La Lettre de l’Hépato-Gastroentérologue - n° 5 - vol. II - octobre 1999206
DOSSIER THÉMATIQUE
ischémie chronique du grêle ou ischémique chronique
mésentérique est consécutive dans l’immense majo-
rité des cas à une atteinte athéromateuse (sténose ou
oblitération) des artères à destinée digestive. Elle comporte néces-
sairement l’implication de l’artère mésentérique supérieure. Cette
atteinte artérielle est assez peu fréquente, parfois méconnue, sou-
vent asymptomatique par suite d’une disposition vasculaire très
particulière du grêle tenant à l’existence d’un riche réseau arté-
riel, largement anastomosé, et capable d’un développement
remarquable. Dans ses formes symptomatiques, ce syndrome se
traduit par des tableaux cliniques éventuellement très évocateurs.
Le risque majeur est l’évolution vers l’ischémie intestinale aiguë
engageant le pronostic vital. L’intérêt d’un geste de revasculari-
sation est évident. Les résultats obtenus peuvent être qualifiés
d’excellents avec disparition des symptômes et du risque d’in-
farctus intestinal.
ANATOMIE ET SYNDROME D’ISCHÉMIE DU GRÊLE
Un rappel de la circulation artérielle de l’intestin est essentiel à
la compréhension de la variabilité des symptômes, en face de
lésions qui pourraient, a priori, apparaître similaires.
À l’origine, le système artériel splanchnique fœtal fusionne et
régresse pour ne laisser que trois branches : le tronc cœliaque
(TC), l’artère mésentérique supérieure (AMS) et l’artère mésen-
térique inférieure (AMI), très richement anastomosés. Ces ana-
stomoses sont capables d’un développement considérable selon
le siège, la sévérité, et la vitesse d’installation des sténoses (1).
L’artère la plus importante est l’AMS. Elle vascularise le pan-
créas, l’intestin grêle, et la portion droite du colon.
Trois niveaux d’anastomoses existent :
– TC et AMS par l’intermédiaire des arcades pancréatico-duodénales
(arcade de Rio-Branco) ;
AMS et AMI par l’arcade de Riolan, constituée par la colique
inférieure gauche, branche de l’AMI, et la colique supérieure
gauche, branche de l’AMS ;
AMI et artère hypogastrique : réseau anastomotique constitué
par les branches de l’artère hémorroïdale supérieure (AMI) et les
hémorroïdales moyenne et inférieure. Comme l’AMI est l’artère
digestive la plus fréquemment oblitérée et qu’elle est souvent
sacrifiée lors de la chirurgie aortique et colique, ses communica-
tions avec l’AMS et les artères hypogatriques peuvent se révéler
essentielles ;
– d’autres anastomoses peuvent exister mais elles sont de moindre
importance.
La compréhension des caractéristiques de la vascularisation sous-
tend la pathogénie de l’ischémie mésentérique chronique. L’obs-
truction des artères mésentériques est d’origine athéromateuse
dans l’immense majorité des cas (plus de 95 %). Quelques rares
cas ont été décrits après un traumatisme ou une fibrodysplasie
artérielle extensive, le plus souvent chez des patients jeunes. De
même, une compression par ligament arqué, touchant alors simul-
tanément le TC et l’AMS, a été décrite très rarement (2). D’un
avis unanime, les lésions isolées du TC (principalement com-
Ischémie chronique du grêle
B. Eisenmann*
* Service de chirurgie cardiovasculaire, hôpitaux universitaires, Strasbourg.
Une ischémie mésentérique chronique (ischémie du grêle)
nécessite une atteinte athéroscléreuse sévère, touchant plu-
sieurs troncs artériels viscéraux du fait des potentialités
extrêmes de la circulation collatérale.
L’atteinte de l’AMS est constante.
Une atteinte isolée du TC ne donne pas d’ischémie mésen-
térique.
La symptomatologie, rarement très caractéristique, peut
être variable. Il convient de penser à l’ischémie mésentérique
pour aboutir au diagnostic. Celui-ci pourtant ne doit pas être
porté par excès. Une lésion artérielle, même très serrée, est,
en soi, insuffisante pour porter le diagnostic. Celui-ci n’est
pas artériographique. Il exige une confrontation soigneuse,
clinique et radiologique.
Bien pesée, la chirurgie de revascularisation donne d’ex-
cellents résultats et évite le drame de l’ischémie aiguë et de
l’infarctus intestino-mésentérique.
POINTS FORTS
POINTS FORTS
L
La Lettre de l’Hépato-Gastroentérologue - n° 5 - vol. II - octobre 1999 207
pression par ligament arqué) sont incapables d’entraîner une
ischémie chronique du grêle. Le diagnostic parfois évoqué d’is-
chémie gastrique n’a pu être démontré à ce jour.
Les lésions athéroscléreuses touchent essentiellement les ostia
des vaisseaux viscéraux, souvent en continuité avec l’athéro-
sclérose aortique. Les occlusions touchent typiquement les pre-
miers centimètres des troncs artériels, ce qui permet alors un déve-
loppement de la circulation collatérale. Ainsi, des sténoses
significatives de deux ou même des trois vaisseaux mésentériques
peuvent être parfaitement tolérées et rester asymptomatiques.
Cela explique également qu’au moins deux des trois vaisseaux
doivent, en règle générale, être le siège de lésions sévères pour
entraîner une éventuelle symptomatologie : règle de Mikkelsen
(3). Il est vraisemblable qu’à jeun, les patients avec une ischémie
chronique mésentérique ont un flux sanguin mésentérique suffi-
sant pour assurer la viabilité de l’intestin. C’est l’augmentation
du débit mésentérique requis par la phase postprandiale qui dépas-
serait les capacités compensatrices de la circulation collatérale ;
la douleur serait la traduction de la libération de substances humo-
rales encore non identifiées.
FRÉQUENCE DES LÉSIONS ANATOMIQUES
Des sténoses sur le système artériel mésentérique peuvent être
notées de façon incidente lors d’un bilan effectué pour une autre
pathologie. Cette occurrence ne signifie pas obligatoirement
ischémie mésentérique. Si la prévalence d’une atteinte artérielle
mésentérique asymptomatique dans la population hospitalière se
situe entre 20 à 70 % des cas, seule une minorité de patients (0,5
à 3,5 % d’entre eux) présente des lésions significatives. Le plus
souvent, ces lésions siègent d’ailleurs sur le territoire de l’AMI.
Une telle lésion artérielle constitue pourtant un facteur de risque
d’infarctus viscéral, tout particulièrement lors d’une intervention
abdominale. De même, une chirurgie reconstructrice mésenté-
rique apparaît justifiée chez des patients asymptomatiques,
lorsque le bilan a mis en évidence une atteinte de deux ou trois
vaisseaux digestifs incluant l’AMS.
CIRCONSTANCES DU DIAGNOSTIC
L’ischémie chronique mésentérique reste une affection rare. Elle
survient chez les patients de 50 à 70 ans, avec une nette prépondé-
rance féminine. La douleur abdominale constitue le symptôme le
plus fréquent. Il s’agit d’une douleur postprandiale à type de crampe
ou de colique, de siège épigastrique, survenant précocément après
le repas (dans les 15 à 30 minutes), douleur qui se prolonge durant
deux à trois heures et qui disparaît progressivement. Assez rapide-
ment, les patients réduisent la quantité de nourriture ingérée, et une
véritable crainte vis-à-vis de l’alimentation s’installe (sitiophobie).
La réduction alimentaire entraîne un amaigrissement souvent impor-
tant qui peut, dans certains cas, atteindre ou même dépasser dix
kilos, en l’espace de quelques mois. Une stéatorrhée a pu être notée ;
ce symptôme reste cependant exceptionnel.
L’examen physique constate l’amaigrissement ainsi que de fré-
quents signes d’athérosclérose généralisée. Ceux-ci se manifes-
tent par des signes d’artériopathie des membres inférieurs. Il peut
s’y ajouter d’autres localisations de la maladie dégénérative :
coronarienne, cérébro-encéphalique. L’auscultation d’un souffle
systolique épigastrique, quoique non spécifique, peut suggérer
une sténose artérielle viscérale. L’association symptomatique peut
constituer la triade classique : douleurs postprandiales précoces,
amaigrissement, souffle systolique épigastrique. Lorsque cette
triade est présente, le diagnostic d’ischémie chronique mésenté-
rique doit être évoqué. Par ordre de fréquence cependant, une
néoplasie digestive ou une autre pathologie gastrointestinale est
le plus souvent suspectée. En règle générale, cette triade symp-
tomatique est incomplète ou même absente. La reconnaissance
de l’ischémie chronique mésentérique repose alors sur une forte
suspicion clinique. Cette ischémie doit être envisagée chez tout
patient qui présente un quelconque symptôme abdominal lorsque
les autres causes classiques n’ont pu être authentifiées. Tous les
examens doivent être mis en œuvre pour aboutir au diagnostic.
L’écho-doppler est un excellent examen de dépistage pour déter-
miner la présence ou l’absence de sténose proximale du tronc
cœliaque et de l’AMS. Chez le sujet à jeun, le signal vélocimé-
trique normal typique de l’AMS est triphasique. Un pic de vélo-
cimétrie systolique supérieur à 225 cm/seconde dans l’AMS est
fortement pathologique et traduit une sténose significative. La
qualité du recueil et les résultats obtenus restent cependant très
influencés par les conditions anatomiques (sujet corpulent, gaz
intestinaux, état de jeûne ou non, qualité et quantité du repas...).
Dans les meilleurs cas, les résultats à ce jour ne sont fiables qu’à
80 %. Dans la mesure où il n’existe que peu de faux négatifs, le
doppler a un rôle certain pour éliminer une ischémie chronique
mésentérique chez un patient suspect de cette affection. Cepen-
dant, une artériographie ne doit jamais être éliminée lorsque la
suspicion clinique est suffisante, alors même que l’écho-doppler
s’est avéré normal.
En présence d’une sténose ostiale serrée, l’échographie bidi-
mensionnelle est positive dans plus de 50 % des cas. L’apport de
l’échographie tridimensionnelle pourrait être déterminante dans
les années à venir.
L’angiographie sélective biplan reste à l’heure présente l’examen
de référence. La découverte de sténose ou d’occlusion est une
condition nécessaire mais non suffisante pour affirmer l’isché-
mie chronique : les images radiologiques doivent être mises en
relation avec les symptômes avant toute décision chirurgicale.
L’artériographie biplan (4) comporte une injection globale et des
clichés sélectifs du TC, de l’AMS et de l’AMI. Elle permet de
déterminer l’extension des lésions artérielles, le développement
de la circulation collatérale. Généralement, il existe des sténoses
significatives ou des oblitérations sur au moins deux des troncs
artériels digestifs (figure 1). Pourtant, dans un certain nombre de
cas, le diagnostic d’ischémie chronique mésentérique n’est réel-
lement fait que rétrospectivement lorsque les symptômes dispa-
raissent après chirurgie restauratrice.
La Lettre de l’Hépato-Gastroentérologue - n° 5 - vol. II - octobre 1999208
DOSSIER THÉMATIQUE
Les autres explorations, endoscopie, laparoscopie, tomodensito-
métrie, scanner spiralé tridimensionnel et imagerie par résonance
magnétique, n’ont pas d’utilité réelle dans le diagnostic pratique
des lésions artérielles chroniques digestives. Les dernières tech-
niques d’imagerie sont en cours d’affinement et d’évaluation.
Certaines d’entre elles restent cependant indiquées lors du bilan
étiologique des douleurs abdominales, dont l’origine vasculaire
n’a pas encore fait sa preuve.
L’évolution naturelle reste imprécise. Il existe cependant de
bonnes raisons pour penser que l’évolution spontanée est défa-
vorable. Taylor (5) a rapporté que près de 50 % des patients ayant
fait un infarctus intestinal mésentérique ont présenté au préalable
des symptômes d’ischémie chronique mésentérique. Par ailleurs,
des cas de patients, chez lesquels une intervention était pro-
grammée pour ischémie chronique et qui ont fait dans l’intervalle
un syndrome ischémique aigu mésentérique, ont été rapportés.
L’indication opératoire est donc formelle.
Le traitement reste essentiellement chirurgical. En théorie, la
réparation d’une des artères mésentériques est susceptible
d’amender les symptômes compte tenu de l’abondance de la cir-
culation collatérale (6). Cependant, les meilleurs résultats ont
été obtenus par des revascularisations portant sur plus d’une
artère digestive.
Quatre options de revascularisation sont disponibles. À l’heure
actuelle, les dilatations endoluminales mésentériques, plus particu-
lièrement celles de l’AMS, se développent. Les résultats pour l’heure
restent en retrait par rapport aux techniques de revascularisation chi-
rurgicale. Snidermann (7) rapporte treize patients chez lesquels une
dilatation de l’AMS a donné un taux de succès primaire de 91 %,
et une amélioration symptomatique chez onze patients. Cependant,
un patient est décédé (8 %) et 50 % des dix survivants ont rapide-
ment récidivé leur symptômes. Au prix de multiples dilatations suc-
cessives, un bon résultat à long terme n’a été obtenu que chez 46 %
des patients. Cela n’est guère étonnant lorsqu’on considère l’im-
portance des lésions athéroscléreuses aortiques de voisinage. L’uti-
lisation de “stent” pourrait peut-être améliorer ces résultats. La tech-
nique s’adresse à ce jour principalement aux lésions peu calcifiées
chez des sujets ayant des risques chirurgicaux importants.
Les options de revascularisation chirurgicale sont l’endartériec-
tomie viscérale, les pontages antérogrades supracœliaques et les
pontages rétrogrades à partir de l’aorte sous-rénale. Il s’agit d’in-
terventions lourdes qui nécessitent un monitoring approprié.
L’endartériectomie viscérale transaortique est une intervention
qui s’avère difficile, et requiert une large exposition rétro-péri-
tonéale. Elle est souvent délaissée au profit des pontages, plus
aisés. Les pontages peuvent être antéro ou rétrogrades, utiliser du
matériel prothétique (prothèse en Dacron ou en PTFE), ou du
matériel autogène : veine saphène. Le choix dépend de l’expé-
rience du chirurgien, de l’extension des lésions pariétales aor-
tiques, ou de considérations hémodynamiques. Il n’y a pas de
consensus sur le nombre de vaisseaux à revasculariser, pontage
unique (8) ou multiple. Actuellement, les séries ne sont pas suf-
fisamment étoffées ni le recul suffisant pour donner un avantage
définitif à l’une ou l’autre méthode. C’est la technique de revas-
cularisation rétrograde qui apparaît encore la plus utilisée. L’abord
de l’aorte sous-rénale et de l’AMS infrapancréatique est aisé. Des
difficultés peuvent survenir du fait de calcifications étendues de
l’aorte, et des plicatures possibles du greffon lors de la réinté-
gration du contenu abdominal. La revascularisation rétrograde
des branches du tronc cœliaque est plus malaisée. Les pontages
antérogrades partent d’une aorte souvent épargnée par le proces-
sus athéroscléreux. Ils peuvent être uniques ou multiples
(figure 2), concerner l’AMS proximale ou sous-pancréatique, le
tronc cœliaque ou ses branches. Le flux, dans un tel pontage anté-
rograde, apparaît plus physiologique et serait à même de donner
une meilleure perméabilité à terme.
Figure 2.
Revascularisation
antérograde du
TC et de l’AMS
par une prothèse
bifurquée (contrôle
artériographique
postopératoire).
Figure 1.
Artériographie
de l’aorte
abdominale
(profil). Sténose
serrée du TC
et de l’AMI.
Oblitération
de l’AMI.
RÉSULTATS
La mortalité opératoire de la chirurgie élective de revascularisation
dans l’ischémie chronique mésentérique est de 4 à 12 %. Les diffé-
rentes techniques produisent d’excellents résultats précoces, ainsi
qu’une disparition de la symptomatologie dans plus de 90 % des cas.
Après l’intervention, on assiste à une reprise rapide du poids. Les résul-
tats à distance (5 ans) sont durables, avec absence d’angor intestinal
ou d’ischémie aiguë mésentérique dans 80 à 90 % des cas (9, 10).
REVASCULARISATION VISCÉRALE COUPLÉE
AVEC LES RECONSTRUCTIONS AORTIQUES
Toute chirurgie de l’aorte peut interrompre les voies de sup-
pléances de la vascularisation mésentérique. Un pontage de l’AMS
peut être envisagé s’il existe une sténose serrée de ce vaisseau lors
du bilan préopératoire, même en l’absence d’ischémie chronique
mésentérique clinique (10). De même, il faut s’assurer d’une bonne
vascularisation colique à la fin de toute chirurgie de l’aorte sous-
rénale. Si le reflux par l’AMI est faible, si les pulsations artérielles
le long des arcades coliques sont absentes, il est alors indiqué de
procéder à une revascularisation de l’AMI.
Mots clés. Ischémie chronique mésentérique – Athérosclérose
mésentérique – Revascularisation chirurgicale.
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