE L’ART SELON ANTOINE SCHNAPPER
de sa dispersion ; dans le même temps, il tente
une typologie des collections et des curieux
qui les possèdent. Or, en élaborant cette typologie, il abandonne volontairement l’aspect
politique qui pourrait s’y rattacher. La collection n’est jamais vue, même chez les
« Grands », comme un moyen de domination
ou comme le signe d’une quelconque propagande. Si Antoine Schnapper ne nie pas que
le grand décor eut en général un rôle glorificateur, il sépare toujours nettement ce qui
relève du mécénat (le décor) et de la curiosité (l’accumulation d’objets considérés
comme des artefacts). Le premier terme s’appliquant au versant public de l’œuvre, alors
que le second relève évidemment de l’intime.
Il n’en reste pas moins que des invariants
peuvent définir cette sphère de l’intime :
Antoine Schnapper est le premier à avoir
révélé la place prépondérante de la peinture
d’histoire italienne et du paysage flamand
dans les cabinets du Grand Siècle. Mais cette
tendance générale est nuancée par des différences marquées au sein de la collection, qui
empêchent de comprendre cette dernière
comme un phénomène strictement collectif
(ainsi de la prédilection de certains pour le
Français Poussin ou de la préférence d’autres
curieux pour les œuvres sur papier). Bien qu’il
embrasse tous les états sociaux de l’Ancien
Régime (la noblesse, la robe… jusqu’à la
personne royale), bien qu’il tente de déceler
la répétition dans les motivations des curieux
de tous ordres, Antoine Schnapper ne cède
donc pas au schématisme sociologique. De
même, le rejet du politique du champ de son
étude ne signifie pas qu’il s’engage dans une
histoire de l’art uniquement économique.
Mais c’est la considération du fait économique
dans l’histoire du collectionnisme, qui n’avait
jamais été pris en compte dans les ouvrages
antérieurs, qui lui permet de rendre sa vraie
place au politique, en définissant la nature
même de l’œuvre possédée par l’amateur :
l’œuvre payée à la commande (qui peut
parfois servir la gloire dynastique) et celle
achetée sur un marché de l’art (même si ce
marché se restreint à l’artiste-marchand et à
l’acquéreur) sont essentiellement différentes
et visent des buts opposés.
De la curiosité aux curieux
De cette façon, il ne s’agit pas de déduire
de la possession de la collection un comportement psychologique, mental ou politique du
curieux ; il ne s’agit pas non plus de retracer
à travers le déroulement du siècle une histoire
continue de la collection (ou, pour le dire
d’une autre manière, de dégager les « structures élémentaires » de la collection), mais de
mettre au jour les stratégies individuelles des
collectionneurs, de les lier, au cas par cas, aux
évolutions scientifiques, aux rivalités et aux
conflits personnels de pouvoir (la collection
de Mazarin, dont il légua la majeure partie à
Louis XIV, en est un exemple fameux) ou bien
encore aux conventions d’un marché de l’art
en pleine expansion. Dans un cadre commun,
celui de la curiosité en France au XVIIe siècle,
Antoine Schnapper fait revivre des centaines
d’individualités et prouve que leur curiosité ne
découle pas de facteurs sociaux économiques
identifiables les uns aux autres. C’est pourquoi
ses livres sont divisés en chapitres qui se
succèdent et où chacun est consacré à un
curieux. Cette présentation morcelée explicite
l’idée même qui préside à l’ouvrage : l’impossible réduction du parcours individuel à
une théorie globale du collectionnisme. En
cela, Antoine Schnapper fit certainement
preuve de modernité, si tant est que la modernité se définisse par un accord raisonné avec
son temps. Ses travaux ressortissaient en effet
à la nouvelle histoire économique des années
1980, qui refuse les généralisations abusives
de l’histoire quantitative et de l’histoire
sérielle, et met l’accent sur la multiplicité des
logiques individuelles au sein des groupes
sociaux.
Antoine Schnapper esquissa également une
réflexion sur la manière d’appréhender l’histoire du marché de l’art provincial. Les monographies régionales avaient alimenté de façon
continue
l’histoire
sociale
dans
les
années 1960 et 1970 (26). À la fin des années
1990 en revanche, la province n’était plus ce
terrain privilégié d’application des théories
socio-politiques qu’il avait été auparavant.
Depuis quelque dix ans, les historiens avaient
insisté sur le caractère inopérant de schémas
(26) Citons seulement pour mémoire ici Michel Vovelle, Piété
baroque et déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle, Seuil, 1978
qui eut un certain retentissement dans les études d’histoire de l’art
par la suite.
157
CHRISTINE GOUZI
préconçus pour décrypter les strates sociales
des régions sous l’Ancien Régime. Surtout, on
avait souligné l’impossible identification de la
situation des différentes provinces, dont
chacune méritait une méthodologie particulière, adaptée à sa singularité historique et
géographique. Le problème pouvait se poser
avec la même acuité dans le domaine de l’histoire de l’art et Antoine Schnapper ne se fit
pas faute de le soulever. Qu’en était-il de l’histoire du marché provincial ? Pouvait-on appliquer à ce dernier les mêmes règles d’étude
qu’à celui de Paris, alors qu’il n’était pas
alimenté de la même façon et que ses acteurs
étaient apparemment beaucoup moins
nombreux ? On ne peut présumer des
réponses qu’Antoine Schnapper aurait apportées à ces questions. Mais deux articles suggèrent que ces dernières n’auraient pas été
univoques. Le premier, publié en 2001, sur les
marchands de cadres parisiens (27) et le
second, paru en 2002, qui analyse le marché
de l’art de Troyes au XVIIe siècle (28), aboutissent à des remarques similaires : à partir des
années 1660-1670, Paris « semble s’être
emparé du marché national (29) ». Les sources
d’archives montrent dans les deux cas que les
acquéreurs se fournissaient à ce moment tous
dans la capitale, et non plus dans leur
province natale, qui, d’un point de vue artistique, commençait à montrer les signes d’un
net dépérissement. Il y avait quelque ironie
dans ce constat d’une centralisation étatique,
qu’avaient défendue en leur temps Philippe
de Chennevières et les « documentaires » de
(27) « Bordures, toiles et couleurs : une révolution dans le
marché de la peinture vers 1675 », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, 2000 (2001), p. 85-104.
(28) « Peintres et marchés à Troyes au XVIIe siècle », La Peinture
en province de la fin du Moyen Âge au XXe siècle, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2002, p. 263-268.
(29) Antoine Schnapper, entretien avec Henri Mercillon, art. cité,
p. 661.
158
la fin du XIXe siècle. Alors même qu’Antoine
Schnapper avait voulu se détacher de leur
façon de procéder au début de sa carrière (30),
il en retrouvait les conclusions par d’autres
voies de recherche. Cette centralisation artistique sous le règne de Louis XIV, qu’il avait
déjà touchée du doigt dans son Jean Jouvenet
en 1974, il chercha alors à en explorer les
tenants et les aboutissants, et tenta de remettre en perspective les publications des « documentaires » pour mieux en éviter les pièges.
Cette attention portée à l’historiographie
est du reste un des fils conducteurs de ses
publications et de son enseignement à l’université. Être conscient de ses postulats dans
l’exercice de la recherche, savoir situer des
hypothèses par rapport à celles déjà formulées par ses prédécesseurs, confronter ses
analyses à celles des historiens pour en éprouver la validité tout en forgeant une méthodologie propre aux sources d’histoire de l’art, tel
était le but qu’il s’était assigné et auquel
jamais il ne dérogea. Que cette conduite
exemplaire ait déterminé la vocation de toute
une génération d’historiens de l’art, échoués
sur la grève des sciences humaines, est en soi
déjà inespéré. Mais l’essentiel est que l’histoire de l’art elle-même y ait gagné ses lettres
de noblesse : désormais, elle ne peut plus être
cette coquette obsédée de beauté, s’admirant
sans cesse devant un miroir sans tain, mais
une Sabine, telle que David l’avait imaginée
en 1799 (31), assurée et immuable, séparant et
réconciliant à la fois l’art et l’histoire, sans
rien perdre pourtant de sa propre intégrité.
CHRISTINE GOUZI
(30) « Philippe de Chennevières et la province », Bulletin de la
Société de l’histoire de l’art français, 1973, p. 31-38.
(31) Les Sabines, huile sur toile, 1799, Paris, musée du Louvre.
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