MAYA, L’ÉTERNEL FÉMININ
HARIDAS CHAUDHURI
Le concept de maya dans la philosophie indienne, c’est le principe de l’éternel
féminin dans la structure de la réalité et il représente le mystère insondable
de la vie et de l’existence.
La philosophie orientale épouse la vision selon laquelle la réalité ultime est
l’unité des opposés, les deux fondements que sont les principes masculin et
féminin. Dieu n’est pas conçu comme à prédominance masculine ou
féminine, ni comme le Père ou la Mère divine. Dieu est l’unité de ces deux
opposés connus diversement sous les noms de Shiva-Shakti, Yin-Yang, Yab-
Yum, Logos-Eros…
Je souhaite examiner ici d’un point de vue pratique l’influence que maya joue
dans nos relations humaines. Une histoire intéressante de la philosophie
yoguique nous raconte comment maya, le principe féminin, engage les gens
dans les affaires de la vie et pourtant, ce même principe nous aide aussi à
nous dépatouiller de notre implication. Maya est une superbe danseuse et
Purusha, l’Esprit, est le spectateur, le témoin. Maya s’avance devant Purusha
et elle se met à danser merveilleusement, en déployant ses charmes et la grâce
de sa forme céleste. L’Esprit la contemple, comme ensorcelé et subjugué. Tant
que le spectateur l’observe avec intérêt, Maya continue à danser. Mais elle est
très sensible. Aussitôt qu’elle réalise que cela suffit, elle se détourne
immédiatement et se dérobe en abandonnant sa forme de danseuse et
magiquement, de danseuse qu’elle était, elle se métamorphose en Mère
divine. Ce même pouvoir ou cette même énergie commence maintenant à
aider le spectateur à gagner la libération suprême qui est la destinée spirituelle
ultime de la vie. Ainsi, Maya est la grande enchanteresse dont le pouvoir peut
apporter la libération suprême au moi individuel, car sans grâce divine, le
salut n’est pas possible.
Une caractéristique spécifique de cette énergie divine, c’est l’enchantement
du jeu de rôle dans la société. Chacun de nous joue toute une série de rôles.
C’est un fait important de notre existence sociale. En nous identifiant avec
un rôle social spécifique, nous devenons un avec et il exerce un pouvoir
énorme sur notre vie, souvent inconsciemment. Maya opère depuis la
profondeur de l’inconscient et nous l’ignorons souvent. C’est elle qui tire
toutes les ficelles derrières les scènes et c’est la raison pour laquelle nous
sommes impuissants jusqu’à ce que nous nous affranchissions peu à peu.
Que se passe-t-il quand nous nous trouvons sous le charme magique de cette
identification ? Pendant toute notre vie, nous nous identifions à beaucoup de
choses. D’abord, nous jouons un rôle religieux dans la vie. Même si son
influence a diminué en notre époque moderne, ce rôle religieux était de toute
première importance au Moyen-âge. ‘’Je suis catholique.’’ ‘’Je suis
protestant.’’ ‘’Je suis juif.’’ ‘’Je suis musulman.’’ ‘’Je suis hindou.’’ Dès qu’il y
a identification, alors ce à quoi nous nous identifions devient la réalité la plus
importante et nous oublions tout le reste. Ceci peut devenir une force si
irrésistible dans la vie qu’il se peut que nous n’hésitions pas à ignorer les
sentiments de nos semblables et si nécessaire, nous pourrions nous lancer
dans une sainte croisade et exterminer des milliers de personnes. Au nom du
Dieu auquel nous nous identifions, nous violons les lois de Dieu. Au nom de
l’amour, nous pratiquons la haine. Au nom de la paix, nous détruisons.
Toutes ces choses deviennent possibles en raison de cette identification.
Ensuite, il y a le rôle racial. En nous identifiant totalement à une race
particulière, ceci peut aussi devenir une influence tout à fait prépondérante
dans notre vie. Nous disons : ‘’Je suis blanc.’’ Je suis noir.’’ ‘’Je suis jaune.’’
C’est l’essence de mon être. Au fur et à mesure que chaque race développe ses
histoires et ses mythes de supériorité et de suprématie sur les autres, cette
identification à un rôle peut devenir une influence omniprésente.
Considérons encore le rôle du professionnel. Quasiment tout le monde doit
gagner sa vie et opter pour une forme ou l’autre de travail. Puis chacun
endosse le vêtement, la tenue de cette profession et s’identifie à ce rôle.
Chacun met son masque et joue un nouveau rôle sur la scène sociale, rôle
dicté par maya, la marionnettiste et magicienne.
Il se peut que vous connaissiez socialement une personne dans un cadre
comme un certain type de personne. Mais si vous la voyiez dans son
environnement professionnel, vous pourriez être surpris de voir une personne
complètement différente. Cette même personne que vous trouviez gentille et
douce dans son cadre familial peut devenir dure et impitoyable dans ses
relations avec ses subordonnés. En revêtant le masque du professionnel, cette
personne peut traiter les autres comme autant de numéros qu’elle peut utiliser
à sa guise.
C’est l’une des tragédies de la vie humaine. Cette dépersonnalisation des
relations humaines est un ingrédient essentiel de la crise actuelle. C’est la
raison pour laquelle parmi des milliards d’êtres humains, tant sont seuls
aujourd’hui. Nous rencontrons des gens, nous leur parlons, mais nous
retrouvons toujours la même histoire d’esseulement, de faim inassouvie de
l’âme humaine. On ignore souvent comment assouvir cette faim, car même
sa cause n’est pas reconnue.
Allez dans les usines et en raison du rôle dans lequel les individus sont placés,
ils sont réduits à des chiffres. Dans les grandes écoles aussi, les étudiants ne
sont souvent plus des personnes ; eux aussi sont devenus des chiffres
anonymes. Et c’est vrai partout. Notre sentiment d’être un individu est écrasé
par le rouleau compresseur de ces organisations monolithiques qui
constituent la caractéristique principale du paysage humain actuel. C’est une
crise existentielle. La majorité des problèmes psychologiques actuels sont dus
à une crise des valeurs et à une crise de l’âme.
Nous pouvons constater comment certains grands dirigeants du monde se
sont identifiés au rôle historique de leur destin. Hitler s’est par exemple
identifié à être l’homme du destin. Il s’est senti poussé à accomplir certaines
choses et il était tellement identifié à son rôle particulier qu’il n’a pas hésité à
fouler au pied toutes les autres considérations éthiques, religieuses ou
spirituelles. Pareillement, beaucoup de dictateurs s’identifient à un rôle
particulier qui les aveugle en fait à toutes les autres vérités de la vie.
Ce genre de choses peut se produire en raison de la fascination hypnotique
d’une identification totale et exclusive à un rôle particulier, quel que soit ce
rôle. Quand quelqu’un s’identifie si complètement à son image du destin,
c’est quelque chose de puissant et de potentiellement destructeur, parce quici,
la personne peut s’identifier à Dieu, à la volonté divine. Elle retire alors des
justifications, non seulement de considérations humaines, mais aussi de
considérations supérieures.
Dans une moindre mesure, nous jouons tous le jeu de maya en nous
identifiant plus ou moins à certains systèmes de pensées ou de valeurs.
Chacun de nous est un philosophe. Nous avons tous nos idées concernant le
sens de la vie, notre place dans le monde et la nature de Dieu. Et cette
identification peut devenir si forte et si obsessionnelle que nous fermons la
porte de notre esprit aux autres façons de penser.
C’est la raison pour laquelle nous voyons les mondes intellectuel et politique
crouler sous tous les types d ‘’ismes’’ et d’ ‘’...ologies’’. Tous les auteurs ont
leurs propres théories qu’ils véhiculent dans leurs têtes. Tous ont leurs
images personnelles de l’univers. Et finalement, ces images différentes ne
s’accordent pas et nous trouvons souvent que, quand il y a des débats ou des
discussions contradictoires, cela peut vite dégénérer en une lutte amère qui
produit de l’échauffement et de la fumée, mais aucune lumière.
De même, chacun de nous a un mode de vie particulier et nous pensons
souvent que le nôtre est le meilleur et que celui des autres est inférieur. Les
styles de vie font leur temps et il y a beaucoup de styles de vie opposés qui se
juxtaposent au mode de vie conventionnel de l’establishment. En outre, il y a
le mode de vie du scientifique, de l’artiste, du philosophe, de l’ascète…Ainsi,
tout comme chacun de nous sélectionne son propre système de pensée et
s’identifie avec, nous choisissons notre propre style de vie et celui-ci devient
le seul mode de vie authentique dans le monde.
Permettez-moi de vous donner un exemple. Shankara était un intellectuel
brillant, un métaphysicien et un ascète du 9ème siècle ap. J.-C., en Inde. Dans
sa jeunesse, il renonça au monde, dans sa quête de la vérité et il développa une
philosophie par laquelle il ne croyait pas au principe féminin. Il le rejeta,
parce qu’il avait renoncé aux femmes et qu’il était un solitaire établi dans la
conscience de l’absolu. Convaincu que dans sa propre vie, il pouvait se passer
du principe féminin au sens humain du terme, il n’en avait pas besoin non
plus au sens divin du terme. Nous avons plus ou moins tendance à penser à
Dieu selon notre nature humaine et tel était son enseignement pas
d’acceptation du besoin, du pouvoir ou de la valeur du féminin. C’était sa
mission de parcourir toute l’Inde en propageant le message de la pure
Conscience, sans la réalité de l’énergie de l’amour.
Un jour, après avoir débattu avec d’autres philosophes, il rentra chez lui. En
raison de tous les efforts qu’il avait produits durant toute la journée, il se
sentait terriblement fatigué, mais il lui restait encore quelques kilomètres à
parcourir. Il se sentait si fatigué et il avait si soif qu’il souhaitait
désespérément rencontrer quelqu’un qui lui donnerait un peu d’eau. Juste à ce
moment-là, il aperçut une mare toute proche, mais il était tellement fourbu
qu’il ne put effectuer les derniers pas pour atteindre le précieux liquide.
Juste alors, une belle villageoise qui se dirigeait vers la mare pour y puiser de
l’eau fraîche apparut avec une carafe. Shankara était enchanté et il lui
demanda : ‘’Auriez-vous la gentillesse de m’apporter un verre d’eau ? J’ai
tellement soif !’’ ‘’Certainement !’’, dit-elle. Après qu’il eut bu tout son soûl, il
se sentait vraiment bien et il regarda la femme d’un peu plus près. Et il
remarqua qu’elle était si belle et si charmante qu’il en tomba amoureux ! Il
était tellement pris par cet amour tout neuf qu’il bondit sur ses pieds et qu’il
s’apprêta à l’embrasser, mais celle-ci eut un mouvement de recul et elle dit :
‘’Shankara ! Tu ne crois pas en Maya, n’est-ce pas ? Tu ne crois pas au
principe féminin !’’ et elle disparut.
Ce fut la seconde conversion de Shankara. Sa première conversion était sa foi
totale en Brahman, la pure Conscience, l’Esprit, qui n’a rien à voir avec
l’amour. Sa seconde conversion fut sa foi en la réalité de l’énergie de l’amour.
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