UNIVERSITÉ PARIS VIII – SAINT-DENIS U.F.R. de Psychologie École Doctorale : Langage, Cognition, Interaction LE RÉTABLISSEMENT DANS LA SCHIZOPHRÉNIE L’EXPÉRIENCE DES SUJETS AU CŒUR D’UN NOUVEAU PARADIGME ÉVOLUTIF TOME I Thèse en vue de l’obtention du Doctorat de Psychologie Clinique Présentée par Marie KOENIG Dirigée par Monsieur le Professeur Alain BLANCHET Co-dirigée par Madame Marie-Carmen CASTILLO Soutenue publiquement le 7 novembre 2013 Membres du Jury : Monsieur le Professeur Arnaud PLAGNOL (Université Paris VIII) Monsieur le Professeur Bernard PACHOUD (Université Paris VII) Monsieur le Professeur Conrad LECOMTE (Université du Québec, Montréal) Monsieur le Docteur Jean-Hervé BOULEAU (Hôpital René Dubos, Pontoise) L’espérance est destinée à ouvrir ce que le système voudrait fermer. C’est croire qu’il est toujours possible de déployer une ligne de sens dans une situation d’absurdité. Paul Ricœur. 2 REMERCIEMENTS Le chemin traversé au fil de ces quatre dernières années fut émaillé de découvertes profondes, de moments de doute et peut-être d’égarement, mais aussi de rencontres bouleversantes et fondatrices, tant sur le plan professionnel que personnel. Aussi je souhaiterais exprimer du fond du cœur toute ma gratitude à mes professeurs, mes collègues, mes amis et ma famille qui n’ont eu de cesse de m’accompagner, à leur manière, tout au long de ce parcours de la reconnaissance. Mes remerciements vont en premier lieu aux patients, dont la rencontre vient dévoiler chaque jour davantage le sens de mon métier et au-delà. Je souhaiterais rendre un hommage tout particulier aux personnes qui ont accepté, pour cette recherche, de partager avec tant de générosité et d’authenticité leurs expériences. Ce travail leur est entièrement dédié. Je remercie vivement Monsieur le Professeur Alain Blanchet, Directeur de cette thèse, pour sa grande disponibilité, son précieux soutien, et le sage contenu de ses propos qui m’ont guidée tout au long de l’élaboration de ce travail. Ma reconnaissance envers Madame Marie-Carmen Castillo, co-Directrice de cette thèse, va bien au-delà des mots, car il est difficile de décrire la valeur de ce que représente pour un étudiant, non tant la découverte du savoir, que celle du désir de savoir. Madame Castillo, outre sa confiance et son soutien indéfectible qu’elle me témoigne depuis maintenant plus de six années, m’a transmis cette passion pour la clinique et la recherche sans laquelle cette thèse n’existerait pas. Pour tout cela et pour son encadrement constant et bienveillant, je la remercie profondément. Je remercie grandement Monsieur le Professeur Arnaud Plagnol pour sa confiance, son écoute permanente et ses précieux conseils qui n’ont cessé d’éclairer mon parcours depuis les années de licence. 3 Je remercie également Madame le Professeur Michèle Montreuil, Directrice du Laboratoire de Psychopathologie et de Neuropsychologie, pour son soutien constant et la confiance qu’elle m’a accordée, en me permettant notamment de réaliser un cours aux étudiants de Master autour du rétablissement. La rencontre avec Monsieur le Professeur Bernard Pachoud, bien que plus récente, a orienté de manière décisive ce travail de thèse et plus globalement, mon cheminement intellectuel. Outre un enrichissement de ma pensée attachée au rétablissement, les échanges avec Monsieur Pachoud ont contribué à mon intérêt pour la philosophie de Paul Ricœur. Son invitation au congrès de phénoménologie à Nice restera pour moi un moment fort, notamment car elle me permit de réaliser d’autres rencontres fondatrices. Je tiens ainsi à remercier Messieurs les Professeurs Philippe Cabestan et Jean-Claude Gens ainsi que Messieurs les Docteurs Georges Charbonneau et Nicolas Dewez pour leur soutien chaleureux, leur générosité dans la transmission de leurs savoirs (mais aussi d’ouvrages !) ainsi que leur invitation enrichissante au séminaire de l’école Française de Daseinsanalyse. Mes remerciements dépassent les frontières du monde universitaire pour s’acheminer vers le monde hospitalier, constituant en quelque sorte ma « seconde vie » depuis quatre années. Je souhaiterais exprimer à Monsieur le Docteur Jean-Hervé Bouleau, psychiatre et chef du pôle de psychiatrie de Pontoise, ma profonde gratitude. Monsieur Bouleau m’a accordée sa confiance alors que je n’étais qu’une jeune stagiaire : de cette confiance est né mon premier et actuel poste de psychologue. Sa créativité, sa détermination à sans cesse faire évoluer la qualité des soins et l’accueil des patients, ainsi que nos échanges si précieux, contribuent chaque jour un peu plus à m’épanouir dans mon métier, avec autant de désir d’engagement que de sentiment de liberté. Je remercie vivement l’ensemble des médecins psychiatres qui ont participé à l’élaboration de ce travail par l’orientation des sujets de ma recherche et la passation d’échelles cliniques : les Docteurs Marie-Claire Asmar, Thierry Bérard, Christine Berton, Jean-Hervé Bouleau, Delphine Gabison, Elisabeth Gross, Vincent Schaer, Bernard Seletti, sans oublier les précieuses contributions de ma collègue psychologue Peggy Le Borgne. 4 Il va m’être difficile de citer l’ensemble de mes chers collègues et amis de l’hôpital de jour mais je souhaiterais ici leur rendre un hommage tout particulier en commençant par leur dire que leur travail, dont j’ai initialement pu être observatrice en tant que stagiaire, a été la source d’inspiration de cette thèse. Au-delà de mon métier de psychologue, j’ai appris à leurs côtés toute la richesse d’un travail fondé sur le partage de valeurs humaines. Leur détermination à faire évoluer nos pratiques au regard du rétablissement (les menant parfois jusqu’à l’autre bout de la France !) mais aussi leur soutien indéfectible durant ces quatre années (et leur patience !) font que ce travail est également le leur. Merci à Madame Brigitte Voyard, psychanalyste, pour sa précieuse contribution au projet « pairs-aidants ». À Madame Sabine Martin, pour sa présence inestimable. Les liens d’amitié se dévoilent autant qu’ils se renforcent dans les moments précieux d’une vie. Je remercie du fond du cœur tous mes amis pour leur réconfort, leur soutien à toute épreuve et ces moments de « parenthèse » pleins de rires et de douceur. Merci à Emmanuel qui, depuis son exil Outre-Atlantique - pour l’amour de la recherche ! -, m’a apporté son aide et son précieux soutien. À Nicolas, pour sa présence, son ouverture et son soutien inestimables. À Elsa, Flore, Marie-Claire, sachez que votre amitié, aussi profonde que délicate, ne cesse de m’apprendre chaque jour ce que peut être le courage d’être. À mes amies de toujours, Adelise et Claire. À mes parents, mon frère Paul et ma belle-sœur Florence, pour leur amour et leur soutien inconditionnel, sans oublier leurs précieuses contributions à la mise en forme et à la relecture de cette thèse. 5 RÉSUMÉ Ce travail de thèse porte sur les enjeux théorico-cliniques du rétablissement dans la schizophrénie. Ce concept est né de récentes études internationales attestant d’une évolution favorable pour la majorité des patients. Cette évolution ne renvoie pas seulement à une diminution des déficits du trouble (rémission, rétablissement clinique), mais aussi – voire surtout – à la modification du vécu des personnes (rétablissement expérientiel). Notre recherche interroge, tant du point de vue épistémologique, psychopathologique, que thérapeutique, les points de convergence et de divergence entre ces différentes modalités évolutives. La passation d’échelles cliniques hétéro et auto-évaluatives auprès de 26 sujets atteints de schizophrénie atteste d’une disjonction entre la rémission symptomatique, la rémission fonctionnelle et le rétablissement expérientiel. Ce résultat soutient l’originalité de la conception expérientielle du rétablissement. Le cœur de notre recherche concerne ainsi la mise en lumière du vécu de ces mêmes 26 sujets par la réalisation d’entretiens de recherche. L’analyse descriptive des entretiens nous conduit à proposer une modélisation dynamique du rétablissement composée de trois grands processus psychologiques : la conscience du trouble, l’acceptation du trouble et la reconnaissance de soi. La notion « d’identité narrative » apparaît articuler ces différentes composantes de telle sorte que le rétablissement expérientiel se comprend comme un processus de redéfinition d’un sens historisé de soi. Les implications théorico-cliniques de ces différents résultats seront discutées ainsi que le statut paradigmatique du rétablissement dans le champ de la santé mentale. Mots clés : schizophrénie – rétablissement – paradigme – vécu expérientiel – identité narrative – psychothérapie – reconnaissance de soi 6 ABSTRACT Recovery on schizophrenia: the self-experience of subjects as a new paradigm This thesis focuses on the clinical and theoretical aspects of recovery in schizophrenia. Several lines of evidence from recent studies suggest that a majority of patient diagnosed with schizophrenia achieve full or partial recovery during life time. This progress is characterized by a decrease of the deficits observed in this disorder (remission, clinical recovery), but also – even specifically – changes in self-experience of the disease (self-experience recovery). Our study examines, from epistemological, psychopathological, as well as therapeutic point of view, the convergent and divergent points between these different progressive aspects. Hetero and auto-evaluation clinical scaling performed on 26 subjects with schizophrenia showed a divergence in the recovering progress between the symptomatic remission, the functional remission and the self-experience recovery. This result supports the originality of the selfexperience approach of recovery. The core of our study is to highlight individual life experience from these 26 subjects using interviews. Following descriptive analysis of the interviews we are proposing a dynamic model of the recovery in three psychological processes: consciousness of the disorder, acceptance of the disorder and self-recognition. The concept of “narrative identity” seems to articulate these different components and self-experience recovery is understood as the process that redefines the historical meaning of the self. The theoretical and clinical implications of our results will be discussed below as well as the paradigmatic statute of the self-experience recovery in the field of mental health. Key words: schizophrenia – recovery – paradigm – lived experience – narrative identity – psychotherapy – self-recognition 7 TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION .................................................................................................................. 14 PREMIÈRE PARTIE : MUTATIONS THÉORICO-CLINIQUES ET RENOUVELLEMENT DES CONCEPTIONS ÉVOLUTIVES DE LA SCHIZOPHRÉNIE : DE LA DÉMENCE PRÉCOCE AU RÉTABLISSEMENT PRÉAMBULE : LES CONCEPTUALISATIONS ÉVOLUTIVES DE LA SCHIZOPHRÉNIE - RUPTURES ET CONTINUITÉS I. Descriptions évolutives de la schizophrénie : recoupements et mutations au fil du temps ........................................................................................................................................ 20 I.1 Modalités évolutives et formes terminales ............................................................. 20 I.2 Descriptions évolutives : données épidémiologiques ............................................. 22 I.2.1. Avant l’ère pharmacothérapeutique ................................................................ 22 I.2.2. Depuis l’ère pharmacothérapeutique .............................................................. 23 I.2.3. Inversion de la trajectoire évolutive globale et stabilisation des formes mineures ................................................................................................................... 25 II. Les modalités de l’évolution favorable : un siècle de latence ..................................... 27 CHAPITRE I – LES GRANDES THÉORIES DE LA DÉTERIORATION I. Un malade aliéné à son organisme................................................................................ 32 I.1 Démence précoce et dégénérescence ...................................................................... 32 I.2 Rayonnement de la théorie de la dégénérescence ................................................... 33 I.3 Prolongements actuels ............................................................................................ 34 II. Un malade aliéné à sa psyché ...................................................................................... 35 II.1 La théorie de la dissociation ou l’impossible restitution ad integrum ................... 35 II.2 L’Organo-dynamisme et la « déchéance progressive » ......................................... 38 III. Un malade aliéné à son histoire précoce .................................................................... 40 III.1 La subjectivité mise en question .......................................................................... 41 III.1.1. Une organisation pré-Œdipienne ................................................................. 41 III.1.2. La forclusion du Nom-du-Père ..................................................................... 42 III.1.3. La dépersonnation ........................................................................................ 43 III.2 La structure psychotique : quelles possibilités thérapeutiques ? .......................... 44 IV. Synthèse sur les grandes théories de la détérioration ................................................. 45 CHAPITRE II – LA DÉTÉRIORATION MISE EN QUESTION I. Les évolutions théoriques : un patient-sujet et son potentiel de liberté ........................ 50 I.1 Multifactorialité et ouverture des perspectives évolutives...................................... 50 I.1.1. L’hétérogénéité clinique : prémisse d’une démarche intégrative ................... 50 8 I.1.2. L’approche intégrative dans la schizophrénie : l’exemple du modèle vulnérabilité-stress ................................................................................................... 50 I.2 La phénoménologie : la compréhension de l’expérience vécue ............................. 54 I.2.1. L’attitude phénoménologique ......................................................................... 55 I.2.2. Implications épistémologiques : une attitude préthéorique ............................ 57 I.2.3. Implications cliniques : l’être-au-monde ou l’être différent ........................... 58 II. Les évolutions sociétales : un patient-citoyen et sa place dans la communauté.......... 60 II.1 L’institution psychiatrique en question ................................................................. 61 II.1.1. L’ère de la désinstitutionalisation .................................................................. 61 II.1.2. Le courant de « l’antipsychiatrie » et la psychothérapie institutionnelle ...... 63 II.1.3. Le mouvement de la psychiatrie communautaire .......................................... 64 II.2 Le statut de « malade » en question ....................................................................... 65 II.2.1. La reconnaissance de la « voix des usagers » ................................................ 66 II.2.2. Santé mentale et handicap psychique ............................................................ 67 II.2.3. Le droit des malades à être informés ............................................................. 70 III. Les évolutions cliniques : un patient-acteur de son projet de soin et de son projet de vie .............................................................................................................................. 72 III.1 L’enjeu de la réinsertion : de la réadaptation à la réhabilitation psychosociale ... 74 III.1.1. Le modèle de la réadaptation psychiatrique ................................................. 74 III.1.2. Du « savoir-faire » au « savoir-être » ........................................................... 76 III.2 La considération du retentissement fonctionnel des psychoses : une pratique psychosociale .................................................................................................................. 77 III.2.1. Retentissement et rémission fonctionnelle : de nouvelles conceptualisations .................................................................................................................................. 78 III.2.2. Évolution des psychothérapies : vers une approche psychosociale ............. 78 III.3 De la réhabilitation… au rétablissement ? ........................................................... 81 CHAPITRE III – LE RÉTABLISSEMENT DANS LA SCHIZOPHRÉNIE I. Le concept de rétablissement : de nouveaux enjeux théorico-cliniques ....................... 86 I.1 Une définition plurielle ........................................................................................... 86 I.2 Deux perspectives du rétablissement ...................................................................... 87 I.2.1. La conception « objective » : être rétabli(e) ................................................... 87 I.2.2. La conception « subjective » : être en rétablissement .................................... 90 I.3 Une conception médicale versus expérientielle ...................................................... 92 II. Vers une compréhension expérientielle du rétablissement.......................................... 93 II.1 Rétablissement et études qualitatives .................................................................... 94 II.2 Les composantes du rétablissement expérientiel ................................................... 96 II.2.1. L’espoir .......................................................................................................... 96 II.2.2. La redéfinition identitaire .............................................................................. 97 II.2.3. L’acceptation de la maladie ........................................................................... 98 II.2.4. L’auto-détermination ..................................................................................... 98 II.2.5. Le contrôle des symptômes ........................................................................... 99 II.2.6. L’engagement dans des activités signifiantes .............................................. 100 II.2.7. Le soutien par autrui .................................................................................... 100 II.3 Rétablissement et modèles de compréhension .................................................... 101 II.4 Un processus de redéfinition de soi ? .................................................................. 102 9 DEUXIÈME PARTIE : CONFRONTATION EMPIRIQUE : ÉTUDE CLINIQUE DESCRIPTIVE CHAPITRE I – PROBLÉMATISATION CHAPITRE II – MÉTHODOLOGIE I. Population de notre étude............................................................................................ 108 I.1 Recrutement .......................................................................................................... 108 I.2 Déontologie ........................................................................................................... 109 I.3 Données cliniques et socio-démographiques ........................................................ 109 II. Procédure de recueil de données ............................................................................... 110 II.1 Les échelles cliniques .......................................................................................... 110 II.1.1. L’évaluation de la rémission symptomatique : l’échelle PANSS................. 111 II.1.2. L’évaluation de la rémission fonctionnelle : l’échelle ERFS ...................... 111 II.1.3. L’évaluation du rétablissement expérientiel : les échelles RAS et STORI ... 112 II.2 L’entretien semi-directif ...................................................................................... 114 II.2.1. L’entretien : objectif général ....................................................................... 115 II.2.2. Le guide et ses thèmes particuliers .............................................................. 115 III. Traitement des données ............................................................................................ 117 III.1 Analyse statistique des échelles de rémission et de rétablissement ................... 117 III.2 Analyse de contenu des entretiens ..................................................................... 118 CHAPITRE III – ANALYSE DES ÉCHELLES CLINIQUES DE RÉMISSION ET DE RÉTABLISSEMENT I. Résultats des analyses statistiques .............................................................................. 121 I.1 Étude du rapport entre la rémission symptomatique et la rémission fonctionnelle ...................................................................................................................................... 121 I.2 Étude du rapport entre l’échelle numérique de rétablissement et l’échelle catégorielle de rétablissement ....................................................................................... 122 I.3 Étude du rapport entre les échelles de rémission et les échelles de rétablissement ...................................................................................................................................... 124 II. Synthèse des résultats ................................................................................................ 127 III. Discussion des résultats ............................................................................................ 128 III.1 L’indépendance entre la rémission symptomatique et la rémission fonctionnelle ...................................................................................................................................... 128 III.2 La disjonction entre la rémission symptomatique et le rétablissement expérientiel ...................................................................................................................................... 129 III.3 La disjonction entre la rémission fonctionnelle et le rétablissement expérientiel ...................................................................................................................................... 130 III.4 La disjonction entre le rétablissement clinique et le rétablissement expérientiel ...................................................................................................................................... 132 10 CHAPITRE IV – ANALYSE DESCRIPTIVE DES ENTRETIENS SEMI-DIRECTIFS DE RECHERCHE I. Analyse de contenu du Thème 1 ................................................................................. 135 I.1 Première classe de discours .................................................................................. 135 I.1.1. Analyse descriptive ....................................................................................... 135 I.1.2. Synthèse ........................................................................................................ 138 I.2 Seconde classe de discours ................................................................................... 138 I.2.1. Analyse descriptive ....................................................................................... 139 I.2.2. Synthèse ........................................................................................................ 144 I.3 Troisième classe de discours ................................................................................. 144 I.3.1. Analyse descriptive ....................................................................................... 144 I.3.2. Synthèse ........................................................................................................ 146 I.4 Quatrième classe de discours ................................................................................ 147 I.4.1. Analyse descriptive ....................................................................................... 147 I.4.2. Synthèse ........................................................................................................ 148 I.5 Conclusion du premier thème ............................................................................... 149 II. Analyse de contenu du Thème 2................................................................................ 149 II.1 Première classe de discours ................................................................................. 150 II.1.1. Analyse descriptive...................................................................................... 150 II.1.2. Synthèse ....................................................................................................... 152 II.2 Seconde classe de discours .................................................................................. 153 II.2.1. Analyse descriptive...................................................................................... 153 II.2.2. Synthèse ....................................................................................................... 155 II.3 Troisième classe de discours ............................................................................... 155 II.3.1. Analyse descriptive...................................................................................... 155 II.3.2. Synthèse ....................................................................................................... 158 II.4 Conclusion du second thème ............................................................................... 159 III. Analyse de contenu du Thème 3 .............................................................................. 160 III.1 Première classe de discours ................................................................................ 160 III.1.1. Analyse descriptive .................................................................................... 160 III.1.2. Synthèse ..................................................................................................... 164 III.2 Seconde classe de discours ................................................................................. 165 III.2.1. Analyse descriptive .................................................................................... 166 III.2.2. Synthèse ..................................................................................................... 169 III.3 Conclusion du troisième thème .......................................................................... 170 IV. Analyse de contenu du Thème 4 .............................................................................. 171 IV.1 Première classe de discours................................................................................ 171 IV.1.1. Analyse descriptive .................................................................................... 171 IV.1.2. Synthèse ..................................................................................................... 175 IV.2 Seconde classe de discours ................................................................................ 175 IV.2.1. Analyse descriptive .................................................................................... 176 IV.2.2. Synthèse ..................................................................................................... 178 IV.3 Troisième classe de discours .............................................................................. 179 IV.3.1. Analyse descriptive .................................................................................... 179 IV.3.2. Synthèse ..................................................................................................... 182 IV.4 Conclusion du quatrième thème ......................................................................... 183 11 TROISIÈME PARTIE – DISCUSSION LE RÉTABLISSEMENT : UN PROCESSUS DE REDÉFINITION IDENTITAIRE CHAPITRE I – UN NOUVEL ÉCLAIRAGE DU RÉTABLISSEMENT : VERS UN MODÈLE DE COMPRÉHENSION EXPÉRIENTIEL I. Première étape : conscience du trouble et rupture du sentiment de continuité de soi 188 I.1 Définition .............................................................................................................. 188 I.2 Étude de cas : Monsieur R .................................................................................... 189 I.3 Conclusion : aspirations à « vivre sans » la schizophrénie ................................... 192 II. Seconde étape : lutte contre le trouble et réappropriation de soi ............................... 192 II.1 Définition ............................................................................................................. 192 II.2 Etude de cas : Mademoiselle C............................................................................ 194 II.3 Conclusion : aspirations à « vivre avec » la schizophrénie ................................. 200 III. Troisième étape : acceptation du trouble et transformation identitaire .................... 202 III.1 Définition ........................................................................................................... 202 III.2 Etude de cas : Monsieur L .................................................................................. 203 III.3 Conclusion : aspirations à « vivre grâce » à la schizophrénie ............................ 209 CHAPITRE II – RÉTABLISSEMENT DU SOI L’IDENTITÉ NARRATIVE ET RESTAURATION DE I. Le rétablissement du soi : un parcours de reconnaissance ........................................ 212 I.1 De la conscience à l’acceptation du trouble .......................................................... 212 I.1.1. Conscience du trouble et conscience de soi figée ......................................... 213 I.1.2. Vers une conscience de soi historisée ........................................................... 214 I.1.3. L’acceptation du trouble : « transmuer le hasard en destin »........................ 215 I.2 De l’acceptation du trouble à la (re)connaissance de soi ...................................... 215 I.3 (Re)connaissance de soi et réalisation personnelle ............................................... 216 II. La reconnaissance de soi : le récit comme solution de « médiation » ....................... 217 II.1 Expérience de soi et identité narrative ................................................................. 218 II.1.1. Le soi : un phénomène réflexif et relationnel .............................................. 218 II.1.2. L’identité narrative, garante du maintien de soi .......................................... 219 II.2 Troubles de l’identité narrative et « affaiblissement du soi » dans la schizophrénie ...................................................................................................................................... 220 II.2.1. Identité narrative et symptômes cliniques ................................................... 220 II.2.2. Identité narrative et souffrances existentielles ............................................. 222 II.3 Restauration de l’identité narrative et rétablissement du soi dans la schizophrénie ...................................................................................................................................... 223 II.3.1. Métacognition et développement du « pouvoir d’agir ».............................. 224 II.3.2. Narration et développement du « pouvoir d’être » ...................................... 225 II.3.3. Du « pouvoir d’agir » au « pouvoir d’être soi » .......................................... 227 III. Rétablissement du soi et psychothérapie .................................................................. 229 III.1 Empathie et reconnaissance ............................................................................... 229 III.2 Narration et co-construction de soi .................................................................... 230 III.2.1. Narration et processus « d’externalisation » .............................................. 232 12 III.2.2. Narration et réappropriation de soi : devenir « narrActeur » ..................... 233 III.3 Rétablissement et psychothérapie : une approche intégrative ............................ 234 CHAPITRE III – LE RÉTABLISSEMENT EXPÉRIENTIEL : UN PARADIGME EN DEVENIR I. Ruptures et conflits avec les modèles de soins (pré)existants .................................... 238 I.1 Sur le plan psychopathologique ............................................................................ 238 I.2 Sur le plan éthique ................................................................................................ 240 I.3 Sur le plan épistémologique .................................................................................. 241 II. Démarche thérapeutique et démarche expérientielle : quelle adéquation ?............... 242 II.1 La transmission d’une expertise médicale : l’exemple de la psychoéducation ... 243 II.2 Identification et singularisation ........................................................................... 244 II.3 La transmission d’une expertise subjective : la pratique des « pairs aidants » ... 246 III. Vers un paradigme centré sur l’expérience des sujets : quelles transformations ? .. 247 III.1 Favoriser le décloisonnement des savoirs et des pratiques ................................ 248 III.2 Considérer le sujet en tant qu’expert .................................................................. 249 III.3 Se centrer sur les valeurs des personnes soignées .............................................. 250 III.4 Travailler sur notre propre regard de professionnel ........................................... 251 CONCLUSION ..................................................................................................................... 253 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ........................................................................... 256 13 INTRODUCTION « C’est après que j’ai compris, grâce à la schizophrénie, mon système de pensée. Je comprends nettement mieux le monde, son articulation, son fonctionnement » (Monsieur L). Le vécu des sujets atteints de schizophrénie nous enseigne autant qu’il nous confond. Il vient bousculer l’ensemble de nos repères théorico-cliniques, au point de les faire parfois advenir en notre conscience au statut de préjugé. Mais est-on réellement en mesure d’entendre la parole des sujets ? D’accepter de modifier nos représentations à la lumière de leur savoir expérientiel ? En effet, penser à un rétablissement possible dans la schizophrénie comporte le risque pour nos sociétés, notamment occidentales, d’abolir le moyen métaphorique par excellence auquel nous avons recours pour signifier l’innommable. C’est-à-dire, aux-côtés de la mort, la folie (Garrabé, 1992). Car quoi de plus rassurant, pour délimiter la folie et la maintenir hors de soi, que de penser son irrévocabilité et, par là-même, son incurabilité ? La schizophrénie vient depuis plus d’un siècle alimenter nos fantasmes, comme elle continue aujourd’hui à nous en protéger. Toute forme de désignation s’avère (du moins un peu) nécessaire, car une vie dénuée de frontières défensives serait sans doute intolérable. Désigner l’autre est bien un moyen de se prémunir de l’autre en soi. Mais cet autre que constitue le « schizophrène » nous signifie de manière grandissante son refus de continuer à assurer cette parade contre l’étranger : « Je suis différent de la maladie, car je ne suis pas non plus différent des gens » (Monsieur D). Ainsi le concept de rétablissement vient-il nous interpeller, chercheurs et professionnels de santé, non plus par une dénonciation de « l’internement » comme ce fut le cas avec le courant de l’antipsychiatrie, mais par une revendication d’un droit à la citoyenneté et à l’exercice de choix de vie (empowerment). 14 Les messages évoluent, à l’image des transformations théorico-cliniques qui ont traversé ces dernières décennies le champ psychiatrique. Sans doute retrouve-t-on néanmoins, au cœur de ces mouvements, un appel invariant - si ce n’est essentiel - celui d’une existence sensée et authentique, dont le témoignage se trouve souvent bien éloigné de nos représentations communes et descriptions savantes. Car c’est précisément l’inadéquation entre savoirs « experts » et savoirs « expérientiels » que le paradigme du rétablissement (recovery) vient mettre à jour. Contre l’irréversibilité de la maladie schizophrénique, ce concept postule la possibilité d’un devenir favorable des sujets qui en sont atteints (Pachoud, 2012). Ces constats soulèvent deux grandes questions autour desquelles nos réflexions et notre travail de recherche s’orienteront : comment comprendre le développement, la persistance, voire le renforcement de ce hiatus dans le champ de la santé mentale ? Dans quelle mesure et à quelle(s) fin(s) peut-on contribuer à le réduire ? Le chemin est certes déjà engagé et nous devons reconnaître l’ensemble des avancées qui, tant sur un plan théorique, clinique, que sociétal ont contribué au passage du statut de « dément » inéluctablement déficitaire, à celui de « schizophrène » aliéné à sa pathologie, pour évoluer ensuite vers celui de « patient » acteur de sa prise en charge. Mais cette évolution s’avère réductrice, tout du moins insuffisante, si l’on considère que le sujet ne se résume pas à son trouble, que son vécu ne peut être seulement appréhendé au travers le prisme de nos connaissances sémiologiques et statistiques ; autrement dit, que son existence se déploie bien au-delà d’une condition de « malade ». Ainsi la médicalisation de la folie, parce qu’elle contribue autant à démystifier la schizophrénie pour soulager et mieux comprendre le sujet, comme elle peut - à l’extrême - le maintenir dans une logique déterministe, se doit de faire l’objet d’une critique nuancée. Avant toute chose, il s’agira de repérer les écueils liés à un raisonnement psychopathologique causal, raisonnement traversant l’ensemble des théorisations classiques, et dont le risque réside en une prétention à la « prédictibilité ». 15 En effet, l’accompagnement thérapeutique nous semble avoir de sens que si l’on adhère au postulat d’une imprévisibilité existentielle, pour les sujets même réputés de « malades chroniques ». Dans une plus large perspective, nous nous attacherons à identifier, au travers la passation d’échelles cliniques, les points de rupture comme les points de convergence entre la conception médicale, clinique, dite encore « scientifique » du rétablissement dans la schizophrénie et sa conception expérientielle, processuelle, subjective. Avec cette démarche, nous interrogerons les modalités de construction de connaissances scientifiques et d’accompagnement thérapeutique du rétablissement expérientiel et finalement, son assise paradigmatique dans le champ de la santé mentale. Mais pour mieux comprendre ce qui favorise le déploiement de ce processus, il s’agit bien de tenter de le découvrir de l’intérieur, de se situer au plus proche du vécu des personnes qui en font l’expérience. Ainsi le cœur de notre thèse concernera une approche exploratoire et qualitative du rétablissement par le recueil et l’accueil de l’expertise personnelle de sujets atteints de schizophrénie. Dans la lignée de recherches phénoménologiques, notamment celles du Professeur Larry Davidson à Yale, nous nous attacherons à décrire l’expérience vécue des sujets et ainsi à mettre en lumière ce qui – dans leur quotidien – contribue à renforcer le sens de leur existence et à les éconduire d’une identité de malade. Il s’agira, à partir de cette démarche expérientielle, d’affiner et de prolonger les modèles construits à propos du rétablissement (e.g., Andresen et al., 2003) par l’identification de processus psychologiques présidant à son déploiement. Le sentiment de transformation personnelle inhérent à ce cheminement (illustré de manière si percutante par les propos de Monsieur L) questionne les fondements mêmes du sentiment d’existence et ses remaniements chez les sujets dont le trouble semble paradigmatiquement celui de l’identité. 16 Comprendre comment le sujet atteint de schizophrénie parvient-il à se vivre autre que l’effigie véhiculée par le délire, mais aussi différent de l’avatar que constitue la « maladie », tout en se reconnaissant soi, à travers ses expériences, nous mènera à convoquer la précieuse pensée du philosophe Paul Ricœur. La notion « d’identité narrative » (ibid., 1985, 1990), en métaphorisant le travail de synthèse identitaire dynamique entre les changements et la permanence temporelle, nous sera d’un recours considérable pour penser le développement du « pouvoir d’agir » et du « pouvoir d’être » des sujets – et ses modalités d’accompagnement psychothérapeutique. C’est ainsi par la convocation d’horizons de pensées variés (psychologie, phénoménologie, philosophie, psychanalyse) de démarches (théorico-clinique, épistémologique) et méthodes de recherches (hypothético-déductives et exploratoire, inductive) croisées, que nous aborderons le thème du rétablissement dans la schizophrénie. Car le décloisonnement est sans doute ce vers quoi notre posture de psychologue comme de chercheuse souhaiterait tendre, à l’image de ce que nous apprennent au quotidien les sujets atteints de schizophrénie. En venant brouiller nos certitudes et bouleverser nos idéologies, c’est bien de la liberté dont leur rencontre nous parle. 17 PREMIÈRE PARTIE MUTATIONS THÉORICO-CLINIQUES ET RENOUVELLEMENT DES CONCEPTIONS ÉVOLUTIVES DE LA SCHIZOPHRÉNIE : DE LA DÉMENCE PRÉCOCE AU RÉTABLISSEMENT 18 PRÉAMBULE : LES CONCEPTUALISATIONS ÉVOLUTIVES DE LA SCHIZOPHRÉNIE - RUPTURES ET CONTINUITÉS Le verdict du passé est toujours le verdict d’un oracle. Vous ne le comprendrez que si vous êtes les architectes de l’avenir, les connaisseurs du présent. Friedrich Nietzsche. Dans le champ de la recherche sur l’évolution de la schizophrénie, il est désormais établi que la majorité des patients connaissent une évolution favorable de leur trouble. Ce constat figure notamment dans le rapport final des études internationales sur la schizophrénie menées par l’OMS en 2007 (Hopper et al., 2007). Ces données épidémiologiques sont soutenues aujourd’hui par onze études longitudinales internationales (Ciompi et al., 2010). Déjà dans les années 1970, l’étude princeps Suisse sur le devenir à long terme des patients atteints de schizophrénie (Ciompi et Müller, 1976), connue sous le nom d’ « Enquête de Lausanne », attestait d’une évolution favorable pour la majorité des patients (guérison ou état terminal léger). La conception classique d’une détérioration progressive et inéluctable associée à la schizophrénie s’en trouve donc remise en cause. Si d’après l’historien et psychiatre Jean Garrabé (1992, p. 8), « le XXe siècle est, du point de vue de l’histoire culturelle de la folie, le siècle de la schizophrénie », le XXIe siècle pourrait être alors celui de la rupture définitive avec la théorie de la dégénérescence. Nous nous trouvons ainsi dans un mouvement de déconstruction des conceptions classiques favorisant un renouvellement des modèles évolutifs et des dispositifs thérapeutiques du trouble. L’expansion internationale des travaux portant sur le concept de rétablissement représente un marqueur fort de cette rupture théorico-clinique. Ce concept anglo-saxon, porté par des mouvements d’usagers, peut être considéré comme un paradigme évolutif en devenir. En effet, il signe un tournant tant d’un point de vue épistémologique, psychopathologique, qu’éthique. 19 Si les points de ruptures conceptuels créent une dynamique épistémologique, nous verrons que les points de continuité permettent d’asseoir la validité et la pertinence des théories émergentes en leur conférant une consistance diachronique. Ainsi, au sein des descriptions classiques, nous relèverons le large emploi des concepts de rémission et de guérison qui n’ont pourtant été modélisés que partiellement et récemment. Nous rattacherons ce constat à certaines réticences qui trouvent leur source au sein des théories déterministes classiques. Leur persistance permet, en partie au moins, d’éclairer les résistances auxquelles se heurtent les modèles de l’évolution favorable du trouble et en particulier la notion de rétablissement. La définition de ces nouvelles conceptualisations évolutives constitue une gageure où viennent se confronter théorie et clinique et soulève des questions épistémologiques et philosophiques essentielles sur lesquelles il conviendra de nous arrêter. I. Descriptions évolutives de la schizophrénie : recoupements et mutations au fil du temps Certaines théorisations connaissent, au cours de leur histoire, des périodes d’éclipse et de résurgence. Si ces conceptualisations sont susceptibles de profondes modifications à travers le temps, certaines demeurent sensiblement proches de leurs descriptions originelles. Les conceptualisations en psychopathologie sont des abstractions sensées rendre compte de réalités cliniques. Dès lors, tenter de mieux comprendre la continuité conceptuelle des profils évolutifs de la schizophrénie ne peut se réaliser sans une mise en perspective de données épidémiologiques. I.1 Modalités évolutives et formes terminales Nous devons au fils d’Eugène Bleuler, Manfred Bleuler, les premières études statistiques sur le devenir à long terme des patients atteints de schizophrénie. A partir de ces études catamnestiques, M. Bleuler va distinguer trois formes évolutives du trouble : les formes à début aigu, les formes à évolution progressive et enfin les formes à évolution cyclique. Une partie de cette distinction reste aujourd’hui en vigueur en ce qu’elle contribue à caractériser le mode d’entrée du trouble, lui-même ayant une valeur pronostique. Ainsi, les 20 formes à début insidieux (i.e., à évolution progressive) connaissant une évolution moins favorable que celles à début brutal (Grivois et Grosso, 1998). Déjà Henri Ey (1955, p. 303) relevait que « les formes à début progressif sont les plus démentielles, les formes à début aigu ou à évolution cyclique sont les plus favorables ». C’est même sur la base de ce mode d’expression prodromique que l’on continue à caractériser les grandes modalités évolutives. Ainsi, la forme à début aigu est caractérisée par une phase prodromique brève, des symptômes essentiellement productifs lors de la phase active du trouble, puis une stabilisation voire une rémission relativement rapide et fréquente en cas de traitement précoce. La forme à début insidieux quant à elle est déterminée par une phase prodromique lente et insidieuse, une symptomatologie évolutive davantage négative et une stabilisation plus tardive, après en moyenne 10 à 15 ans d’évolution (Llorca, 2004). En ce qui concerne l’évolution terminale de la schizophrénie, M. Bleuler puis Ey isolaient quatre destins possibles : l’état démentiel, les états de déficit, le simple déficit puis enfin la guérison (ou la rémission). La distinction conceptuelle entre la guérison et la rémission demeure floue, que ce soit dans les écrits de M. Bleuler ou ceux de H. Ey. Toutes deux font référence à une régression des symptômes du trouble. Dans les cas de guérisons, l’évolution semble affranchie du risque de récidive, contrairement aux rémissions dans la mesure où ces dernières demeurent « plus ou moins longues ou plus ou moins complètes » (Ey, 1955, p. 300). Les formes pronostiques définies dans les nosographies actuelles s’avèrent plus souples et nuancées qu’elles ne le sont au sein des descriptions classiques. Elles se centrent davantage sur la description de profils évolutifs plutôt que sur la définition de formes terminales à proprement parler. A titre d’exemple, outre un mode d’évolution chronique continue, le DSM-IV retient un mode évolutif épisodique avec symptômes résiduels inter-épisodes, un mode épisodique sans symptômes résiduels intercurrents, un mode évolutif à épisode unique en rémission partielle et un mode évolutif à épisode unique en rémission complète. Ce mode de classification révèle une appréhension dynamique des modalités évolutives du trouble. Cette « neutralité » prédictive présente l’avantage de ne pas figer l’évolution à partir d’un mode d’appréhension synchronique et permet ainsi de maintenir ouvert le champ des 21 possibles évolutifs. Néanmoins, ce positionnement prudent peut paradoxalement faire obstacle au renouvellement des conceptions évolutives du trouble en restant silencieux sur une évolution favorable continue, voire définitive. Notons en effet la réserve du DSM-IV-TR quant aux possibilités d’une rémission complète dans la schizophrénie : « une rémission complète (c’est-à-dire un retour complet à un fonctionnement pré-morbide), n’est probablement pas courante dans ce trouble »). La classification internationale (CIM 10), bien que moins récente, apparaît paradoxalement plus nuancée et ainsi moins pessimiste : « L’évolution des troubles schizophréniques peut être continue, épisodique avec survenue d’un déficit progressif ou stable, ou bien elle peut comporter un ou plusieurs épisodes suivis d’une rémission complète ou incomplète ». La retenue du DSM apparaît également à travers l’emploi exclusif du terme de rémission dans le chapitre dédié aux schizophrénies, contrastant dès lors avec l’emploi du terme de guérison, dans le chapitre des troubles de l’humeur par exemple. Nous tenterons un peu plus loin dans nos réflexions d’apporter des éléments de compréhension à cette empreinte quelque peu sceptique dont la nosographie américaine ne semble pas être la seule révélatrice. I.2 Descriptions évolutives : données épidémiologiques Les données catamnestiques concernant l’évolution du trouble schizophrénique sont naturellement indissociables de leurs contextes épistémologiques et thérapeutiques. Elles en sont même le reflet. L’évolution de ces données peut ainsi tenir à la diversité des méthodes et des critères d’évaluation employés. De même, elle traduit des avancées thérapeutiques et notamment l’introduction de la pharmacothérapie des troubles psychotiques qui vient bouleverser incontestablement le pronostic évolutif de la schizophrénie. Notre présentation diachronique des données épidémiologiques tient compte de cet évènement majeur et se décline ainsi en deux temps. I.2.1. Avant l’ère pharmacothérapeutique Nous nous baserons principalement sur les études statistiques de Manfred Bleuler (1946, in. EY, 1955) pour présenter les données classiques relatives à l’évolution du trouble schizophrénique. Ce dernier réalise de 1941 à 1946 une étude longitudinale sur une cohorte de 22 439 cas, étude sur laquelle s’étayera Henri Ey pour affiner ses descriptions cliniques et évolutives du trouble. Nous présentons les résultats détaillés de cette étude en Annexe I (p. 277, Tome II, Profils évolutifs de la schizophrénie de 1941 à 1946). Nous retiendrons les principaux résultats relatifs à l’évolution des schizophrénies, toutes formes cliniques confondues1 : - 20% des patients évoluent vers un état démentiel ; - 50 à 55 % des patients évoluent vers une forme de déficit (« simple déficit » ou « états de déficit », selon la distinction opérée par Ey) ; - 25 à 30 % des patients évoluent vers une guérison durable. La forme cyclique du trouble est alors mentionnée comme étant de meilleur pronostic que la forme continue. Les résultats d’une étude longitudinale réalisée par Henri Ey (1958) sur une cohorte de 170 cas et sur une durée moyenne de 24 ans recoupent sensiblement ces différentes données. Cette étude fait état d’un taux d’environ 25% de rémissions, et d’un taux de 37% de formes paradémentielles (i.e., constituées des états démentiels et des états de déficits plus sévères). I.2.2. Depuis l’ère pharmacothérapeutique En se basant sur les mêmes critères d’évaluation, Henri Ey (1958) reproduit une étude statistique peu après les bouleversements thérapeutiques engendrés par la découverte des médicaments neuroleptiques dans les années 50. Ainsi, sur une cohorte de 82 cas et sur une durée moyenne de 12 ans, la prévalence totale de la rémission (toutes formes cliniques confondues) s’élève à 51%, soit près du double du taux établi avant l’ère pharmacothérapeutique. Quant au taux des formes paradémentielles, ce dernier chute à 25 %. Outre cette diminution des formes dites « kraepeliniennes », Henri Ey relève plus globalement une diminution de moitié du taux d’institutionnalisation de patients appartenant au groupe des Schizophrénies. « Nous retrouvons là le fait que dans un service moyen d’hôpital 1 Nous nous attacherons à spécifier les distinctions évolutives tenant compte des formes cliniques du trouble lors de la présentation des facteurs pronostiques, au sein du chapitre suivant. 23 psychiatrique une profonde modification s’est opérée dans le nombre, le mouvement et la structure du groupe des Schizophrènes » (p. 384). Concernant les données épidémiologiques récentes, nous nous référerons à deux études réalisées à partir de larges cohortes de patients : le rapport final de l’OMS publié en 2007 déjà mentionné, ainsi qu’une étude publiée en 2011 établissant plusieurs trajectoires évolutives du trouble à partir d’une cohorte de 2300 patients. Nous présenterons les résultats statistiques détaillés de ces deux études en Annexe II (p. 279, Tome II, profils évolutifs de la schizophrénie en 2007) et en Annexe III (p. 281, Tome II, recoupement de quatre trajectoires évolutives de la schizophrénie en 2011). L’étude de l’OMS spécifie la « terminaison » de la maladie en prenant en compte différentes dimensions relatives à l’état symptomatique final, le handicap résiduel, l’évolution au cours des deux dernières années, le mode de vie et l’emploi. - Ainsi, 48% des patients de la cohorte incidence et 53% de la cohorte prévalence peuvent être considérés comme étant en rémission symptomatique (i.e., ne présentaient plus aucun symptôme psychotique ou n’étaient éventuellement atteints que des symptômes résiduels ne provoquant pas de handicap). - 51% (cohorte incidence) à 60% (cohorte prévalence) des patients peuvent être considérés en rémission fonctionnelle (i.e., ne présentant pas de handicap fonctionnel) dans la mesure où ils ne montrent aucun handicap ou un handicap léger selon les critères de la GAF-handicap2. Dans une perspective plus holistique (i.e., en tentant de nous rapprocher des typologies établies par Manfred Bleuler), nous pouvons relever les résultats suivants : - 31% (cohorte incidence) à 37% (cohorte prévalence) des patients sont considérés comme rétablis, c’est-à-dire présentant une rémission complète dans ses versants symptomatiques et fonctionnels. - 62% (cohorte prévalence) à 68% (cohorte incidence) des patients sont évalués très améliorés ou améliorés par les investigateurs (i.e., les symptômes psychotiques et le handicap n’ont été proéminents que les 5 à 8 premières années de la maladie). 2 GAF : Global Assessment of Functioning scale : échelle d’évaluation du fonctionnement global du DSM IV. 24 L’étude longitudinale de Levine et de ses collaborateurs (2011) révèle sensiblement les mêmes résultats. En tenant compte du nombre moyen d’hospitalisations et de l’âge des sujets, les résultats montrent que la majorité des patients suivent une trajectoire évolutive favorable, infléchissement qui débuterait en moyenne autour de 23 ans. Les auteurs déterminent quatre profils évolutifs selon l’âge de la première décompensation des patients et l’âge auquel débuterait l’inclinaison favorable de leur évolution. Nous retiendrons les résultats suivants : - Environ 70% des patients connaissent une évolution favorable à un âge dit « classique » (i.e., 23 ans) ou à un âge dit « précoce » (i.e., 21 ans). - Inversement, 30% des patients en moyenne connaissent soit une évolution favorable tardive (i.e., 29 ans) ou dite « retardée » (i.e., le cours de la maladie suit une amélioration lente car cyclique à partir de 20 ans). I.2.3. Inversion de la trajectoire évolutive globale et stabilisation des formes mineures Cette mise en perspective des données épidémiologiques classiques et contemporaines révèle des bouleversements majeurs dans la définition de l’évolution du trouble schizophrénique. Comme déjà spécifié, l’introduction de la pharmacothérapie constitue un point de rupture incontestable dans l’histoire de la psychiatrie. Ce tournant thérapeutique participe ainsi à éclairer grandement ces évolutions catamnestiques. Rappelons tout d’abord la multiplication par deux du taux de rémission depuis l’ère pharmacothérapeutique (25% selon l’étude de M. Bleuler vs. 51% selon l’étude de Ey). Les données épidémiologiques récentes évoquent une relative stabilité de ce taux depuis les années 50 jusqu’à récemment (compris dans les différentes études entre 48% à 53%). Néanmoins, cette apparente concordance ne peut prétendre se faire le juste reflet des avancées pronostiques de ces dernières décennies. En effet, nous pouvons émettre l’hypothèse d’une évaluation contemporaine plus rigoureuse car plus fine de la rémission comprise dans ses dimensions symptomatiques et fonctionnelles. Les données ainsi présentées ne peuvent tenir compte des évolutions méthodologiques que nous invoquons. 25 Revenons, dans cette optique, à la diminution particulièrement signifiante du taux de formes paradémentielles (37% vs. 25%) relevée et attribuée par Ey aux avancées thérapeutiques des années 50. La littérature contemporaine pourrait suggérer une relative homogénéité quantitative des détériorations évolutives. Néanmoins, là encore, ces données échouent à rendre compte d’évolutions davantage qualitatives que nous ne pouvons que supposer. Alors que les données récentes font état de manière relativement consensuelle d’une trajectoire évolutive favorable pour environ 70% des patients, elles caractérisent le pendant inverse de cette proportion (soit 30%) d’évolution favorable, tardive ou retardée (Levine et al., 2011). Par conséquent, cette évolution péjorée n’est aujourd’hui plus considérée comme inéluctable. De même, cette propension peut traduire la persistance de symptômes et/ou de handicaps consécutifs au trouble ne s’apparentant guère aux formes paradémentielles ou démentielles classiquement décrites. En effet, les formes dites « déficitaires » qui se rapprocheraient le plus de ces descriptions classiques du trouble sont aujourd’hui observées dans 20% des cas (versus. 25% dans l’étude de H. Ey, 1955). Enfin, de manière surprenante, le taux dit de patients rétablis semble représenter la forme évolutive la plus stable au fil des années. En effet, les descriptions classiques font état de 25 à 30 % de guérisons stables, proportion que l’on peut rapprocher des 31 à 37% de rétablissements complets relevés dans les récentes études internationales. Nous retiendrons plus globalement ce fort contraste résultant du croisement des données épidémiologiques classiques et contemporaines : la trajectoire évolutive moyenne de la schizophrénie semble s’être inversée au fil de ce dernier siècle. D’une pente naturelle vers un certain déclin décrite par Ey et corroborée par les statistiques de son temps (70% d’évolution démentielle ou déficitaire), nous évoluons vers la détermination d’une pente favorable pour ce même taux de patients. Si le « noyau central » semble aujourd’hui suivre une tendance inverse de celle décrite au début du XXème siècle, les formes évolutives « mineures » (i.e., guérisons et évolutions déficitaires) apparaissent elles davantage stables. Nous sommes à présent en mesure de nous demander si les conceptualisations de l’évolution du trouble ont suivi cette même progression épidémiologique au fil de l’histoire de la schizophrénie. 26 II. Les modalités de l’évolution favorable : un siècle de latence L'homme de l'avenir est celui qui aura la mémoire la plus longue. Friedrich Nietzsche. La question de l’évolution du trouble schizophrénique est immanente dans l’histoire de la psychiatrie. Aussi, le dynamisme théorique du début du XXème siècle est-il en grande partie mû par les équivoques relatives à la nature évolutive du trouble. La vivacité de ces débats contribue à éclairer la diversité des conceptualisations évolutives classiques. Notons en effet l’apparition quasi-synchrone de notions aussi hétérogènes que celles de démence, de déficit inéluctable, de rémission, ou bien encore de guérison. Au sein des descriptions classiques, la relative opacité des critères associés aux notions de guérison et de rémission ne contrarie par leur large emploi qui contraste avec les réticences contemporaines propres à l’usage de ces notions dans le champ de la schizophrénie. Outre l’absence du terme de guérison dans les descriptions actuelles du trouble, conférant à cette dénomination un caractère presque « tabou » (Bottéro, 2008), notons la reconnaissance fort tardive de la rémission de la schizophrénie au sein de la communauté scientifique. Admise il y a vingt ans dans le champ des pathologies mentales, la rémission renvoie alors en premier lieu à une forme d’évolution possible des troubles d’anxieux et des troubles de l’humeur (Lasser et al., 2007). La première définition consensuelle de la rémission et de ses critères opérationnels appliquée à la schizophrénie apparaît en 2005. Comprise dans son acception symptomatique, la rémission actuelle se rapproche de sa description originelle. Il s’agit d’un « état dans lequel les patients expérimentent l’amélioration d’un ensemble de signes et de symptômes. De même, aucune manifestation pathologique n’interfère significativement avec le comportement et est inférieure au seuil typiquement utilisé pour justifier initialement le diagnostic de schizophrénie » (Andreasen et al., 2005, p.441). 27 La rémission symptomatique est évaluée sur deux axes : - un axe clinique : pour parler de rémission, un niveau de score « faible, minime ou nul » doit être observé sur 8 items de l’échelle PANSS3, correspondant aux différentes dimensions cliniques de la schizophrénie (dimension psychotique productive avec distorsion de la réalité, dimension de désorganisation et négative). - un axe temporel : ce niveau de score doit s’observer sur une durée d’au moins 6 mois. Nous devons aux associations d’usagers le regain d’intérêt scientifique porté à l’évolution favorable de la schizophrénie. Andreasen et al. (ibid.) explique en effet comment la création du groupe d’experts ayant abouti à la définition de la rémission est issue des mouvements d’usagers, revendiquant une évolution bien plus favorable que celle classiquement décrite. Au-delà de la rémission, cette impulsion est à l’origine d’une réflexion scientifique et clinique récente quant au rétablissement dans la schizophrénie. Nous avons associé la conception dimensionnelle et opérationnelle du rétablissement à la phase la plus « aboutie » de l’évolution clinique favorable du trouble (Koenig et al., 2011). Par conséquent, cette modalité évolutive serait la plus proche de la conception médicale de la guérison. L’accent porte sur les critères de stabilisation de la maladie (rémission symptomatique, absence de réhospitalisation) mais aussi de réinsertion socio-professionnelle (reprise d’une activité de travail ou de formation, autonomie, restauration de relations sociales…) (Pachoud, 2012). Dans cette optique, cette modalité évolutive tendrait à se rapprocher des véritables guérisons, dont la description première par Bleuler fut approfondie par Ey : « une telle éventualité se produit parfois, et nous connaissons certainement, tous, des guérisons même tardives, spectaculaires » (1955, p. 300). Nous pouvons enfin constater l’étonnante proximité de la conception processuelle du rétablissement avec une modalité évolutive du trouble isolée par Ey. Ce lent mouvement progressif d’amélioration constituerait la forme de guérison la plus fréquente de la schizophrénie. Tout comme le processus de rétablissement, cette modalité caractérise déjà 3 P1 : idées délirantes ; G9 : contenu inhabituel de la pensée ; P3 : hallucinations ; P2 : désorganisation conceptuelle ; G5 : maniérisme, troubles de la posture ; N1 : émoussement affectif ; N4 : repli social ; N6 : manque de spontanéité et diminution du flux verbal. 28 chez l’auteur le fonctionnement social des personnes que l’évolution propre de la maladie dans la mesure où elle n’exclut pas la persistance de manifestations symptomatiques :« […] sans doute persiste t-il presque toujours ce je ne sais quoi qui est le « cachet » de la marque schizophrénique (une tendance aux soliloques, des attitudes hallucinatoires, certains entêtements, certaines bizarreries, des caprices ou des goûts étranges etc.), mais les malades, comme s’ils sortaient d’un long tunnel, s’habituent de nouveau au jour, à la coexistence avec autrui, à une certaine forme d’activité, à condition que le milieu auquel ils sont à nouveau réadaptés soit assez ouaté pour ménager leur fragilité » (1955, p. 300). Ainsi, il est particulièrement intéressant de constater le décalage existant entre le devenir épidémiologique et le devenir conceptuel des modalités évolutives de la schizophrénie. Alors que l’histoire n’a eu de cesse de nous renseigner d’une amélioration progressive du pronostic évolutif du trouble, les théorisations n’apparaissent guère avoir suivi cette même trajectoire. La résurgence récente des notions de rémission et de rétablissement dans la littérature signe l’idée de conceptualisations « dormantes », c’est-à-dire existantes mais non problématisées ni méthodologisées durant près d’un siècle. Aujourd’hui même, ces notions demeurent controversées malgré l’inversion attestée de la trajectoire évolutive du trouble d’un déclin vers une amélioration. Nous le verrons, les auteurs classiques soulignaient déjà l’omnipotence de la théorie de la démence précoce et ses regrettables impacts sur la dynamique épistémologique et thérapeutique de la schizophrénie. Le chapitre qui suit traitera ainsi de la nature épistémologique et psychopathologique de ces réticences à travers leur mise en perspective historique. 29 CHAPITRE I - LES GRANDES THÉORIES DE LA DÉTÉRIORATION Les "maladies mentales", formes rigides d'une triple fatalité étiologique, pathogénique et évolutive décevaient par avance tout effort et permettaient même aux plus entreprenants thérapeutes, après qu'ils eussent renoncé, d'abriter leur inaction sous le couvert d'une décourageante et jugée inéluctable nécessité. Henri Ey. Le champ de la psychopathologie ne peut se comprendre qu’en référence à une inscription historique. Traversé par des mouvements d’idées parfois antinomiques, il est constitué de théories et de modèles variant selon les époques et venant interroger d’un point de vue épistémologique la méthode de compréhension des troubles psychiques. La confrontation de la perspective naturaliste (méthode objectivante et empiriste) avec celle des sciences humaines (méthode subjectivante) a largement contribué à cloisonner les modèles et démarches scientifiques. Ce dualisme a sans doute participé à laisser en marge les questions liées au devenir des personnes atteintes de schizophrénie au profit de modélisations explicatives. La nosologie de la schizophrénie est née de deux principales théories : l’une Kraepelinienne dans une perspective biologique et l’autre Bleulérienne, dans une perspective davantage psychodynamique. Quelle que soit la place accordée aux facteurs biologiques ou psychologiques, le mécanisme ou le processus à l’œuvre dans la genèse de la schizophrénie constitue une énigme scientifique focalisant la pensée des théoriciens classiques. Au-delà de la schizophrénie, cette dialectique constitue le point d’ancrage mais aussi le fil rouge de l’épistémologie et de l’évolution conceptuelle des troubles psychiques : « L’évolution du concept de la démence précoce constitue une bonne partie de l’évolution de la psychiatrie théorique en général » (Bleuler, 1910, In. Garrabé, 1992). 30 Force est de constater malgré ce dynamisme théorique, la persistance des conceptions évolutives déterministes, tel le postulat d’une dégénérescence irréversible, accompagnant un intérêt quasi-indéfectible pour la question de l’étiologie. En effet, parmi l’ensemble des interrogations qui ont parcouru ce champ, celle portant sur la causalité des troubles psychiques a toujours occupé une place importante dans la construction des démarches passées. L’idée de cause et de causalité apparaissent, en se référant au modèle médical issu du XIXe siècle, comme une rationalité nécessaire à la cohérence du champ de la connaissance. Schweitzer et Puig-Verges (2005) rappellent en effet que « la démarche propre à la psychiatrie s’est structurée autour du développement d’un discours portant sur la recherche de la cause, comme présupposée, et en référence à la causalité comprise dans le sens de l’enchaînement de perspectives et de finalités explicatives » (p. 324). Le principe de causalité mène au réductionnisme théorique lorsqu’il tend à établir une conception explicative linéaire : un trouble psychopathologique est alors considéré comme la conséquence directe d’un déterminant fondamental. L’écueil de ce raisonnement causal réside notamment dans sa prétention à la prédictibilité et entache ainsi l’idée d’un dynamisme évolutif. Les théorisations classiques, dans leur abord nosographique ou psychopathologique, se rejoignent dans la recherche d’un processus fondamental de la schizophrénie. Ainsi, la définition des modalités évolutives est contrainte par les théories explicatives, démarche tendant à entretenir une confusion entre le diagnostic (processus psychopathologique) et le pronostic (évolution). 31 I. Un malade aliéné à son organisme Les distinctions les plus profondes au début n'empêchent pas la maladie d'imprimer à la démence terminale son même sceau uniforme. Emile Kraepelin. L’idée d’une détérioration irréversible d’étiologie organique façonna les conceptions les plus classiques de la schizophrénie. Elle laissera en outre une empreinte durable sur notre compréhension plus contemporaine du trouble. I.1 Démence précoce et dégénérescence L’entité nosologique isolée en 1899 par Emile Kraepelin sous le nom de « démence précoce » fut dès l’origine considérée comme relevant d’une étiologie organique. L’hypothèse d’un processus morbide cérébral, lié à une éventuelle auto-intoxication était alors invoquée. En conservant l’expression introduite par Bénédicte Augustin Morel en 1860, Emile Kraepelin insistait au sein de la cinquième édition de son traité sur des aspects fondamentaux de la maladie tels que la détérioration des fonctions intellectuelles, le début dans le jeune âge et le déficit quasiment inéluctable. Ainsi, dans une perspective diagnostique, l’hétérogénéité des manifestations cliniques de la maladie était reléguée au second plan au profit d’une centration exclusive sur les conditions d’apparition, d’évolution et de terminaison. Plus encore, l’état d’affaiblissement intellectuel global et acquis constituait le critère pathognomonique du trouble schizophrénique. Kraepelin en faisait un unificateur nosologique puissant permettant de regrouper des tableaux cliniques variés tels que l’hébéphrénie, la catatonie et les délires paranoïdes. Les principales objections faites à la conception Kraepelinienne concernent le raisonnement médical qui confère une valeur diagnostique à l’évolution démentielle (Garrabé, 1992). En effet, dès la diffusion de cette conception, des réticences se font jour quant au caractère rétrospectif de ce critère diagnostique. Serbski, aliéniste moscovite (1902 in. Ibid.), souligna 32 ainsi l’absurdité de ce raisonnement médical. Le diagnostic de démence précoce ne pouvait être en effet que rétrospectivement établi, alors que dans la démarche médicale, le diagnostic d’une maladie doit être aussi précoce que possible pour justement en prévoir le pronostic. En outre, ce trait évolutif sensé être caractéristique de la démence précoce s’avérait loin d’être constant. Kraepelin le reconnaissait lui-même en soulignant qu’au moins 13% des formes catatoniques et 8% des formes hébéphréniques « guérissaient ». Serbski ironisa ce constat en qualifiant de « démence sans démence » la conception Kraepelinienne. I.2 Rayonnement de la théorie de la dégénérescence La théorie de la démence précoce, trouvant ses racines dans le cadre plus général de la théorie de la dégénérescence, a longtemps constitué une référence dans la psychopathologie de la schizophrénie, notamment en France (Saoud et d’Amato, 2006). Classiquement, et dans une perspective épistémologique, Schweitzer et Puig-Verges (2005) comprennent le succès durable de la théorie de la dégénérescence en raison de la validité médicale qu’elle conféra à la discipline psychiatrique. C’est parce qu’elle constitue « la première théorie étiologique globale de la folie », qu’elle aurait ainsi fonctionné pratiquement « comme un dogme jusqu’à la première guerre mondiale ». Outre son fort potentiel explicatif, la théorie de la dégénérescence reflète une conception ontologique de la maladie mentale considérée comme une entité naturelle et autonome. Elle permet ainsi d’asseoir une appréhension naturaliste des troubles mentaux subordonnée à l’idéologie scientifique dominante : la théorie de l’évolutionnisme. S’imposant dans presque tous les domaines de la science à la fin du XIXe Siècle, cette dernière influença largement les conceptions de la psychopathologie (Wallon, 1951). C’est ainsi que Valentin Magnan adapta la théorie de la dégénérescence de Morel au Darwinisme en la renversant : si toute chose ou tout être sont le résultat d’une évolution, ne pourrait-on concevoir un processus inverse d’involution, et ce que nous y observons de défectueux ne serait-il pas le résultat de cette involution ? La pathologie serait de ce fait une régression, et la dégénérescence, « l’état pathologique de l’être qui, comparativement à ses générateurs les plus immédiats, est constitutionnellement amoindri dans sa résistance psychophysique et ne 33 réalise qu’incomplètement les conditions biologiques de la lutte héréditaire pour la vie » (Magnan, 1895 in. Haupert et al., 2004). Ainsi, dans son conformisme à la thèse évolutionniste, la thèse de la dégénérescence véhicule une conception anthropologique hautement influente, au-delà d’une simple étiologie héréditaire. Comme nous le verrons par la suite, l’idée d’une involution a largement nourri la théorie libidinale de Freud et, plus largement, les modèles structuralistes qui imprègnent encore aujourd’hui nos idées sur la nature et les « stigmates » de la maladie mentale (ibid.). Pour Lieberman (Lieberman et al., 2008), si la théorie de la dégénérescence fut à l’époque corroborée par l’absence de thérapeutique efficace dans le traitement des psychoses, elle s’est trouvée récemment réactualisée par les recherches neurodéveloppementales. I.3 Prolongements actuels Une littérature de plus en plus importante est en effet consacrée au rôle que pourrait jouer un processus démentiel dans l’évolution du trouble schizophrénique, ces études plaidant ainsi pour une étiologie dégénérative (Azorin et al., 2006). Le renouvellement de ces hypothèses s’inscrit dans la pleine expansion du modèle neurobiologique, constituant aujourd’hui le paradigme dominant dans le champ de la recherche en psychopathologie (Virole, 2005). Cette tendance à la « biologisation » de la maladie psychique, assortie d’un recours exclusif à des méthodes expérimentales, comporte des effets pervers. En effet, elle tend d’une part à négliger l’importance d’autres facteurs étiopathogéniques (psychosociaux notamment, ibid.). D’autre part, selon Berner (1999), elle conduit à un retour sur la question de l’étiologie avec le risque, comme nous l’avons vu, de contraindre le regard porté sur la question de l’évolution du trouble. La schizophrénie est de ce fait encore aujourd’hui fréquemment caractérisée par une évolution péjorée. Dans un récent article, Ciompi et ses collaborateurs (2010), évoquent leur profonde inquiétude quant à la persistance sur le terrain de cette conception déterministe. Alors que plus d’un siècle les sépare, leurs objections rejoignent celles de Serbski en invoquant l’absurdité d’une pratique courante qui consisterait à annuler rétrospectivement un diagnostic 34 de schizophrénie en cas d’évolution favorable du trouble. En effet, il n’est pas rare d’entendre encore sur le terrain qu’un patient en rémission est un patient pour lequel le diagnostic de schizophrénie est vraisemblablement erroné. II. Un malade aliéné à sa psyché Ces gens mènent parfois des années une lutte désespérée avec leur maladie avant d’être domptés par la paralysie affective ou par un état hallucinatoire chronique. Eugène Bleuler. L’explication organogénétique de la schizophrénie se trouva dès le début du XXème siècle en conflit avec une tendance davantage psychogénétique, héritière de la pensée Bleulérienne. II.1 La théorie de la dissociation ou l’impossible restitution ad integrum En effet, Eugène Bleuler (1911), forma le néologisme « schizophrénie » pour marquer son opposition à la théorie Kraepelinienne. Bleuler présenta officiellement sa nouvelle conception du trouble à l’assemblée annuelle de l’Association Allemande de psychiatrie de 1908 dans un exposé intitulé : « le pronostic de la démence précoce (groupe des schizophrénies) ». Le point de rupture avec son illustre devancier concerne alors la conception évolutive même du trouble (Baud, 2003). Statistiques à l’appui, Eugène Bleuler démontre que le pronostic de la démence précoce quelle que soit la forme clinique considérée - s’avère beaucoup moins péjoratif que ne l’implique son appartenance au groupe des démences. L’évolution peut se faire soit chroniquement, soit par poussée et inclut la possibilité même de guérisons durables. L’irrémédiable affaiblissement démentiel ne contraint alors plus le diagnostic. La démarche Bleulérienne se fonde entre autre sur la nécessité de repenser une conceptualisation du trouble à même d’expliquer l’hétérogénéité des profils évolutifs observés. Tout en conservant, sans grand bouleversement, la sémiologie classique de la 35 démence précoce, Bleuler en propose toutefois une interprétation psychopathologique fort différente. En effet, il substitue au mécanisme d’une destruction organique irréversible celui d’un processus dynamique et fonctionnel : la dissociation de la vie psychique (Spaltung). Bleuler ne rejette pour autant pas l’hypothèse étiologique organiciste dans la mesure où les facteurs psychiques déterminent selon lui davantage l’évolution de la maladie (expression et intensité symptomatique) que sa cause. La caractérisation de ces facteurs biologiques reste secondaire dans son œuvre. Au-delà d’une description des signes objectifs d’une maladie, il révèle l’existence de liens dynamiques entre certains symptômes fondamentaux4 et les fonctions qu’ils occupent les uns par rapport aux autres dans l’évolution de la maladie. La dimension négative ou déficitaire est considérée comme caractéristique de la dissociation de la vie psychique5. La dimension positive marquée par le délire et les hallucinations est elle comprise comme secondaire de par son caractère contingent. Il propose en outre de diviser la dementia praecox en quatre sous-groupes (la forme paranoïde, la catatonie, l’hébéphrénie et la schizophrénie simple) et justifie ainsi l’introduction au pluriel du concept de schizophrénie. Notons que les classifications diagnostiques actuelles ont globalement conservé, malgré quelques remaniements, ces grands sous-types de la schizophrénie. A titre d’exemple, l’appellation « type désorganisé » a remplacé celle de « l’hébéphrénie » et la mention « schizophrénie indifférenciée », celle de la « schizophrénie simple » dans le DSM IV-TR. Soulignons néanmoins l’apparition dans cette nosographie d’un type « résiduel » signant la reconnaissance d’une possible et fréquente amélioration symptomatique. De même, la compréhension bidimensionnelle de la symptomatologie (positive vs. négative) demeure aujourd’hui prépondérante et les échelles de symptomatologie clinique les plus fréquemment employées, telle la PANSS (Positive and Negative Syndrom Scale, Kay et al., 1987) se fondent sur ce système diagnostique. 4 5 Les symptômes considérés comme primaires ou encore « quatre A » sont la perte des Associations, l’Autisme, les troubles Affectifs et l’Ambivalence. Ainsi se justifie le choix du vocable forgé à partir des racines grecques schizo (fendre, partager) et phrénie (esprit) 36 La conception Bleulérienne demeure ainsi une référence psychopathologique fondamentale, en ce qu’elle représente la première théorie fonctionnelle des maladies mentales. Toutefois, la rupture engagée par Bleuler avec la théorie organique démentielle s’accompagne-t-elle d’un bouleversement notable des conceptions évolutives du trouble ? Tout d’abord, Bleuler persiste à conserver le critère diagnostique de l’évolution terminale. Selon lui, des maladies dont les terminaisons diffèrent ne sauraient appartenir à un même groupe psychopathologique. Néanmoins, il contourne l’idée d’un diagnostic rétrospectif en soutenant la possibilité d’une identification rapide (comprise comme quasi « intuitive ») du trouble des émotions et des associations, ce dernier persistant quelle que soit l’évolution du trouble. Il caractérise ainsi son groupe des schizophrénies par une impossible restitution ad integrum, c’est-à-dire un impossible retour à l’état antérieur au déclenchement de la maladie. Bleuler introduit dès lors la distinction entre la guérison « apparente » des symptômes et la guérison du mécanisme psychopathologique fondamental qu’est la dissociation. Il suggère que dans les cas de rémissions, « ce qu’il semble se passer, c’est que les reliquats psychiques du processus qui a achevé sa course deviennent détachés de la personnalité. C’est ainsi que les idées délirantes ne peuvent en aucune façon être corrigées chez de très nombreux cas dits « guéris » ; le patient les a seulement « oubliées » ; qu’on le questionne directement à leur propos, ou que survienne une nouvelle attaque, il les invoque à nouveau avec la même conviction […] » (Bleuler, 1908, In., Bottéro, 2008). L’altération des associations de pensée peut ainsi subsister détachée d’une personnalité avec laquelle elle coexiste et donner lieu ainsi à une « apparente » guérison. Bleuler (ibidem.) ajoute que « plus le patient se trouve soumis à des stimulations externes et se montre capable de les tolérer, plus cette scission s’opèrera tôt ». La reprise d’une activité est considérée comme favorisant la mise à l’écart des associations délirantes. Ainsi, en s’opposant à une conception organique démentielle, Bleuler rompt avec le paradigme d’une détérioration inéluctable de la schizophrénie. Il évoque les possibilités de rémissions, voire de guérisons du trouble (sans en préciser la distinction conceptuelle), toutes deux faisant référence à un cloisonnement psychique des associations délirantes. 37 Néanmoins, l’impossible guérison du processus psychopathologique fondamental demeure le critère diagnostic privilégié. Les symptômes primaires (i.e., dimension négative ou déficitaire) seraient toujours visibles contrairement aux symptômes secondaires (i.e., dimension positive) plus ou moins présents à la personnalité du sujet, ces derniers étant des tentatives d’adaptation aux troubles primaires. Nous voyons alors apparaître dans la conception Bleulérienne les prémisses du paradigme structuraliste et de la théorie psychanalytique considérant le délire comme une tentative de guérison, de réinvestissement libidinal de la réalité extérieure (Garrabé, 1992). Réciproquement, l'influence exercée par les idées freudiennes et par certaines hypothèses psychanalytiques a joué un rôle important dans cette élaboration théorique. Finalement, non seulement Bleuler réfute les possibilités d’une guérison totale, mais qui plus est, il invoque l’aspect « illusoire » de la rémission des symptômes positifs du trouble, bien que cette dernière soit considérée comme signant une trajectoire d’évolution favorable. L’impossible restitution ad integrum signe alors l’irréversibilité du processus fonctionnel fondamental et par là même, des supposés mécanismes biologiques pathogènes. II.2 L’Organo-dynamisme et la « déchéance progressive » Henri Ey sera l’héritier de la pensée Bleulérienne en France. Tout en développant sa propre conception organo-dynamique de la schizophrénie, il n’aura de cesse de prôner son adhésion aux thèses de Bleuler, voire de les défendre auprès de ses contradicteurs. L’évolution de sa pensée reflète l'influence des idées de Jackson et l'importance qu'il accordera désormais aux facteurs psychiques, interposés en quelque sorte entre les symptômes et le processus morbide : « C'est donc d'un processus schizophrénique qu'il faut parler avec ce qu'il comporte précisément d'organicité à sa base et de psychogenèse dans le déterminisme de ses symptômes » (Ey, 1934, In. Baud, 2003). Henri Ey consacre une partie importante de son œuvre aux descriptions évolutives du trouble. Outre les études longitudinales mentionnées précédemment, l’on doit à Henri Ey un important travail d’élaboration sémantique permettant ainsi de pallier le flou conceptuel caractérisant les modalités descriptives de ses prédécesseurs. 38 Dans la continuité de la pensée Bleulérienne, Ey s’attache à déconstruire l’idée d’une évolution démentielle en plaçant l’interprétation psychodynamique au cœur de ses descriptions évolutives : « l’évolution dynamique du processus schizophrénique est bien loin de se réduire à une sorte de destruction pure et simple. Elle constitue, contre la catastrophe schizophrénique, une tentative pour s’adapter encore à une forme d’existence ». (1955, p. 299.) Notons que le processus schizophrénique est là encore caractérisé par une forme de régression. Cette détérioration progressive s’avère toutefois réversible, cette nuance justifiant le passage de la notion de « démence » à celle de « déficit ». Alors que la démence « comporte une analyse qualitative qui met en évidence l’incapacité foncière et irréversible de résoudre les problèmes de l’existence », le déficit renvoie à « une sorte de déchéance progressive de la totalité de l’être psychique qui, dans la totalité de ses aptitudes affectives comme intellectuelles, subit une sorte de régression, d’amoindrissement ». Le malade serait alors davantage en proie à une détérioration quantitative que qualitative de son fonctionnement, distinction psychopathologique essentielle sur laquelle nous reviendrons. En s’étayant sur cette distinction conceptuelle, Henri Ey (1955) introduit ainsi la notion de chronicité qu’il substitue à l’état démentiel : « quelques-uns des travaux de ces trente dernières années postulant que l’évolution démentielle représente la forme vraie de la chronicité schizophrénique » (p. 293). Il caractérise dès lors la pente naturelle de la schizophrénie vers un certain déclin (p. 300). Ces considérations l’amènent à exclure par définition les psychoses aiguës et transitoires (i.e., les cas en rémission de leur première poussée ne connaissant pas de récidives) ainsi que celles qui n’altèrent pas profondément la personnalité. Si la notion de déficit vient modérer le caractère inéluctable de la détérioration décrite dans la conception démentielle, elle révèle la persistance d’un raisonnement où l’étiopathogénie est pensée en référence à cette même détérioration. La déchéance progressive demeure la tendance naturelle, la trajectoire ontologique du processus schizophrénique alors même que cette marche vers la chronicité est décrite comme possiblement, voire fréquemment 39 remédiable (25% de rémissions et 30% de patients ne présentant pas de déficits avant l’ère pharmacothérapeutique). La théorie organo-dynamique conçoit la maladie mentale comme une régression parce qu’elle est retour à des activités inférieures qui sont sous l’étroite dépendance de l’organisme (Wallon, 1951). Nous percevons ainsi, au cœur de la pensée de l’auteur, l’inspiration évolutionniste de la théorie de la dégénérescence. Henri Ey (1978) admettra lui-même ce parallèle tout en déplorant les dérives qui lui sont associées : « le terme de dégénérescence, pour autant qu’il implique dans sa généralité l’idée d’un contre-sens du projet normatif, serait parfaitement adéquat s’il n’était pas surdéterminé par un contexte péjoratif de ségrégation » (in. Haupert et al, 2004) III. Un malade aliéné à son histoire précoce Je vois dans la psychanalyse, une révélation de l’archaïque, une manifestation du toujours antérieur. […] On pourrait reprendre toute l’œuvre théorique de Freud du point de vue de ses implications temporelles. On verrait alors que le thème de l’antérieur est sa propre hantise. Paul Ricœur. La psychanalyse a constitué, au début du XXème siècle, le mouvement qui insistait le plus sur l’importance majeure du développement individuel de chaque sujet dans la compréhension et dans le traitement de sa pathologie. En s’inscrivant dans une démarche à la fois clinique, éthiopathogénique et thérapeutique, elle imposa une réflexion psychodynamique dans le champ de la psychiatrie et contribua ainsi à enrichir les conceptualisations classiques de la schizophrénie (comme nous l’avons vu avec la théorie de la dissociation ou la théorie organo-dynamique). Si la psychanalyse marque son originalité en s’opposant à la doctrine de la dégénérescence, elle porte en elle une conception anthropologique où le devenir du sujet est en partie conditionné aux modes de relations établies lors des toutes premières années de sa vie. 40 III.1 La subjectivité mise en question A travers les conceptions classiques (Freudienne, Lacanienne), comme plus contemporaines (e.g. Racamier), la psychanalyse soulève la question de la constitution du Sujet dans la psychose. III.1.1. Une organisation pré-Œdipienne Assez vite avec son fondateur Sigmund Freud, l’intérêt porté à l’histoire du sujet a concerné son développement précoce. Ce souci s’est accompagné d’une importance cruciale accordée à certaines constantes : les notions de stades libidinaux, de fixations et de régressions permettent de discerner dans cette histoire des conflits qui se retrouvent d’un sujet à l’autre et qui tendent à tirer leur importance et leur valeur significative de leur universalité (LantériLaura, 2002). La situation œdipienne en constitue probablement le meilleur exemple. Avançant la thèse d’une « vocation civilisatrice du complexe », on retrouve chez Freud (1913) la volonté d’inscrire le modèle du développement libidinal dans une théorie générale phylogénétique. En 1911, Freud contre Bleuler privilégie la notion de paranoïa à celle de schizophrénie. Dès lors, il fait de la paranoïa un modèle structural de la psychose en général. Le mécanisme de la paranoïa découlerait d’un processus pathologique provoquant le retrait de l’investissement libidinal de l’objet. La libido retournerait dans le moi qui se retrouverait dans une situation auto-érotique. En résulte un désinvestissement de la réalité extérieure par le mécanisme de déni. La schizophrénie ne constituait alors qu’une version clinique de ce processus pathologique. Ainsi, la théorie psychanalytique de la schizophrénie ne se comprend, à ses fondements, que par les concepts de détachement de la libido et de régression à l’autoérotisme (Dalle et Weill, 1999). Dans sa seconde théorie de l’appareil psychique, Freud (1923) explicite sa conceptualisation de la psychose en référence à la notion de complexe d’Œdipe6, prérequis structurant de l’instance morale. L’impossible accès à l’épreuve Œdipienne signe dès lors l’impossible accès 6 Le complexe d’Oedipe peut être défini comme « l’ensemble organisé des désirs amoureux et hostiles que l’enfant éprouve à l’égard de ses parents ». (Laplanche et Pontalis, 1967) 41 à la subjectivité et par là-même, aux relations proprement intersubjectives, c’est-à-dire différenciées. Dans cette perspective étiologique, les prolongements théoriques de la thèse Freudienne concerneront naturellement les modes de relations parents-enfants et s’attacheront plus particulièrement à définir le rôle des parents dans la genèse de la schizophrénie. A titre d’exemples, Fromm-Reichmann (1948) parlera de mère schizophrénogène et Searles (1959) postulera l’existence « d’un effort continu – largement ou totalement inconscient – de la ou des personnes importantes de l’entourage de l’individu schizophrène pour le rendre fou ». De tels facteurs étiopathogéniques, outre leurs impacts négatifs et regrettables sur le plan thérapeutique, ont rapidement pris la force d’un caractère causal (Schweitzer et Puig-Verges, 2005). III.1.2. La forclusion du Nom-du-Père Tout comme Freud, Lacan (1956) constituera son modèle de la psychose essentiellement à partir de l’étude du trouble paranoïaque. Dans sa théorisation (Séminaire III), Lacan accentue la notion de rejet (verwerfung) de Freud et propose la traduction par forclusion. Elle consiste en un rejet primordial d’un signifiant fondamental hors de l’univers symbolique du sujet (In. Laplanche et Pontalis, 1967). Lacan reformule ainsi la vision Freudienne du complexe d’Œdipe en ajoutant au père réel, la fonction paternelle symbolique : « la fonction paternelle dresse un obstacle à la jouissance dans le rapport mère-enfant. Elle porte une barre sur le désir de la mère en s’opposant à l’instauration d’une complétude imaginaire réunissant celle-ci et son enfant » (Maleval, 2000). La théorie Lacanienne postule ainsi que l’accès à cette représentation symbolique détermine la constitution du sujet : le sujet n’advient que lorsqu’il est séparé du désir de la mère. En découle une théorie centrée sur la « causalité psychique » (Lacan, 1946) dans la mesure où la pathologie est uniquement déterminée par la manière dont chaque sujet aborde ou non certains conflits psychiques. 42 III.1.3. La dépersonnation Ainsi, selon la compréhension psychanalytique des psychoses, c’est le concept même de subjectivité qui est mis en question. Le Moi ayant subi d’importantes fixations ou régressions à un niveau archaïque du développement libidinal se préorganise selon le mode psychotique : la relation d’objet dite fusionnelle, symbiotique, caractérise l’état d’indifférenciation de la personne avec son environnement. Selon Racamier (1965), les symptômes psychotiques dans la schizophrénie sont les témoins d’une angoisse d’anéantissement (p. 674). L’auteur propose néanmoins de comprendre le trouble fondamental de la schizophrénie à la lumière du concept de Soi et de ce qu’il nomme le processus de dépersonnation, dont dériveraient l’ensemble des symptômes psychotiques. Le Soi (en tant que fonction du Moi), se dissolvant dans la psychose schizophrénique, le sujet cesserait d’éprouver sa personne et celle d’autrui comme des entités vivantes, séparées et organisées. En résulterait une absence d’image de base d’autrui et de soi-même, de trame et d’assise de sa relation vécue avec le monde vivant qui l’entoure (ibid.). Toutefois, l’expression clinique peut constituer des tentatives de restauration de la permanence à soi, sous une forme plus ou moins efficiente et couteuse pour le sujet. Ainsi, selon Racamier (1965), le délire (comme symptôme de la schizophrénie) assure une fonction de reconstitution d’un monde, d’une personne et d’un objet, face à l’angoisse d’anéantissement engendrée par la dépersonnation. De ce fait, la solution que constitue la voie du délire est qualifiée par l’auteur de dyspersonnation (ibid.). Nous retrouvons ici la fameuse thèse de Freud (1911) établie à propos du cas du président Schreber selon laquelle le délire représente une tentative d’auto-guérison. Dans cette optique, bien davantage qu’un effondrement du sens, nous comprenons les symptômes psychotiques comme des solutions (certes provisoires et instables) adoptées par le sujet pour maintenir un sens de soi. Plus encore, cette perspective fonctionnelle nous semble porter en elle l’idée essentielle (qui guidera nos propos à venir) selon laquelle les troubles du soi demeurent dynamiques, évolutifs et susceptibles de réaménagements signifiants. 43 III.2 La structure psychotique : quelles possibilités thérapeutiques ? La métapsychologie, qu’elle soit Freudienne ou Lacanienne, concerne incontestablement l’histoire singulière en tant qu’elle adopte le point de vue dynamique, mais elle comporte aussi des points de vue topique et économique (en quelque sorte « typiques ») qui, quant à eux, relèvent d’un registre structural (Lantéri-Laura, 2002). Ainsi, les premières théories psychanalytiques de la schizophrénie sont-elles nées d’une double transposition. D’une part, nous avons vu que c’est principalement par leur apport théorique au fonctionnement de la psychose paranoïaque qu’il faut aborder avec Freud, puis Lacan, ce qui serait transposable à la schizophrénie (Dalle et Weill, 1999). Cette transposition puise son sens dans une logique structurale venant privilégier l’analyse psychopathologique d’une organisation psychique (en l’occurrence psychotique) à la caractérisation d’une entité pathologique. Notons d’autre part que la théorisation du fonctionnement psychotique a été constituée en référence à la théorie libidinale des troubles névrotiques de Freud. Dans cette optique, la psychose est définie comme résultant d’une régression à un stade libidinal (narcissisme primaire) se situant en-deçà de l’organisation psychique du névrotique. La notion de régression nous rappelle, comme dans la perspective organo-dynamique de Ey, l’influence de la thèse évolutionniste et son adaptation à la psychopathologie comprise alors comme un « contre-sens du projet normatif » (1978 in. Hauper et al., 2004). La psychose représenterait de ce fait l’organisation psychique la moins évoluée de l’espèce humaine. Plus encore, l’idée d’une organisation archaïque du psychotique vient mettre en doute la notion même de sujet et dès lors la possibilité d’accéder au processus transférentiel7 qui conditionne la relation psychothérapeutique. Nous comprenons ainsi pourquoi, à ses fondements, la psychanalyse reste sceptique quant aux possibilités d’évolution favorable des psychoses. 7 Le transfert désigne en psychanalyse le processus par lequel les désirs inconscients s’actualisent sur certains objets dans le cadre d’un certain type de relation établi entre eux et éminemment dans le cadre de la relation anaclytique. Le transfert est classiquement reconnu comme le terrain où se joue la problématique d’une cure psychanalytique, son installation, ses modalités, son interprétation et sa résolution, caractérisant celle-ci (Laplanche & Pontalis). 44 Si la psychanalyse freudienne a incontestablement bouleversé notre compréhension du psychisme humain et de la psychopathologie, elle n’a guère approfondi – tout comme la théorie lacanienne – les questions liées aux possibilités thérapeutiques et évolutives des schizophrénies. Par la suite, d’autres auteurs majeurs contribueront néanmoins à repenser le processus transférentiel dans la schizophrénie et à nuancer alors le radicalisme de certaines conceptions classiques. Ainsi se dessine t-il progressivement, à partir de Ferenczi puis Klein, un espace potentiel psychothérapeutique adapté aux patients atteints de schizophrénie (Dalle et Weill, 1999). A cette même époque, Sullivan (1961) développe la thèse selon laquelle la schizophrénie n’émane pas d’un unique processus interne mais d’une réaction à des processus et évènements intervenant d’un individu à son environnement. Cette ouverture de la psychanalyse à la dimension sociale représente les prémisses d’un mouvement d’idées qui traversera si bien le courant de l’antipsychiatrie et de la psychothérapie institutionnelle, pour s’épanouir ultérieurement dans le développement des thérapies familiales. IV. Synthèse sur les grandes théories de la détérioration Il est plus aisé de penser les contraires que les degrés. Friedrich Nietzsche. Comme nous avons pu le souligner à travers l’étude des théories classiques les plus influentes, les premières conceptualisations de la schizophrénie sont empreintes d’une vision hautement fataliste concernant l’évolution du trouble et qui plus est, le devenir des personnes qui en sont atteintes. Que ce soit à travers les concepts de dégénérescence, de dissociation ou d’organisation (ou structure) psychotique, le malade tend à être confondu avec le désordre psychique dont il est affecté. Autrement dit, la triple superposition entre le diagnostic de schizophrénie, son pronostic et le devenir de la personne revient à conditionner l’existence du sujet à l’évolution dite péjorée du trouble. Tout au long de cette partie, nous avons eu le souci de comprendre l’empreinte déterministe commune aux différentes théories classiques à la lumière du contexte scientifique et idéologique dans lequel elles s’inscrivent. La précarité des moyens thérapeutiques alors 45 disponibles représente, dans cette optique, une voie d’explication majeure mais non suffisante. Dans une perspective épistémologique, les premières théories de la schizophrénie ont permis, nous l’avons vu, d’asseoir de grands champs disciplinaires naissants au début du XXe siècle. D’un côté, la psychiatrie, dont l’objet d’étude, les troubles mentaux, requière la recherche de traits essentiels qui permettent de les grouper en familles distinctes et ainsi de les différencier du psychisme « normal ». De l’autre côté, la psychopathologie et son influente psychanalyse pour lesquels il importe davantage d’appréhender les manifestations des troubles dans leurs liens psychodynamiques et au sein d’une méta-organisation psychique. L’on peut d’ailleurs considérer ce dernier champ comme le précurseur de notre discipline qu’est la psychologie. L’une et l’autre de ces voies, aussi riches et complémentaires soient-elles alors, se sont pourtant développées avec le souci prégnant de mieux se différencier et d’affirmer leur légitimité scientifique. Nous l’avons vu avec Schweitzer et Puig-Verges (2005), cette préoccupation a fortement contribué à marquer la grande opposition organo- versus psychogenèse. La prépondérance du raisonnement causal a des effets regrettables non seulement parce qu’il créé du réductionnisme, voire du radicalisme théorique, mais aussi parce qu’il tend à laisser en marge les questions liées à l’évolution des troubles et à leur impact sur la personne. Dans une perspective davantage anthropologique enfin, nous avons souligné la tendance de l’ensemble des théoriciens à ramener la psychopathologie à une forme, soit d’organogenèse (théorie de la dégénérescence), soit de psychogenèse (théories psychodynamiques), « renversée ». Nous comprenons alors que l’idée d’une involution ait été peu propice au développement d’un discours portant sur les possibilités d’évolution favorable du trouble. Comme toute tendance scientifique forte, les premières théories de la schizophrénie n’ont guère été éclipsées par les avancées théorico-cliniques et elles continuent indéniablement à marquer nos conceptions actuelles du trouble. Néanmoins, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, de profondes mutations tant sur le plan théorique, clinique que sociétal ont contribué au renouvellement des conceptualisations évolutives et ainsi à la constitution 46 progressive du paradigme du rétablissement. Aussi, l’évolution d’un champ de connaissance ne se fait-elle pas sous une forme purement linéaire et chronologique. Elle se fonde sur le dynamisme propre à tous les éléments de ce champ, aussi anciens soient-ils. De ce fait, la constitution des théories contemporaines requiert une relecture toujours plus minutieuse et éclairée des œuvres classiques afin de mieux saisir, en leur sein même, les points de ruptures ayant permis leur renouvellement. 47 CHAPITRE II : LA DÉTÉRIORATION MISE EN QUESTION La tendance destructrice du processus schizophrénique n’est pas fatale, ou plutôt elle ne l’est que dans les abstractions des psychiatres qui, en décrivant une schizophrénie “ pure”, en ont fait une sorte de mal absolu. Henri Ey. Tout au long du XXème siècle, la diversification des connaissances dans les domaines scientifiques et les mutations sociales, culturelles, idéologiques qui les accompagnent vont conduire à une appréhension de la psychopathologie caractérisée par la complexité. La gageure de cette complexité va consister à intégrer en un ensemble unifié et cohérent des dimensions jusqu’alors cloisonnées, au risque de perdre en compréhension ce que l’on va gagner en extension. Pour ce qui concerne l’évolution de la schizophrénie, ce mouvement signe l’abandon de la prédictibilité et de ses regrettables impacts au plan thérapeutique au profit de l’imprévisibilité constituant un prérequis du paradigme du rétablissement. Nous avons mis en exergue au sein du chapitre précédent l’empreinte déterministe, tant scientifique qu’anthropologique, commune à l’ensemble des théorisations classiques. Nous pouvons toutefois identifier au sein même de ces théories des points de rupture en germe ayant préfiguré cette voie de la complexité. Progressivement à partir des années 1970, notamment avec le modèle biopsychosocial de Zubin et Spring (1977), nous verrons que les conceptualisations multifactorielles du trouble vont s’imposer dans le champ de la recherche sur la schizophrénie. Cette approche plus intégrative contribue à modifier profondément les rapports envisagés entre le diagnostic et le pronostic évolutif du trouble en conférant au sujet aux prises avec sa maladie un potentiel d’évolution non déterminé. Aussi les modèles de soins suivront-ils cette même évolution en favorisant le rôle actif du patient dans ses soins. La thèse d’une irréversibilité du processus schizophrénique bascule progressivement au rang des idéologies désuètes, « prétextes » au défaitisme thérapeutique, comme nous le signifie Henri Ey (1955). 48 Par ailleurs, la phénoménologie qui va irriguer les méthodes d’investigation et de compréhension des troubles psychiques positionnera les témoignages des patients sur leur expérience singulière au cœur de la démarche scientifique. Elle représente de ce fait la méthode inspiratrice des études sur le processus de rétablissement dans la schizophrénie. Dans une perspective davantage philosophique, elle introduit dans le champ de la psychiatrie une réflexion autour des rapports entre l’être et le devenir (essence et existence) et contribue ainsi à récuser la superposition du devenir de la personne à la nature de son trouble. La contestation d’un « destin schizophrénique » fut également portée par les mouvements sociaux qui, du courant de l’antipsychiatrie au rassemblement des « ex-usagers et survivants de la psychiatrie », se sont déployés autour d’une préoccupation commune : celle de conférer au patient un statut de citoyen. Nous allons à présent expliciter ces avancées qui, tant sur un plan théorique, clinique que sociétal, ont contribué dans la seconde moitié du XXe siècle au renversement de la conception du « malade schizophrène » aliéné à son trouble, à celle du « sujet atteint de schizophrénie » expert de son vécu. 49 I. Les évolutions théoriques : un patient-sujet et son potentiel de liberté Transmis avec fatalité, susceptibles de peser à l'occasion lourdement sur la destinée, les traits héréditaires n'épuisent point la personne humaine. Il reste toujours une marge, marge plus ou moins large, nous le voulons bien, mais qui à vrai dire existe toujours. La personne humaine est appelée à pétrir de ses mains ce qui a pu lui être imposé en dehors d'elle, et de se donner, de s'affirmer d'une manière qui lui est propre. Eugène Minkowski. I.1 Multifactorialité et ouverture des perspectives évolutives L’approche multifactorielle de la schizophrénie, en desserrant l’étau étiologique dans lequel était prise la trajectoire du trouble, apporte un nouveau souffle à ses conceptions évolutives. De l’hétérogénéité clinique préfigurée au sein des conceptions classiques aux modèles intégratifs plus contemporains apparaissent l’ouverture et la variabilité pronostique. I.1.1. L’hétérogénéité clinique : prémisse d’une démarche intégrative Nous l’avons vu, la conception Bleulérienne de la schizophrénie présente un degré de complexité contrastant avec l’argument étiologique unique et purement organique de Kraepelin. La théorie fonctionnelle de la dissociation permet le passage d’une conception explicative linéaire à un modèle étiopathogénique multifactoriel où les déterminants de la maladie et les déterminants symptomatiques sont distingués. Si le mode d’articulation dynamique de ces différentes dimensions fait défaut dans la théorie Bleulérienne, nous pouvons néanmoins voir en cette dernière les prémisses des modèles de compréhension plurifactoriels actuels. L’introduction au pluriel de cette entité nosologique signe une ouverture à des explications causales et ainsi à des perspectives évolutives plus nuancées. Bleuler contribue alors de manière fondamentale au dépassement de la simple description sémiologique en portant une attention toute particulière aux facteurs (intra-)psychiques, relevant du sujet dans sa singularité et intervenant, au moins, sur le mode d’expression et l’intensité symptomatique du trouble. 50 L’hétérogénéité clinique de la schizophrénie implique une hétérogénéité évolutive venant pour la première fois introduire une rupture avec l’idée d’un « destin » schizophrénique. Le devenir des malades n’est plus uniquement déterminé par un mécanisme morbide autonome et écrasant in fine toutes les potentialités (défensives) de la personne : « La maladie peut évoluer temporellement et qualitativement sans guère de règles : progression continue, stabilisation, poussées, rémissions sont possibles à tout moment » (Bleuler, In. Garrabé, 1992). Le concept de rémission, largement employé dans les écrits de Bleuler puis de Ey, en est la plus franche illustration. L’avant-gardisme de la conception Bleulérienne explique sans doute les controverses qu’elle a suscitées. La complexité de son modèle et ainsi l’imprécision qui lui est liée, lui ont valu de connaître nombre d’oppositions émanant en particulier de la communauté scientifique française. Plus généralement, nous noterons qu'en Europe, en dépit de différences parfois marquées selon les traditions nationales, la notion kraepelinienne de la démence précoce a longtemps dominé. Aux Etats-Unis, la conception bleulérienne s'est imposée, sous l'influence de la position dominante de la pensée psychanalytique (Baud, 2003). Plus tard en France, la grande œuvre de Henri Ey contribuera néanmoins à diffuser une culture psychopathologique plus intégrative. En effet, les références cliniques, anthropologiques, sociologiques et philosophiques sont nombreuses dans le déploiement de sa pensée. Nous l’avons vu, la valeur de sa conception générale élaborée pendant plusieurs décennies consiste essentiellement dans sa capacité de synthèse des points de vue organogénétiques et psychogénétiques. Cette pensée décloisonnée est notamment le reflet de sa culture phénoménologique (de Boucaud, 2008). Cette culture, de par sa perspective expérientielle, contribuera comme nous allons le voir, à modifier le regard alors sombre porté sur l’évolution de la schizophrénie. Ainsi, ces précurseurs ont-ils contribué à la décentration d’une recherche unitaire de facteurs étiopathogéniques et étiologiques au profit d’une appréhension intégrée et plus complexe du trouble. 51 I.1.2. L’approche intégrative dans la schizophrénie : l’exemple du modèle vulnérabilité-stress La compréhension contemporaine de la schizophrénie s’appuie sur une perspective biopsycho-sociale. Cette conceptualisation multifactorielle du trouble s’est principalement développée à partir du modèle vulnérabilité-stress conçu par Zubin et Spring (1977) puis enrichi par des auteurs de la réhabilitation tels qu’Anthony et Liberman (1986). Ce modèle constitue en effet la base théorique des interventions de réhabilitation que nous expliciterons un peu plus loin. Selon ce modèle, trois composantes essentielles peuvent interagir et influencer de façon circulaire le développement de la maladie : la vulnérabilité neuropsychologique, le stress environnemental et les facteurs de protection que constituent les traitements. La vulnérabilité neuropsychologique découlerait d’une prédisposition génétique ou d’une constitution cérébrale créant un dysfonctionnement du circuit fronto-temporo-limbique. Elle rendrait ainsi les sujets atteints de schizophrénie plus sensibles à des stresseurs environnementaux tels que la consommation de drogues, l’expression de fortes émotions par l’entourage ou bien encore, la précarité du soutien social. Les traitements pharmacothérapeutiques et psychosociaux (que nous développerons par la suite) sont ici considérés comme des facteurs de protection en ce qu’ils contribuent non seulement à la diminution des symptômes du trouble mais aussi à la compensation du handicap qu’il génère (Barbès-Morin et Lalonde, 2006). Les différents termes de ce modèle sont représentés au sein du schéma ci-après. 52 Vulnérabilité neurobiologique - Génétique - Imagerie cérébrale Dilatation des ventricules Hypofrontalité - Neurotransmetteurs Dopamine Drogues Stresseurs socio-environnementaux - Emotions exprimées - Evènements de la vie quotidienne - Tensions au travail, aux études - Baisse du soutien social SCHIZOPHRÉNIE Symptômes résiduels - - Symptômes négatifs Détérioration du fonctionnement Troubles de l’attention Trouble de l’anticipation Troubles de la mémoire Handicap, invalidité Traitements (Facteurs de protection) Antipsychotiques Psychoéducation (famille et patients) Psychothérapie Entraînement aux habiletés sociales et de communication (coping) Programme de réadaptation individualisé Soutien social continu Modèle vulnérabilité-stress de la schizophrénie (Zubin et Spring, 1977) Considérant que le trouble schizophrénique est le produit de plusieurs facteurs interagissant de manière circulaire, ce modèle de compréhension échappe à une conception explicative et thérapeutique linéaire. Par la valorisation de facteurs de protection, il véhicule une conception moins fataliste du patient qui aurait la capacité de ne pas se soumettre passivement à une situation, mais de chercher des solutions pour s’adapter à des événements de vie sources de stress. La collaboration du patient aux interventions thérapeutiques est ici considérée comme favorisant le développement de ses propres ressources. 53 Nous voyons ici transparaître la volonté de positionner le patient comme acteur de sa prise en charge, ce qui constitue le mot d’ordre du modèle de la réhabilitation psychosociale. La reconnaissance de ressources présentes chez le patient contraste par ailleurs avec une conception largement axée sur le déficit véhiculée par les théories classiques. Cette conception multifactorielle de la schizophrénie contribue ainsi à l’ouverture de perspectives thérapeutiques et évolutives. Si les thérapeutiques sont conçues dans ce modèle comme pouvant impacter le cours évolutif du trouble, elles sont néanmoins essentiellement perçues sous l’angle de la compensation d’un handicap, compensation visant à aider le patient à mieux « vivre avec » sa vulnérabilité. En effet, cette vulnérabilité fait la part belle à l’héritage génétique ainsi qu’aux dysfonctionnements neurologiques. Le stress environnemental ne serait alors que le « révélateur » de ce dysfonctionnement, essentiellement acquis, permanent et irréversible. Nous verrons par la suite que le paradigme du rétablissement tend à rompre avec cette conception compensatrice, qui certes marque un tournant dans la conception du patient et de sa possible qualité de vie « avec la schizophrénie », mais qui demeure toutefois essentiellement centrée sur le soin apporté aux conséquences du trouble au détriment d’une prise en charge davantage centrée sur la personne. I.2 La phénoménologie : la compréhension de l’expérience vécue La phénoménologie, notamment avec des auteurs majeurs dans le champ de la schizophrénie tels que Minkowski ou Binswanger, redonne au schizophrène sa place de sujet dans l’humanité. Nous dirons avec Mahieu (2000) que ces auteurs s’inscrivent dans « l'illustre lignée d'humanistes à côté de Bergson, Ey ou Sartre, c'est à dire ceux pour qui il existe une complétude de l'individu, une unité du sujet, qu'elle s'exprime sous le mode de "sa liberté", "sa conscience", "son harmonie avec la vie", opposée à cette autre lignée, non moins illustre qui comporte Marx, Freud, Lacan, entre autres, pour qui l'individu est aliéné dans ses structures économiques, sociales, psychiques ou langagières, et en perpétuel conflit ». La pensée phénoménologique offre un cadre de pensée philosophique (Husserl, 1900) fondant une nouvelle conception du rapport entre le sujet et sa maladie. En effet, la méthode de 54 compréhension propre à la démarche phénoménologique permet de nous situer au plus proche du vécu du patient et contribue ainsi à la constitution de savoirs dynamiques et opérants pour la pratique clinique. Les recherches sur le processus de rétablissement, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, s’inscrivent dans cette démarche dans la mesure où elles se constituent à partir de l’expérience dont témoignent les sujets. Au-delà de ces implications épistémologiques, le courant phénoménologique ouvre à de nouvelles implications psychopathologiques liées à une conception anthropologique en rupture avec celle des modèles précédemment étudiés. En effet, elle soutient une conception des rapports entre être et devenir venant mettre à mal l’idée d’un déterminisme évolutif. C’est pourquoi, pour la phénoménologie, les concepts de la physique et plus généralement des sciences de la nature (comme ceux de causes et d’effets, de force, d’énergie etc.) employées dans les théorisations psychopathologiques telle que la psychanalyse sont par principe inadéquats pour décrire les conduites d’un être qui est avant tout un existant (Binswanger, 1947). Puisque tout sujet porte en lui un potentiel d’actualisation, il se constitue dans le devenir, à travers ses expériences de vie. Ces dernières ne conditionnent pas tant un destin, qu’une manière d’être-au-monde (Heidegger, 1927) en perpétuelle construction. Dans ce cadre, la maladie psychique constitue un aléa de l’existence qui vient entraver ce mouvement sans pour autant l’abolir. Ainsi, le devenir du sujet n’est plus contraint par ses déficits psychiques ou organiques mais demeure potentiellement réactualisable. I.2.1. L’attitude phénoménologique Il est inévitable pour le phénoménologue de commencer par une sorte “d’époché sceptique radicale” qui mette en question l’universum de toutes ses convictions antérieures, qui prohibe d’avance tout usage de ces mêmes convictions dans le jugement, toute prise de position à l’égard de leur validité ou de leur invalidité. Edmund Husserl. 55 Nous nous intéresserons aux fondamentaux de la pensée phénoménologique initiés par Dilthey et Husserl en ce qu’ils posent les bases d’une attitude philosophique qui sera aisément transposable à la clinique. Dans un article publié en 18948, Dilthey dénonce la transposition de la méthode naturaliste dans le champ des sciences humaines à une époque, rappelons-le, où la psychiatrie « savante » relevait d’un discours objectivant. Il introduit ainsi la distinction devenue célèbre entre le registre explicatif, d’essence critique et objectivante, propre aux sciences de la nature, et le registre compréhensif, propre aux sciences humaines, qui lui relève d’une appréhension subjective (Jonckheere, 2009). Autrement dit, toujours selon Dilthey, il est possible d’expliquer (erklären, comprendre quelque chose de l’extérieur) la nature mais non la vie psychique qui fait davantage l’objet d’une attitude compréhensive (verstehen, comprendre quelque chose de l’intérieur). Dans la nature, la cohérence est attribuée aux phénomènes à travers des concepts abstraits, alors que dans le monde de l’esprit, la cohérence est comprise en fonction du vécu. Pour avoir accès à l’expérience vécue, il s’agit alors de pénétrer toujours plus profondément dans la vérité historique du sujet en évitant toute hypothèse qui supposerait des faits situés audelà du donné (i.e., les concepts, les théories, les jugements universels qui sont considérés comme des dérivés d’expérience vécue). Ainsi, la psychologie et la psychiatrie requièrent-elles une nouvelle méthode. La phénoménologie de Husserl s’inscrit pleinement dans la pensée de Dilthey. Aussi lui rendil hommage dans son dernier ouvrage : « […] seule une recherche radicale, orientée vers les sources phénoménologiques de la constitution des idées de nature, de corps propre, d’âme et des différentes idées de l’ego et de la personne, peut ici fournir les explications décisives et, en même temps, donner leur fécondité et leur droit aux motifs, pleinement valables, de toutes les recherches de ce genre » (Husserl, 1913). L’œuvre de Husserl consistera à mener cette « recherche radicale », par un principe méthodologique rigoureux : le retour aux choses mêmes (ibid., 1900). En d’autres termes, la phénoménologie husserlienne se distingue par son souci de l’apparaître, c’est-à-dire des 8 Ideen über eine beschreidende und zergliedende Psychologie. 56 phénomènes au sens étymologique du terme, et par sa volonté de privilégier la description de la manière dont, en tant que vécus, ils se donnent à la conscience. L’on voit définie ici la structure fondamentale de la méthodologie phénoménologique que constitue la suspension de tout jugement ou épochè. Cette méthode vise à saisir la vie intentionnelle de l’homme dans ses modes et ses processus de constitution, en mettant hors circuit toute théorie de la réalité antérieure à celle-ci. Husserl distingue deux moments dans la réduction phénoménologique : le moment eidétique et le moment transcendantal. Par réduction eidétique, il faut entendre cette forme de réduction qui, se dégageant du jugement de réalité que l’on porte sur la chose, permet d’en faire varier imaginairement les traits et de découvrir par là même ceux qui, ne pouvant varier, en constituent l’essence (ou eidos). Cette méthode est dite des « variations imaginaires ». Par réduction transcendantale, il faut entendre l’étape la plus radicale, celle qui va tenter de mettre hors jeu tout jugement d’existence sur le monde, y compris les vérités scientifiques (en référence du doute des sceptiques, cette étape est fréquemment nommée époché) : cette étape dévoile le monde en tant que son sens est produit, constitué par le sujet (Naudin et al., 1998). La pensée de Husserl essaimera progressivement le champ psychiatrique avec notamment les travaux de Henri Ey, comme nous l’avons vu précédemment, mais aussi grâce à Karl Jaspers qui s’appliqua à développer une psychopathologie compréhensive. Mais ce sont sans doute avec les travaux de Binswanger et de Minkowski que la méthode phénoménologique et son application à la psychopathologie sera véritablement fondée. Nous étudierons les contributions de ces auteurs après avoir mis en lumière les implications épistémologiques de la méthode phénoménologique. I.2.2. Implications épistémologiques : une attitude préthéorique La phénoménologie ne se prétend pas une théorie psychopathologique. De même, elle ne propose aucune technique particulière à appliquer dans un but diagnostique ou psychothérapeutique. Elle est une attitude (Naudin et al., 1998). 57 Sur le plan de la philosophie pure, cette attitude a été définie par Husserl (1900), son fondateur, comme retour aux choses-mêmes. Ce mot d’ordre cristallise tout l’esprit de la phénoménologie en tant qu’attitude « préthéorique » par la description de l’expérience. Aussi, Tatossian (1996) insiste-t-il sur la fonction épistémologique de la phénoménologie en psychiatrie. C’est parce qu’elle s’en tient à l’expérience vécue que la phénoménologie permet d’ouvrir un dialogue entre des tendances scientifiques a priori opposées. En effet, si ces dernières peuvent diverger quant à leur présupposés théoriques, elles se rejoignent dans la nature même des données à recueillir, essentiellement cliniques (Naudin et al., 1998). L’attitude phénoménologique est ainsi hautement précieuse en ce qu’elle tend à se dégager d’une démarche de recherche guidée par des exigences de validations théoriques. Elle échappe de ce fait à une forme de réductionnisme scientifique inhérent, nous l’avons vu, à la prépondérance du raisonnement causal où l’unité et le cloisonnement sont souvent de mise. Dans cette optique, définir l'observation et la description comme préalables à la recherche clinique invite le chercheur (et le clinicien) à se défaire des pensées a priori relatives à son objet d'étude. Mettre les vérités évidentes entre parenthèses, y compris les vérités dites scientifiques, permet de nous interroger sur nos jugements eux-mêmes et constitue le cœur même de l’attitude phénoménologique. I.2.3. Implications cliniques : l’être-au-monde ou l’être différent Ce n'est plus "être malade" qui sert en premier lieu de porte d'entrée à nos investigations, mais "être différemment". Eugène Minkowski. Le schizophrène jusqu’alors considéré « insensé » est ainsi progressivement compris dans sa différence, à travers ses expériences. Cette démarche de compréhension porte en elle de nouvelles possibilités psychothérapeutiques. Binswanger définit en effet les différentes maladies psychiques comme autant de modalités d’existence. Fortement influencé par l’œuvre de Heidegger Etre et Temps (1927), il fonde ses travaux sur la conception anthropologique de l’Homme en tant que Dasein, « être-au58 monde », « être-là » ou « existant » qui désigne un être transcendant dont l’existence excède les besoins et les pulsions. Minkowski (1933), tout comme Binswanger, oppose l’être malade à l’être différent et se dégage ainsi d’une conception déficitaire : « mettons maintenant à la place d’un “moins” un “différemment” » (p. 233). Dès lors, comment qualifier cette expérience ? Pour Minkowski (1927), il s’agit d’une perte de contact vital avec la réalité et pour Binswanger (1960) d’une perte de la confiance transcendantale. Le sujet schizophrène vit une altération des dimensions constitutives de l’être, telle qu’une altération du temps vécu. Ainsi, les phénoménologues comprennent-ils la schizophrénie comme une faille dans la constitution de soi, du monde et d’Autrui. Elle relève d’une mise en échec de la synthèse identitaire et temporelle par une disjonction entre l’expérience de soi et l’expérience vécue. Cette rupture du sentiment de continuité de soi, nous le verrons, est particulièrement saillante dans les témoignages des patients. Sa restauration constitue d’ailleurs l’un des postulats qui guidera notre compréhension du paradigme du rétablissement. Puisque la perte n’est pas un manque, un défaut, il est possible de rétablir le contact entre ces deux champs d’expérience. Ainsi, le processus fondamental de schizophrénie est-il potentiellement réversible (Jonckheere, 2009) par l’intégration des expériences vécues à l’identité du sujet. Cette conception dynamique se libère d’une vision déficitaire et sous-tend dès lors l’idée d’une curabilité de la schizophrénie. Par là-même, elle remet au cœur de la démarche clinique le potentiel d’influence des théories des cliniciens dans leur relation avec les patients. En effet, selon Minkowski (1927, p. 270) : « la notion de curabilité peut avoir par elle-même une valeur curative » car, dit-il « elle embrasse non seulement les symptômes du malade mais encore notre attitude à son égard et contient ainsi une indication sur la conduite que nous devons tenir vis-à-vis de lui, en tant que psychiatres-thérapeutes, en tant que psychothérapeutes avant tout ». Le clinicien reconquiert ainsi une place dans l’espace thérapeutique de la schizophrénie : « on est allé jusqu’à dire que la schizophrénie, en raison de l’extension qu’elle prenait, devenait le 59 synonyme de folie. Ceci est exact, avec la réserve toutefois que “fou” veut dire fou et rien de plus, tandis que “schizophrène” veut dire : susceptible d’être compris et d’être guidé par nous » (ibid., p. 273). II. Les évolutions sociétales : un patient-citoyen et sa place dans la communauté Songe un instant à tous ceux auxquels a été refusée cette bienheureuse ressemblance avec leurs semblables. À tous ceux qui se donnaient beaucoup de mal pour se comporter correctement, pour qu’on ne dise pas plus de mal d’eux que leurs concitoyens, mais auxquels rien ne réussissait, pour qui tout allait de travers à cause d’une infirmité invisible. Et qui, pour finir, pour cette anomalie imméritée, ont vu s’abattre sur eux le châtiment de la solitude et dès lors n’ont plus fait aucun effort pour dissimuler cette infirmité. Czeslaw Milosz. Au fil du chapitre précédent, nous avons mis en lumière les facteurs théoriques ayant contribué à ouvrir les perspectives évolutives de la schizophrénie et à considérer le potentiel de croissance du sujet. Ce mouvement progressif et continu vers la désaliénation n’est pas l’apanage du seul champ scientifique et de ses évolutions ; il est le reflet de mutations transversales dans des champs variés bien qu’intimement liés. En effet, durant la seconde moitié du XXe siècle, des facteurs tant sociaux, humanitaires, scientifiques, qu’économiques contribuent au passage d’une politique « asilaire » à un grand mouvement de « désinstitutionalisation ». Nombre de penseurs issus de divers champs théoriques développent une réflexion, non seulement à visée thérapeutique, mais aussi éthique et anthropologique, sur la place et la fonction de l’institution psychiatrique. Plus encore, c’est le statut même de « malade mental » que viennent interroger ces courants de pensée. Plus tard, les associations de défense des droits des patients en psychiatrie prendront le relais de cette lutte pour la reconnaissance du patient en tant que personne (Caria, 2007). Comme nous allons le voir, leurs revendications impacteront progressivement tant le champ scientifique que le champ clinique. A une échelle internationale, le développement croissant de la perspective du rétablissement est la plus vive illustration de la place grandissante accordée aux usagers en psychiatrie. 60 En France, des textes de lois viendront renforcer les droits des usagers et ainsi soutenir cette exigence d’un système de soin centré sur une meilleure coopération avec le patient et son entourage. Ainsi, parallèlement à une profonde réorganisation du système de soins psychiatriques – par transfert progressif des lieux de soins et des professionnels de l’hôpital vers la cité – le statut des personnes vivant avec des troubles psychiques se transforme : du malade aliéné par sa pathologie à celle de citoyen acteur de sa santé. II.1 L’institution psychiatrique en question Les années de l’après-guerre voient l’éclosion de pratiques nouvelles se proposant de remanier la psychiatrie, de la psychothérapie institutionnelle à la politique de secteur, l’antipsychiatrie représentant la pointe extrême de ce mouvement. Selon Vanier (2004), cette contestation de l’institution asilaire trouve sa source aussi bien dans les discours en faveur des droits de l’Homme dans le contexte de la Libération, dans les travaux contemporains comme ceux de Michel Foucault, que dans les possibilités qu’ouvre la découverte des premiers neuroleptiques. II.1.1. L’ère de la désinstitutionalisation La découverte des traitements neuroleptiques (la chlorpromazine) en 1952 par Delay et Deniker signe l’avènement de l’ère biochimique de la schizophrénie (Garrabé, 1992). Constituant une véritable révolution thérapeutique, elle contribua à modifier profondément la qualité de vie et le devenir des patients schizophrènes pour lesquels, rappelons-le, il n’existait jusqu’alors que peu de solutions thérapeutiques. De par leurs propriétés antipsychotiques, les neuroleptiques agissent sur les symptômes les plus sévères et bruyants. Leur diffusion rapide dans les services hospitaliers permit dès lors la diminution voire l’abrogation de certaines techniques thérapeutiques tels que les camisoles de force, les électrochocs et les cures de Sackel (Besançon et Jolivet, 2009). En outre, le soulagement symptomatique ouvrit l’accès des patients à la psychothérapie. Plus tard, l’apparition de neuroleptiques « atypiques » concourra à réduire considérablement les aspects iatrogènes (effets secondaires) des traitements (Favrod et al., 2012). 61 A la même période, entre 1950 et 1960, sous l’impulsion notamment du « Groupe de Sèvres » (comptant un certain nombre de psychiatres dont Georges Daumézon, Lucien Bonnafé et Henri Ey), s’amorça le processus de désinstitutionalisation (diminution du recours à l’hospitalisation et des durées de séjour) au bénéfice des soins ambulatoires avec développement de structures de soins dans la communauté9 (Dugravier et al., 2009). Des modalités de soins plus légères et alternatives à l’hospitalisation (suivi à domicile, hospitalisation à domicile, famille d’accueil) se multiplient. De même, le développement de l’accès au logement (appartement associatif, foyer d’hébergement spécialisé) et au travail (Roelandt, 2005) initie la prise en charge sociale des patients. La politique de secteur 10 (1960) vient instituer cette réorganisation des lieux de soins. Le patient sera désormais traité dans son cadre de vie (Dugravier et al., 2009). Depuis lors, deux tiers des patients suivis par le service public le sont hors de l’hôpital (Besançon et Jolivet, 2009). Néanmoins, cette désinstitutionalisation s’est parfois faite de manière autoritaire. La mise en place de cette nouvelle orientation s’est heurtée à des contraintes économiques, organisationnelles et politiques. La carence de lieux thérapeutiques extrahospitaliers 11 est souvent venue mettre à mal la continuité des soins pour un certain nombre de patients. Les familles, alors fréquemment démunies et esseulées face au manque de suivi thérapeutique de leur proche, dénoncent, pour reprendre l’expression de l’association UNAFAM 12, un système « d’externement abusif » (Gasser, in. Besançon et Jolivet, 2009). La révolution thérapeutique que constituèrent la découverte des neuroleptiques puis le mouvement de désinstitutionalisation, en interrogeant le rôle de la psychiatrie dans la société, va contribuer au développement du courant de l’antipsychiatrie à partir des années 1960 (Saïas, 2009). 9 10 11 12 Tels que les centres médico-psychologiques (CMP) et les centres d’accueil thérapeutiques à temps partiel (CATTP). La politique de sectorisation initiée par Lucien Bonnafé (1959) et officialisée par la circulaire du 15 mars 1960 consiste à diviser chaque département en un certain nombre de secteurs géographiques sur la base d’une population moyenne de 70 000 habitants par secteur. Cette inadéquation entre la politique de santé extrahospitalière et les moyens qui permettraient de la déployer de manière efficiente reste plus que jamais d’actualité. En effet, outre l’appauvrissement général des moyens en faveur des soins psychiatriques, on note une répartition paradoxale de ces moyens à l’intérieur même du système de santé : 75% des postes de personnels soignants et des budgets sont en faveur de l’hôpital alors que, rappelons-le, 75% des patients sont suivis en médecine ambulatoire, hors des murs de l’institution (Besançon et Jolivet, 2009). Union Nationale des Amis et Familles de Malades psychiques. 62 II.1.2. Le courant de « l’antipsychiatrie » et la psychothérapie institutionnelle L’antipsychiatrie, portée entre autre par Laing et Cooper (à qui l’on doit ce terme) en Angleterre, Basaglia en Italie, et Foucault et Oury en France, vient contester l’organisation classique des soins. Le système psychiatrique est accusé de négliger le discours des malades et ce davantage depuis la découverte et l’utilisation massive des neuroleptiques. Ainsi, les premières revendications « antipsychiatriques » se développent à partir de témoignages de sujets ayant fait l’expérience de l’hospitalisation psychiatrique. Cette démarche se doit d’être mise à l’honneur dans l’histoire de la psychiatrie, Di Vittorio (2008) allant même jusqu’à l’associer à un devoir de mémoire : « le premier aspect de l’antipsychiatrie, celui qu’il ne faudrait jamais oublier, c’est le témoignage de ceux qui ont joué leur vie à l’intérieur de l’appareil psychiatrique » (p. 314). L’antipsychiatrie se constitue en référence à de multiples influences théoriques (psychanalyse, systémie, philosophie existentialiste, phénoménologie, sociologie...). Nous retrouvons au sein de ces courants de pensée une démarche de déconstruction du statut de « malade mental » et, par là-même, de l’entité « folie » ainsi qu’une approche fondée sur le refus de l’incompréhensibilité de l’expérience schizophrénique (ibid.). Ainsi, la posture philosophique du courant antipsychiatrique, notamment avec Michel Foucault (1961), tente de dégager la folie de sa désignation négative. Au-delà d’une dénonciation de l’internement, la démarche de l’antipsychiatrie consiste plus globalement en une contestation de la norme médicale érigée en éthique « qui valait aussi bien pour la santé que pour la morale et pour l’ordre social et politique » (Fédida, 1968, In. Vanier, 2004). Selon Di Vittorio (2008), l’opacité du « phénomène antipsychiatrie » est imputable à la transposition des contestations des usagers sur un registre théorique, essentiellement philosophique et teinté d’idéologie politique, ce qui cantonnera la revendication des usagers à une position militante. Ainsi, le message princeps du mouvement antipsychiatrique, à savoir le témoignage des usagers, sera occulté. Quoi qu’il en soit, le courant antipsychiatrique aura indéniablement contribué à faire évoluer à travers le monde l’organisation des soins psychiatriques. Comme nous le verrons par la suite, le paradigme du rétablissement s’est constitué en référence à ces mêmes influences expérientielles. En réinscrivant le vécu des sujets souffrant de troubles psychiques au centre 63 des préoccupations thérapeutiques, ce concept contribue non seulement à répondre au devoir de mémoire évoqué précédemment, mais aussi à impulser une nouvelle éthique des soins psychiatriques. L’enjeu serait ainsi d’échapper à l’écueil d’une conception dichotomique et cloisonnée opposant les perspectives théorique, expérientielle et médicale. L’antipsychiatrie a fabriqué de nouvelles institutions alternatives à la psychiatrie conçue comme un système autoritariste et hiérarchique dépersonnalisant les patients et par la-même source de leurs troubles et de leur violence. A titre d’exemple, la clinique de La Borde à CourCheverny créée par Oury en 1953 a pour objectif de devenir un lieu de vie dans lequel les patients se voient considérés sur un pied d’égalité avec les soignants qui les ont en charge. Ainsi, le soin est étendu à toute l’institution (Oury, 2001). Ces tentatives thérapeutiques ont notamment laissé en héritage la nécessité de rendre la relation soignant-soigné moins asymétrique et moins paternaliste (Petitjean, 2011). II.1.3. Le mouvement de la psychiatrie communautaire Le mouvement de la psychiatrie communautaire s’est constitué dans les suites du processus de désinstitutionalisation. Ce mouvement émerge aux Etats-Unis dans les années 60 dans un climat de réforme sociale marqué notamment par l’augmentation de la précarité et la création de structures communautaires (Dugravier et al., 2009). Il répond alors à la nécessité d’envisager une politique de santé à destination des populations socialement vulnérables. De ce fait, ce mouvement constitue les prémisses d’une meilleure intégration de l’environnement dans la mise en œuvre des politiques de santé. Il signe le passage d’un modèle de santé purement médical à un modèle intégrant les dimensions sociales et politiques (Saïas, 2009). En France, comme dans d’autres pays européens, la diffusion de ce modèle est plus récente et sa formalisation moins homogène. En effet, si les modèles et valeurs communautaires sont à la base de la politique de sectorisation, l’ouverture des structures et des professionnels sur la communauté demeure inaboutie. Selon Saïas (2009), le secteur se trouve en difficulté pour remplir efficacement sa mission communautaire, notamment parce qu’il reste attaché à une culture médicale traditionnelle pour laquelle la participation des usagers au développement des communautés ne constituait pas une priorité. Dugravier et ses collaborateurs (2009) 64 invoquent par ailleurs la dominance en Europe d’une culture psychopathologique davantage centrée sur l’individu, au détriment de l’étude de facteurs socio-environnementaux. Le mouvement communautaire actuel œuvre à la création de nouveaux partenariats pour la santé afin de favoriser une appréhension différente des phénomènes psychosociaux, en passant de l’individu à la communauté, de la psychopathologie à la promotion de la santé mentale, du modèle médical au modèle participatif (Saïas, 2009). Dès lors, la psychiatrie communautaire véhicule des valeurs qui viennent bouleverser profondément le modèle de santé traditionnel. Ces dernières peuvent être définies comme tel : la reconnaissance de la communauté comme lieu d’action et support des interventions, la conception positive de la santé, la prise en compte des individus dans leur contexte, l’empowerment comme outil et objectif et l’intérêt porté sur les actions collaboratives avec les populations. La considération de l’expertise des « citoyens-usagers-acteurs » (ibid.) constitue l’orientation centrale de ce système de valeurs. Nous verrons dans la partie suivante que les pratiques de réadaptation psychosociale, constituant pour ainsi dire le premier « corrélat clinique et thérapeutique » de cette organisation communautaire des soins, s’étaye pour une large partie sur cette exigence d’un partenariat avec le patient et son entourage. Le paradigme du rétablissement viendra par la suite redessiner les contours de cette orientation de soin en réaffirmant le passage d’un travail sur un « patient » à une collaboration avec un « usager-expert ». II.2 Le statut de « malade » en question Tendre vers une « psychiatrie citoyenne » (Roelandt, 2005), outre une réorganisation du système de soin, appelle à une transformation du statut même de la personne soignée. Si les courants présentés précédemment ont favorisé un profond remaniement du statut social des malades, les associations de défense des droits des patients en psychiatrie, vers la fin du XXe siècle, ont pris le relais de cette lutte pour la reconnaissance des droits des usagers. 65 II.2.1. La reconnaissance de la « voix des usagers » En 1978, Judi Chamberlin se définissant comme « usager/survivant » de la psychiatrie lance un appel à ses pairs dans un ouvrage intitulé On Your Own pour qu’ils se rassemblent et parlent d’une seule voix. Dès lors, les témoignages de personnes ayant fait l’expérience de soins psychiatriques se multiplient, d’abord aux Etats-Unis. Ainsi, la voix des usagers, rassemblée en réseaux associatifs de plus en plus nombreux13, parvint-elle progressivement à impacter la communauté scientifique et professionnelle. « Rien sur nous, sans nous »14, tel est le mot d’ordre de ces mouvements d’usagers se mobilisant afin de défendre une réappropriation de leur pouvoir et ainsi une volonté de s’extraire d’une logique de dépendance, d’invalidité et de chronicité (Le Cardinal et al., 2008). Au cœur de ces revendications, nous retrouvons un appel au principe d’autodétermination, principe qui fait encore écho à la notion d’empowerment évoquée précédemment. La considération de la voix des usagers est progressivement rendue manifeste dans de multiples domaines : - Dans le champ de la recherche tout d’abord, dans la mesure où les témoignages de personnes ayant elles-mêmes récupéré de leur maladie sont en grande partie à l’origine de l’intérêt scientifique porté aux conceptualisations de l’évolution favorable des troubles psychiatriques. A titre d’exemple, Andreasen et ses collaborateurs (2005) expliquent clairement comment le groupe de travail ayant abouti à la définition de la rémission est né suite à la pression des usagers des soins psychiatriques. Par ailleurs, les recherches conçues à partir de l’expertise des usagers tendent à se multiplier. Dans cette optique, les recherches-actions dites « participatives » remplacent la notion de « sujet de recherche » par celle de « participant », soulignant le rôle actif, voire proactif, de l’usager à chaque étape du processus (Greacen et Jouet, 2012). 13 14 Citons en France l’association UNAFAM créée en 1963 (Union Nationale des Amis et Familles de Malades psychiques) ou l’association des anciens patients de psychiatrie FNAPSY créée en 1992. « Nothing about us without us » 66 - Sur le terrain ensuite, avec la création de réseaux de santé communautaire crées par et pour les usagers, tels que les Groupes d’Entraide Mutuelle (GEM) en France que nous réévoquerons un peu plus loin. - Au cœur même des pratiques cliniques, dont les orientations récentes se préoccupent de donner au patient les moyens d’être acteur de sa santé et à son entourage d’être partenaire du projet de soin. - Par des mesures législatives enfin, actant la reconnaissance des droits des usagers tant en termes de compensation sociale que d’accès aux informations médicales les concernant. Nous allons développer ce dernier point dans la partie qui suit et tenter de mieux comprendre l’impact de certaines réformes sur le système de soins psychiatriques et les personnes qui en bénéficient. II.2.2. Santé mentale et handicap psychique La psychiatrie contemporaine ne peut ainsi se satisfaire d’un fonctionnement en vase clos. Le modèle de la psychiatrie communautaire, émergeant en France, illustre la nécessité de repenser une organisation sanitaire en lien étroit avec le champ social. Les liens entre psychiatrie et secteurs médicaux-sociaux et sociaux sont pensés autour des concepts de santé mentale et de souffrance psychique (Bouleau, 2011). La notion de Santé mentale est apparue au décours de la seconde guerre mondiale, définie par l'OMS comme un état de bien-être physique, mental et social avec une vision positive puisqu'il s'agit de permettre à un individu de se réaliser et de contribuer à la vie de la communauté. La santé mentale ne se définit donc plus par l'absence de maladie et introduit par sa définition positive la notion d'un droit et donc d'une compensation d'un handicap social (ibid.). La loi sur le handicap de 1975 contribue en partie à promouvoir ce droit en favorisant le logement et la vie des patients dans les appartements en ville grâce à l’allocation adulte handicapé (AAH). C’est ainsi qu’elle permit l’accélération du processus de désinstitutionalisation. En outre, elle fut à l’initiative du terme « médico-social », définissant une double participation du médical et du social dans les buts d’une institution ou d’un 67 service en faveur d’une population donnée. Néanmoins, la définition de ce nouveau champ n’a pas permis la mise en réseau souhaitée des services et des institutions ; certains considèrent même qu’elle a contribué à renforcer le cloisonnement entre les secteurs médicosociaux et sociaux d’une part et médicaux de l’autre (Besançon et Jolivet, 2009). Dans les années 2001-2002, une demande croissante de reconnaissance de la notion de « handicap psychique » pour les personnes souffrant de maladie psychique se manifeste au sein des associations d’usagers (FNAPSY et UNAFAM). Ces dernières en voient le bienfondé dans l’octroi d’aides matérielles et l’ouverture de l’accès à des services auxquels les patients ne peuvent avoir droit sans être reconnus comme personnes handicapées (ibid.). Les actions menées par ces mouvements aboutirent à la loi dite « pour l’égalité des droits et des chances » du 11 février 2005 qui reconnait l’existence d’un « handicap psychique ». Pour la première fois, les troubles cognitifs ou psychiques sont reconnus comme pouvant constituer une cause de handicap au même titre que les handicaps sensoriels et moteurs. Ainsi, les notions de santé mentale et de handicap psychique permettent-elles de mettre l’accent sur les conséquences sociales de la maladie. Elles s’inscrivent dans la lignée des évolutions théoriques précédemment étudiées qui, en ce décentrant des préoccupations étiologiques, tendent à mieux considérer la complexité des interactions entre la personne et son environnement. De ce fait, nous pouvons considérer que ces évolutions sociétales viennent réaffirmer la compréhension bio-psycho-sociale du trouble schizophrénique. Le handicap psychique est différencié du handicap mental selon plusieurs critères. Contrairement au handicap mental qui est associé à une déficience intellectuelle stable, le handicap psychique peut engendrer une difficulté variable à mobiliser les ressources intellectuelles qui cependant ne sont pas considérées comme déficientes. En outre, le handicap mental résulte souvent de pathologies identifiables (anomalie génétique, accident cérébral etc.), alors que le handicap psychique est secondaire à la maladie psychique d’étiologie multiple et variable selon les individus. Le handicap psychique est fréquemment qualifié de handicap « invisible ». Considéré comme suivant une évolution de longue durée (chronique), ses répercussions concernent essentiellement les habiletés dites « psychosociales » de la personne. 68 La notion de handicap psychique comporte une certaine ambivalence dans son rapport à la détérioration et ainsi au déterminisme évolutif. D’un côté, sa définition marque une volonté de se distinguer de l’aspect irréversible des autres handicaps (ce qui n’est pas sans soulever des questionnements éthiques dans la mesure où il s’agit, pour ainsi dire, de « sauvegarder » un handicap au détriment d’un autre15…). Aussi, la différenciation établie avec une atteinte intellectuelle atteste d’un parti pris à l’encontre d’une conception démentielle, ou bien encore dégénérative, des pathologies psychiques telles que la schizophrénie. D’un autre côté, le seul terme de « handicap » nous semble véhiculer une empreinte déterministe mettant à mal l’idée d’un dynamisme évolutif et paraissant ainsi s’opposer (à priori) aux conceptions positives de l’évolution du trouble telles que la rémission ou le rétablissement. Nous pouvons dès lors nous interroger sur le potentiel « stigmatisant » de cette notion. A ce titre, selon Besançon et Jolivet (2009, p. 56) : « passer de l’état de malade à celui de handicapé n’est pas un progrès, c’est un aveu d’impuissance et de renoncement devant la maladie ». En outre, dans ses aspects pervers, cette mesure comporterait le risque (pour les patients comme pour les professionnels les accompagnants) d’une conformité nécessaire à ce statut défini par la loi afin de pouvoir justifier d’aides et de droits. Les critiques formulées concernent ainsi plus généralement les risques de normalisation liées aux notions de « santé mentale », de « souffrance psychosociale ». Rappelons, pour mieux comprendre ces écueils, que selon la classification des handicaps de Wood16 (1980), le handicap est la conséquence sociale d’une déficience ou d’une incapacité et ne constitue pas un caractère propre à l’individu. Si la souffrance psychique a des répercussions sur le fonctionnement social des personnes ; les phénomènes de stigmatisation, voire d’exclusion, renforçant ce dysfonctionnement et ainsi la souffrance subjective, sont également le reflet de « l’état de santé » d’une société. 15 16 Cette question éthique fut soulevée lors de la soutenance d’habilitation à diriger des recherches (HDR) de Monsieur le Pr. Bernard Pachoud le 10 Novembre 2012 Auteur d’une méthode descriptive maladie-handicap retenue pour l’élaboration de la Classification Internationale du Fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF, l’OMS). 69 Puisque le handicap psychique est en parti défini par des habiletés adaptatives, le risque serait de réduire la souffrance individuelle à un indicateur de dysfonctionnement social qu’il conviendrait alors d’effacer ou de compenser (Bouleau, 2011). Tenir compte de ces écueils possibles, c’est penser, de manière renouvelée, l’évolution psychique dans sa singularité afin de créer une dynamique centrée sur le projet de soin de la personne et non à partir de critères de fonctionnement prédéfinis. Autrement dit, l’éthique propre à la pratique clinique nous rappelle que les constructions normatives collectives ne doivent pas occulter le processus de normativité individuelle (Canguilhem, 1966). Les conséquences de cette loi de 2005 pour les « personnes en situation de handicap » furent importantes, malgré les controverses qu’elle a suscitées et les réserves liées aux risques de dérives que nous avons évoqués. Outre la possibilité d’une reconnaissance inédite, tant sur le plan des aides sociales, financières, qu’humaines, cette loi a suscité la création des Groupes d’Entraide Mutuelle (GEM), dispositifs gérés et animés par les personnes elles-mêmes (Besançon et Jolivet, 2009). Ces derniers viennent amender la considération nouvelle de l’expertise thérapeutique des usagers. II.2.3. Le droit des malades à être informés L’importance majeure accordée à l’information au patient en psychiatrie a été soulignée dans de multiples conférences de consensus et guides de bonnes pratiques cliniques (Beaufils et al. 2001). Si les obligations légales concernant l’information faite aux patients ne sont pas nouvelles, elles ont été renforcées par la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades. Cette dernière insiste sur la nécessité de garantir le secret médical, sans l’opposer au patient dans les informations sur sa santé (Palazzolo, 2003) : « Les mineurs ou majeurs sous tutelle ont le droit de recevoir eux-mêmes une information et de participer à la prise de décision les concernant, d’une manière adaptée soit à leur degré de maturité s’agissant des mineurs, soit à leurs facultés de discernement s’agissant des majeurs sous tutelle » (Art. L. 1111-2). En découle notamment l’obligation d’annoncer au patient le diagnostic de la maladie dont il est atteint. 70 En actant d’une nécessaire considération de la personne malade comme un partenaire de santé (Castel, 2005), cette mesure traduit ainsi une modification de la relation thérapeutique. En effet, la communication de l’information médicale est une forme de partage du savoir qui tend à diminuer le caractère asymétrique de la relation patient-soignant (Petitjean et Beaufils, 1999). Cette modification de la relation thérapeutique comporte un enjeu de taille dans le champ de la santé mentale, tant les habitudes soignantes vis-à-vis d’une personne longtemps considérée aliénée, donc hors du champ de la citoyenneté, restent prégnantes au quotidien (Daumerie et al., 2009). Les difficultés à reconsidérer la personne atteinte de schizophrénie comme un partenaire de soin peuvent être illustrées par les réticences connues des praticiens à annoncer ce diagnostic en particulier. Outre l’argument d’une fiabilité relative du diagnostic, la réticence des psychiatres à cette annonce, ressortirait, selon Parizot (1999), d’une « volonté de protéger le patient d’un tel diagnostic ». Il s’agirait ainsi de le préserver d’une étiquette diagnostique, qui plus est stigmatisante, au nom de la liberté du sujet. Se pose enfin la question du « discernement » des patients, c’est-à-dire de leur capacité à saisir le sens de cette annonce et à donner un « vrai consentement », compte-tenu de leur potentielle absence de conscience des troubles. Le manque d’insight demeure en effet une caractéristique couramment associée aux troubles psychotiques en général et à la schizophrénie en particulier. Néanmoins, les résultats d’un certain nombre d’études qualitatives viennent modérer ces inquiétudes. L’annonce diagnostique améliorerait la qualité de vie des patients, leur implication dans les processus de soin et par là-même, l’observance du traitement, l’alliance thérapeutique et une meilleure prévention des rechutes (Castillo et al., 2008). Les questionnements éthiques relatifs à l’information faite au patient en psychiatrie nous semblent davantage concerner la manière que le fait même de délivrer cette information. Dans cette optique, un travail de mise en sens de la maladie et d’exploration des représentations subjectives apparaît indissociable de tout processus d’information. La démarche de psychoéducation, bien pensée, s’inscrit en référence à cette exigence en ce qu’elle considère l’information quant à la maladie comme un levier thérapeutique qu’il s’agit de déployer à mesure du parcours psychique et des ressources du sujet. 71 III. Les évolutions cliniques : un patient-acteur de son projet de soin et de son projet de vie Dans un modèle véritablement coopératif, on peut imaginer une symétrie du savoir et du pouvoir profanes et professionnels, chacun étant reconnu, transmis, ajusté, afin de construire en commun la décision thérapeutique. Ce n’est possible que par un rééquilibrage de la relation thérapeutique au sens où, sur plusieurs plans, le profane apprend au professionnel et le professionnel accepte d’apprendre du profane. Pierre Lascoumes. Les différentes évolutions évoquées précédemment nous amènent à considérer la réinsertion et l’autonomie du patient atteint d’un trouble psychique comme les principaux enjeux de la psychiatrie de la fin du XXème siècle. Le déplacement des modes de traitement de l’hôpital vers la cité conduisent à des réaménagements progressifs du statut des malades davantage considérés dans leurs droits et leur citoyenneté. Cette exigence éthique, parallèlement à son émergence sur le plan sociétal, va naturellement essaimer les modalités de prises en charge thérapeutiques et contribuer ainsi à renouveler les pratiques psychothérapeutiques. L’environnement, qu’il soit familial ou social, devient l’un des pivots de la scène thérapeutique (De Luca, 2009). Dès lors, la clinique de la schizophrénie va graduellement se développer avec le souci de mieux considérer le retentissement psychosocial de la maladie sur la personne afin d’améliorer son fonctionnement dans la vie quotidienne. La relation soignant-soigné s’élargit : « au psychiatre s’associent les autres travailleurs de la santé mentale (infirmiers psychiatriques, assistantes sociales, psychologues ou éducateurs spécialisés) et aussi les travailleurs sociaux de la communauté, les médecins généralistes, finalement tous ceux qui rentrent en contact avec le malade et, en particulier, ses proches » (Hochmann, 1971 in. Dugravier, 2009). Dans cette même optique, notons que le statut des familles des patients évolue considérablement. En effet, nombreuses et variées furent les considérations théoriques qui ont soutenu le rôle de la famille dans l’éclosion, le développement et l’entretien du trouble schizophrénique, chez un ou plusieurs de ses membres (De Clercq et Peuskens, 1999). 72 Ainsi, l’entourage des patients a longtemps été tenu à l’écart des traitements, l’hospitalisation représentant l’occasion pour le patient d’être éloigné de son environnement familial considéré comme pathogène (Blondeau et al. 2006). Aujourd’hui, la famille est considérée comme une source précieuse d’informations pour l’équipe soignante pour ce qui a trait à l’évolution des symptômes, à la réponse à la médication et à l’observance médicamenteuse (Collette et al. 2004, In. Blondeau et al. 2006). La famille est désormais considérée comme « alliée plutôt qu’interférente ou coupable » (Boucher et Lalonde, 1982). Certains ont même avancé l’idée de la considérer comme cothérapeute (Winefield, 1996). Il s’agit dès lors, notamment avec les dispositifs psychoéducatifs, d’offrir à la famille suffisamment d’informations pour que ses membres puissent comprendre la maladie et accompagner le patient dans ses soins. Aujourd’hui, il existe un consensus dans la littérature pour souligner les bénéfices thérapeutiques d’une alliance précoce avec l’entourage familial (De Luca, 2009). Par ailleurs, le regard porté sur la place des patients atteints de schizophrénie dans la prise en charge du trouble se trouve naturellement modifié. Les sujets tendent à ne plus être considérés comme des « malades » dépourvus de tout discernement, mais comme des sujets acteurs de leurs soins (Noiseux et Ricard, 2008). Dès lors, nous exposerons au sein de ce chapitre un changement d’orientation clinique et psychothérapeutique global dans le suivi thérapeutique de la schizophrénie. Le modèle de la réhabilitation psychosociale est l’un des marqueurs forts de ces nouvelles orientations en ce qu’il tend à favoriser le rôle actif du patient dans son projet de soin et sa réinsertion dans les domaines socio-professionnels (Barbès-Morin et Lalonde, 2006). En outre, l’intérêt grandissant porté au retentissement fonctionnel du trouble sur la personne va progressivement modifier le statut de ces pratiques réhabilitatives. Il ne s’agit plus tant de tendre vers la diminution des déficits induits par la maladie que de se centrer sur leur impact subjectif. Nous passons ainsi du traitement de la maladie et de ses conséquences à la considération de la personne dans sa globalité. 73 Ceci implique de reconsidérer la réadaptation et la réhabilitation, non comme une finalité, mais comme leviers thérapeutiques favorisant le processus de rétablissement expérientiel. III.1 L’enjeu de la réinsertion : de la réadaptation à la réhabilitation psychosociale Depuis ces trente dernières années, l’intérêt croissant pour les concepts de réadaptation et de réhabilitation bouleverse la compréhension de la schizophrénie et ses modalités de prise en charge. Le terme de réhabilitation psychosociale s’est substitué progressivement dans la psychiatrie française à celui de réadaptation (Durand, 2012). Avant de mieux comprendre l’évolution que traduit cette succession sémantique, il convient de définir le cadre conceptuel dans lequel s’intègrent ces notions. III.1.1. Le modèle de la réadaptation psychiatrique Anthony et de Liberman (1986), en s’appuyant sur la classification du handicap de Wood (OMS, 1976) et sur des concepts d’abord introduits en santé physique, créent un modèle conceptuel de la réadaptation psychiatrique. Ils divisent en différents niveaux les impacts d’une maladie psychique et les interventions à mettre en œuvre à chacune de ces étapes. Niveau d’atteinte Intervention Compétence à acquérir Objectif recherché Pathologie et déficit Traitement Un savoir Contrôler les causes et les symptômes de la maladie Invalidité Réadaptation Un « savoir-faire » Handicap Réhabilitation Un « savoir-être » Développer de nouvelles habiletés (coping) Redonner les moyens d’agir en tenant compte des déficits et des capacités Redonner à la personne sa dignité et le pouvoir d’agir (empowerment) Favoriser la réinsertion sociale Modèle d’intervention de la réadaptation psychiatrique selon Anthony et Liberman (1986)17 17 D’après G. Barbès-Morin, P. Lalonde, Annales Médico Psychologiques 164 (2006) 529–536 74 - Les deux premiers niveaux d’impact de la maladie mentale sont la pathologie et le déficit. Notons que pour ces auteurs, la pathologie est le résultat d’une anomalie ou d’une lésion cérébrale et le déficit (symptômes de la pathologie) est l’expression directe de cette anomalie. Les traitements recommandés à ce niveau d’impact sont l’hospitalisation, la pharmacothérapie et la thérapie cognitivo-comportementale afin de contrôler les causes et les symptômes de la maladie. - Le second niveau d’impact de la pathologie mentale grave serait l’invalidité. C’est à ce niveau là qu’interviendrait la réadaptation qui viserait ainsi à développer de nouvelles habiletés (coping) et à redonner à la personne des moyens d’agir en tenant compte de ses déficits et de ses capacités. Les interventions réadaptatives reposeraient d’une part sur le développement des habiletés personnelles et d’autre part, sur le développement d’un soutien environnemental. - Le troisième et dernier niveau d’impact d’une maladie mentale serait le handicap et c’est ici qu’interviendrait le processus de réhabilitation dans le but de redonner à la personne sa dignité et le pouvoir d’agir (empowerment) ainsi que de favoriser la réinsertion sociale. Barbès-Morins et Lalonde (2006) rappellent que le handicap est une création sociale qui émane du regard que les autres portent sur les incapacités et les différences, mais aussi de la perception dévalorisée que la personne porte sur elle-même. Selon ces auteurs, pour favoriser la réhabilitation il faudrait donc agir sur trois différents niveaux : les attitudes et valeurs des soignants, la personne en la valorisant dans ses réussites, et la société en contribuant à diminuer les préjugés. Le modèle de la réadaptation psychiatrique s’étaye directement sur la conception intégrée et multifactorielle du modèle vulnérabilité-stress (Zubin et Spring, 1977) présenté précédemment. En effet, en mettant en lumière les facteurs qui contribuent aux variations du pronostic, cette conception présente l’avantage d’être aisément transposable sur le plan pratique et donc clinique. Ainsi, il permet la prise en compte de facteurs de protection (prise en charge, développement des compétences, soutien social, programmes de réinsertion, médication psychotrope) qui peuvent atténuer ou neutraliser les effets délétères du stress sur la vulnérabilité, et ainsi limiter le handicap psychique (Giraud-Baro, 2007). 75 III.1.2. Du « savoir-faire » au « savoir-être » La réhabilitation psychosociale désigne tout autant un objectif à atteindre que le processus favorisant cette finalité (Barbès-Morin et Lalonde, 2006). Ce processus met en œuvre une variabilité de traitements et comprend ainsi des interventions de réadaptation et de réhabilitation (Giraud-Baro, 2007). Lalonde (2007) précise les modalités d’interventions sous-tendues par ces processus à la lumière des notions de « savoir-faire » et de « savoir-être ». La réadaptation vise le développement d’un « savoir-faire » afin de pallier un déficit alors que la réhabilitation s’inscrit dans l’émergence d’un « savoir-être » dans l’objectif d’une réinsertion sociale. Le processus de réhabilitation prendrait ainsi davantage en considération le handicap sous l’angle de l’interaction entre la personne et son environnement, dimension qui ne relève pas nécessairement des composantes de la psychiatrie (Durand, 2012). La valorisation du processus de réhabilitation, au point d’observer dans le langage sa substitution à celui de réadaptation, nous semble traduire une évolution signifiante des préoccupations thérapeutiques : du traitement des déficits et symptômes de la maladie à la considération de leur retentissement sur le fonctionnement de la personne. La réduction des incapacités et la création de nouvelles habiletés n’ont de sens que parce qu’elles contribuent à diminuer le handicap de la personne et ainsi à favoriser sa place de citoyen dans la société. En d’autres termes, le développement d’un savoir-faire est au service de celui d’un savoir-être. Dans cette optique, rappelons que le processus de réhabilitation ne relève pas nécessairement du registre des soins psychiatriques dans la mesure où la diminution du handicap d’une personne nécessite de travailler sur les valeurs et capacités d’accueil d’une société. A ce titre, il existe différentes modalités d’interventions communautaires telles que des mesures individualisées de soutien à l’emploi (Blondeau et al., 2006), dispositifs faisant en majorité intervenir des travailleurs sociaux. A une autre échelle, le travail avec l’entourage des patients s’inscrit dans cette même perspective dans la mesure où il s’agit de favoriser le potentiel étayant et sécurisant de l’environnement proche du patient. 76 Les dispositifs thérapeutiques qui découlent de la réhabilitation psychosociale visent ainsi à prendre en compte le handicap psychique du sujet tout en favorisant son potentiel d’action (empowerment) et ses capacités à faire face à la maladie (coping). L’établissement d’une alliance thérapeutique fondée sur la participation active et l’implication de la personne et de son entourage dans le projet de soin constitue la pierre angulaire de la clinique de la réhabilitation (Barbès-Morin et Lalonde, 2006). Le processus de réhabilitation est favorisé par des traitements tant pharmacothérapeutiques que psychothérapeutiques. Nous allons voir au sein de la partie suivante que cette dernière dimension se développe dans le champ des psychoses dans l’objectif de mieux considérer le retentissement fonctionnel du trouble. III.2 La considération du retentissement fonctionnel des psychoses : une pratique psychosociale L’enjeu que représente la réinsertion des sujets atteints de schizophrénie dans la société s’accompagne d’une modification des préoccupations thérapeutiques : du traitement de la maladie à la considération de ses répercussions sur la vie quotidienne de la personne. La stabilisation et la rémission des symptômes tendent à ne plus être considérées comme les seuls objectifs thérapeutiques : ces derniers s’étendent à l’amélioration du fonctionnement de la personne. Avant d’approfondir les évolutions thérapeutiques induites par ce déplacement d’intérêt, il convient de préciser la signification de cette expression que constitue le « retentissement fonctionnel » ainsi que des nouvelles conceptualisations qui l’accompagnent. 77 III.2.1. Retentissement et rémission fonctionnelle : de nouvelles conceptualisations Le retentissement fonctionnel peut être apprécié selon quatre dimensions principales (Pachoud, 2009) : - la qualité de vie subjective, - l’insertion professionnelle, - la qualité des relations et de l’insertion sociale, - l’autonomie. L’opérationnalisation de concepts tels que la « rémission fonctionnelle » 2009) ou la « rémission psychosociale » 19 18 (Llorca et al., (Barak et al., 2010) s’inscrit dans ces nouveaux champs de recherche. Elle répond au besoin d’établir des évaluations plus « écologiques » en vue d’améliorer les dimensions en jeu dans la réinsertion des patients dans leur environnement (Koenig et al., 2011a). A titre d’exemple, Llorca et ses collaborateurs (2009) déterminent 5 indicateurs de fonctionnement social essentiels dans l’évaluation de la rémission fonctionnelle : les activités de la vie quotidienne, les relations sociales, la qualité de la réadaptation, la santé et les traitements. Notons néanmoins que ces indicateurs sont associés à une pratique hétéro-évaluative et que, d’autre part, ils ne tiennent pas compte d’une dimension plus subjective représentée par la qualité de vie. Parallèlement à l’introduction de ces concepts et de ces pratiques évaluatives, les approches psychothérapeutiques de la schizophrénie vont se développer et se diversifier avec le souci de mieux considérer les capacités du patient à s’adapter aux contraintes du quotidien, de la maladie et de la vie en société. Le développement des « habiletés psychosociales » va ainsi progressivement constituer l’enjeu des nouvelles thérapies des psychoses. III.2.2. Évolution des psychothérapies : vers une approche psychosociale Historiquement, la psychothérapie des psychoses est liée aux questions autour de la possibilité du transfert puis des aménagements de la cure psychanalytique (De Luca, 2009). Le nouvel enjeu que constituent la réinsertion et la resocialisation des sujets va progressivement 18 19 The Functional Remission of General Schizophrenia [FROGS] Scale: Llorca et coll., 2009. The Psychosocial Remission in Schizophrenia [PSRS] Scale: Barak, Bleich, Aizenberg, 2010. 78 contribuer à renouveler les pratiques psychothérapeutiques (psychothérapies familiales, cognitives et comportementales). La psychothérapie s’est orientée, pour commencer, vers le premier milieu d’insertion des sujets, à savoir l’environnement familial. Parallèlement à la modification du statut des familles des patients atteints de psychose, les objectifs des thérapies familiales vont progressivement s’infléchir. Il ne s’agira plus tant de se centrer sur des éventuels dysfonctionnements communicationnels20 ou émotionnels21, que de soutenir les familles, de lutter contre l’isolement social et l’état de « surcharge émotionnelle » (Réveillère, 2001) qui les menace. Dans cette optique, les thérapies familiales évoluent notamment dans une visée psychoéducationnelle (De Luca, 2009). Nous l’avons vu, la réhabilitation vise à favoriser la réinsertion au-delà des liens familiaux. Les pratiques psychothérapeutiques qui en découlent s’étayent essentiellement sur l’approche cognitivo-comportementale. Ainsi, cette méthode thérapeutique peut-elle être considérée comme l’inspiratrice de la clinique réhabilitative, malgré la prétention de cette dernière à l’éclectisme théorique (Giraud-Baro, 2007). La part belle accordée à l’obédience cognitivo-comportementale dans le champ des psychoses à partir des années 80 peut être comprise à partir d’un double mouvement. Notons d’une part l’émergence de nouveaux objectifs thérapeutiques depuis l’introduction des neuroleptiques tels que le traitement des symptômes résiduels, des troubles cognitifs, la prévention des rechutes et la résolution des problèmes de la vie quotidienne du patient dans le but de favoriser son autonomie. Evoquons d’autre part les enjeux que constituent, à la fin du XXème siècle, l’évaluation et la nécessité de penser les psychothérapies dans une confrontation à des critères objectivables, quantifiables et reproductibles sur un grand nombre de patients. Fondée sur une méthode expérimentale, l’approche cognitivo-comportementale répond dès lors en partie aux exigences de cette nouvelle médecine « basée sur les faits » (Evidence-Based Medicine). 20 21 E.g. la théorie du double lien de l’école Palo-Alto (Bateson et al., 1956) E.g. la théorie du haut niveau d’expression émotionnelle (Bentsen et al., 1998). 79 Issues du modèle cognitif utilisé par Beck dans le traitement des états dépressifs et des troubles anxieux (Cottraux, 2004), les thérapies cognitivo-comportementales se sont initialement développées dans le champ des psychoses dans le but de traiter les symptômes positifs persistants du trouble. En effet, 20 à 50% des patients continuent à présenter des symptômes psychotiques malgré une bonne observance médicamenteuse (Favrod, 2004). Progressivement, et parallèlement à l’émergence du courant de la réhabilitation, les objectifs de cette approche se sont modifiés pour davantage considérer le retentissement des symptômes sur l’adaptation sociale des sujets (Lecomte et Leclerc, 2004). Il s’agit dès lors, non plus tant de diminuer les symptômes du trouble à proprement parler, que de favoriser la compréhension et l’adaptation des patients aux manifestations persistantes, source de souffrance. Dans cette optique, les processus psychotiques sont travaillés dans leur impact sur les « habiletés psychosociales » de la personne. Il s’agit d’ailleurs du sens même de ce concept puisque ces habiletés correspondent aux « capacités de réponses spécifiques nécessaires pour réaliser des performances sociales » (Bellack et Mueser ,1993 in. De Luca, 2009). Les thérapies psychosociales de la schizophrénie, notamment les programmes psychoéducatifs et l’entraînement des habiletés sociales, sont aujourd’hui recommandées au niveau international par de multiples guides de bonnes pratiques cliniques et de consensus d’experts. A titre d’exemple, la conférence de consensus de 2003 à Paris souligne que ces stratégies « doivent être mises en place dès la phase initiale de la maladie pour le patient et son entourage » et qu’ « il faut favoriser la recherche et l’évaluation dans ce domaine » (Vianin, 2007). Bien qu’ayant été diffusées assez tardivement en France, ces thérapies font de plus en plus partie des programmes de soins psychiatriques. Le modèle de la réhabilitation et les présupposés théorico-cliniques qu’ils sous-tendent introduisent ainsi un changement de regard important sur la personne atteinte de psychose et son entourage. Il nous semble en effet que les interventions psychosociales et les pratiques thérapeutiques qui en découlent ont créé une nouvelle dynamique des soins et ont ainsi contribué à rétablir la psychothérapie comme traitement crédible des psychoses. 80 Par ailleurs, les modalités thérapeutiques inhérentes à ces approches s’accompagnent d’une nécessaire modification des représentations soignantes en ce qu’elles impliquent notamment la reconnaissance de ressources chez le patient et son entourage. En outre, ces stratégies thérapeutiques s’étayent sur le postulat selon lequel les processus psychotiques constituent une variation quantitative des phénomènes cognitifs normaux (Favrod, 2004). Cette conception qui, comme nous le verrons, est centrale dans le paradigme du rétablissement, conduit à une nouvelle compréhension de la personne souffrant de psychose. Les techniques de réhabilitation supposent dès lors de travailler dans une considération renouvelée d’un continuum entre le normal et le pathologique. Aussi le modèle clinique de la réhabilitation contribue t-il, en accord avec ses principes, à la déstigmatisation de la personne atteinte de schizophrénie comme de son entourage familial. III.3 De la réhabilitation… au rétablissement ? Le modèle de la réhabilitation s’inscrit dans le contexte sociétal précédemment décrit visant à mieux considérer le handicap induit par la pathologie psychotique afin de favoriser la réinsertion de la personne dans les domaines socio-professionnels. Cet enjeu thérapeutique s’accompagne d’une préoccupation nouvelle pour les concepts de « qualité de vie », « d’habiletés psychosociales », de « savoir-faire »…, des concepts visant somme toute à mieux considérer les répercussions du trouble psychique sur la vie quotidienne de la personne. Néanmoins, penser les répercussions pour la personne en référence unique à la qualité de son adaptation sociale nous semble comporter des risques non négligeables. Cela peut en effet revenir à se concentrer sur la compensation de déficits supposés entacher les habiletés sociales au détriment de l’appréciation subjective de la personne. En d’autres termes, l’écueil consisterait selon nous, là encore22, à substituer la qualité de l’adaptation à des normes collectives au bien-être subjectif. Rappelons que selon la modélisation d’Anthony et Liberman (1986), reprise et explicitée par Lalonde (2007), le « savoir être » visé par la réhabilitation est intimement lié au 22 En référence aux risques énoncés page 22 inhérents au concept de « handicap psychique » 81 développement du « pouvoir d’agir » (empowerment) de la personne. Cette dimension complexe ne peut selon nous être le seul reflet de « savoirs-faires » quantitativement mesurables mais supposent la mise en jeu de dimensions subjectives qui se prêtent davantage à une appréhension qualitative. Rappelons à ce titre que des échelles de rémission fonctionnelle, tout comme certaines échelles de qualité de vie dites « subjective » se fondent (paradoxalement) sur une pratique hétéro-évaluative. Selon Lysaker et Lysaker (2011), on a tendance aujourd’hui à expliquer les difficultés psychosociales chez les personnes atteintes de schizophrénie comme la conséquence de processus biologiques (e.g. une insuffisance de la coordination de l’activité cérébrale) ou de processus sociaux (e.g. la perte de l’estime de soi qui résulterait de la stigmatisation des maladies mentales). Ces postulats, bien qu’ayant grandement contribué à améliorer notre compréhension contemporaine du handicap psychique, ne tiennent pas compte de la façon dont l’individu a de vivre lui-même, d’interpréter et de répondre à sa maladie en tant que personne. Pour illustrer et approfondir cet écueil, Pachoud (2009) met en lumière une conception implicite de la psychiatrie contemporaine basée sur un mode d’appréhension quantitatif des troubles. Cette conception largement répandue se révèle être hautement réductrice dans la mesure où les dimensions quantitativement mesurables (e.g., la symptomatologie, les déficits cognitifs) ne s’avèrent selon de récentes études que très partiellement corrélées 23 à la qualité du fonctionnement de la personne (ibid. ; Pachoud et al., 2009). À ce titre, Levaux et Danion (2011) relèvent que les variables cognitives n’expliquent que 16 à 30% (selon les études analysées) de la variance en jeu dans le statut fonctionnel évalué de un à trois ans et demi plus tard. Le pouvoir prédicteur de la cognition sur le statut fonctionnel s’avère être ainsi relativement modéré. Ces constats impliquent la considération d’autres paramètres impliquant la subjectivité, l’histoire du sujet et une dimension sociale et relationnelle (Pachoud, 2012). 23 Selon la méta-analyse de Bernard Pachoud, seuls la symptomatologie négative et certains des troubles cognitifs (i.e., les troubles des fonctions exécutives et de la mémoire verbale) constituent des facteurs prédictifs de l’aptitude au travail. 82 Tenir compte du retentissement subjectif, c’est considérer que la capacité adaptative de la personne est intrinsèquement singulière et dynamique et ne peut être pensée qu’en référence à des déficits objectivement mesurables. De même, cette posture implique de considérer l’amélioration des habiletés psychosociales au service d’un processus allant au-delà de la réinsertion sociale : celui de la réalisation de la personne, autrement dit, du rétablissement expérientiel. Ainsi, comme le rappelle Giraud-Baro (2007), la réhabilitation psychosociale ne peut se réduire à ses seuls objectifs, il s’agit essentiellement d’un processus qui tend à favoriser le rétablissement individuel des patients. Méthodes But 70s : Traitements comportementaux Contrôler les symptômes gênants stabilisation, rémission symptomatique Favoriser l’insertion sociale 90s : travail sur les habiletés sociales réadaptation, réhabilitation rémission fonctionnelle 2000+ : approche centrée sur la personne Favoriser la réalisation personnelle rétablissement expérientiel Evolution des pratiques cliniques D’après Lecomte et Leclerc, 2004 Le tableau ci-dessus illustre l’évolution des pratiques cliniques dans le champ psychiatrique, des traitements visant à réduire les symptômes et les déficits du trouble, à ceux tendant vers la prise en compte du sujet dans sa globalité. 83 CHAPITRE III – LE RÉTABLISSEMENT DANS LA SCHIZOPHRÉNIE Le « schizophrène » aliéné à sa pathologie devient progressivement un sujet susceptible d’être compris et guidé dans la relation thérapeutique. La personne tend ainsi, depuis ces dernières décennies, à être mieux considérée dans toute sa complexité biologique, sociale et psychologique. La multifactorialité étiologique et l’hétérogénéité clinique ouvrent le pronostic évolutif. Le champ de la recherche s’étend alors, pour s’enrichir, à l’étude de déterminants évolutifs du trouble considérés indépendamment des facteurs prétendus causaux. En découle une préoccupation nouvelle pour les conceptions de l’évolution du trouble et notamment la prise de conscience, suscitée par la voix des usagers, d’une rémission possible dans la schizophrénie. La distinction entre le diagnostic de schizophrénie et le pronostic d’une détérioration inéluctable n’est plus contestable. Cette amélioration pronostique, au-delà de la seule stabilisation des manifestations du trouble, n’aurait sans doute pas été rendue possible sans la conjugaison d’avancées thérapeutiques, tant sur le plan médicamenteux que psychothérapeutique. En un demi-siècle, ces dernières ont grandement contribué à modifier la clinique de la schizophrénie et ses enjeux thérapeutiques : il ne s’agit plus seulement de comprendre, voire d’interpréter les symptômes, mais de composer avec une maladie impactant l’investissement social et relationnel des patients (De Luca, 2009). La caractérisation du trouble schizophrénique se voit alors complétée par la prise en compte de ses répercussions sur la vie quotidienne du patient, c’est-à-dire son fonctionnement hors des murs de l’hôpital. Les avancées sociétales, notamment l’expansion internationale des mouvements d’usagers, ont permis de reconsidérer le statut des personnes atteintes de schizophrénie. L’exigence d’une citoyenneté à part entière et d’un partenariat actif, dans les soins comme dans la recherche (Nothing about us, without us), contribuent à modifier les modalités de soins. Déjà depuis le courant de l’antipsychiatrie, les voix des « internés », et celles aujourd’hui des « survivants de la psychiatrie » se rejoignent pour revendiquer leur droit à être entendues, audelà de leur condition de « malades », et ainsi à être pleinement intégrés dans la communauté des humains. 84 Pourtant, force est de constater l’échec de nos sociétés occidentales contemporaines à réintégrer les personnes qui ont été confrontées à un trouble psychique tel que la schizophrénie (Greacen et Jouet, 2012). Ce constat est renforcé par des études comparatives sur le devenir à long terme des personnes atteintes de schizophrénie montrant que le pronostic est bien meilleur dans les pays en voie de développement (comme l’Inde ou le Sri-Lanka) que dans les pays développés (Sartorius et al., 1977 ; Waxler et al., 1979 ; Hopper et Wanderling, 2000 ; Thara, 2004), voire que ce pronostic s’aggrave avec le développement d’une société (Douki et al., 2007). Ces résultats suggèrent que le facteur médical ne constitue pas le principal déterminant du devenir social des personnes et amènent dès lors à envisager une disjonction entre l’évolution du trouble et le devenir de la personne qui en est atteinte (Pachoud, 2012). De même, ils imposent la considération nouvelle de dimensions subjectives et sociales pour mieux comprendre les déterminants du devenir des personnes. Il s’agit ainsi non plus tant de se centrer sur le trouble psychopathologique, que sur le vécu de la personne, à travers notamment une démarche de recherche qualitative (Davidson, 2003). Ceci n’est pas sans nous rappeler la démarche phénoménologique qui, nous le verrons, se trouve mise à l’honneur dans les recherches sur le rétablissement. Favoriser la compréhension de la schizophrénie dans ses répercussions subjectives nous semble aller de pair avec une attitude éthique (propre à la démarche clinique) qui tendrait vers la considération de la souffrance singulière des sujets. Le rétablissement, dans son acception processuelle, s’étaye sur le postulat de cette distinction entre l’évolution du trouble et l’évolution de la personne ; il contribue par la-même à se décentrer des facteurs médicaux classiques pour mieux considérer la personne dans sa globalité et ses ressources personnelles. Néanmoins, comprendre les mutations induites par cette conception nécessite de penser cette dernière en référence au modèle de soin avec lequel elle prétend rompre. Il s’agit ainsi de mettre en perspective la conception expérientielle du rétablissement avec la conception dite « clinique », plus traditionnelle, avant de nous centrer sur les composantes clés de ce processus subjectif. 85 I. Le concept de rétablissement : de nouveaux enjeux théorico-cliniques Le concept de rétablissement fait l’objet actuellement d’un engouement scientifique international : en seulement quelques années, la littérature à son sujet, essentiellement anglosaxone, est devenue remarquablement prolifique24. Véritable « révolution conceptuelle », le rétablissement représente aujourd’hui un organisateur fondamental des pratiques cliniques aux Etats-Unis, au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande (Farkas, 2007). Ce changement de paradigme nécessite de repenser des concepts qui, jusqu’à récemment, ont été largement tenus pour acquis : chronicité, déficit, réhabilitation, handicap, réadaptation, insertion sociale, travail protégé etc. (Greacen et Jouet, 2012). En Europe, ce processus en est encore à ses balbutiements et en France, la notion de rétablissement demeure peu connue. En effet, le rétablissement se heurte à de nombreuses réticences auprès des scientifiques et professionnels de santé de sorte que la vivacité des débats et controverses autour de ce concept semblent être à la mesure de l’enthousiasme qu’il suscite. Une position relativement consensuelle dans la littérature consiste à décliner le rétablissement selon deux acceptions : une acception « objective », centrée sur des indicateurs cliniques ; et une acceptation « subjective », centrée sur le vécu expérientiel des personnes (Pachoud, 2012). Ces deux conceptions sont historiquement liées à (et portées par) différents acteurs : les scientifiques et professionnels de santé d’une part ; les usagers de l’autre. I.1 Une définition plurielle La définition du rétablissement constitue une gageure où viennent se confronter des postulats théorico-cliniques bien distincts. Afin de mieux comprendre ces différentes perspectives, arrêtons-nous un instant sur l’origine étymologique de ce terme. Il est tout d’abord intéressant de constater que le rétablissement est une traduction du terme anglo-saxon « recovery » (du verbe anglais to recover), lui-même provenant du français 24 Comme en témoignent les quelques 22 000 références obtenues sur le moteur de recherche Science-direct avec les mots clés « recovery » et « schizophrenia » ; Ce résultat est presque deux fois plus conséquent que celui obtenu avec les termes de rémission et de réhabilitation (« remission » et « schizophrenia » : environ 12 000 références ; « rehabilitation » et « schizophrenia » : environ 10 000 références) 86 « recouvrer ». Le rétablissement est ainsi le produit d’une double transposition, et aurait pu être plus fidèlement (re-)traduit par le terme « recouvrement » (Joseph, 2012). Recouvrer, c’est récupérer, rentrer en possession de ce que l’on avait perdu25, reconquérir pour ainsi dire. Se pose ainsi la question de l’objet de cette reconquête : la santé certes, mais sous quels aspects ? S’agit-il d’une récupération de son état antérieur à l’apparition de la maladie ? D’une reconquête de sa vitalité, de son identité, de son statut social ou professionnel, ou plus globalement de son rapport au monde ? Ainsi, comprendre de quoi l’on se rétablit nécessite, avant toute chose, de mieux discerner ce que l’on a prioritairement et fondamentalement perdu. Le terme de « rétablissement » quant à lui, choisi pour traduction française, vient du latin stabilire (faire se tenir solidement, affermir, soutenir, consolider), qui dérive de stare (se tenir debout). Si la maladie nous couche, se rétablir c’est se remettre debout, retrouver une stabilité, un équilibre (ibid.). En ce sens, le rétablissement n’est plus tant une question d’objet que de détermination : quelles sont les caractéristiques de ce nouvel équilibre ? La stabilité retrouvée est-elle la même que celle expérimentée avant la chute ? Finalement, il s’agit ici de comprendre comment se relève-t-on de la chute provoquée par l’expérience de la maladie. Les deux conceptions du rétablissement apportent des réponses fondamentalement différentes aux questions que nous venons de soulever. I.2 Deux perspectives du rétablissement Afin de mieux comprendre les motifs de cette déclinaison, voire de cette opposition, nous allons à présent nous pencher sur les significations accordées à ces deux conceptions. I.2.1. La conception « objective » : être rétabli(e) Cette acceptation du rétablissement repose sur les faits épidémiologiques précédemment décrits attestant d’une évolution favorable pour la majorité des patients atteints de 25 Selon le dictionnaire Français Larousse. 87 schizophrénie et contredisant ainsi la conception classique d’une détérioration inéluctable (Pachoud, 2012). Le rétablissement est ici perçu en termes de « résultat » (recovery from schizophrenia, Davidson et Roe, 2007). Il est associé à des dimensions cliniques quantitativement mesurables, raison pour laquelle cette conception est encore dite « scientifique ». Dans cette perspective, Liberman et ses collaborateurs (2002) définissent le rétablissement selon trois axes : - un axe psychopathologique : une rémission symptomatique établie avec un score égal ou inférieur à 4 (« modéré ») dans chacun des items relatifs aux symptômes positifs et négatifs de l’échelle BPRS (Brief Psychiatric Rating Scale) ; - un axe fonctionnel : les critères retenus concernent le fonctionnement socio-professionnel (par exemple, au minimum la moitié du temps consacré à une activité scolaire ou professionnelle) ; l’autonomie (par exemple, être à même de gérer relativement seul sa prise de médicaments et ses finances) ; les relations sociales et familiales (par exemple, avoir des contacts sociaux au minimum une fois par semaine) ; - un axe temporel : le rétablissement implique que les critères précédents soient remplis pendant au moins deux années consécutives. Le rétablissement signifie ici que la personne est « relativement libre des manifestations pathologiques tout en ayant la capacité de fonctionner dans la communauté » (Andreasen et al., 2005, p. 442). Le patient tendrait à se rapprocher de son fonctionnement pré-morbide. Précisons toutefois que le rétablissement ne s’apparente guère, dans cette perspective médicale, à la guérison complète de la maladie, c’est-à-dire à la disparition des processus pathogènes qui la sous-tendent. Il concerne davantage la diminution, voire la disparition, des manifestations et répercussions de dysfonctionnements tenus pour latents. Ainsi, l’arrêt des traitements médicamenteux et l’absence du risque de rechute, par exemple, ne constituent pas des critères de rétablissement. L’intérêt de cette conception du rétablissement en termes de « résultat » réside dans le caractère opérationnel de sa définition. L’accent porte sur des dimensions attestant d’une évolution favorable de la maladie et de ses répercussions fonctionnelles (Pachoud, 2012). 88 Ces dernières sont répertoriées dans la littérature comme suit (Liberman et al., 2002 ; Silverstein et Bellack, 2008 ; Favrod et Maire, 2012) : - Peu de stress au niveau de la communication au sein de la famille et un soutien élevé des membres de l’entourage - Un accès rapide aux traitements dès l’apparition des premiers symptômes psychotiques (courte DUP : duration untreated psychosis) - Une bonne réponse initiale aux traitements - Une bonne adhésion aux traitements - Une bonne alliance thérapeutique avec l’équipe soignante - Un fonctionnement cognitif relativement préservé (attention, mémoire et fonctions exécutives notamment) - De bonnes habiletés interpersonnelles - Un bon niveau de fonctionnement pré-morbide dans les domaines des relations sociales, de la formation et du travail - Un accès à des soins continus et variés (traitements médicamenteux, psychothérapies et thérapies psychosociales). L’établissement de critères mesurables propres au rétablissement permet entre autres d’affiner les profils évolutifs du trouble schizophrénique. Dans une perspective méta-analytique, et en accord avec les récentes études longitudinales présentées en première partir, deux grands types de résultats peuvent être retenus : - De 42 à 68% des patients atteints de schizophrénie peuvent être considérés comme pleinement ou partiellement rétablis (amélioration significative dans chacune des dimensions mesurées) (Davidson et Roe, 2007 ; Hopper et al., 2007 ; Levine et al., 2011). - De 12 à 37 % des personnes peuvent être considérées comme en rétablissement complet (fully recovered). (Torgalsbøenu, A.-K., 1999 ; Levine et al., 2011 ; Silverstein et Bellack, 2008). Soulignons le fait que cette conceptualisation du rétablissement se rapproche de celle de la rémission dans ses acceptions symptomatiques et fonctionnelles. Le critère de temps de deux ans, également souligné par l’APA (guidelines, 2004), signe l’importance d’une stabilité 89 clinique et fonctionnelle, contrastant avec le caractère dynamique voire fluctuant de la rémission mis en évidence au sein de certaines études (Van Os et coll., 2006). Le rétablissement en termes de résultat peut être apparenté à une « rémission stable », ce qui, en retour, interroge la pertinence de distinguer ces deux concepts (Koenig et al., 2011b). Pour conclure, le rétablissement peut représenter ici un concept évolutif porteur d’espoir pour les patients, comme pour leur entourage ou les professionnels de santé puisqu’il signe une amélioration durable du trouble. Au même titre que la rémission, il s’agit d’un concept médical « loyal » (Leguay, 2005) dans la mesure où il constitue un objectif de santé réaliste. Néanmoins, en restant centré sur l’idée d’une psychopathologie « dormante », le rétablissement médical peut-être perçu comme une résignation, une sorte de pis-aller sonnant le renoncement à l’idée de guérison. Ainsi, la conception expérientielle du rétablissement s’est-elle développée pour s’affranchir de cette empreinte déterministe. I.2.2. La conception « subjective » : être en rétablissement Le rétablissement est historiquement lié à une conception processuelle, dite encore « expérientielle ». Comme son nom l’indique, cette dernière caractérise le cheminement de la personne vivant avec un trouble psychique. Cette perspective du rétablissement fut initialement développée dans le cadre des problématiques addictives par les mouvements d’usagers (tels que les mouvements des alcooliques anonymes). Ces derniers se considéraient « en rétablissement » lorsqu’ils se sentaient engagés dans une démarche active de reconstruction, quand bien même ils continueraient à présenter des difficultés dans la gestion de leur addiction. Ces usagers réclamaient ainsi le droit à être pleinement reconnus comme responsables de leur vie malgré leurs difficultés persistantes (Davidson et al., 2007). Nous comprenons bien le mouvement d’identification qui a pu s’opérer chez les usagers de psychiatrie, ces derniers ayant à composer avec une maladie réputée « incurable », et qui plus est, faisant l’objet de représentations hautement stigmatisantes. C’est ainsi que Judi Chamberlin et Patricia Deegan deviendront les porte-paroles d’un mouvement d’usagers clamant la possibilité de leur rétablissement et revendiquant leur droit à l’auto-détermination. 90 Cette conception (to be in recovery, Davidson et Roe, 2007) repose ainsi, non sur des données épidémiologiques, mais sur l’expérience vécue du rétablissement, telle qu’elle est reportée dans des témoignages qui attestent de sa possibilité et s’efforcent d’en dégager les ressorts (Pachoud, 2012). Dans cette optique, le rétablissement peut être défini comme un processus actif fondé sur l’expérience subjective de la personne, ses efforts continus pour surmonter et dépasser les limites imposées par le trouble mental et les conséquences qui lui sont associées (BarbèsMorin et Lalonde, 2006). Le rétablissement se comprend dès lors comme une posture, une attitude, une démarche personnelle (Davidson, 2003), plutôt que comme un état. Il s’agit d’un cheminement singulier (Provencher, 2002), basé sur le désir de la personne (Lalonde, 2007). Il ne concerne pas tant une amélioration du trouble, qu’un changement de regard sur ses répercussions pour la personne. La définition du rétablissement proposée par Anthony (1993 in. Pachoud, 2012) illustre particulièrement bien cette idée d’une « conversion de regard » porté sur la maladie : « un processus profondément personnel et singulier de transformation de ses attitudes, de ses valeurs, de ses sentiments, de ses buts, de ses compétences et de ses rôles. C’est une façon de vivre une vie satisfaisante, prometteuse et utile, en dépit des limites causées par la maladie. Le rétablissement implique l’élaboration d’un nouveau sens et d’un nouveau but à sa vie en même temps que l’on dépasse les effets catastrophiques de la maladie mentale ». Deegan (1993) précise que cette modification du regard ne concerne pas les seules conséquences directes de la maladie sur la personne, mais aussi celles plus indirectes, liées aux interventions soignantes comme aux représentations stigmatisantes portées par la société : « la personne souffrant d’un trouble mental doit aussi se remettre de la stigmatisation dont elle a si souvent été victime et qu’elle aura si souvent internalisée au plus profond de son être. Elle doit se remettre des effets iatrogènes des traitements, du manque d’opportunités récentes pour gérer sa propre vie, des effets secondaires négatifs du chômage et des rêves brisés » (ibid., p. 527). 91 Il s’agirait ainsi pour les sujets de se remettre de la « double peine » dont ils souffrent, la douleur singulière, propre à la maladie, à laquelle s’ajoute le regard négatif porté par autrui sur cette maladie (Besançon et Jolivet, 2009). Le rétablissement expérientiel n’est donc pas considéré en rapport à la présence ou l’absence de symptômes mais se comprend au regard d’un autre axe qui implique de se tourner vers le futur, de faire de nouveaux investissements dans le domaine du travail, des relations sociales et familiales, des domaines artistiques ou spirituels (Huguelet, 2007). I.3 Une conception médicale versus expérientielle Les deux perspectives du rétablissement renvoient ainsi à des conceptions évolutives bien distinctes. Leurs grandes oppositions pourraient être synthétisées et déclinées comme suit (Koenig et al., 2012) : - Les facteurs favorisant le rétablissement renvoient d’un côté à des déterminants symptomatiques ou fonctionnels ; de l’autre, à des dispositions subjectives. - L’évolution favorable est pensée soit comme un état impliquant le retour au fonctionnement pré-morbide ; soit comme une démarche personnelle de transformation. - Les méthodologies employées diffèrent voire s’opposent en tout points d’une conception à une autre (démarche quantitative/hétéroévaluative versus démarche qualitative/autoévaluative). - Rappelons enfin que ces conceptions sont portées par des protagonistes différents : les professionnels de santé d’une part (qui visent à un résultat thérapeutique), et les patients et leur entourage d’autre part (davantage confrontés au vécu du trouble). Ainsi, il apparaît que le rétablissement dimensionnel, médical est un modèle centré sur la psychopathologie et son atténuation, alors que le rétablissement processuel, expérientiel se conçoit davantage comme un modèle de santé, un modèle de « salutogenèse » (Favrod et al., 2012). 92 Dans ce dernier, il ne s’agit pas tant d’atténuer des déficits, ni même d’accompagner le développement de nouvelles habiletés pour pallier ces déficits, mais bien de s’étayer sur les ressources déjà présentes en chaque sujet. Dans ce cadre, les composantes associées au rétablissement subjectif ne constituent pas des facteurs prédictifs d’une amélioration du trouble, mais bien des expériences, valeurs, dispositions, susceptibles de « révéler » les ressources et le potentiel de croissance des personnes. En ce sens, ce modèle soutient l’idée forte et porteuse d’espoir selon laquelle toute personne peut connaître le chemin du rétablissement, quand bien même elle présenterait des facteurs classiquement reconnus comme étant de « mauvais pronostic ». Davidson et Roe (2007) soulignent à ce titre que nous ne pouvons parler « d’absence » de rétablissement, mais plutôt de rétablissement « retardé » chez les personnes demeurant en grande souffrance. Ainsi, la conception expérientielle sous-tend et prône une perspective d’accompagnement bien singulière, se distinguant des modalités de prise en charge médicales classiques. Nous passons en effet du cadre du traitement de la maladie schizophrénique à celui des soins apportés à la santé mentale d’une personne (Vidon et Canet, 2004). La priorité n’est plus de contenir la maladie, mais de soutenir un projet, en veillant à optimiser le recours aux ressources de la personne et à respecter la singularité de sa démarche (Pachoud, 2012). La question de la compatibilité de ces deux approches (médicale versus expérientielle), de leurs modalités d’articulation, est une des orientations forte de notre étude. II. Vers une compréhension expérientielle du rétablissement On peut aussi bâtir quelque chose de beau avec les pierres qui entravent le chemin. Johanne-Wolfgang Goethe. Si le processus de rétablissement est couramment associé à la perspective des usagers, c’est qu’il est d’abord un modèle construit à partir du vécu des personnes, de l’expérience même du rétablissement. Ainsi, se pose la question du type de savoir théorique, scientifique qui peut 93 être produit au sujet de ce processus. Comment décrire à l’extérieur ce qui ne peut être vécu que de l’intérieur ? Les données subjectives ont-elles un intérêt scientifique valable ? L’ensemble de ces questions fait écho à un débat épistémologique fort ancien (déjà évoqué avec Dilthey) et bien connu de notre discipline : celui du rapport entre la démarche quantitative (naturaliste, positiviste) et la démarche qualitative (des sciences humaines). Le savoir expérientiel constitue un éclairage hautement précieux dans la mesure où il nous guide vers une meilleure compréhension de ce que les personnes déploient elles-mêmes pour composer au mieux avec la maladie au quotidien et ainsi pour avancer sur le chemin du rétablissement. Il permet ainsi de nous rapprocher de la question du « comment », pour favoriser des modalités d’accompagnement de ces personnes ; modalités étant elles-mêmes susceptibles d’être approfondies, évaluées par d’autres types de recherches dans ce domaine, notamment expérimentales. II.1 Rétablissement et études qualitatives Pourquoi ne me demandez-vous jamais comment je fais moi-même pour m’aider ? Témoignage cité dans John Strauss. Depuis les années 1980, la dominance du paradigme neurobiologique des pathologies psychiques a concouru à la valorisation de méthodes de recherches expérimentales, au détriment, nous l’avons vu, d’un mode d’appréhension qualitatif de facteurs davantage psychosociaux. Il est courant d’attribuer l’idée d’une opposition irréductible entre la qualité et la quantité aux sciences modernes, opposition qui semble factice dans la mesure où les mêmes aspects de la réalité peuvent être décrits parallèlement dans les termes d’un langage qualitatif et dans ceux d’un langage quantitatif (Bouveresse, 2001). Le savoir produit sera seulement de nature à nous renseigner différemment sur le phénomène observé. Au-delà de ce conflit fondamental subsistant entre les scientifiques, conflit ayant participé, à travers l’histoire de la psychopathologie, à privilégier un mode de savoir au détriment d’un 94 autre, et ainsi, comme disait Rutherford (In. ibid., p. 70), à ne concevoir aujourd’hui le qualitatif que comme du « pauvre quantitatif », il apparaît que la dévalorisation de cette méthode s’est montrée particulièrement prégnante dans le champ de la recherche sur la schizophrénie (Davidson, 2003 ; Lysaker et Lysaker, 2011). En effet, le postulat selon lequel le manque de discernement et d’insight sont caractéristiques du trouble semble peu compatible avec un quelconque intérêt porté aux données auto-évaluatives. Nancy Andreasen, scientifique renommée dans la recherche expérimentale sur la schizophrénie, dénonce elle-même, dans un article publié en 1998, cette carence d’études psychopathologiques compréhensives. Elle en appelle dès lors à un retour aux recherches cliniques descriptives qui, souligne-t-elle, sont historiquement liées à une culture de pensée européenne. Ce sont justement grâce aux études réalisées sur le rétablissement, et inspirées de la méthode phénoménologique, que les recherches qualitatives tendent aujourd’hui à être réinvesties dans le champ de la schizophrénie. Dans ce cadre, nous convoquerons de manière privilégiée les travaux du Professeur Larry Davidson qui a mené durant vingt ans auprès de ces personnes des recherches qualitatives dont les principaux résultats sont publiés dans son ouvrage Living Outside Mental Illness (2003). Pour Davidson, la méthode qualitative repose sur le postulat selon lequel il existe plusieurs formes de savoirs à propos d’un même sujet. L’objet de ses travaux est ainsi le recueil de savoirs expérientiels, à même de nous aider à comprendre comment certains patients souffrant d’une schizophrénie grave réussissent à influencer le cours de leur maladie dans un sens favorable. Davidson s’inscrit dans le cadre du courant phénoménologique, dont « l’héritage intellectuel » (notamment d’Edmond Husserl et de John Strauss) offre selon lui « une méthode rigoureuse pour la recherche psychologique » (2003, p.19). Rappelons en effet que l’attitude phénoménologique tend à se défaire de tout présupposé théorique afin d’accéder à l’expérience vécue des sujets, de retourner « aux choses-mêmes » (Husserl, 1900). Il s’agit dès lors de tenter d’accéder à l’essence même du processus de rétablissement. Davidson prône dans cette optique le recours aux entretiens semi-directifs, estimant que les études de cas, d’une part, sont peu représentatives de l’expérience de la majorité des 95 personnes et, d’autre part, sont bien davantage le reflet des savoirs théoriques des cliniciens que des expériences subjectives de la personne. Le récit constitue de plus, selon l’auteur, le mode d’expression comme de description privilégié du rétablissement expérientiel (In. Pachoud, 2012). L’activité narrative - en tant que manière de se représenter et de communiquer à propos de soi et de ses expériences vécues (White et Epston, 1990) constituerait le « moteur interne » du rétablissement. Nos réflexions nous mèneront progressivement à développer et à soutenir cette thèse. Spécifions enfin que cette méthode de recherche clinique oriente une certaine éthique fondée sur la participation active de la personne considérée dans son expertise. A ce titre, Davidson (2003) en arrive même à considérer comme éthiquement discutable toute recherche sur la schizophrénie qui ne traiterait pas les patients à l’égal de véritables partenaires. II.2 Les composantes du rétablissement expérientiel Puisque le rétablissement est d’abord une expérience profondément personnelle, singulière, l’on ne peut « standardiser » son parcours ni même son mode d’accompagnement (Provencher, 2002). La variabilité interindividuelle propre au processus de rétablissement rend ainsi sa caractérisation difficile, comme en témoignent la pluralité des définitions et la diversité des facteurs associés retrouvés dans la littérature (Pachoud, 2012). C’est d’ailleurs pour appréhender les parcours des personnes dans toute leur singularité que Davidson (2003), rappelons-le, préconise un mode d’appréhension qualitatif des données sur le rétablissement. Un certain nombre de composantes intrinsèquement liées au processus de rétablissement sont décrites au sein de ces études qualitatives. Leur compréhension est précieuse au regard de notre projet de recherche. II.2.1. L’espoir L’espoir naît en relation avec un devenir ouvert, ambigu et incertain. Patricia Deegan. 96 L’espoir est présenté dans l’ensemble des témoignages comme le facteur essentiel du rétablissement, si ce n’est une dimension invariante. Patricia Deegan (2001), en témoignant de son expérience de la schizophrénie, explique comment son parcours de rétablissement s’est amorcé par la redécouverte de cette espérance, dont elle perçoit la perte comme l’élément l’ayant justement précipitée dans la souffrance. L’auteure associe en effet l’espoir à la possibilité de se projeter dans l’avenir et ainsi à une disposition intérieure nécessaire au rassemblement de ses forces, sans laquelle la quête d’une reconstruction ne pourrait s’amorcer. A titre d’illustration, l’auteure explique que l’intériorisation de la pensée selon laquelle « un lendemain viendra » (ibid., p. 7) a constitué une aide précieuse tout au long de son parcours, notamment dans les moments où l’anxiété, l’inconfort et les symptômes étaient de retour. Cette dimension est volontiers présentée dans la littérature dans ses aspects intersubjectifs. Alors que la perte de l’espoir peut être renforcée par l’attitude de l’entourage de la personne, notamment l’entourage soignant, le recouvrement de cette dimension peut à l’inverse être suscité, soutenu par ce dernier. A ce titre, au sein d’une étude citée par Ciompi et ses collaborateurs (2010), l’espoir porté par les équipes soignantes, la famille et les patients euxmêmes, s’est révélé être l’élément le plus important pour une évolution positive à court terme parmi plus de 30 variantes significatives d’ordre biologique, psychopathologique, social et contextuel. En soulignant l’impact des croyances des soignants sur celles des personnes soignées, cette étude vient illustrer l’idée même du processus d’influence inhérent à toute relation (psycho)thérapeutique. II.2.2. La redéfinition identitaire Je suis une personne, non une maladie. Patricia Deegan. La redéfinition identitaire ou redéfinition du « soi » (Davidson, 2003 ; Sells et al., 2004), se trouve être une dimension signifiante du rétablissement. A ce titre, il constituerait moins un facteur à proprement parler du rétablissement, que le mouvement présidant à cette expérience, son essence même. Il s’agirait notamment, comme l’illustre la citation de Patricia Deegan, de 97 se redécouvrir en tant que personne et ainsi de ne considérer la maladie, la vulnérabilité, que comme une partie de son identité. A mesure de la complexité de la problématique identitaire dans la schizophrénie, ce processus de reconstruction identitaire fait intervenir de multiples dimensions et peut être compris et interprété à travers différents angles. A titre d’exemple, Favrod et Maire (2012) distinguent la perte de l’identité (aliénation) inhérent au processus schizophrénique même, de la négation de l’identité, davantage imputable aux représentations stigmatisantes intériorisées par la personne. Nous retrouvons ici l’idée de la « double peine » (Besançon et Jolivet, 2009) à laquelle la personne est confrontée. Le processus de redéfinition identitaire en tant que différenciation du « statut de malade » impliquerait dans cette optique le détachement des représentations stigmatisantes (Davidson, 2003). II.2.3. L’acceptation de la maladie En sachant ce que je ne peux pas faire, je m’ouvre aussi aux possibilités liées à toutes les choses que je peux faire. Patricia Deegan. L’acceptation de la maladie est un processus souvent décrit comme constituant le « premier stade » de la reconstruction identitaire (Davidson, 2003). Comme l’indique la citation de Deegan (1988), l’aptitude à reconnaître ses incapacités irait de pair avec la possibilité de découvrir l’empan de ses capacités, négligées ou méconnues (Pachoud, 2012). L’acceptation de la maladie, dans cette optique, favoriserait le sentiment d’une modification identitaire positive dans la mesure où il s’agirait de voir en ses limitations, une occasion de développer ses ressources. II.2.4. L’auto-détermination Agir librement, c’est reprendre possession de soi. Henri Bergson. 98 La restauration du pouvoir de décider et d’agir (empowerment) apparaît à la fois comme ce qui est visé, comme l’expression même du rétablissement, mais aussi comme le moyen, le moteur de cette démarche (Pachoud, 2012). Il s’apparenterait à la restauration d’un sentiment de contrôle de sa vie, de responsabilité à l’égard de sa propre personne, et ainsi d’aptitude à exercer des choix existentiels (Davidson, 2003). Dans la littérature, cette composantes est étudiée en interrelation avec les conditions environnementales susceptibles soit de le limiter, soit au contraire de la favoriser. Dans cette perspective, les questions relatives aux possibilités de développement de l’auto-détermination (et ainsi, plus globalement, du rétablissement) font appel à une réflexion éthique (Pachoud, 2012). II.2.5. Le contrôle des symptômes J’appris à éviter certains types de situations et de sujets qui m’entraînaient dans des idées délirantes. Patricia Deegan. Le « pouvoir d’agir » se traduirait également par l’aptitude à mieux contrôler les symptômes du trouble. Pour ce faire, les témoignages de personnes en rétablissement évoquent le développement de « stratégies » personnalisées, c’est-à-dire issues d’un savoir expérientiel (Noiseux et Ricard, 2005) : « par une suite d’essais et d’erreurs, j’ai découvert les stratégies d’autonomie qui m’allaient » (Deegan, 2001, p.6). Pour ce qui concerne les symptômes psychotiques, et notamment les hallucinations auditives, beaucoup de personnes en rétablissement témoignent non pas d’une attitude de lutte, mais d’un mouvement d’acceptation de ces voix. Ainsi, et en adéquation avec « l’esprit » du rétablissement expérientiel, le contrôle des symptômes n’est guère apparenté à leur annihilation, mais plutôt à un changement de regard porté sur ces derniers, comme en témoigne les propos de Debra Lampshire (cités dans l’ouvrage de Greacen et Jouet, 2012) : « après une longue réflexion et d’intenses délibérations, j’ai songé à changer d’attitude vis-àvis des voix. Je les aborderais désormais comme des amies et leur offrirais l’amour, la tendresse et le respect que je souhaitais pour moi-même ». 99 II.2.6. L’engagement dans des activités signifiantes Celui qui a un pourquoi qui lui tient lieu de but, peut vivre avec n’importe quel comment. Friedrich Nietzsche. Le « pouvoir d’agir », en tant que « moteur » du rétablissement, parallèlement à l’aptitude à mieux gérer ses souffrances, désigne une ouverture à des projets doués de sens. L’engagement dans l’action, est d’une part perçu dans ses possibilités offertes de restauration d’un statut social et dès lors, d’un sentiment d’appartenance à une communauté. D’autre part, il participe hautement au processus de redéfinition identitaire dans la mesure où il favorise l’attribution d’un sens à son parcours existentiel. Cet engagement renforcerait alors en retour le « pouvoir d’agir » et contribuerait au sentiment de réalisation personnelle. II.2.7. Le soutien par autrui Nous avons besoin de quelqu’un qui croit en nous lorsque nous ne pouvons pas le faire nous-mêmes. Témoignage cité dans L. Davidson. Bien que le rétablissement soit décrit comme une démarche personnelle, il n’en demeure pas moins un processus éminemment social. Nous avons en effet insisté sur l’impact de l’environnement (social, familial comme thérapeutique) sur le développement des composantes du rétablissement. Les témoignages évoquent fréquemment une ou plusieurs rencontres « significatives », ces dernières ayant représenté un soutien important dans le développement de leur parcours (Davidson, 2003). A ce titre, il apparaît que la rencontre avec des personnes faisant l’expérience du rétablissement constitue une aide précieuse en ce qu’elle contribue à transmettre l’espoir d’une vie « après la maladie » auprès des sujets encore en grande souffrance (ibid.). C’est sur ce principe d’une identification positive que se base la pratique des « pairs-aidants » (Le Cardinal et al., 2008). Enfin, la dimension sociale du rétablissement nous semble inhérente au phénomène de reconstruction identitaire présidant à son mouvement : ce derniers se déploie dans et par la 100 relation inter-subjective. Il s’agit d’un de nos postulats fort sur lequel nous reviendrons tout au long de ce travail. II.3 Rétablissement et modèles de compréhension La dimension expérientielle du rétablissement interroge sa possible théorisation alors même qu’il apparait indispensable d’approfondir nos connaissances à son sujet, tant il représente aujourd’hui un enjeu thérapeutique fondamental. Il existe plusieurs conceptualisations processuelles du rétablissement réalisées à partir de données auto-évaluatives (comme le modèle d’Andresen, 2003) ou de données croisées issues de l’expérience des personnes elles-mêmes, de leur entourage et de leurs soignants (comme le modèle de Noiseux et Ricard, 2005). Ces modèles définissent différentes étapes clés du processus (cinq ou sept selon les auteurs) afin d’appréhender le rétablissement dans une perspective diachronique. Par souci de concision, nous nous limiterons à la présentation de ce premier modèle en ce qu’il nous semble synthétiser les conceptualisations – qui se recoupent – des différents auteurs ayant traité de ce sujet. Ce modèle conçu par Andresen et ses collaborateurs (2003) et repris par Favrod et Scheder (2004) propose une compréhension du rétablissement en cinq étapes. Ces étapes ne renvoient pas à un cheminement linéaire, elles tendent davantage à représenter les jalons communs d’un cheminement personnel. La première étape « moratoire » serait caractérisée par le déni, la confusion, le désespoir et le repli. L’importante souffrance engendrée par la profusion des symptômes psychotiques serait vécue par les sujets comme « une descente aux enfers ». La seconde étape de la « conscience », signerait l’avènement d’un espoir d’une vie meilleure et une possibilité de rétablissement. A cette phase correspondrait également le développement de l’insight. La troisième étape de « préparation », consisterait à faire la difficile mais primordiale distinction entre « être schizophrène » et « avoir la schizophrénie ». Il s’agirait ainsi pour le sujet de pouvoir distinguer certaines manifestations psychiques qui sont imputables à la schizophrénie et de pouvoir prendre conscience de ses propres valeurs, forces et faiblesses. 101 La quatrième étape serait celle d’une « reconstruction » d’une identité positive et d’objectifs de vie. A cette étape, le sujet pourrait se définir clairement comme « acteur » de ses soins et retrouverait ainsi un meilleur contrôle de sa vie. Enfin, la dernière étape de « croissance » désigne un moment de l’évolution des sujets où ces derniers sont à même de reconnaître leurs ressources, de gérer la maladie et de maintenir une vision optimiste de l’avenir, quand bien même il pourrait subsister des manifestations symptomatiques. Au-delà de cette aptitude à contrôler ses symptômes, le sujet se sentirait transformé positivement par la maladie, comme ci celle-ci lui avait appris quelque chose sur lui-même. Les sujets vivant ce processus affirment se sentir différents de ce qu’ils étaient avant de tomber malades (Andresen et al., 2003 ; Davidson, 2003 ; Favrod et Scheder, 2004 ; Lysaker et Buck, 2006 ; Noiseux et Ricard, 2008). C’est pourquoi par exemple, le retour aux anciens rôles sociaux ne constitue pas un critère de rétablissement. Ce modèle en différentes étapes comporte l’avantage d’envisager plusieurs interventions thérapeutiques et modalités relationnelles selon les « grands moments » du cheminement du sujet. A titre d’exemple, Favrod et ses collaborateurs (2012) insistent sur l’importance de transmettre un discours porteur d’espoir à la personne lorsque cette dernière accède au début de la conscience, afin de l’aider à endosser un autre rôle que celui de malade (et ainsi de sortir de la confusion entre un le diagnostic de schizophrénie et un pronostic « de vie » catastrophique). Il s’agit dès lors d’inviter les soignants à travailler sur leurs propres représentations, notamment à prendre du recul quant à leurs croyances nourries par leurs habitudes professionnelles. II.4 Un processus de redéfinition de soi ? La théorisation du rétablissement expérientiel constitue, nous l’avons vu, un enjeu scientifique relativement récent. Les modélisations existantes s’attachent à décrire les mouvements expérientiels fréquemment associés à ce processus, voire à identifier son essence même. 102 Dans cette optique, Davidson (2003) caractérise le rétablissement comme un processus de sortie de l’identité de malade. Cette expérience repose sur une aptitude à redéfinir la maladie comme un seul aspect de la pluralité de ses facettes identitaire (Davidson et Roe, 2007). Autrement dit, il s’agit de se considérer comme une personne ayant une histoire riche et le pouvoir d’influencer son propre devenir, indépendamment de l’évolution des symptômes du trouble (Lysaker et Erickson, 2010). Le rétablissement expérientiel se conçoit dès lors comme un processus de redéfinition d’un sens de soi temporel, continu et complexe (Lysaker et Lysaker, 2011). Si les études qualitatives ont jusqu’alors permis d’éclairer ce mouvement essentiel, peu, à notre connaissance, se sont penchées sur les processus psychologiques à l’œuvre dans ce cheminement identitaire. Une meilleure compréhension de l’articulation de ces processus constituerait une source d’informations précieuse au regard du paradigme du rétablissement dans la schizophrénie et de ses perspectives (psycho)thérapeutiques. 103 DEUXIÈME PARTIE CONFRONTATION EMPIRIQUE : ÉTUDE CLINIQUE DESCRIPTIVE 104 CHAPITRE I - PROBLÉMATISATION Au fil de notre revue de la littérature, le rétablissement est apparu comme une nouvelle conceptualisation venant bouleverser notre compréhension classique - comme plus contemporaine - de la schizophrénie, et ce sur des plans croisés. Alors que la schizophrénie demeure marquée du sceau de la détérioration inéluctable, il existe aujourd’hui un consensus dans la communauté scientifique internationale selon lequel les personnes connaissent en majorité une évolution favorable. Cette évolution tend à être associée à des déterminants qui diffèrent des critères symptomatiques couramment associés aux pratiques évaluatives du trouble. L’intérêt récent porté aux facteurs plus subjectifs et fonctionnels constitue le point d’encrage du paradigme du rétablissement expérientiel, mais aussi la potentielle ligne de clivage d’avec la conception évolutive médicale et objective. Le concept de rétablissement apparaît dès lors comme un formidable condensateur des débats épistémologiques qui traversent le champ des sciences humaines : dans quelle mesure une approche expérimentale de la psychopathologie est-elle conciliable avec une approche subjective et expérientielle ? Sur le plan clinique, il s’agit par là-même de s’interroger sur la coexistence de pratiques qui seraient fondées sur la restitution de critères classiques « de bon fonctionnement » (diminution des symptômes et du handicap) avec une approche davantage centrée sur les remaniements existentiels de la personne qui vit avec un trouble psychique. Prioritairement, la perspective expérientielle du rétablissement questionne son adéquation avec une démarche de soins. Peut-on soutenir, si ce n’est favoriser, le développement de ce processus dans le respect du principe éthique d’auto-détermination ? Comment comprendre le déploiement de ce cheminement personnel afin de mieux l’accompagner ? 105 Ces questionnements nous amènent à penser la constitution de notre étude selon deux grands axes : - Notre premier axe concerne la nature des liens existants entre les dimensions symptomatique, fonctionnelle, et subjective du rétablissement. Une meilleure connaissance des points de divergence comme de convergence entre ces différentes dimensions nous permettrait de repenser les modalités de coexistence entre une approche expérimentale et une approche expérientielle de la schizophrénie. A la lumière des récentes recherches empiriques présentées au sein de notre revue de la littérature, nous souhaitons, avec cette première étude, confronter à nos données cliniques l’hypothèse selon laquelle il existe une disjonction entre l’évolution clinique du trouble (symptomatologie) et ses impacts sur la dimension psychosociale (répercussions fonctionnelles et identitaires). Pour cela, nous allons avoir recours à la passation d’échelles d’évaluation de la rémission symptomatique, de la rémission fonctionnelle et du rétablissement expérientiel auprès de sujets atteints de schizophrénie. Nous présenterons ces échelles et la population de notre étude plus en détail au sein de notre méthodologie. Plus spécifiquement, nous nous attendons à observer une absence de convergence entre les résultats obtenus à l’échelle de rémission symptomatique et ceux aux échelles de rétablissement expérientiel. Nous pensons que l’échelle de rémission fonctionnelle peut être plus prédictible du rétablissement expérientiel que celle de la rémission symptomatique. - Notre second axe se situe au cœur du rétablissement expérientiel et vise à mieux comprendre les processus psychologiques qui favorisent son déploiement. Ces éléments contribueraient à éclairer les modalités d’accompagnement (psycho)thérapeutiques de ce processus. Notre revue de la littérature nous a amené à penser l’essence du rétablissement subjectif comme un processus de reconstruction identitaire orientant le sentiment d’une sortie de la condition de malade. Nous nous interrogeons dès lors sur l’expérience vécue de ces 106 remaniements et ainsi sur la manière dont ils s’expriment dans le discours des sujets. Il s’agit, entre autre, d’affiner les modèles processuels du rétablissement tels que celui d’Andresen et de ses collaborateurs (2003) à la lumière d’une compréhension de la restauration d’un sens de soi historisé, complexe et nuancé. Nos attentes concernant cette seconde partie de notre étude sont plus ouvertes du fait de son caractère exploratoire. Nous nous centrerons sur la description du vécu des sujets afin d’en extraire des éléments de compréhension. Pour cela, nous allons réaliser (auprès des mêmes sujets de notre première étude) des entretiens semi-directifs de recherche, organisés autour de différents thèmes que nous présenterons dans la partie suivante. 107 CHAPITRE II - MÉTHODOLOGIE I. Population de notre étude La population de notre étude est composée de 26 sujets atteints de schizophrénie. Les caractéristiques de notre échantillon ainsi que notre procédure de recrutement sont détaillées ci-dessous. I.1 Recrutement Le recrutement des sujets de notre étude s’est effectué sur plusieurs terrains cliniques et au sein de différentes structures (Centre Médico-Psychologique, Hôpital de jour, Clinique psychiatrique etc.) Il s’agissait ainsi d’éviter, autant que faire ce peut, les biais de recrutements liés aux modalités de prise en charge locales et spécifiques des patients. Tous les sujets de notre étude nous ont été adressés par leur médecin psychiatre référent. Au total, huit psychiatres répartis sur l’ensemble des structures évoquées ci-dessus ont été sollicités pour le recrutement et l’évaluation clinique des sujets. La consigne de recrutement fit appel à l’évaluation subjective des psychiatres : nous leur avons demandés de nous orienter des patients atteints de schizophrénie considérés comme suivant une évolution favorable de leur trouble. Il s’agissait ainsi, dans un premier temps, de rencontrer des personnes évaluées comme « cliniquement améliorées », sans que cette amélioration soit associée à des critères prédéfinis ou ne fasse l’objet d’une quelconque évaluation standardisée. Ainsi, notre consigne, délibérément peu astreignante, nous semblait favoriser le recrutement de sujets suivant des modalités évolutives variées. En effet, cette évolution positive pouvait aussi bien concerner la symptomatologie du trouble que « l’évolution psychosociale » des sujets. De même, l’évaluation des psychiatres tenant compte du parcours du patient, l’évolution positive se comprenait dans cette optique dans une perspective clinique longitudinale. 108 Les critères d’inclusion des sujets dans la population de notre étude peuvent être ainsi résumés comme suit : - Diagnostic de schizophrénie, quelle que soit la forme clinique du trouble, porté selon les critères du DSM IV-TR ; - Evolution favorable évaluée par le psychiatre référent ; Nous n’avons pas défini de critères d’exclusion. I.2 Déontologie La participation des sujets à notre étude reposa sur leur consentement libre et éclairé. En effet, tous ont été informés, préalablement au recueil de données, des modalités de notre étude et ont lu et signé un formulaire de consentement éclairé autorisant l’enregistrement des données. Un exemplaire de ce formulaire est présenté en Annexe IV (p. 284, Tome II). Ces derniers ont été assurés du caractère anonyme de leur participation et de la confidentialité associée aux données recueillies. I.3 Données cliniques et socio-démographiques Les données cliniques et socio-démographiques des sujets sont détaillées au sein du tableau 1 présenté page au sein de l’Annexe V (p. 286, Tome II). Globalement, l’échantillon est composé de 15,4% de femmes (n = 4) et de 74,6 % d’homme (n = 22). L’âge moyen est de 35,4 ans. La durée du trouble a été définie à partir des éléments anamnestiques recueillis pendant l’entretien ainsi que dans le dossier médical des patients. Cette dernière s’élève en moyenne à 16,1 ans. Tous les sujets étaient sous traitement médicamenteux au moment de notre rencontre. La plupart bénéficiait ou avait bénéficié d’un suivi psychologique et/ou psychoéducatif. Le niveau d’étude des sujets se situe entre la classe de seconde et trois années d’étude après le bac. 109 II. Procédure de recueil de données Comme exposé précédemment, nos outils évaluent le rétablissement clinique des sujets (compris comme une amélioration significative des dimensions symptomatique et fonctionnelle du trouble) ainsi que le processus de rétablissement expérientiel. Dans cette optique, notre dispositif de recherche se compose d’échelles cliniques et d’entretiens semi-directifs de recherche. La procédure de recueil de données, identique pour les 26 sujets de notre étude, a été réalisée par différents acteurs : médecins psychiatres et psychologues-chercheurs. Cette dernière s’est déroulée en deux temps : - Réalisation de l’entretien semi-directif de recherche, suivie de la passation des deux échelles auto-évaluatives de rétablissement. Nous avons préféré présenter les échelles aux sujets dans les suites de l’entretien afin d’éviter que leurs verbalisations soient orientées par les items des questionnaires. - Évaluation de la rémission symptomatique et fonctionnelle par les psychiatresréférents des sujets dans le mois qui suivait l’entretien de recherche. Les sujets, informés que cette évaluation se tenait dans le cadre de notre recherche, demeuraient dans la possibilité de la refuser. Au préalable, l’ensemble des sujets de notre étude ont reçu la même consigne informant des modalités de notre recherche. Le contenu de cette consigne est présenté en Annexe VI (p. 288, Tome II). II.1 Les échelles cliniques Les échelles incluses dans notre procédure de recueil de données ont pour objectif d’évaluer les modalités évolutives des sujets, définies précédemment au sein de notre revue de la littérature. 110 II.1.1. L’évaluation de la rémission symptomatique : l’échelle PANSS Conformément aux critères définis par Andreasen et ses collaborateurs (2005), la rémission symptomatique a été évaluée par l’intermédiaire de l’échelle PANSS26, outil le plus couramment employé pour l’évaluation de la symptomatologie de la schizophrénie. Rappelons à ce titre que la rémission symptomatique peut être définie par un score « faible, minime ou nul » (score ≤ 3, sachant que l’empan de cotation est défini de 1 à 7) à 8 items de l’échelle correspondant aux dimensions positive, négative et de désorganisation du trouble.27 Les résultats à l’échelle PANSS donnent lieu à score global sur 112 (7x30, résultat numérique) attestant de la présence ou de l’absence de la rémission symptomatique (résultat nominal). La PANSS est une échelle hétéro-évaluative. Cette dernière est présentée en Annexe VII (p. 290, Tome II). II.1.2. L’évaluation de la rémission fonctionnelle : l’échelle ERFS La répercussion fonctionnelle du trouble a été évaluée par l’intermédiaire de l’échelle de rémission fonctionnelle de la schizophrénie (ERFS, version Française de l’échelle FROGS28) créée par Llorca et ses collaborateurs (2004). Cette échelle a fait l’objet d’une validation scientifique à partir d’un échantillon de 443 sujets (Llorca et al., 2009). L’ERFS comprend 19 items, dont la cotation s’effectue de 0 à 5, évaluant cinq dimensions du fonctionnement psychosocial (les activités de la vie quotidienne, les relations sociales, la qualité de la réadaptation, la santé et les traitements). Les résultats à cette échelle donnent lieu à un score global sur un total de 95 (19 x 5). Il n’existe pas de cut-off pour cette échelle. Ainsi, l’ERFS quantifie la rémission fonctionnelle dans ses aspects multidimensionnels (résultat numérique) mais ne donne pas lieu à un résultat nominal (présence ou absence). Tout comme la PANSS, l’ERFS s’inscrit dans une pratique hétéro-évaluative bien que l’évaluation puisse tenir compte d’informations recueillies auprès des sujets et de leur entourage. L’échelle est présentée en Annexe VIII (p. 293, Tome II). 26 Positive and Negative Syndrome Scale (Kay, Opler et Fiszbein, 1987) – Echelle d’évaluation de la symptomatologie positive et négative. 27 P1 : idées délirantes ; G9 : contenu inhabituel de la pensée ; P3 : hallucinations ; P2 : désorganisation conceptuelle ; G5 : maniérisme, troubles de la posture ; N1 : émoussement affectif ; N4 : repli social ; N6 : manque de spontanéité et diminution du flux verbal. The “Functional Remission of General Schizophrenia” (FROGS) scale. 28 111 II.1.3. L’évaluation du rétablissement expérientiel : les échelles RAS et STORI Nous avons choisi d’évaluer le rétablissement expérientiel à partir de deux outils : l’échelle RAS (Recovery Assessment Scale, Giffort et al., 1995 ; Corrigan et al., 2004) ainsi que l’échelle STORI (Stages Of Recovery Assessment, Andresen et al., 2006). Nous allons voir en effet que ces échelles permettent d’évaluer sous deux angles différents et complémentaires le processus de rétablissement. Ainsi, il nous est apparu particulièrement intéressant de croiser ces outils afin de recueillir des données susceptibles d’offrir une vision la plus globale qui soit de l’avancée dans le processus de rétablissement de chacun des sujets de notre étude. Notons néanmoins que ces deux outils, contrairement à la PANSS et l’ERFS, s’intègrent dans une pratique auto-évaluative. En outre, la RAS, tout comme la STORI, ont été construites à partir de données issues de recherches qualitatives sur le rétablissement. Ces caractéristiques rendent selon nous ces outils particulièrement à même d’appréhender le rétablissement dans son versant expérientiel. Précisons enfin que ces échelles ne sont pas spécifiques du rétablissement dans la schizophrénie mais peuvent servir plus généralement une pratique auprès de personnes souffrant de troubles psychiques sévères (serious mental illness). L’échelle RAS (Recovery Assessment Scale) L’échelle RAS est actuellement considérée comme l’instrument de mesure du rétablissement personnel le plus fiable et valide (Cavelti et al., 2012). Cette échelle se présente sous la forme de 41 items (empan de cotation de 1 à 5) construits sur la base de données qualitatives et validées au sein d’une recherche-action participative (Giffort et al., 1995). Ces items évaluent cinq dimensions en jeu dans le rétablissement expérientiel, à savoir : - L’espoir, exemple : « je suis optimiste par rapport à mon avenir » (1 : pas du tout d’accord - 5 : tout à fait d’accord) ; - Le « pouvoir d’agir », exemple : « je pense que je peux atteindre les buts que je me suis fixé actuellement » ; 112 - L’estime de soi, exemple : « si les gens me connaissaient vraiment, ils m’apprécieraient » ; - La gestion de la maladie et des symptômes, exemple : « je peux agir s’il y a des symptômes qui réapparaissent » ; - La capacité à demander de l’aide, exemple : « je sais qu’il y a des services de soins qui peuvent m’aider ». Les études de validation scientifique ont montré que les scores à cette échelle étaient positivement corrélés à l’empowerment, la qualité de vie et l’estime de soi et corrélés négativement ou de manière non significative à la symptomatologie du trouble (Corrigan et al., 1999, 2004). L’échelle RAS donne lieu à un score global sur 205 (41 x 5, score numérique). Il n’existe pas de cut-off pour cette échelle, dans la mesure où elle vise, rappelons-le, l’évaluation du rétablissement dans sa forme processuelle. L’échelle RAS est présentée en Annexe IX (p. 296, Tome II). L’échelle STORI (Stages of Recovery Instrument Scale) La STORI a été développée par Andresen et ses collaborateurs (2006) dans le prolongement de leur modèle processuel présenté au sein de notre revue de la littérature (Andresen et al., 2003). La STORI est composée de 50 items regroupés en 10 sections. Chaque groupe représente l’un des quatre processus du rétablissement (il y a plus d’un groupe par processus, soit 2 ou 3 groupes par processus) : - L’espoir, exemple : « j’ai seulement récemment découvert que les gens avec une maladie psychique peuvent aller mieux » ; - L’identité, exemple : « je pense que le fait d’avoir travaillé pour dépasser la maladie a fait de moi une personne meilleure » ; - Le sens, exemple : « en devant faire face à la maladie, j’apprends beaucoup au sujet de la vie » ; - La responsabilité, exemple : « je suis aux commandes de ma propre vie ». 113 Chaque item à l’intérieur d’une section représente une étape du processus du rétablissement. Cette échelle ne donne pas lieu à un résultat numérique dans la mesure où les modalités de construction des items ne permettent pas d’additionner les scores des items. De la même manière, les différents processus ne sont pas évalués individuellement (par exemple, il n’y a pas de score total « Espoir »). Il s’agit d’une échelle catégorielle dans la mesure où les résultats obtenus permettent de situer la personne à un stade du processus de rétablissement (i.e., « moratoire », « conscience », « préparation », « reconstruction », « croissance »). Les études de validation montrent une difficulté de la STORI à discriminer les cinq stages du processus mais mettent en lumière une adéquation toute particulière avec le vécu expérientiel des usagers (Andresen et al., 2006 ; Weeks et al., 2010). L’échelle STORI est présentée Annexe X (p. 300, Tome II). La RAS et la STORI : deux auto-évaluations complémentaires du rétablissement Nous avons choisi d’inclure les deux échelles présentées ci-dessus au sein de notre protocole dans la mesure où elles permettent d’appréhender le rétablissement de manière distincte et complémentaire. Alors que la RAS est centrée sur l’évaluation des dimensions en jeu dans le rétablissement, la STORI permet de situer le patient à une étape du processus. Il s’agira dès lors, lors du traitement de nos données, de croiser les scores numériques obtenus à la RAS avec les données catégorielles (étapes) à la STORI afin de vérifier l’homogénéité des données recueillies à ces deux échelles. II.2 L’entretien semi-directif Outre le recueil de données cliniques concernant la rémission et le rétablissement, notre protocole de recherche se fonde, pour une partie importante, sur le recueil de données qualitatives par la passation d’entretiens semi-directifs de recherche. 114 II.2.1. L’entretien : objectif général L’objectif de nos entretiens de recherche était d’éclairer les processus de remaniements identitaires des sujets à la lumière de leur vécu expérientiel. Dans la lignée des études phénoménologiques de Davidson (2003), il s’agissait d’avoir accès aux expériences des sujets afin de mieux comprendre ce qui les aide au quotidien. En outre, les différents thèmes de notre guide d’entretien ont été pensés afin d’appréhender le dynamisme propre au processus de reconstruction identitaire. Il s’agissait ainsi de favoriser chez les sujets une compréhension distanciée de leur histoire et une reconstruction rétrospective du sens (réflexivité) de leur évolution actuelle et des représentations associées à leur devenir. II.2.2. Le guide et ses thèmes particuliers L’entretien semi-directif est organisé autour de 4 thèmes et de 28 questions. Le guide d’entretien est présenté en Annexe XI (page 306, Tome II). Thème 1 : rapport aux troubles : perspective historique Ce thème est centré sur l’histoire des troubles (e.g., « Quels ont été les premiers signes de la maladie ? »), du parcours de soin (e.g., « Pouvez-vous me retracer votre parcours de soin ? ») et de l’annonce diagnostique (e.g., « Quel diagnostic a été posé et à quel moment ? »). Chacune de ces questions était suivie de relances visant à favoriser une implication subjective ainsi qu’une activité réflexive (e.g., « Selon vous, quelles seraient les dimensions de votre vie qui ont été les plus touchées par la maladie ? ; « Quel regard portez-vous sur votre parcours de soin ? » ; « Que signifiait ce diagnostic pour vous ? ») Il s’agissait par ce thème d’appréhender la dynamique du sens conféré par les sujets à leur histoire. 115 Thème 2 : rapport aux troubles : représentations actuelles Notre second thème est davantage axé sur le vécu présent des sujets. La formulation de nos questions invite à l’expression des représentations actuelles du trouble (e.g., « Que signifie pour vous le terme de schizophrénie aujourd’hui ? » ; « Pensez-vous que l’on puisse guérir de la schizophrénie » ?). Il s’agissait en outre de comprendre la place occupée par la maladie dans les représentations actuelles de soi (e.g., « Vous considérez-vous comme malade ? » ; « Quelle place prend le soin aujourd’hui dans votre vie ? » ; « Diriez-vous que vous avez encore des symptômes du trouble, en souffrez-vous ? »). Nos relances ont été pensées afin d’appréhender la manière dont les sujets composent avec les éventuels manifestations du trouble au quotidien (e.g., « Si oui, pouvez-vous les contrôler ? »). Thème 3 : rapport à l’évolution favorable Le troisième thème de notre guide d’entretien se rapporte explicitement à l’évolution favorable du trouble. Rappelons en effet que tous les sujets de notre étude nous ont été adressés par leur psychiatre référent, notamment sur la base de ce critère. Il s’agissait dès lors, dans un premier temps, de confronter cette interprétation médicale à l’interprétation subjective des personnes (e.g. « Selon votre médecin, vous connaissez actuellement une évolution favorable de votre trouble, êtes-vous d’accord avec cela ? » ; « Pour vous, que signifie cette évolution favorable ? »). En outre, nos relances visaient à approfondir cette interprétation subjective et à appréhender leur expertise personnelle concernant cette évolution favorable (e.g., « Pour vous, quels sont les éléments qui ont permis cette évolution favorable ? » ; « Selon vous, quels sont les éléments qui ont fait obstacle à cette évolution favorable ? » » ; « Y-a-t-il des personnes qui ont particulièrement contribué à votre mieux-être aujourd’hui ? Pour quelles raisons ? »). Autrement dit, il s’agissait d’avoir accès aux propres facteurs de rétablissement de la personne. Thème 4 : rapport à soi : intégration du vécu expérientiel et projections dans l’avenir Le quatrième et dernier thème de notre guide d’entretien a été élaboré afin de susciter un retour réflexif à soi et à l’expérience du trouble. 116 Nous sommes ainsi partis de l’exploration du vécu quotidien (« Pouvez-vous me décrire votre vie actuelle ? ») pour ensuite mieux comprendre quelle place tient l’expérience passée du trouble dans les représentations actuelles de soi (e.g. « Selon vous, la maladie vous a-t-elle modifié ? » ; « a-t-elle modifié la relation à votre entourage ? ») et à venir (« Comment voyezvous l’évolution de la maladie dans l’avenir ? » ; « Quels sont vos projets pour l’avenir ? »). Par là-même, ces questions nous ont permis d’appréhender plus spécifiquement deux dimensions fondamentales du rétablissement expérientiel : la redéfinition identitaire et l’espoir. Enfin, nous avons terminé notre entretien par une question visant à favoriser les capacités de décentration des sujets : « Auriez-vous des conseils à apporter aux personnes qui vivent avec la schizophrénie ? » III. Traitement des données Le traitement de nos données cliniques s’organise en deux étapes : - La première consiste en une analyse statistique des échelles cliniques de rémission et de rétablissement afin de mieux comprendre le rapport qu’entretiennent entre elles ces différentes modalités évolutives. - La seconde étape est la plus importante et conséquente de notre étude. Elle s’organise autour de la description du processus de rétablissement à partir de l’analyse de contenu du discours des sujets. III.1 Analyse statistique des échelles de rémission et de rétablissement Les analyses statistiques ont essentiellement consisté à comparer les scores aux échelles de rémission et de rétablissement : - deux échelles de rémission donnant lieu à un score catégoriel (PANSS : absence ou présence de la rémission symptomatique) et à un score numérique (ERFS), - ainsi que deux échelles de rétablissement, également une catégorielle (STORI : 5 étapes) et une numérique (RAS). Les comparaisons ont été réalisées à partir d’analyses de variance ANOVA permettant d’établir l’existence d’un lien de convergence ou d’absence de convergence entre les échelles catégorielles et les échelles numériques pour chaque dimension (rémission, rétablissement). 117 Nous avons également eu recours à des techniques de régression linéaire afin d’évaluer dans quelle mesure une échelle pouvait être prédictible d’une autre. III.2 Analyse de contenu des entretiens Plus que toute autre méthodologie de recherche, l’entretien permet d’avoir accès aux représentations subjectives des interviewés (Blanchet, 1991). L’analyse qualitative des entretiens de recherche clinique requiert une grande rigueur afin de tendre vers une certaine « standardisation » des données recueillies (Ghiglione et Blanchet, 1991). Il s’agit d’aller plus loin que l’intuition clinique, qui à elle seule ne peut répertorier les figures rhétoriques d’un discours, repérer les particularités d’un langage, spécifier les modes de raisonnement, mettre en relief infailliblement la scansion et les ruptures d’un entretien (Chiland, 1997). Dans cette perspective, l’on peut « inférer » de l’analyse d’un entretien des enseignements sur le sujet qui dépassent la particularité de la rencontre : l’analyse tend à être « structurale » pour échapper à la contingence de l’entretien (ibid.). L’analyse de contenu est orientée par notre guide et ses trois thèmes : après avoir retranscrit l’ensemble des entretiens, nous avons procédé au découpage du texte, puis au regroupement thématique des énoncés. A partir de productions langagières singulières, nous avons ainsi tenté de discriminer des « unités de sens », de mettre en évidence certaines ressemblances dans l’expérience vécue du processus de rétablissement. Néanmoins, nous n’omettons guère que toute analyse qualitative met en jeu le désir propre du chercheur et, dans le cas de notre travail, son expérience clinique. Comme le rappelle Devereux (1980), le contre-transfert du chercheur sur son matériau existe nécessairement. C’est pourquoi, pour renforcer une analyse méthodique, nous avons eu recours au logiciel d’analyse Iramuteq développé par Ratinaud (2009) et qui reproduit la méthode de classification lexicale décrite par Reinert (Alceste : Analyse lexicale par Contexte d’un Ensemble de Segments de Texte, 1986). Cet outil apporte un éclairage sur les faits statistiques du corpus des entretiens. Le logiciel repère en effet des classes de discours en fonction de la distribution du vocabulaire présent dans ces unités. Le logiciel est fondé sur une analyse statistique distributionnelle. Autrement dit, il relie les contextes qui ont des mots communs. Il donne ainsi une cohérence au corpus 118 analysé en effectuant des regroupements discursifs. Cette méthode repose sur le postulat psycholinguistique selon lequel les structures sémantiques sont liées à la distribution des mots dans le texte et que cette distribution n’est pas attribuable au hasard. Cet outil a ainsi constitué une aide à la lecture et à la systématisation de nos données, leur interprétation relevant ensuite de notre analyse propre et demandant des retours fréquents aux énoncés du corpus général. Cependant, tendre vers une structuration des données qualitatives ne signifie guère noyer leurs variations singulières. Nous illustrerons ainsi ces dernières à travers l’analyse de cas particuliers. 119 CHAPITRE III - ANALYSE DES ÉCHELLES CLINIQUES DE RÉMISSION ET DE RÉTABLISSEMENT Dans cette première partie de notre étude, nous souhaitons étudier le lien existant entre l’évolution symptomatique, l’évolution fonctionnelle et l’évolution expérientielle chez les mêmes 26 sujets de notre échantillon. Il s’agit, par là-même, de mieux comprendre les rapports existants entre - d’un côté le rétablissement clinique, objectif, scientifique - et de l’autre le rétablissement expérientiel, subjectif, personnel. - Le rétablissement clinique est sous-tendu par la présence de rémission symptomatique attestée par la PANSS et un score élevé de rémission fonctionnelle évaluée par l’intermédiaire de l’échelle ERFS. - L’avancée dans le processus de rétablissement est supposée être à la mesure des scores obtenus à l’échelle RAS (un score élevé signant un processus avancé) et de l’étape définie par l’échelle STORI (l’étape 5 étant la plus élevée). Dans un premier temps, nous présenterons les résultats statistiques permettant d’attester d’une convergence – ou d’une absence de convergence – entre les différentes échelles cliniques de rémission et de rétablissement. Nous réaliserons ensuite une brève synthèse des résultats de cette étude. Nous discuterons enfin de ces différents résultats, à la lumière des attentes que nous avions formulées, et des données de la littérature actuelle sur les rapports entre les différentes modalités évolutives de la schizophrénie. Ces réflexions seront mises en perspective avec les résultats de la partie qualitative de notre étude au sein de la discussion générale de notre travail. 120 I. Résultats des analyses statistiques Les rapports statistiques entre les résultats aux échelles de rémission et de rétablissement sont présentés ci-dessous. I.1 Étude du rapport entre la rémission symptomatique et la rémission fonctionnelle Nous n’observons pas de relation significative entre la rémission symptomatique (attestée par les scores obtenus à la PANSS) et l’échelle numérique de rémission fonctionnelle (ERFS) : F(1,24) = 1,08, p = 0,3 [Absence, m = 69,83, Présence, m = 71.15]. Ces résultats sont représentés au sein du graphique 1 ci-dessous. 80 75 70 65 55 60 Echelle de rémission fonctionnelle 85 90 Indépendance des rémissions symptomatique et fonctionnelle présence absence Rémission symptomatique Graphique 1 : Indépendance entre la rémission symptomatique attestée par la PANSS et les scores obtenus à l’échelle de rémission fonctionnelle ERFS. 121 I.2 Étude du rapport entre l’échelle numérique de rétablissement et l’échelle catégorielle de rétablissement a. Nous observons un effet de convergence significatif entre les scores obtenus à l’échelle numérique de rétablissement (RAS) et les étapes définies par l’échelle catégorielle de rétablissement (STORI) : La régression linéaire montre un effet significatif (valeur estimée = 13.479, t = 5.377 p < 0.0001, R carré ajusté = 0.53) Ces résultats sont représentés au sein du graphique 2 ci-dessous. 180 160 140 120 Echelle numérique de rétablissement 200 Convergence entre les échelles de rétablissement 1 2 3 4 5 Les cinq étapes du rétablissement Graphique 2 : Convergence entre les scores obtenus à l’échelle numérique de rétablissement RAS et les cinq étapes du rétablissement définies par l’échelle STORI. 122 Un effet des étapes de rétablissement réduites à trois catégories permettant un équilibrage de l’échantillon : F(2,23) = 12.96, p = 0.0001 [Etape 1-2 : m = 132, Etape 3-4 : m = 148.9, Etape 5 : m = 174]. La comparaison par paire de Bonferroni montre que la différence est significative entre les étapes 1-2 et 5 (p = 0,0001) entre les étapes 3-4 et 5 (p = 0,02) et non significative entre les étapes 1-2 et 2-4. Ces résultats sont représentés au sein du graphique 3 ci-dessous : Différence entre 3 étapes de rétablissement 200 180 Echelle de rétablissement b. 160 140 120 1 2 3 Etapes de rétablissement Graphique 3 : Etapes de rétablissement à l’échelle STORI réduites à 3 catégories : 1 = [1-2] ; 2 = [3-4] ; 3 = [5] 123 I.3 Étude du rapport entre les échelles de rémission et les échelles de rétablissement Étude du rapport entre la rémission symptomatique et l’échelle numérique de rétablissement. Nous n’observons pas de relation significative entre la rémission symptomatique (attestée par les scores obtenus à la PANSS) et les scores obtenus à l’échelle numérique de rétablissement (RAS) : F(1.24) = 1.08, p = 0.3 [Absence, m = 148, Présence, m = 159.25]. Ces résultats sont représentés au sein du graphique 4 ci-dessous : Disjonction entre la rémision et le rétablissement 200 Echelle numérique de rétablissement a. 180 160 140 120 absence présence Rémission symptomatique Graphique 4 : Disjonction entre la rémission symptomatique attestée par la PANSS et les scores obtenus à l’échelle numérique de rétablissement RAS. 124 Étude du rapport entre la rémission fonctionnelle et l’échelle numérique de rétablissement Nous n’observons pas de relation significative entre l’échelle numérique de rémission fonctionnelle (ERFS) et l’échelle numérique de rétablissement (RAS) : Adjusted Rsquared: 0.002562, F(1,24) = 1.064, p = 0.3125. Ces résultats sont représentés au sein du graphique 5 ci-dessous : Disjonction entre la rémision et le rétablissement 90 Echelle numérique de rémission fonctionnelle b. 85 80 75 70 65 60 55 120 140 160 180 200 Echelle numérique de rétablissement Graphique 5 : Disjonction entre les scores obtenus à l’échelle numérique de rémission fonctionnelle ERFS et les scores obtenus à l’échelle numérique de rétablissement RAS. 125 Étude du rapport entre la rémission fonctionnelle et les étapes de rétablissement Nous n’observons pas de relation significative entre et les scores obtenus à l’échelle numérique de rémission fonctionnelle (ERFS) les étapes de rétablissement réduites à 3 catégories (STORI) : F(2,23) = 0.58, p = 0.6 [Etape 1-2 : m = 68, Etape 3-4 : m = 71.2, Etape 5 : m = 72.1]. Ces résultats sont représentés au sein du graphique 6 ci-dessous : Disjonction entre la rémission et le rétablissement Echelle numérique de rémission fonctionnelle c. 90 85 80 75 70 65 60 55 1 2 3 Trois étapes de rétablissement Graphique 6 : Disjonction entre les scores obtenus à l’échelle numérique de rémission fonctionnelle ERFS et les trois étapes de rétablissement (après réduction) de l’échelle catégorielle STORI 126 II. Synthèse des résultats A l’issue des analyses statistiques permettant d’étudier les rapports entre les scores obtenus par les 26 sujets de notre étude aux échelles de rémission symptomatique, de rémission fonctionnelle et de rétablissement expérientiel (numérique et catégoriel), nous retiendrons les résultats ci-après : Il existe une convergence entre les résultats obtenus aux deux échelles de rétablissement : l’échelle numérique (RAS) et l’échelle catégorielle (STORI). Les traitements statistiques permettent d’établir un équilibrage de l’échantillon en réduisant les 5 étapes initiales de l’échelle STORI en 3 nouvelles étapes : Etape 1 = [1-2] ; Etape 2 = [3-4] ; Etape 3 = [5]. Il n’y a pas de convergence entre la rémission symptomatique (attestée par la PANSS) et les scores obtenus à l’échelle de rémission fonctionnelle (ERFS). La rémission symptomatique et la rémission fonctionnelle apparaissent indépendantes au vu des résultats de notre étude. Il n’y a pas de convergence entre la rémission symptomatique (attestée par la PANSS) et les scores de rétablissement (RAS). Il n’y a pas de convergence entre les scores de rémission fonctionnelle (ERFS) et les scores de rétablissement (RAS) Il n’y a pas de convergence entre les scores de rémission fonctionnelle (ERFS) et les étapes réduites à trois catégories de rétablissement (STORI) Les résultats de notre étude vont ainsi dans le sens d’une disjonction entre la rémission symptomatique, dans ses aspects symptomatique comme fonctionnelle, et le rétablissement expérientiel. Au total, aucune échelle n’apparaît prédictible d’une autre, excepté les deux échelles de rétablissement. 127 III. Discussion des résultats Nous allons à présent discuter des principales implications des résultats de cette première partie de notre étude. Notre discussion sera organisée autour de l’absence de relation observée entre les échelles cliniques de rémission et de rétablissement. Ce constat nous donne en effet à penser, dans une plus large perspective, la nature des liens existants entre les différentes modalités évolutives – et thérapeutiques – de la schizophrénie. Nous employons le terme « d’indépendance » pour caractériser l’absence de relation entre les mesures d’une même dimension, à savoir celle de la rémission dans ses aspects symptomatiques et fonctionnels, et le terme de « disjonction » dès lors qu’il s’agit de qualifier l’absence de relation entre la rémission et le rétablissement. En ce qui concerne la corrélation observée entre les scores de l’échelle numérique RAS et les étapes de rétablissement définies par la STORI, ces résultats vont dans le sens des études de validation des outils (Cavelti et al., 2012). La redéfinition de trois étapes de rétablissement, après réduction statistique, constitue une voie d’analyse intéressante pour la seconde partie de notre étude, davantage qualitative. III.1 L’indépendance entre la rémission symptomatique et la rémission fonctionnelle La question des rapports entre l’évolution symptomatique et l’évolution fonctionnelle de la schizophrénie a fait l’objet, ces vingt dernières années, d’une multitude de travaux, dont les résultats apparaissent souvent divergents. Cette hétérogénéité nous semble tenir, dans une large mesure, à l’évolution de notre compréhension des « répercussions fonctionnelles » (functional outcomes) du trouble et des critères qui les sous-tendent. Dans les suites de l’opérationnalisation du concept de rémission (Andreasen et al., 2005), bon nombre de recherches viennent attester d’une corrélation entre l’amélioration des symptômes du trouble et l’amélioration du fonctionnement du patient (Van Os et al., 2006 ; De Hert et al., 128 2007 ; Bodén et al., 2009 ; Helldin et al., 2009). Cela n’a - a priori - rien d’étonnant, dans la mesure où la gravité de la symptomatologie est nécessairement évaluée en référence à ses répercussions « visibles » sur l’attitude du patient. Précisons en outre que la définition des critères de rémission tient compte du bon fonctionnement global des sujets, et cela en dépit parfois de la persistance de symptômes modérés (Andreasen et al., 2005). Les résultats de notre recherche, montrant une indépendance entre la rémission symptomatique et la rémission fonctionnelle, peuvent dès lors sembler en inadéquation avec ce qui, en dehors des données scientifiques, relèverait du « bon sens clinique ». Mais cela est sans compter les résultats (déjà évoqués au sein de notre revue de question) des études venant infirmer cette nécessaire corrélation entre la rémission des symptômes et l’amélioration du fonctionnement (Albert et al., 2011) ; lien causal s’avérant dès lors être un préjugé (Pachoud, 2009). La rémission symptomatique semble davantage refléter « l’évolution clinique globale » du patient, et ainsi la gravité de la pathologie (ibid.), que des dimensions plus spécifiques, prises en compte notamment par l’échelle de rémission fonctionnelle que nous avons employée (ERFS, Llorca et al., 2009), telles que la réinsertion socio-professionnelle ou la qualité de la vie relationnelle des sujets. Andreasen (2005) évoquait par ailleurs déjà la nécessité d’approfondir nos connaissances relatives à l’évolution fonctionnelle du trouble en admettant que cette dernière ne pouvait être uniquement rattachée à l’évolution des symptômes. La conceptualisation de la « rémission fonctionnelle » (Harvey et Bellack, 2009) témoigne par elle-même d’une volonté de se défaire de cet amalgame, bien que ce concept ne fasse pas encore aujourd’hui l’objet d’une définition consensuelle internationale. III.2 La disjonction entre la rémission symptomatique et le rétablissement expérientiel Nous l’avons montré à travers notre revue de la littérature, le rétablissement expérientiel constitue une modalité évolutive de la schizophrénie centrée sur des déterminants subjectifs, personnels, tels que l’espoir, l’autodétermination, la redéfinition d’un sens de soi. 129 L’absence de corrélation ici observée entre la rémission symptomatique et les résultats aux échelles de rétablissement (la RAS comme la STORI) va dans le sens d’un grand nombre d’études, essentiellement qualitatives, montrant que le processus de rétablissement peut se déployer malgré la persistance des symptômes du trouble (Davidson, 2003 ; Resnick et al., 2004 ; Davidson et al., 2007 ; Silverstein et Bellack, 2008). Nous avons vu en effet que - plus que la disparition des symptômes - les personnes en rétablissement évoquent l’importance d’un changement d’attitude vis-à-vis de ces symptômes. La seconde partie de notre étude, centrée sur la description du vécu des personnes atteintes de schizophrénie, nous permettra d’approfondir cette nuance qui se révèle d’une grande importance. De manière plus proche de notre dispositif de recherche, Cavelti et ses collaborateurs (2011) ont montré au sein d’une méta-analyse que l’échelle RAS n’était pas forcément corrélée aux échelles symptomatiques (BPRS29), mesures réalisées auprès de larges échantillons de patients et au niveau international (Etats-Unis, Australie, Japon). Ces résultats confirment le caractère partiel de la rémission dans la mesure où cette dernière exclut l’évaluation d’un bon nombre de dimensions individuelles (Trémine, 2007). Cette absence de considération de facteurs subjectifs va de pair avec la pratique exclusivement hétéro-évaluative associée à la rémission (cf. PANSS) et plus généralement, à l’évaluation clinique du trouble. L’évolution positive de la schizophrénie ne peut ainsi se résumer à l’amélioration symptomatique attestée par un professionnel de santé. Ce constat représente l’argument fort en faveur du paradigme du rétablissement expérientiel dans la schizophrénie. III.3 La disjonction entre la rémission fonctionnelle et le rétablissement expérientiel La disjonction observée au sein de notre étude entre les scores de rémission fonctionnelle et les résultats aux échelles de rétablissement expérientiel appelle une réflexion toute particulière puisqu’elle apparaît, a priori, à l’encontre de nos attentes. 29 Brief Psychiatric Rating Scale 130 Nous soutenions en effet l’hypothèse selon laquelle l’évolution fonctionnelle pourrait, en partie au moins, être davantage expliquée par des facteurs subjectifs que par le facteur symptomatique. Une piste d’analyse de nos résultats consisterait à envisager la rémission fonctionnelle, telle qu’évaluée par l’ERFS, comme un concept trop éloigné de la réalité subjective des patients, pourtant indissociable d’une juste compréhension de ce que recouvrent « les répercussions fonctionnelles ». N’est-il pas question, à travers cette expression, de mieux considérer les incidences du trouble sur le fonctionnement de la personne et, in fine, pour la personne ? L’échelle ERFS de rémission fonctionnelle (Llorca et al., 2009) comporte, certes, certaines dimensions renvoyant à la vie personnelle, telle que la qualité de l’adaptation ou de la vie relationnelle, mais ces dernières nous semblent toujours constituées en référence à une vision trop normative. Les critères de bon fonctionnement (e.g. présence d’une activité professionnelle, d’une vie amoureuse) se réfèrent à un « idéal type » occultant tout élément qui relèverait des représentations subjectives et des attentes personnelles des sujets. Cette référence à la norme situe le « bon fonctionnement » du côté d’une récupération d’habiletés socialement et culturellement définies. En outre, bien qu’il soit spécifié dans la consigne de l’échelle ERFS que l’évaluation puisse être réalisée en concertation avec le patient et son entourage, le clinicien demeure le principal « décisionnaire ». La qualité du fonctionnement du sujet fait ici l’objet – et d’une manière générale en ce qui concerne les échelles existantes30 – d’une hétéro-évaluation quantitative. Ces modalités évaluatives contrastent ainsi avec celles propres au rétablissement expérientiel. En effet, bien que les échelles RAS et STORI donnent lieu à une forme de quantification (score ou étape), rappelons que leurs items ont été constitués sur la base d’études qualitatives. En outre – et cet aspect nous semble primordial – ces échelles s’inscrivent dans une pratique auto-évaluative. Il semblerait dès lors, au vu de nos résultats, que le rétablissement expérientiel ne suive pas la même trajectoire évolutive que la dimension fonctionnelle telle que définie par le concept de « rémission ». 30 Citons, à titre d’exemple, l’échelle EGF d’évaluation du fonctionnement global du DSM IV (GAF : Global Assessment of Functioning scale). 131 III.4 La disjonction entre le rétablissement clinique et le rétablissement expérientiel L’absence de relation observée entre les modalités évolutives symptomatique, fonctionnelle et expérientielle de la schizophrénie situe nos propos en faveur d’une considération multidimensionnelle de l’évolution du trouble. Précisons que cette disjonction n’est pas synonyme d’opposition. Nos résultats font état d’une absence de rapport de nécessité entre ces trois modalités évolutives, mais n’excluent pas l’existence de liens contingents, d’intrications complexes, qu’il s’agirait de préciser dans des recherches futures. Cette relative autonomie vient asseoir la légitimité de chacune de ces modalités évolutives. Puisque la rémission symptomatique ne suffit pas à elle seule à expliquer la rémission fonctionnelle, il apparaît pertinent d’associer ces deux dimensions dans la définition du rétablissement en termes de résultat (rétablissement médical, scientifique, Liberman et al., 2002). De la même manière, puisque le rétablissement expérientiel n’est pas superposable à la rémission symptomatique et à la rémission fonctionnelle (et ainsi au rétablissement médical), il s’avère nécessaire de considérer l’existence, en propre, de la réalité que recouvre ce concept. En ce sens, la considération du rétablissement expérientiel en tant que nouveau paradigme évolutif apparaît tout à fait fondée. La complémentarité ainsi supposée de ces trois dimensions nous amène logiquement à prôner une attitude multiréférentielle, dont la pertinence n’est plus à démontrer dans le champ des sciences humaines. Il s’agirait d’élargir notre champ de vision de la schizophrénie en considérant l’atténuation du trouble et de ses conséquences visibles comme un plan particulier, partiel, en arrière duquel demeure l’évolution plus globale de la personne. Dans cette optique, Lieberman et ses collaborateurs (2008) préconisent la considération de plusieurs « formes de rétablissements », où l’une ne serait pas pensée de manière concurrentielle à l’autre. Malgré le relatif consensus dont fait l’objet ce type de discours, force est de constater, dans ce contexte actuel où le soin psychique demeure dominé par une approche quantitative, que les déterminants subjectifs de l’évolution de la schizophrénie tendent à être éludés. 132 Il ne s’agit pas de négliger l’importance des pratiques évaluatives et des concepts opérationnels, mais bien d’envisager leur plus grande ouverture aux variations singulières, davantage appréhendées par une approche qualitative. A titre d’exemple, il nous semble que les outils de mesure, concernant l’évolution de la schizophrénie en particulier, pourraient s’enrichir de modalités de prise en compte du vécu des personnes, en proposant un aspect auto-évaluatif. Les échelles d’évaluation de la symptomatologie ou du retentissement fonctionnel gagneraient à se voir compléter selon des regards croisés. Ainsi, la prise en compte du trouble ne serait pas dissociée de son impact sur le vécu de la personne. Ceci constitue une piste de réflexion permettant de favoriser la considération du paradigme du rétablissement expérientiel dans nos pratiques cliniques et son adéquation avec une approche dite « scientifique ». L’assise paradigmatique du rétablissement dans le champ de la santé mentale requière ainsi des transformations théorico-cliniques que nous approfondirons, enrichis du vécu expérientiel des sujets de notre étude, au sein de la discussion générale. 133 CHAPITRE IV : ANALYSE DESCRIPTIVE DES ENTRETIENS SEMI-DIRECTIFS DE RECHERCHE Notre analyse de contenu des 26 entretiens semi-directifs de recherche s’appuie sur les classes de discours isolées par la méthode Alceste. Rappelons que cet outil nous aide à tendre vers une certaine « standardisation » de nos données, mais ne peut à lui seul satisfaire notre analyse qualitative. C’est pourquoi, nous privilégierons de fréquents retours aux énoncés des corpus des entretiens. La présentation de nos résultats se décline selon les quatre thèmes de nos entretiens, puis des différentes classes de discours définies en leur sein. Afin d’alléger la lecture de ces résultats, l’ensemble des termes identifiés par le logiciel comme étant les plus significatifs d’une classe de discours, ainsi que les khi 2 associés, sont consultables en Annexe XII (p. 309, Tome II). Nous avons retenu pour notre analyse les termes qui comportent un degré de significativité élevé (khi 2 ≥ 8). Ces mots sont indiqués en gras dans le corps de notre texte. Nous illustrons leur contexte d’apparition par des citations des sujets. Nous faisons apparaître, au sein des tableaux de l’Annexe XII, les sujets les plus représentatifs des classes de discours (le cas échéant). Cette variable sera discutée lorsqu’elle nous semble mettre en lien de manière signifiante certaines descriptions avec une étape particulière du processus du rétablissement (définie par les réponses à l’échelle STORI après réduction statistique [i.e., trois catégories]). 134 I. Analyse de contenu du Thème 1 Rapport aux troubles : perspective historique L’analyse Alceste de notre premier thème fait apparaître quatre classes de discours. Le corpus comporte 816 UCE dont 584 ont été prises en compte dans l’analyse (71.57% des UCE totales). I.1 Première classe de discours La première classe identifiée par le logiciel comprend 12.5% des UCE classées. Les mots les plus significatifs la caractérisant et les Khi2 associés sont présentés dans le tableau 1 de l’Annexe XII. I.1.1. Analyse descriptive Trois univers sémantiques se dégagent de cette classe de discours. Le premier univers est centré sur la vie familiale : « mère », « maison », « grand-père », « marier », « père », « enfance », « femme », « enfant », « famille ». La famille est tout d’abord évoquée comme l’espace d’éclosion de la maladie : « Ma première crise, je sais que c’était en dormant, j’étais chez ma mère » ; « Je m’étais renfermé sur moimême, je ne bougeais pas de la maison » ; « J’ai cru que dans l’appartement de mon père on découpait la dalle de béton du plafond pour la faire tomber sur nous ». De ce fait, les relations familiales sont souvent associées à la première dimension impactée par l’apparition des troubles : « Il y a la relation avec mon père qui s’est dégradée d’un coup d’un seul » ; « Aujourd’hui, avec du recul, ce qui m’a le plus gêné, c’était le regard de ma famille » ; « C’est vrai que c’est difficile d’élever un enfant quand on a des angoisses comme ça ». Les verbes d’action (« revenir », « venir », « appeler », « recevoir », « rapprocher »), très présents au sein de cette classe de discours, témoignent d’une démarche active adoptée face à 135 l’avènement de la maladie. L’activité est presque systématiquement décrite en direction ou en émanation de ce même entourage familial. La majorité des sujets de notre étude souligne ainsi le rôle décisif de leur proche au moment de l’entrée dans la maladie. La famille est à la fois présentée comme refuge (« Je n’étais vraiment pas bien, j’ai pris le train pour aller voir ma famille la plus proche »), espace privilégié de parole (« J’ai appelé mes parents et j’ai pleuré pendant 20 minutes »), mais aussi comme décisionnaire des soins (« Ce sont mes parents qui m’ont fait hospitaliser »). L’entourage se substitue fréquemment à la personne, alors envahie par les troubles, pour agir, parfois même de manière autoritaire : « Ma compagne à l’époque, elle sentait que ça n’allait pas, elle appelait S. (hôpital) et on venait me chercher » ; « Mon frère et mon père m’ont dit : “tu dois quitter la maison et revenir dans l’appartement” ». À l’inverse, certains sujets apparaissent douloureusement marqués par l’absence, le défaut d’assistance ou les attitudes d’incompréhension voire de rejet de leurs proches : « Ma mère ne m’ouvrait pas sa porte » ; « Ils ne supportaient pas de me voir comme ça, ma famille a vraiment coupé tous les ponts pendant au moins une dizaine d’années » ; « Je suis SDF pendant deux ans et demi et ma mère me dit : “je ne peux pas te recevoir, tu ne peux pas rester à la maison” » ; « Mes parents ne sont pas du tout intervenus » ; « J’étais tellement malade que ma famille me disait : “non, tu ne viens pas à la maison, parce que tu nous racontes n’importe quoi” ». Le second univers qui se dégage de cette classe de discours est centré sur le registre du mortifère, de la violence, de la terreur et du désarroi : « suicide », « suicider », « mourir », « horrible », « violent », « agresser », « cauchemar ». Ce registre caractérise le vécu de l’entrée dans la maladie. Le caractère hyperbolique des termes employés témoigne de l’implication émotionnelle des sujets au moment de la description de cette période de leur existence : « J’avais une vie cauchemardesque » ; « J’osais plus sortir matin et soir, ça a vraiment été des années horribles ». Notons que ces vécus de terreur sont particulièrement bien situés dans le temps et dans l’espace, renvoyant ainsi à des souvenirs parfois décrits avec grande précision : « C’est ce 136 fameux canapé en cuir dans lequel j’ai vécu des moments horribles, tout seul, c’est là que ça m’a vraiment le plus marqué ». La souffrance et la peur sont telles qu’elles viennent bouleverser l’état de conscience des sujets et créer ainsi une rupture dans leur existence : « J’avais comme des idées noires, comme si je vivais un cauchemar » ; « On est dans un cauchemar, on se dit “ qu’est-ce qui se passe ?” C’est effrayant ! ». Le vécu d’étrangeté à soi est alors associé à une angoisse de mort imminente : « J’entendais des craquements dans ma tête, je suis allé voir ma mère et je lui ai dit : « je vais mourir ! » ; « J’étais complètement à l’Ouest, j’avais l’impression de mourir sans mourir parce que mon cœur s’est pas arrêté de battre » ; « On n’est plus maître de soi et à tout moment on peut se suicider sans s’en rendre compte ». L’état de mort simulé ou redouté en vient même parfois à être désiré, tant la souffrance liée à la maladie – et à ses conséquences perçues sur le plan existentiel – devient intolérable : « J’ai essayé de tout oublier par la mort, par le suicide » ; « À 21 ans, j’ai voulu mourir parce que ma vie était ratée ». Le mortifère des premiers temps de la maladie coexiste avec un climat d’agitation et de violence. Ce champ lexical caractérise en premier lieu la brutalité du vécu des sujets : « Ça ne marchait pas très bien et ça a commencé à devenir très violent, le fait que je n’aille pas vers les autres ». La violence en acte (« J’étais très énervé, j’étais très violent, j’ai cassé des tables et des meubles ») est néanmoins plus fréquemment évoquée en référence à un statut de victime. Ce statut est soit associé à des éléments du réel (« Je me suis fait agresser par des jeunes du quartier juste en bas de chez moi » ; « À l’époque mon père était violent avec moi »), soit à des angoisses délirantes : « Tout mouvement inopportun ou nerveux de personne étrangère me faisait croire qu’on aller m’agresser » ; « J’ai cru voir Einstein et sa femme au bord de la fenêtre qui allaient m’agresser personnellement »). Notons enfin que les souvenirs d’enfance sont fréquemment évoqués au sein de ce premier thème de notre entretien. Ces derniers sont associés au contexte d’apparition des tout premiers signes de la maladie : « J’avais des obsessions suicidaires dans la tête, à cette époque j’avais peut-être trois-quatre ans, les premiers souvenirs d’enfant » ; « Pour moi, la maladie a débuté dans la plus tendre enfance ». Certains sujets attribuent même certaines angoisses de 137 leur enfance à des formes de prémonitions, annonciatrices du trouble : « Je faisais certains rêves prémonitoires avant 2002, c’était un cauchemar qui se répétait souvent pendant mon enfance ». I.1.2. Synthèse Cette classe de discours et ses différents univers témoignent de l’impact brutal, voire destructeur, de l’apparition de la maladie sur l’existence et les relations familiales des sujets. En outre, elle caractérise la primauté du rôle de la famille à ce moment du parcours des sujets ; son absence, son rejet ou son incompréhension sont de ce fait – le cas échéant – particulièrement marquants et douloureux. La remémoration de ces souvenirs témoigne ainsi du choc potentiellement traumatique provoqué par les manifestations du trouble. Les verbalisations des sujets de notre étude autour des premiers temps de la maladie dénotent une forte implication émotionnelle. Cet engagement affectif coexiste néanmoins avec une aptitude de décentration et de reconstruction historisée de leur trouble. Les souvenirs d’enfance nous semblent notamment convoqués afin de resituer l’avènement de la maladie dans une continuité existentielle. En effet, un certain nombre de sujets attribuent rétrospectivement les premiers signes du trouble à la période de l’enfance. Mettre en lien l’histoire des troubles avec l’histoire de vie nous semble participer à leur mise en sens et ainsi à la restauration d’une trajectoire de vie continue. I.2 Seconde classe de discours La seconde classe identifiée par Alceste comprend 31.85% des UCE classées. Il s’agit de la classe la plus conséquente de notre premier thème. Les mots les plus significatifs la caractérisant et les Khi2 associés sont consultables au sein du tableau 2 en Annexe XII. 138 I.2.1. Analyse descriptive Cette classe est centrée sur les circonstances de l’annonce diagnostique et retrace l’évolution du vécu de cette annonce ainsi que du processus de l’accès à la conscience des troubles des sujets. Notons tout d’abord que la quasi-totalité des sujets de notre étude évoque le diagnostic de schizophrénie (ou une de ses formes cliniques), comme en témoigne la fréquence d’occurrence élevée de ce terme : « Elle m’a dit “c’est la schizophrénie” ; « On m’a dit “schizophrénie paranoïde”, mais chaque cas est différent » ; « Le diagnostic posé est trouble schizo-affectif ». Cette récurrence s’explique par les critères d’inclusion des sujets de notre étude ainsi que la consigne de l’entretien (e.g. « Quel diagnostic a été posé ? ») mais dénote tout de même une certaine aisance des sujets à communiquer ce terme. Le médecin est placé en première ligne lorsqu’il s’agit d’évoquer les circonstances de cette annonce (« La seule personne qui m’ait donné un diagnostic, c’était le médecin de S. ») alors que le terme de « psychiatre » est davantage convoqué en référence à la délivrance d’informations plus spécialisées : « Le diagnostic a été posé en 1993 par mon médecin généraliste qui m’a conseillé d’aller voir un psychiatre qui a détecté que mon taux de dopamine était fluctuant souvent en excès ». Les termes « question » et « comprendre » sont employés par les sujets pour évoquer leur besoin, souvent spontané, de mise en sens de leur souffrance : « Je me pose des questions : “mais qu’est-ce qui m’arrive ? Ce n’est pas normal ” […] » ; « J’ai cherché à comprendre qu’est-ce que c’était : “mais qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que c’est comme maladie ?” ». La délivrance du diagnostic est ainsi vécue, pour certains, comme un soulagement car elle vient apporter des éléments de réponse à des questionnements angoissants : « J’ai été soulagé et heureux qu’elle pose un terme à mes souffrances » ; « Ça m’a rassuré de savoir dans un sens ce que j’ai. C’est important, on se fait plein d’idées des fois ». La mise en mot de la maladie permet de conférer un sens aux manifestations les plus étranges des troubles : « Je suis allé voir le psychiatre et je lui ai dit “ j’ai Dieu dans ma tête, je ne sais pas qui me parle mais j’ai des voix dans ma tête, il me dit des trucs de fou !” Et quand on m’a parlé de schizophrénie, ça voulait dire que j’étais malade ». L’identification de la souffrance confère 139 à cette dernière un caractère partageable et vient dès lors modérer un sentiment angoissant d’altérité : « Ça m'a rassuré en quelque sorte, je me suis dit : "ça existe, vraiment, y a pas qu'à moi que ça arrive quoi " » ; « on ne se sent plus seul, on se sent soutenu et compris par quelqu’un ». Néanmoins, huit sujets de notre étude expriment un sentiment d’insatisfaction quant à la manière dont le diagnostic de schizophrénie leur a été annoncé. Soit est déploré le caractère tardif de cette annonce (« C’était longtemps après la première hospitalisation, des années après qu’on m’a parlé de schizophrénie, depuis 5 ans alors que cela fait 12 ans que je suis suivie ».), soit le défaut d’information accompagnant ou faisant suite à cette dernière (« J’ai mis très longtemps à savoir ce que c’était le diagnostic de schizophrénie, on est très mal informé […] je veux dire, y’a pas un médecin qui m’ait dit : “dans la schizophrénie, c’est clair…” »). Les sujets expriment à ce titre un vécu fréquent d’incompréhension : « Elle m’a dit “c’est la schizophrénie”, je ne me suis pas tout de suite reconnu ne sachant pas ce qu’il y avait derrière » ; « Je ne comprenais pas trop ce que ça voulait dire, j’avais une vague idée mais pas trop précise »). De manière isolée, les circonstances de cette annonce apparaissent même être associées à un véritable choc psychologique : « Ils étaient autour de moi, ça m’a marqué, tous les jours je me souviens de cette scène-là, tous les jours. Ce matin j’y ai repensé. Tous les jours je me souviens de cette scène-là. C’était le truc : le mec sur son lit, assis sur son lit. Je me rappelle, il a balancé des trucs comme ça, des trucs de psychiatre : “il a ça, ça, ça, ça”. Il a dit, ça c’était à la fin, “une petite schizophrénie”, mais depuis les symptômes je ne les ai jamais demandés au médecin ». Il est ainsi possible que la réticence exprimée par cette personne à connaître davantage la maladie soit en partie liée aux circonstances regrettables de cette annonce. Quoi qu’il en soit, la distance vécue avec le « monde médical » est ici rendue très clairement visible. Cette difficile alliance semble pouvoir être majorée par l’emploi de termes médicaux jugés parfois trop compliqués : « Je me souviens de ça, il avait dit “schizophrénie”, mais les autres mots ils étaient compliqués, je ne me souviens pas trop ». Pour pallier cette incompréhension, certains sujets évoquent une démarche personnelle de recherche d’information quant à la maladie, parfois même en amont de l’annonce diagnostique : « J'étais allé voir pourquoi déjà ma tête elle craquait, parce que ça me faisait 140 peur, j'ai fait des recherches sur internet, et je suis tombé sur schizophrène, j'ai vu à peu près le topo, j'ai fait bon… faut pas chercher midi à 14 heures ! » ; « J’ai pris des livres depuis mais tellement tard… j’aurais dû le faire plus tôt, mais en même temps personne ne m’avait fait passé le message ». D’autres préconisent un rapport davantage symétrique dans la relation thérapeutique et ainsi un partage progressif du savoir : « Une fois je disais à mon médecin : “ imaginez, vous avez une voiture et vous l’apportez toute votre vie chez votre garagiste, sans rien y connaître à la mécanique, eh ben je crois que vous me demandez de faire pareil avec un psychiatre, confier son mal-être ou sa maladie à des thérapeutes sans se mettre le nez dans un livre ou autre, on n’arrivera pas du tout à se soigner” » ; « Je regrette d’ailleurs de ne pas avoir entendu mon diagnostic plus souvent pour faire le point, on a besoin de savoir nous-mêmes, j’aurais aimé qu’on m’explique au-fur-et-à-mesure vous voyez ». Outre un défaut d’information, les sujets rapprochent fréquemment leur incompréhension, leur désaccord initial quant au diagnostic, ou - plus globalement - leur vécu difficile de cette annonce, à la méconnaissance commune et aux représentations stigmatisantes associées à la schizophrénie : « On entend souvent une dénaturation du concept par les médias, c’est poussé à l’extrême et moi j’avais cette vision là au départ, c’est pour ça que quand on m’a diagnostiqué une schizophrénie, au départ, j’avais du mal à comprendre ». L’expression « dédoublement de personnalité » est souvent associée par les sujets qui évoquent leur adhésion initiale à cette représentation commune : « La schizophrénie, on pense tous que c’est un dédoublement de la personnalité » ; « Tout ce qu’on raconte c’est la folie et un dédoublement de personnalité, c’est un peu dur ce qu’on entend ». Le pronom impersonnel « on » dénote une mise à distance de ces croyances, parfois plus précoce et spontanée : « Malgré ce qu’on peut voir à la télé, j’avais vite compris que schizophrénie, y’avait pas que des malades déjantés » Il est intéressant de noter que le terme de « schizophrène » est majoritairement employé par les sujets de notre étude en référence aux représentations péjoratives du trouble, alors que le terme de « schizophrénie » est associé au diagnostic reçu (comme nous l’avons vu précédemment) : « On voit des schizophrènes à la télé » ; « C’est un terme qui est très laid aux oreilles de la société. Psychopathe, schizophrène, tout cela c’est des termes parfois pour 141 insulter quelqu’un ». Cette distinction semble dénoter chez nos sujets une volonté de se différencier de ces représentations stigmatisantes, voire de se dégager d’un statut de malade, sous-tendu par le terme « schizophrène ». Une note revendicative est perceptible dans les propos des sujets de notre étude. Ces derniers déplorent la médiatisation faussée de la schizophrénie, comme l’exprime de manière percutante cette patiente en mettant à jour les biais de raisonnement à l’œuvre dans la construction des préjugés : « Ce n’est pas un très joli mot, très mal utilisé. Il y a encore deux jours, un gars a mis un coup de pied à quelqu’un dans le métro, le gars est passé sous le train donc on a dit qu’il était schizophrène. Je suis désolée, on ne dit pas de quelqu’un qui ne mange pas de chocolat, c’est parce qu’il est diabétique ». Aux-côtés des représentations associées au registre de la violence, les sujets évoquent les croyances liées à l’incurabilité de la schizophrénie : « Les gens ne savent pas ce que c’est enfin j’avais eu l’occasion de rencontrer plus jeune des “ schizophrènes ” entre guillemet et je m’étais dit “ ils sont foutus ” ». Ainsi, outre le sentiment de honte (« Je n’en parlais pas aux autres parce que c’est un peu honteux »), le diagnostic de schizophrénie semble véhiculer une conception évolutive pessimiste, voire alarmiste, susceptible d’être intériorisée par les sujets : « On m’a dit a 15 ans que j’avais une schizophrénie, mais je ne savais pas ce que c’était, pour moi, c’était catastrophique ». Notons à ce titre le sentiment de réassurance évoqué par un sujet de notre étude suite à la transmission, par son médecin, en parallèle à l’annonce diagnostique, de l’idée selon laquelle un rétablissement est possible dans la schizophrénie : « Le médecin que j'avais il m'a dit le fond des choses en me disant que le rétablissement, c'est moi qui peux réussir à le faire, et c'est pas certaine personne qui peut le faire à ma place. Quand elle m’a dit ça, je me suis dit c’est pas tellement grave en quelque sorte, ça m’a rassuré ». L’évolution du regard porté sur le diagnostic et – plus globalement - de l’insight est mise en lien avec l’accès à une meilleure connaissance du trouble : « Mon avis sur le diagnostic a évolué, je me suis renseigné déjà, les médecins m’en ont parlé au centre et puis il y a eu des groupes d’information sur la maladie et les symptômes » ; « Au début, je ne savais pas du 142 tout, mais quand j’ai commencé à faire PACT31, avec tous les symptômes qui sont décrits, je me suis reconnu, j’ai retrouvé la parano etc., je me suis reconnu ». Cette reconnaissance de la dimension pathologique est parfois davantage attribuée à un processus d’identification à autrui : « Je voyais des gens qui avaient les mêmes symptômes que moi, donc c’est là que j’ai pris conscience, que j’ai compris le diagnostic posé par les médecins ». Les termes « maintenant », « recul », « fur-et-à-mesure », « évoluer », renvoient à la dimension temporelle du cheminement psychique des sujets. Ces derniers témoignent d’une aptitude à penser le passé à partir du présent : « À l’époque je ne savais pas que c’étaient les premiers troubles, avec le recul, je sais maintenant ce qui m’est arrivé » ; « Maintenant, je peux faire le lien entre certaines angoisses et certains évènements de ma vie et même pour mes voix, entre certaines voix et certaines manières de fonctionner ». L’évocation par les sujets, bien contextualisée, de leurs résistances psychiques passées dénote un assouplissement de ce fonctionnement défensif : « J’ai mis très longtemps à savoir ce qui était de l’ordre du pathologique et du normal, et ça c’est très très dur » ; « “ T’es parano ! ” Tout le monde me le disait, et moi je pensais qu’ils étaient tous contre moi alors qu’ils étaient simplement en train de me dire qu’il fallait que je me soigne pour le problème que j’avais ». Cette modification psychique, bien scandée dans le temps, est renforcée par l’emploi du mot « vrai » qui vient marquer une faculté de discernement aujourd’hui retrouvée : « C’est vrai, ça c’est le problème de la schizophrénie : je discutais avec la Vierge Marie et Jésus Christ » ; « J’allais plutôt mal et c’est vrai que le travail des infirmières m’allait plutôt bien finalement ». Néanmoins, cette évolution psychique est restituée au sein d’une dynamique de progression : « J’ai mieux compris au-fur-et-à-mesure où j’ai été suivie ». Les expériences douloureuses de la maladie (hospitalisations, rechutes) sont aujourd’hui perçues comme participant à un mieux-être : « Ces hospitalisations étaient très très difficiles mais je dirais maintenant qu’elles étaient justifiées, j’en avais vraiment besoin, ça partait dans tous les sens, je me suis laissé déborder et j’arrivais plus rien à contrôler » ; « les rechutes m’ont permis de 31 Psychose Aider Comprendre Traiter (PACT) est un support d’information quant au trouble schizophrénique crée par un laboratoire pharmaceutique et actuellement fréquemment employé par les services de soin dans le cadre des programmes de psychoéducation. 143 comprendre la maladie, de connaître les symptômes » ; « avec le recul, je suis d’accord avec le diagnostic établi, je l’ai accepté plus tard et peut-être qu’il me fallait toutes ces hospitalisations pour que j’en prenne conscience ». I.2.2. Synthèse Pour conclure sur l’analyse de cette seconde classe de discours centrée sur l’annonce diagnostique et l’évolution de son vécu, la majorité des sujets de notre étude rapporte avoir été, relativement tôt, dans une attitude de questionnement et de recherche de mise en sens de leurs troubles. La quête de connaissance s’inscrit dans la rencontre intersubjective et se conçoit dès lors comme une quête de reconnaissance. Les sujets témoignent d’une aptitude réflexive, d’une capacité à faire tenir dans une même synthèse la manière dont ils ont vécu un évènement et la modification dans leur rapport actuel à ce vécu. Le sens conféré aux différentes expériences douloureuses (rechutes, hospitalisations) et leur participation à un processus de croissance (conscience du trouble, acceptation du traitement etc.) nous semble renvoyer au phénomène d’acceptation des troubles. En effet, le sens attribué aux évènements passés revêt, à posteriori, un caractère de nécessité : ainsi, les expériences négatives de la maladie sont comprises dans leur participation à une évolution aujourd’hui considérée comme favorable. I.3 Troisième classe de discours La troisième classe identifiée par Alceste comprend 28.42% des UCE classées. Les mots les plus significatifs la caractérisant et les Khi2 associés sont présentés au sein du tableau 3 de l’Annexe XII. I.3.1. Analyse descriptive Cette classe se caractérise par l’emploi de termes renvoyant à une inscription spatiotemporelle de la maladie et des soins. L’occurrence élevée des termes « jour » ; « mois » ; « pendant » ; « semaine » ; « heure » ; « minute », témoigne d’un récit chronologiquement ancré. 144 Cette temporalisation caractérise en premier lieu le parcours de soins des sujets. L’hospitalisation représente fréquemment l’évènement ponctuant ce parcours et organisant ainsi la chronologie du récit : « Tous les six mois, je passais trois mois d’hospitalisation, j’ai eu à peu près une dizaine d’hospitalisations, puis j’ai débuté une prise en charge à l’hôpital de jour il y a deux ans » ; « J’ai eu une hospitalisation en 2004 de plusieurs mois puis après en sortant j’ai arrêté mes médicaments et là j’ai eu une deuxième hospitalisation en 2005 et une troisième hospitalisation en 2009 ». L’emploi marqué de prépositions temporelles (« pendant » ; « après » ; « depuis ») renforce cet effet de chronologisation et ainsi d’historisation du récit : « J’ai eu un appartement thérapeutique pendant un an, ça a été vraiment super » ; « Je n’ai pas repris mes médicaments et six mois après je suis retourné à l’hôpital pour faire une hospitalisation de trois mois et demi » ; « je me suis trouvé à parler tout seul dans un café, à débiter des paroles incohérentes et la police est venue me chercher en fin de journée et m’a emmené à l’hôpital et le lendemain, on m’a hospitalisé en hôpital psychiatrique pendant plusieurs journées » ; « J’ai arrêté de travailler, j’ai démissionné, et trois jours après je suis rentré à l’hôpital parce que je faisais des crises tous les jours ». Le terme « jour » est fréquemment employé par les sujets de notre étude en référence à leur vécu délirant passé. Ces derniers insistent dès lors sur la quotidienneté de la souffrance vécue : « J’ai eu l’impression qu’on me suivait tous les jours » ; « Je faisais un délire par jour, donc je construisais très très vite » ; « Tous les jours, je me prosternais à l’église et pendant ces deux ans, j’errais dans les rues ». Cet effet de répétition peut suggérer une empreinte traumatique du souvenir évoqué. En outre, l’inscription de leur expérience dans le temps confère aux sujets une perception dynamique et contrastée de leur évolution dans la maladie. Certaines périodes de mal-être, ou à l’inverse, de mieux-être, sont caractérisées : « Ça s’est passé très vite donc c’était une période où j’étais mal dans ma peau » ; « Ça a commencé en avril 86, j’étais dans l’enseignement à l’époque et il y a eu des périodes plus ou moins fortes, des périodes où j’étais plutôt stable pendant cinq-six ans » ; « Côté psychiatrique, j’y suis resté juste six mois, après six mois, ça s’est un petit peu amélioré mais je dois dire que depuis trois ans, 145 quatre ans et demi exactement, ça va de mois en mois de mieux en mieux » ; « Je n’allais pas super bien et là depuis un an et demi ça va mieux, on peut dire que je suis stable ». Outre cet aspect temporel, la contextualisation du parcours de soins des sujets est renforcée par l’emploi régulier de noms propres de lieux et de personnes : « J’ai été suivi par le docteur C pendant un an à l’hôpital de S à l’annexe psychiatrique » ; « J’habitais Paris à l’époque, j’ai été hospitalisé à l’hôpital de S, j’y ai séjourné deux mois je crois, presque trois mois » ; « J’avais aussi une consultation en CMP une fois par mois avec le docteur T, ensuite j’avais des injections deux fois par semaine avec des infirmières à domicile ». I.3.2. Synthèse Les sujets de notre étude témoignent d’une aptitude à raconter leur parcours dans la maladie et les soins en le contextualisant avec grande précision32. Cet aspect peut suggérer une empreinte traumatique. Néanmoins, la chronologisation et l’historisation du récit des sujets nous semblent au service d’une intégration psychique de ces évènements. Par exemple, la temporalisation marquée des hospitalisations, dans leur période comme dans leur durée, s’accompagne d’une démarche de mise en sens du processus de décompensation, s’étayant sur une conscientisation de leur répétition. Se dégage dès lors du discours des sujets une capacité à transformer leurs expériences en une expertise personnalisée du processus de rechute : « C’est un processus qui se met en forme… sur moi ça a duré à peu près six mois, donc on commence à partir dans des délires les premiers temps, puis on les nourrit, on les nourrit… ». En outre, en ce qui concerne le vécu délirant, son inscription temporelle semble lui conférer un caractère de réalité expérientielle : « le délire que je vivais tous les jours, je m’en souviens très bien ». Il s’agirait en quelque sorte, en racontant de manière contextualisée le vécu délirant, de se le réapproprier sous une forme distanciée. Notons pour terminer que cette classe caractérise le discours des sujets appartenant à une catégorie particulière de l’échelle STORI après réduction statistique (catégorie 2). Nous 32 Bien que cet aspect ait sans doute été suscité par la formulation de nos questions (e.g. « quand cela a-t-il commencé ? » ; « pouvez-vous me retracer votre parcours de soin ? ») 146 pensons que ces sujets se caractérisent par une avancée dans le processus de conscience des troubles, requérant leur historisation avec précision. I.4 Quatrième classe de discours La quatrième classe identifiée par Alceste comprend 27.23% des UCE classées. Les mots les plus significatifs la caractérisant et les Khi2 associés sont consultables au sein du tableau 4 en Annexe XII. I.4.1. Analyse descriptive Cette classe est centrée sur la description du vécu de l’entrée dans la maladie. Les premiers signes du trouble sont variés. Certains sujets évoquent des signes non spécifiques de la psychose : « Les premiers signes de la maladie étaient des pertes de mémoire » ; « Les premiers signes de la maladie étaient un manque de sommeil, c’était très important, une grosse fatigue morale » ; « Je ne me sentais pas comme tout le monde et quand je fumais, je n’arrivais pas à m’arrêter, j’étais dans un cercle vicieux, on va dire la dépression ». Plus fréquemment, le moment de rupture avec un état d’équilibre psychique est associé aux manifestations positives du trouble : « Ça a commencé par de la parano et l’impression qu’on parlait de moi à la télé, à la radio » ; J’entendais des voix qui tournaient dans ma tête et je n’arrivais pas à faire la différence entre mes pensées et les vraies voix extérieures » ; « Ça a commencé en 2000 : je voyais des gouttes multicolores qui descendaient des lampes, des troubles de la vision ». Notons la capacité des sujets à bien situer dans le temps la période d’entrée dans la maladie : « Les premiers signes, c’était vers 2002, 2003 et c’est à ce moment là que j’ai commencé à perdre contact avec la réalité » ; « Cela a commencé autour de l’adolescence, mais à ce moment là, je ne mettais pas le doigt dessus ». En outre, l’aspect processuel de la décompensation est souvent mis en avant : « Ça a commencé petit-à-petit, en 2010, j’étais à l’armée ». La description par les sujets de cette période de leur existence se caractérise, là encore, par une forte implication subjective et affective. Les phénomènes délirants sont ainsi rapportés dans la singularité de leur vécu : « J’entendais mon cœur battre de plus en plus lentement et j’avais l’impression que j’étais entrain de mourir allongé sur mon canapé » ; « Je ne me 147 sentais pas comme tout le monde ». L’expression de la souffrance associée à ce moment de leur existence semble condensée autour du mot « peur » : « J’étais prise par des peurs inexpliquées qui me pétrifiaient » ; « Le signe le plus douloureux c’était la peur, cette maladie elle se concentrait sur la peur ». Nous remarquons que les sujets évoquent comme un phénomène particulièrement marquant et violent l’expérience de la dissociation : « À un moment, j’avais peur de passer à l’acte, de les tuer, j’avais une peur de ne pas pouvoir m’arrêter » ; « Je n’arrivais pas à faire réagir mon corps par la pensée, j’ai l’impression que j’étais en deux parties : il y avait mes pensées et mon corps que je ne contrôlais plus ». Les expériences délirantes et hallucinatoires sont restituées avec détail et interprétées dans leur retentissement subjectif : « Je brodais autour de faits réels, j’interprétais des conversations, je brodais, je brodais jusqu’à ce que ça devienne une bouffée délirante terrorisante » ; « Entendre des voix, pour moi c’était symbolique, et derrière il y avait une puissance qui me poussait à être réactif face à cette voix ». Notons, d’une manière générale, l’emploi fréquent de modalisations (« je pense », « j’ai l’impression ») traduisant un positionnement du sujet quant au contenu de son discours. Cette implication dénote d’une part une distanciation avec les expériences pathologiques passées : « Je pensais qu’on pouvait lire dans mes pensées et que je pouvais lire dans les pensées des autres » ; « Lorsque mes voisins faisaient du bruit, je pensais que c’était dirigé contre moi » et d’autre part une volonté d’y conférer un sens : « Je pense que c’est la drogue qui a fait ça ». I.4.2. Synthèse Le discours des sujets autour de la période d’entrée dans la maladie se caractérise, là encore, par un engagement subjectif et affectif notable. Ce positionnement va de pair avec une aptitude de reconstruction personnalisée du processus de décompensation. Ce mouvement d’appropriation du vécu expérientiel favorise une attitude de distanciation quand aux phénomènes délirants et hallucinatoires. Les sujets semblent en effet éprouver le besoin d’exposer de manière détaillée ces expériences, comme si leur récit participait à leur mise en sens. 148 I.5 Conclusion du premier thème L’analyse du premier thème de nos entretiens met en lumière différents moments inauguraux de l’histoire des troubles des sujets tels que l’entrée dans la maladie, l’entrée dans un processus de soins, l’annonce du diagnostic de schizophrénie, l’accès à la conscience des troubles. Les sujets relatent des périodes de souffrance et de désespoir intenses. Nous retrouvons ainsi une reconstruction rétrospective de la phase « moratoire » décrite par Andresen et ses collaborateurs (2003). Les modalités d’expression de ces souvenirs renvoient à un travail psychique d’intégration : - Les moments de ruptures existentielles sont décrits avec une implication émotionnelle et subjective forte. La distanciation de ces évènements et ainsi la modération de leur empreinte psychique traumatique requiert leur réappropriation subjective. - La contextualisation de ces souffrances, notamment des vécus délirants, leur confère un caractère de réalité expérientielle. - D’une manière générale, la temporalisation marquée du récit de leur histoire témoigne d’un travail de restauration d’une continuité existentielle. L’expérience du trouble est perçue au service d’une expertise personnalisée, devenue « thérapeutique ». Les évènements douloureux du trouble revêtent, à postériori, un caractère de nécessité. L’historisation du vécu expérientiel est au service du processus d’acceptation du trouble. II. Analyse de contenu du Thème 2 Rapport aux troubles : représentations actuelles L’analyse Alceste de notre second thème fait apparaître quatre classes de discours. Le corpus comporte 816 UCE dont 584 ont été prises en compte dans l’analyse (71.57% des UCE totales). 149 II.1 Première classe de discours La première classe identifiée par le logiciel comprend 37.33% des UCE classées. Il s’agit de la classe la plus conséquente de notre second thème. Les mots les plus significatifs la caractérisant et les Khi2 associés sont présentés dans le tableau 5 de l’Annexe XII. II.1.1. Analyse descriptive Cette classe traite du rapport actuel des sujets à leurs symptômes psychotiques. Les termes regroupés sont ainsi principalement employés par des personnes qui continuent à vivre ces manifestations ou, du moins, qui sont en mesure et dans le désir d’en parler : « J’échange avec des gens par le biais de la pensée. On arrive à lire dans mes pensées et les gens échangent avec moi de pensée à pensée. Je me construis ça comme symptôme » ; « J’ai toujours des bruits qui me perturbent, ça m’arrive de temps en temps, mais c’est beaucoup moins, je n’ai plus ce sentiment de persécution direct comme avant ». Bien que de moindre intensité, la permanence des troubles demeure associée, dans le discours des sujets, à une source de souffrance qu’il s’agit dés lors d’apaiser, voire de faire disparaître : « C’est tous les jours que la schizophrénie essaie de nous gagner en nous donnant des petites idées délirantes dont il faut se débarrasser ». Cette entreprise requiert un travail psychique éprouvant, coûteux et parfois intense et hésitant : « J’arrive à les contrôler mais cela nécessite un travail constant du matin au soir » ; « Pour démolir un délire j’y travaille toujours, c’est vraiment la partie la plus difficile pour moi » ; « J’essaye de travailler ça, de me freiner, c’est une lutte quotidienne ». L’apaisement est ainsi associé à la possibilité de contrôler ces manifestations : « Je suis plus serein et maintenant ça a tendance à partir beaucoup plus qu’avant. Disons que maintenant ce n’est pas énormément gênant. C’est léger, du fait de les contrôler ». Les sujets évoquent la réflexivité comme faculté de discernement, de distinction entre les phénomènes réels ou délirants : « J’arrive à discerner maintenant le soir quand j’ai des idées un peu sombres, je sais que c’est des pensées et non des voix ». Le contrôle des symptômes va ainsi de pair avec leur identification : « j’ai des stratégies pour les contrôler, c’est d’abord de les repérer ». Il s’agit dès lors, pour le reconnaître, de construire une expertise personnelle du 150 symptôme, d’en délimiter les contours : « Les voix en général, c’est les amis, la famille, je les reconnais très bien, j’ai un contrôle là-dessus » ; « Les idées délirantes c’est par exemple à partir d’un détail, on entend un bruit, quelqu’un parler dans la rue, on se dit qu’on parle de nous ou les choses qu’on entend en général se rapportent à nous ». L’immédiateté de l’adhésion affective à un phénomène perceptif est ainsi mise en avant : « Dans l’imagination, il faut fabriquer des éléments alors que dans l’hallucination, tout est donné : elle se déroule comme dans un film qui est très clair, très précis et vous distinguez toutes les émotions ». En outre, l’identification des symptômes s’accompagne d’une aptitude à les mettre en lien avec certaines dispositions intérieures telles que la fatigue ou le stress : « Ça m’arrive dans des situations où, toujours pareil, je suis intimidé » ; « il y a quelques temps, je disais à mon médecin : “ quand je suis fatigué ou stressé, j’ai tendance à entendre des voix” ». Cette capacité d’analyse des manifestations psychotiques s’accompagne d’une aptitude à les anticiper, à les penser dans une dynamique d’évolution processuelle : « J’arrive aujourd’hui à repérer les signes de rechute des idées délirantes, des voix qui reviennent » ; « J’arrive à savoir quand ça va arriver, c’est-à-dire à voir les toutes premières prémisses, même si ça va très vite ». Le contrôle des symptômes est décrit comme une mise à distance : « J’arrive à contrôler aujourd’hui les symptômes en essayant de me mettre dans une bulle » ou comme une addiction contre laquelle il est toutefois possible de lutter : « En général, vous savez, c’est comme une envie de fumer, une envie de manger, j’essaye de me freiner de la même façon, je me bloque et après ça passe, les voix partent ». Pour mieux s’en différencier, les symptômes tendent à être appréhendés comme des entités propres, représentation s’étayant fréquemment sur le modèle médical : « Je me dis : “bon, ça c’est de l’ordre du délire dû à la schizophrénie”, donc je le mets de côté, et du coup j’arrive à me concentrer sur autre chose alors qu’avant c’était impossible ». La mise à distance est rendue possible par une « personnification » de l’entité pathologique. Cette dernière, dorénavant isolée, peut ainsi être « attaquée », par exemple par des adresses verbales : « Les symptômes je les claque je sais pas si ça va durer mais dès qu’ils apparaissent, j’essaye d’abonder puissamment, je les réduis pas à néant mais j’arrive à les faire devenir 151 ridicules » ; « Quand je sens que ça va arriver, je me dis :“attention là !”, donc je prends mon traitement et je me dis “allez, casse-toi, je t’ai senti venir donc tu peux t’en aller ! ” ». Plus généralement, la différenciation avec les symptômes offre la possibilité de s’y mesurer personnellement : « Le travail psychologique que je fais me donne de la force pour les [les voix] empêcher d’être présentes », même si les sujets évoquent parfois un recours à une aide extérieure : « En ce moment, j’ai besoin d’être rassuré par les gens de mon entourage pour des trucs, par exemple dès que je parle seul ». II.1.2. Synthèse Cette classe de discours met en lumière le vécu expérientiel des symptômes psychotiques chez certains sujets de notre étude. Cette classe est représentative du discours des sujets appartenant à la catégorie 2 du rétablissement définie par l’échelle STORI après réduction à l’aide de nos traitements statistiques. Le contrôle des symptômes est présenté comme une aptitude, source d’apaisement, vers laquelle il est nécessaire de tendre. Globalement, les sujets évoquent une évolution positive de leurs capacités propres à se maintenir dans le réel, bien que cela apparaisse encore coûteux. En effet, le contrôle des manifestations psychotiques est évoqué à travers le registre de la lutte. La métacognition est rapport réflexif à soi et aux troubles : elle vient ici favoriser une différenciation d’avec les symptômes, permettre un sentiment d’ascendance vis-à-vis de ces derniers et, dans le meilleur des cas, gagner une véritable « mise à distance » psychique et affective. Cette distanciation se manifeste parfois chez certains sujets par le besoin de s’adresser verbalement à soi et aux manifestations du trouble, comme pour accentuer un cloisonnement entre les ressources personnelles et les manifestations pathologiques, source de souffrance. Il s’agit de faire vivre un dialogue intérieur qui favorise le maintien dans le réel. 152 II.2 Seconde classe de discours La seconde classe identifiée par le logiciel comprend 26.71% des UCE classées. Les mots les plus significatifs la caractérisant et les Khi2 associés sont présentés dans le tableau 6 de l’Annexe XII. II.2.1. Analyse descriptive Cette classe de discours isolée par la méthode Alceste fait apparaître la manière dont certains sujets de notre étude composent avec le trouble et ses répercussions au quotidien. Plus que de symptômes psychotiques, les termes ici présents font écho à des souffrances moins spécifiques, à des manifestations anxieuses, comme en témoigne la fréquence d’occurrence élevée des termes « angoisse » ; « crise » ; « panique ». Pour certains sujets, ces manifestations sont directement attribuées à la schizophrénie : « J’ai encore des symptômes, le principal c’est des crises d’angoisse panique, ça c’est le fardeau de la maladie ». D’autres, à l’inverse, les dissocient clairement de la schizophrénie (ou en tout cas de la décompensation délirante) dans une dynamique de normalisation, source de réassurance : « Tout le monde peut être stressé à des moments, avoir des angoisses, c’est pas la maladie » ; « Quand j’ai une crise d’angoisse, je me dit que ça va passer, que c’est pas ce qui va me faire réhospitaliser, mon psy m’a dit la même chose ». Ces manifestations peuvent ainsi être attribuées à un fonctionnement personnel : « Je suis un homme pressé, il faut que tout aille vite pour moi et donc cela m’angoisse ». En outre, une grande partie des sujets évoque l’angoisse dans son lien avec les répercussions du trouble sur le plan existentiel : « C’est des angoisses sur le fait de ne pas savoir ce que je vais faire plus tard, des trucs comme ça, ça accompagne la maladie » ; « Avec la maladie, on a du mal à être ouverts aux autres et ça, ça provoque des angoisses assez fortes » ; « On a tout à faire : le ménage dans les relations amicales, dans les relations familiales, les factures etc., tout ça avec parfois des crises de panique graves donc on est vraiment handicapé ». Dans cette même perspective est exprimée une douleur morale pouvant aller jusqu’au sentiment de désespoir : « Des fois je pleure, je reste à la maison, je n’ai plus envie de me battre parce que j’en peux plus, j’en ai marre, je me dis voilà, j’ai trente ans et je n’ai pas 153 construit grand-chose » ; « Le matin, si je n’ai pas le moral c’est : “à quoi bon se lever ?” et je reste jusqu’à midi, une heure… ». La souffrance des sujets semble ici faire écho à la prise de conscience des conséquences de la maladie sur leur projet d’existence et leur fonctionnement au quotidien. L’accès à un meilleur insight est en souligné dans sa durée : « je me considère comme malade, j’ai mis du temps à l’accepter mais maintenant c’est plus facile » ; « j’ai vraiment senti que j’avais un problème, cela a mis du temps, cela a mis neuf mois ». Les sujets expriment plus spécifiquement la conscience d’un nécessaire réajustement à de nouvelles limites : « je suis obligée de me ménager, je ne peux pas marcher trop vite, je ne dois pas me surmener, tant au niveau énergétique qu’au niveau mental ». L’adaptation à cette vulnérabilité se traduit par le déploiement de ressources personnelles. Ces dernières peuvent concerner des méthodes de gestion de l’angoisse (« je me mets en position latérale de sécurité et je fais des exercices de respiration et j’attends que ça passe »), très spécifiques lorsqu’elles sont décrites en lien avec un évènement particulier source de stress : « “Bon, tu as une lettre de Marianne, il va falloir que tu l’ouvres quand même” : je fais ma prière, je me mets à respirer plus normalement, puis je me dis : “bon bah tant pis si c’est une très mauvais nouvelle, il va falloir l’assumer” ». La tristesse peut être d’autre part mieux tolérée lorsqu’elle est acceptée dans son ressenti et son expression : « Ça fait une semaine et demi que je me suis aperçue que quand ces choseslà m’arrivaient, j’étais dans une souffrance assez importante et que j’avais un besoin de pleurer ». Enfin, le processus d’adaptation aux retentissements du trouble est mis en lien avec les soins, dans leur régularité et leur intégration à un rythme de vie quotidien : « Les soins, c’est une injection tous les 14 jours et puis une prise hebdomadaire de médicaments, c’est assez rapide, la piqûre je la mets sur le calendrier donc je n’oublie pas » ; « Je viens tous les jours à l’hôpital de jour, on a des ateliers chaque semaine qui nous aident à mieux comprendre les symptômes et mieux connaître les traitements » ; « Les soins c’est très important, je ne veux pas les arrêter ». De la conscience d’une nécessité de ces soins semble naître un engagement 154 et ainsi un sentiment de responsabilité : « J’ai un traitement à côté, j’ai des choses à assumer, des rendez-vous psy ». II.2.2. Synthèse Cette classe de discours témoigne du vécu des sujets dans leur rapport aux conséquences du trouble, sur le plan existentiel et fonctionnel. Notons que cette classe est particulièrement illustrative du discours des sujets se situant à la deuxième étape du processus de rétablissement selon nos résultats statistiques. La prise de conscience de nouvelles limites s’accompagne fréquemment de manifestations anxio-dépressives. Ces dernières apparaissent parfois contraindre de manière durable le bon fonctionnement des personnes et accentuer de ce fait leur handicap psychosocial. Ces manifestations semblent néanmoins représenter la saine expression d’un processus de deuil, nécessaire au déploiement d’une dynamique de réajustement existentiel. De cette prise de conscience découle en effet chez les personnes une connaissance plus singulière de leurs ressources ainsi qu’un engagement « responsable » dans un processus de soins. II.3 Troisième classe de discours La troisième classe de notre second thème identifiée par Alceste comprend 35.96% des UCE classées. Les mots les plus significatifs la caractérisant et les Khi2 associés sont consultables au sein du tableau 7 en Annexe XII. II.3.1. Analyse descriptive Cette classe est centrée sur les représentations des sujets concernant la maladie et la guérison. Elle reflète des conceptions bien singulières et particulièrement variées des rapports entre normal et pathologique (« guérir », « maladie », « vivre », « normal », « schizophrénie »). Cette hétérogénéité semble assez signifiante du retentissement subjectif du trouble sur le vécu des personnes et ainsi, de leur évolution sur le chemin du rétablissement. Notons tout d’abord chez certains sujets, une attitude d’opposition franche à l’idée d’une guérison concernant la schizophrénie : « Guérir non, j’ai toujours les traitements, chaque fois 155 que je les arrête, ça c’est sûr, c’est la rechute » ; « On ne peut pas en guérir, puisque guérir ce serait sans apport médicamenteux ». Cette attitude s’appuie sur une conception médicale et biologique de la guérison, excluant ainsi sa coexistence avec une prise de traitements : « En schizophrénie, on ne parle pas de guérison, rémission oui mais pas guérison, à moins qu’on ne trouve un remède miracle, une piqûre pour ne plus être schizophrène ». Chez ces mêmes sujets, nous relevons une tendance à se situer dans leur évolution en rapport à une norme socialement définie : « J’ai besoin d’être thymorégulé, psychorégulé, pour avoir un comportement normal, du moins en société, sans dérapage » ; « Une vie normale c’est être marié, avoir des enfants, j’ai pas une vie normale » ; « Guérir, ça voudrait dire ne pas entendre de voix, ne pas avoir de visions, travailler en milieu normal, vivre comme tout le monde ». La guérison de la maladie se conçoit ici comme son annihilation, dans ses manifestations visibles comme dans ses répercussions psycho-affectives : « Je ne pense pas qu’on puisse guérir parce que c’est traumatisant, si on a vécu quelque chose de dur, on ne peut pas l’oublier. Guérir, ce serait oublier » ; « On ne guérit pas, on oublie ». Cette représentation nourrit un désir de normalisation, une mise à distance protectrice de la maladie, de son propre regard et du regard d’autrui : « Je fais tout pour me considérer comme normal : je ne parle pas de ma maladie et je ne suis pas malade vis-à-vis des autres. Être malade, c’est dans le regard des autres ». Nous retrouvons chez d’autres sujets un discours plus nuancé, renvoyant à une perception plus personnelle de la guérison, et ainsi de la maladie : « J’ai toujours un peu de séquelles, je pense qu’on ne guérit pas totalement de cette maladie là ». La modalisation « je pense » traduit une implication subjective plus marquée, cette dernière révélant parfois une certaine ambivalence quant à l’état de guérison : « De ne pas partir dans les délires ce serait ça en fait guérir de la schizophrénie je pense. Du coup, peut-être bien que je suis guéri, mais oui et non parce que je prends toujours des traitements ». Les représentations identitaires apparaissent également hésitantes, comme si elles s’élaboraient au fil du discours des sujets : « Je n’ai pas envie d’utiliser ce mot de “malade”, il n’est peut-être pas pour moi car je me dis : “persévérance”, “force”… et quand je dis “malade”, ça fait maladie grave… mais d’un autre côté, il m’arrive de me dire : “en fait je suis quand même malade” et ça m’aide aussi de temps en temps ». L’état « d’être malade » est ici tour à tour 156 ressenti comme angoissant et apaisant : angoissant de par son potentiel de stigmatisation personnelle ; apaisant en ce qu’il acte une souffrance, vient conférer une forme de reconnaissance. Dans cette optique, l’adhésion à cet état représente chez certains sujets une avancée dans le processus de conscience et d’acceptation des troubles : « maintenant oui, je me considère comme malade » ; « Bien sûr je suis malade, ah totalement, c’est clair et net. Ça fout un peu les boules de se le dire mais oui, je suis malade, j’ai accepté mon diagnostic, j’ai accepté de me dire que je suis malade ». La contrainte que véhiculent la maladie et les traitements ne s’oppose pas ici à un mieux-être, même si ce dernier est associé à une forme de normalité : « Je me considère comme malade parce que je suis obligé de prendre un traitement à vie, des neuroleptiques, mais en même temps ça m’aide à vivre normalement » ; « Je ne pense pas qu’on puisse guérir de la schizophrénie, mais avec un traitement adapté, je pense qu’on peut vivre avec sans avoir de symptômes particuliers, être un peu moins angoissé, être plus dans la normale, plus relaxé, moins tendu ». La norme apparaît en effet pensée en relation à des critères plus personnels : « Aujourd’hui je vis normalement avec un traitement. Pour moi, vivre normalement, c’est avoir des relations. Moi j’ai des relations avec mes collègues de travail ». De manière encore plus marquée enfin, certains sujets de notre étude témoignent d’une représentation très personnalisée de la guérison, de leur guérison. Ces derniers semblent parvenir à faire tenir ensemble, de manière moins conflictuelle, la conscience d’une maladie et celle d’un mieux-être : « Je prends mes traitements et tout mais je ne me considère pas comme malade puisque mes symptômes ont diminué » ; « C’est à vie la schizophrénie mais je peux dire que je suis guéri parce que j’ai plus les symptômes, j’ai plus rien de la maladie et je me sens mieux quoi » ; « elle est toute petite aujourd’hui la maladie, et la santé elle est immense ». La possibilité d’une guérison semble parfois secondaire dans le cheminement psychique des sujets ; ces derniers mettent davantage l’accent sur la perception subjective d’un mieux-être : « Moi je vis avec, je ne pense pas que je sois guéri mais je l’accepte et sa se passe plutôt bien ». La guérison est pour d’autres mentionnée en référence à des critères définis personnellement : « Je me pense guéri, du moins de tout ce qui était en rapport avec ce qu’on 157 appelle “la schizophrénie” » ; « Si c’est une maladie qu’on ne peut pas guérir, elle est si petite qu’on ne la voit pas chez moi, c’est ma forme de guérison peut-être ». Quoi qu’il en soit, cette évolution psychique semble tenir à une décentration des représentations identitaires entachées par la maladie : « Je ne me considère pas dans la vie comme plus malade qu’un autre » ; « Je suis différent de la maladie parce que je ne suis pas non plus différent des gens ». Les sujets expriment ainsi clairement une différenciation entre leur personne et la maladie, pour autant évoquée : « Je ne me considère pas comme malade aujourd’hui. La maladie fait partie de moi mais ce n’est pas moi » ; « J’aurai toujours la maladie mais je ne la sens pas : je suis M [prénom] et la maladie, c’est la maladie ». Là encore, ce qui importe davantage relève de ressentis subjectifs et de projections personnelles : « Je ne me considère pas comme tout à fait malade. J’accepte les traitements pour aller mieux, j’ai des projets importants… ». II.3.2. Synthèse Par la mise à jour des représentations subjectives quant à la maladie et sa guérison, cette classe de discours témoigne de processus psychiques relevant de la conscience et de l’acceptation du trouble. La pluralité des représentations évoquées semblent refléter différentes avancées au sein de ces processus. En ayant réalisé nous-mêmes des recoupements dans le discours des sujets, nous avons repéré la manifestation de trois grandes attitudes au sein de cette classe, qui semblent en adéquation avec les trois stades de l’échelle STORI, définis après réduction statistique. La première se caractérise par une conception de la guérison opposée à celle de maladie. La permanence d’un traitement, de manifestations du trouble et de la souffrance qui parfois les accompagnent exclut ainsi la possibilité pour les sujets d’invoquer ce terme. Plus précisément, il apparait que ces derniers se réfèrent à une conception normalisante de la guérison entrant en conflit avec la chronicité sous-jacente à la conception médicale du trouble. Cette dernière est mise en avant, comme pour protéger une conscience de la maladie récemment développée. En résulte une certaine idéalisation d’un mieux-être excluant toute « trace » de la maladie (symptomatique comme affective) et ainsi, une souffrance liée à la perception d’une distance à cet idéal quelque peu figé. 158 La seconde attitude mise en lumière apparaît plus ouverte et nuancée. La guérison peut être pensée, bien qu’avec ambivalence, et n’est ainsi pas exclue des possibles évolutifs. Pour l’heure, le mot d’ordre « vivre avec » prédomine : il s’agit de mieux s’ajuster à une réalité constituée par la permanence des traitements et parfois des symptômes. Les sujets n’aspirent pas à annihiler la maladie, mais bien davantage à mieux composer avec cette dernière. L’état « d’être malade » est clairement affirmé, comme s’il s’agissait de montrer et ainsi de faire vivre un travail d’acceptation du trouble et de ses conséquences. Enfin, la troisième grande attitude relevée dans cette classe nous semble refléter une avancée importante dans le processus de rétablissement. A l’évocation de la guérison, les sujets expriment leurs ressentis actuels plutôt que de faire appel à de quelconques projections (idéalisées). Ce qui importe relève d’une désidentification de la maladie. Bien que la schizophrénie tienne une place dans l’existence des sujets, elle est vécue comme « silencieuse » et semble moins faire obstacle à un sentiment d’appartenance sociale. Les sujets expriment ainsi une différenciation entre « être schizophrène » et « avoir une schizophrénie » et ont, en ce sens, cheminé vers la sortie d’une identité de malade. II.4 Conclusion du second thème Ce second thème de nos entretiens caractérise le rapport au trouble des sujets de notre étude. Son analyse nous permet d’identifier les jalons d’une différenciation des étapes du processus de rétablissement, selon l’échelle STORI et après réduction statistique (de cinq à trois étapes). - Les sujets identifiés comme s’inscrivant à la première étape possèdent une conception plutôt normalisante du trouble et de la guérison. L’écart entre leurs projections idéalisées d’un mieux-être et la conscience des répercussions actuelles de la maladie engendre une souffrance existentielle et identitaire. - La seconde étape du rétablissement renvoie à un processus de réajustement existentiel tenant compte du trouble et ses conséquences. Les sujets avancent dans le deuil de leurs projections et idéaux passés, non sans souffrance. Le sentiment d’être « malade », « différent d’avant », coexiste néanmoins avec une démarche de cloisonnement des manifestations de la maladie. Pour mieux composer avec, au 159 quotidien, il s’agit de lutter contre, de les mettre à distance. De cette volonté de différenciation d’avec les symptômes, naît chez les sujets une meilleure reconnaissance de leurs ressources. - Enfin, les sujets se situant à la troisième étape du rétablissement semblent s’être décentrés de la condition de malade. Les symptômes, s’ils persistent, sont moins douloureux au quotidien. Le mieux-être se décline davantage au présent et est identifié en relation à des indicateurs subjectifs. III. Analyse de contenu du Thème 3 Rapport à l’évolution favorable L’analyse Alceste de notre troisième thème fait apparaître deux classes de discours. Le corpus comporte 528 UCE dont 389 ont été prises en compte dans l’analyse (73.67% des UCE totales). III.1 Première classe de discours La première classe identifiée par le logiciel comprend 60.15% des UCE classées. Il s’agit de la classe la plus conséquente de notre troisième thème. Les mots les plus significatifs la caractérisant et les Khi2 associés sont présentés dans le tableau 8 de l’Annexe XII. III.1.1. Analyse descriptive Cette classe de discours révèle le sens accordé par les sujets de notre étude à l’évolution favorable attestée par leur médecin psychiatre. Notons tout d’abord que la grande majorité des personnes rencontrées partage et fait sienne, même si parfois avec nuance, cette appréciation : « Mon état actuel, on pourrait dire que je suis tiré d’affaire, je le vois et je remercie Dieu tous les jours » ; « Elle est bonne l’évolution, même si ce n’est pas terrible tous les jours ». 160 Cette évolution peut être pensée en référence à la diminution des symptômes (« On va discuter pendant une heure de tout et de rien, et je ne vais plus être là à penser des trucs bizarres, des trucs comme ça. Ça c’est une évolution positive »), ou à l’évolution de la capacité à mieux les contrôler, quand bien même ils persisteraient (« J’ai encore des angoisses, j’ai peur d’un déséquilibre financier, d’une facture imprévue, mais l’évolution favorable c’est qu’aujourd’hui, j’ai des armes contre ça » ; « Je suis en coaching, en travail, en auto-gestion, j’arrive à contrôler les angoisses assez vite, c’est cela l’évolution favorable »). En outre, l’évolution positive peut être attribuée à une amélioration du fonctionnement, soit cognitif (« J’ai retrouvé un niveau de fonctionnement mental et intellectuel comme avant. J’arrive à penser comme avant 2003 »), soit davantage social (« Je suis une évolution favorable parce que je suis inséré » ; « Je suis plus ouvert, plus souriant, plus communicatif, ça c’est favorable »). De manière assez marquée, les critères associés à une évolution positive font écho aux problématiques singulières des sujets. Les personnes mettent l’accent sur une modification d’une partie de leur fonctionnement ou d’un système de défense psychique devenu trop douloureux ou contraignant : « Le signe le plus important pour une évolution favorable, c’est l’absence de pulsion suicidaire » ; « Cette évolution favorable signifie ne plus être collée au téléphone pour appeler quelqu’un parce que j’ai une angoisse terrible ». Le mieux-être est spécifié en référence aux souffrances vécues : « Retrouver une certaine sérénité de l’esprit, après tout ce qu’on a traversé avant, c’est vraiment une libération, c’est une nouvelle naissance. Ça c’est mon état actuel ». Ainsi les sujets ressentent-ils fréquemment le besoin de se remémorer les difficultés de leur parcours dans la maladie pour mieux apprécier le contraste avec leurs dispositions actuelles : « Il y a une évolution c’est clair, surtout quand je me rappelle ce qui s’est passé avant ». Parfois, ils semblent s’appuyer sur cette logique de comparaison de manière assez normative, comme pour ne pas avoir à douter de leur mieux-être : « J’étais tombé vraiment bas, j’étais sans emploi, j’étais sans logement, j’étais sans contact avec autrui… Aujourd’hui j’ai un logement, j’ai un travail, j’ai une copine et ça c’est plutôt favorable ». 161 D’autres ont recours à une mise en perspective historique de leur évolution afin, au contraire, de modérer une vision trop exigeante ou idéalisée : « Il est vrai que j’ai souvent des impatiences, je voudrais que ça avance plus vite, mais quand je regarde le chemin parcouru, je me dis qu’il y a effectivement une évolution favorable » ; « Il y a d’autres souffrances, de relativiser c’est un peu chrétien, mais moi y a un truc qui m a vraiment aidé c’est quand même de me rappeler le temps passé à l’hôpital ». Certains sujets, enfin, s’appuient davantage sur leurs ressentis pour exprimer ce contraste : « Je suis confiant parce que… dans ma vie tout va bien dans l’ensemble. Ça va comme c’est tranquille, ça va comme d’ailleurs ça n’a jamais été. Avant, j’avais un emploi qui ne me plaisait pas, aujourd’hui il me plaît. Ca fait quatre ans, quatre ans que ça va mieux. C’est difficile de qualifier mon état actuel… Au quotidien je suis très bien… heureux presque… Avant je me sentais oppressé, j’avais peur des regards et maintenant c’est le contraire, même les regards je m’en fous ». Le mieux-être, dans cette perspective, peut être relié au sentiment subjectif de s’être retrouvé, dans son individualité : « Je suis redevenu moi-même. Aujourd’hui, c’est M [prénom], fatigué de tout ce qu’il a vécu, mais je suis redevenu autonome : je suis maître de mes décisions, de mes pensées, de mon état ». Tout comme les critères associés à une évolution positive du trouble, les facteurs favorisant son déploiement apparaissent très différents d’un sujet à l’autre. Nous pouvons néanmoins repérer certaines invariantes au sein des verbalisations des personnes. D’une part, les sujets font référence à des facteurs externes. L’entourage est ainsi mentionné dans l’importance et la constance de sa contribution apportée : « C’est surtout ma femme, en premier chef, qui a permis une évolution favorable, si je ne l’avais pas, je ne serais pas là où je suis » ; « Mon ami que j’ai depuis trois ans m’a beaucoup aidé, il est à l’écoute » ; « J’ai trouvé la personne qui vraiment me seconde : c’est mon amie bouddhique, ma sœur, mon aide de camp. Elle me connaît très bien, elle s’occupe de moi ». L’aide thérapeutique tient également une place importante dans le discours des sujets, qu’il s’agisse de l’aide médicamenteuse ou de la relation intersubjective : « Ce qui favorise un 162 mieux-être ce sont les médicaments, et puis parler de la maladie avec son médecin ». Le suivi est valorisé dans sa régularité et sa personnalisation : « Aujourd’hui, je pense que c’est les infirmières des visites-à-domicile qui me connaissaient et qui me donnaient de bons conseils, pour la vie quotidienne » ; « Les personnes qui ont contribué à une évolution favorable, je dirais que ce sont celles qui m’ont suivi tout le temps : psychiatres, psychologues. Je dirais que c’est le suivi qui fait une bonne différence ». Le travail psychothérapeutique est fréquemment décrit par les sujets comme une ressource à part entière : « Avant, c’était vraiment une tension que je ressentais et moi, depuis qu’on fait se travail avec Mademoiselle L [psychologue], j’ai l’impression d’évacuer et puis de dénouer les choses les unes après les autres » ; « La psychothérapie est un facteur favorisant je pense parce que le travail qu’on fait permet de parler, mettre des mots sur ce qui m’est arrivé ». Notons par ailleurs, le rôle crucial accordé par les sujets de notre étude à l’activité professionnelle : « L’évolution de la maladie, c’est quand on a besoin de changement de mode de vie, donc pour moi le changement a été fait, je suis vraiment bien dans mon travail déjà, c’est la chose la plus importante » ; « Je ne vois pas ce qui pourrait faire obstacle à une évolution favorable parce que, pour trouver du travail, je me suis toujours débrouillé » ; « C’est vraiment le travail qui m’a aidé, ça permet d’avoir une occupation ». Le travail est souvent décrit dans son potentiel d’ouverture à l’autre : « Je suis quelqu’un de travailleur, ça aide beaucoup le travail, dès qu’on parle avec des gens, qu’on a la chance d’avoir des collègues sympas, on apprécie vraiment d’échanger ». La relation, le dialogue réinstaurent un sentiment d’appartenance fondamental : « Je me dis que je suis quand même un peu comme tout le monde, c’est-à-dire que moi aussi je peux changer en bien, pouvoir rencontrer des gens à qui je parle et qui me comprennent ». En outre, la relation sociale est décrite comme le pivot du développement d’un sentiment de responsabilité, par les enjeux de reconnaissances qu’elle suscite : « Je me sens utile parce que d’un état où j’étais complètement végétatif, je deviens quelqu’un de responsable, d’utile, j’ai de la reconnaissance par mes amis parce que je suis aussi une sorte de modèle vous voyez ». D’autre part, certains sujets évoquent leur évolution favorable en mettant plus directement l’accent sur des facteurs internes, des dispositions personnelles telles que la persévérance ou 163 la patience : « J’ai jamais arrêté mes traitements et si un jour j’ai failli abandonner, j’ai dit : “non !”, c’est ça qui m’a aidé » ; « La patience serait le terme qui qualifierait mieux mon état actuel » ; « Bien sûr que je suis une évolution favorable, parce que je fais en sorte de rester positif. C’est comme un travail qu’on aurait fourni, après on en récolte les fruits ». Le développement de leurs propres ressources est présenté comme le pendant d’une meilleure connaissance de soi : « Je prends de la distance, parce que, en quelque sorte, je me connais. C’est-à-dire que je connais mes capacités, mes potentiels ». Cette dernière est, pour certains, intrinsèquement liée à l’expérience de la maladie : « J’ai un peu écouté les délires que j’avais eus et il s’avère qu’ils m’ont été bien utiles pour connaître ma personnalité et m’on révélé ». De cette idée d’une meilleure connaissance de soi, découle celle de l’acceptation, sorte de philosophie de vie inhérente à la compréhension par les sujets de leur évolution personnelle : « Il faut d’abord s’accepter soi, c’est vraiment ça que j’apprends, et puis d’être plus humain » ; « Je pense que ce qui compte au-delà de tout, c’est d’apprendre à s’accepter, être au plus proche de soi-même et de ses préoccupations ». L’acceptation de soi est par là-même acceptation des épreuves vécues et capacité à en tirer des enseignements personnels : « Il n’y a pas trente six choses qui favorisent une évolution positive, il y en a une, c’est qu’il faut tirer des enseignements des échecs, ça aide beaucoup » ; « Je ne sais pas s’il y a des obstacles à une évolution favorable. Je pense que même les obstacles peuvent se transformer en rampe de lancement ». La connaissance et l’acceptation de soi paraissent favoriser une capacité d’abstraction et de décentration. L’expérience vécue, dans cette perspective, est partageable et perçue dans son potentiel d’aide à autrui : « On s’observe beaucoup plus, on se connait beaucoup mieux, on a des ressources donc on fait part aussi aux autres issues de notre propre expérience ». III.1.2. Synthèse Cette première classe de discours centrée sur le rapport à l’évolution favorable semble plutôt représentative du discours des sujets appartenant à la troisième et dernière étape du rétablissement selon l’échelle STORI et après réduction statistique. 164 La variabilité des critères et facteurs associés à cette évolution représente en elle-même un élément clinique porteur de sens. Nous remarquons en effet que l’évolution favorable est fréquemment pensée et évoquée par les sujets en référence à leurs expériences vécues. La spécificité des éléments associés à ce mieux-être est le reflet de la singularité des souffrances exprimées par les sujets. Ainsi, pour qualifier cette évolution, les sujets s’appuient davantage sur les reliefs créés par leur histoire personnelle que sur des critères médicaux (rémission). Nous pourrions ainsi dire que les sujets semblent ici s’être approprié l’idée d’une évolution positive. En ce qui concerne les facteurs associés à cette évolution, nous retrouvons à travers le discours des sujets, certains éléments clés du rétablissement décrits dans la littérature. Le soutien par autrui, qu’il s’agisse de l’entourage personnel du sujet ou d’un professionnel de santé, est prioritairement évoqué. L’implication dans des relations intersubjectives est présentée tant comme un indicateur de mieux-être qu’un ressort de cette évolution. Autrui représente une figure de soutien mais aussi de reconnaissance : le développement de l’estime de soi et du sentiment de responsabilité est évoqué comme un phénomène relationnel. L’activité professionnelle est décrite dans cette même perspective : les sujets en font un facteur privilégié de rétablissement en ce qu’elle est potentiel d’ouverture à l’autre. La connaissance de soi apparaît sans doute être le facteur le plus fréquemment évoqué par les sujets de notre étude. Elle conduit à se distancier de leur souffrance et ainsi de leur histoire pour mieux l’accepter. Certains sujets évoquent même le potentiel de révélation personnelle inhérente aux expériences du trouble. Dans cette optique, la connaissance et l’acceptation de soi sont médiatisées par l’expérience de la maladie. III.2 Seconde classe de discours La seconde classe de notre troisième thème identifiée par Alceste comprend 39.85% des UCE classées. Les mots les plus significatifs la caractérisant et les Khi2 associés sont consultables au sein du tableau 9 en Annexe XII. 165 III.2.1. Analyse descriptive Le discours des sujets représentés au sein de cette classe caractérise les moyens, mis en œuvre au quotidien, favorisant une évolution positive. Le mieux-être est ici défini dans le rapport à l’action, comme en témoigne la fréquence d’occurrence élevée des termes : « prendre », « arrêter », « commencer », « aller », « battre ». Les personnes insistent ici sur l’adoption d’un nouveau rythme et d’une nouvelle hygiène de vie : « Ce qui favorise l’évolution positive, c’est la rigueur dans la prise de traitements, l’hygiène de vie » ; « Ne pas de coucher trop tard tous les soirs, ne pas boire d’alcool, ne pas fumer de cannabis… ». Cette modification existentielle implique ainsi, de manière privilégiée, la prise régulière du traitement : « Je vais continuer à prendre le traitement, je l’ai intégré comme quelqu’un qui est diabétique qui prend des médicaments de fonction ». Son intégration suppose la création de nouveaux repères journaliers : la prise de traitements semble vécue, dans le meilleur des cas, comme une habitude qui vient rythmer le quotidien sans le rompre : « Prendre le traitement le soir, c’est devenu comme prendre ma douche le matin, me mettre à table le midi, comme manger tous les jours, c’est devenu un truc qui fait partie de moi » ; « Je prends mon traitement, c’est devenu quelque chose de normal, c’est comme prendre mon café le matin ». L’acceptation des traitements est ainsi associée à une prise de décision consciente, une démarche active reflétant une volonté de ne plus rechuter : « Je prends mon traitement maintenant. C’est bon quoi, je ne vais pas passer toute ma vie en standby, à rechuter ! » ; « Les traitements, si je ne les prenais pas, je n’arriverais plus à contrôler les symptômes ». L’arrêt du cannabis, du tabac, ou plus généralement, de toute forme d’addiction, tient également une place importante dans le discours des sujets et semble représenter un indicateur de réaménagement psychique : « En arrêtant de fumer, j’ai commencé à voir le monde d’un autre œil, je voyais plus clairement les choses » ; « Ça fait 6-7 mois que j’ai arrêté le café le matin, parce que ça n’allait pas du tout. Depuis, je suis moins énervé, moins angoissé » ; « depuis, j’ai arrêté de fumer, et j’aimerais bien reprendre le sport ». Les sujets décrivent une centration nouvelle sur leur personne, un réinvestissement de leur corps, une plus grande 166 attention portée à leur énergie de vie : « J’ai arrêté de fumer à 37 ans. C’est tous ces petits trucs qui font qu’on prolonge la vie : prendre soin de soi, de son corps ». Comme pour la prise de traitement, ces décisions sont décrites comme faisant suite à un acte de conscientisation de problématiques passées : « Je n’avais pas le choix, c’était arrêter de fumer ou repartir à l’hôpital » ; « Avant je ne pensais pas du tout à moi, à ma santé, donc j’ai commencé à chuter, chuter, chuter… ». Ces réaménagements psychiques et comportementaux demeurent néanmoins associés à un sentiment d’inquiétude, comme s’ils étaient encore trop récents ou fragiles pour éloigner toute menace de rechute : « Peut-être que ça fait partie des symptômes, mais vous savez, j’ai toujours peur de retomber, il y a des moments où peut-être ça va revenir ou un truc comme ça » ; « Ce qui peut faire obstacle, c’est la tentation. Par exemple, là, j’ai arrêté de fumer et il y a tout le monde qui fume autour de moi : “ vas-y, vas-y, fume ! ”, alors que moi je ne peux pas… Je pense que c’est le genre de truc qui pourrait me faire rechuter ». En outre, l’expression de la nécessité d’un traitement s’accompagne chez certains d’une évocation des effets secondaires, perçus parfois même comme un obstacle à la réalisation d’une vie affective : « Avec les effets secondaires du Risperdal® sur la libido, je ne peux pas envisager de retrouver quelqu’un. Le médecin m’a dit qu’il existait une autre molécule qui n’avait pas cet effet là, mais je préfère pour l’instant en rester au Risperdal®. Si on change de molécule, ça va prendre du temps, et je ne sait pas si ça conviendra, alors pour l’instant, non ». Les contraintes du traitement sont ici préférées aux risques de bouleverser un équilibre psychique. Face à la permanence du danger que représente la maladie, les moyens d’actions déployés par les sujets au quotidien sont perçus comme des stratégies de lutte : « C’est une volonté de vivre, de se battre, de continuer tous les jours : on est à peine levés qu’il faut prendre son traitement le midi, il faut prévoir, il faut adopter un rythme. Si je ne mange pas et que je prends mon traitement, je vais avoir mal au ventre… C’est comme ça qu’on se bat contre la schizophrénie ». Ainsi, les sujets insistent-ils sur les difficultés inhérentes à ces changements existentiels, sur le coût psychique que ces réaménagements imposent au quotidien : « C’est vraiment une lutte acharnée, c’est pas : “ voilà, j’ai pris mes traitements, tout va bien”, 167 non » ; « Je ne baisse pas les bras, je me bats tous les jours pour ne pas me laisser aller » ; « Il n’y a pas une nuit où je n’ai pas pris mes médicaments, c’est la bataille, c’est le pot de fer contre le pot de terre ». Nous retrouvons ici le sentiment de devoir se mesurer à la maladie, de se battre pour ne pas céder au négatif qu’elle engendre, tout en devant s’ajuster au rythme qu’elle impose : « Prendre les médicaments, il y a des moments où c’est difficile et c’est là qu’il faut montrer qui on est, dire : “ok, aujourd’hui ça ne va pas, mais demain ça ira mieux et pas d’alcool, pas une goutte d’alcool” » ; « La maladie, c’est bon, ok, je l’ai vue, je la lâche, comme si c’était une autre personne : je fais mon propre ménage des trucs négatifs, je vais arrêter de me prendre la tête pour rien, de trop réfléchir ». La rigueur dans son mode de vie, le recours à l’action, semblent ainsi représenter la meilleure manière de répondre aux dangers de la maladie : « J’ai arrêté de fumer, depuis 2003 : rien ! Pas d’alcool, pas de cannabis, traitement. » ; « Quand je dois aller à l’hôpital, la veille je me couche tôt pour être en forme pour la journée. Je suis très organisé » ; « Aller à la piscine et faire du sport, faire des activités » ; « Ce soir là, je me suis dit : “allez T [prénom], si tu ne sors pas, tu mourras avant de te faire agresser !”, et c’est comme ça que je suis allé en boîte ». La lutte contre les travers attribués au trouble requiert une reprise en main de sa propre personne, un dialogue avec soi-même qui peut prendre une forme quasi-autoritaire : « Ce qui m’a beaucoup aidé, c’est de replacer mes objectifs. J’écris beaucoup quand ça ne va pas. Je me dis : “là, ça ne va pas, il faut arrêter ça, faut mettre de la distance et donc tu te recentres sur toi et pour ta semaine tu as tel et tel objectif ». Le rapport à l’action semble intimement lié au rapport au temps de la maladie. Les sujets évoquent le sentiment d’une rupture, d’une suspension du cours normal de l’évolution existentielle de telle sorte que sortir de la maladie serait également sortir du temps de la maladie : « Ça a été terrible pour moi cette angoisse du temps, l’impression de ne pas avancer, d’être entre parenthèses, d’être en suspens, comme si l’histoire de ma vie s’était arrêtée et que j’étais dans un endroit intermédiaire : les soins » ; « À chaque rechute, il y a un an et demi de ma vie qui a été en standby ». Les sujets semblent ainsi parfois mués par un 168 désir de revanche, sur le temps, sur la souffrance, sur les incompréhensions d’autrui… : « Ce qui me permet d’aller de l’avant, c’est une forme de revanche contre l’ingratitude parce que quand j’étais très mal, il y avait des gens qui ne m’adressaient plus du tout la parole ». Néanmoins, nous retrouvons parfois la conscience d’un ajustement nécessaire à une certaine réalité, modérant ainsi l’exigence que pourrait susciter cette dynamique de lutte : « Cette après-midi, je vais ranger un peu la maison, puis je vais me reposer sur le fauteuil à essayer de lire un peu et de me détendre, parce que j’ai fait cet effort ce matin de venir au rendezvous qui fait que l’après-midi, il faut que je décompresse » ; « Je n’ai pas encore parfaitement adopté un bon rythme. L’essentiel est le fait d’accepter que ça prend du temps ». III.2.2. Synthèse Cette seconde classe de discours met en lumière un certain rapport à l’évolution dans la maladie centré sur l’action et la lutte de manière quasi « militaire ». Notons que selon Alceste et notre propre analyse, cette classe est particulièrement représentative du discours des sujets se situant aux stades 1 et 2 du rétablissement de l’échelle STORI, après réduction statistique. Ces sujets insistent ici sur les réaménagements quotidiens imposés par l’expérience de la maladie : la prise de traitement, l’arrêt de toxiques, le maintien d’une bonne hygiène de vie etc. Ces modifications psychiques sont toutefois associées à un sentiment d’inquiétude, comme si ce nouvel équilibre contacté était encore trop récent ou fragile. La rechute demeure une préoccupation nécessitant efforts constants et vigilance. La maladie constitue ainsi une menace, presque un ennemi, qui doit être affronté dans une guerre sans relâche. Les sujets décrivent dans cette optique le recours au quotidien à un ensemble de « stratégies », certes coûteuses, mais qui semblent dans l’ensemble permettre le développement d’un sentiment d’efficacité personnelle (Bandura, 1997). En effet, ces dernières, orientées par l’action, permettent aux sujets de se mesurer à la difficulté. Le maintien de certains comportements (prise de traitements) ou la rupture avec d’autres (addictions) semblent renforcer un sentiment de contrôle interne. L’idée d’une lutte contre la maladie et son potentiel négatif oriente une ligne de conduite et semble ainsi soutenir le déploiement du « pouvoir d’agir ». 169 III.3 Conclusion du troisième thème Pour conclure sur ce troisième thème, deux grandes attitudes apparaissent se dégager dans le rapport à l’évolution favorable des sujets : - Une première grande attitude centrée sur l’action, représentative des sujets appartenant aux stades 1 et 2 du rétablissement (après réduction statistique de l’échelle STORI). Le maintien d’un équilibre fragile est soutenu par des stratégies de lutte contre les manifestations et conséquences de la maladie. L’amélioration de la qualité de vie des sujets requiert des réaménagements existentiels, notamment comportementaux, offrant un sentiment de contrôle interne. Il s’agit de mesurer sa capacité à modifier le réel, de réagir par le mouvement au sentiment de passivité imposé par la maladie. L’évaluation favorable est ici développement d’un « pouvoir d’agir ». - Une seconde grande attitude centrée sur la dimension expérientielle, caractéristique des sujets identifiés comme étant au stade le plus avancé du processus de rétablissement (stade 3 après réduction statistique de l’échelle STORI). L’évolution favorable est pensée en référence aux reliefs créés par l’histoire de la maladie. Les facteurs associés à un mieux-être sont extraits des expériences du trouble. La connaissance de soi, par exemple, s’appuie sur l’épreuve de la maladie, aujourd’hui considérée comme dépassée. Un sentiment de sécurité interne est perceptible chez ces sujets. La maladie ne représente plus une menace extérieure contre laquelle il faut lutter, mais une facette de leur intimité psychique offrant un retour réflexif à soi. L’évolution positive est ici davantage développement d’un « pouvoir d’être ». 170 IV. Analyse de contenu du Thème 4 Rapport à soi : intégration du vécu expérientiel et projections dans l’avenir L’analyse Alceste de notre quatrième thème fait apparaître trois classes de discours. Le corpus comporte 384 UCE dont 270 ont été prises en compte dans l’analyse (70.31% des UCE totales). IV.1 Première classe de discours La première classe identifiée par le logiciel comprend 18.89% des UCE classées. Les mots les plus significatifs la caractérisant et les Khi2 associés sont présentés dans le tableau 10 de l’Annexe XII. IV.1.1. Analyse descriptive Au sein de cette classe de discours, les termes « laisser » ; « schizophrénie » ; « alcool », « rechute » ; « rester » coexistent avec les mots « révéler » ; « envie » ; « permettre » ; « positif » ; « aider ». Nous allons voir que la maladie est ainsi présentée sous l’angle d’une modification existentielle positive. Les réaménagements évoqués par les sujets concernent tout d’abord certaines habitudes de vie. L’expérience de la maladie impose la modification d’attitudes qui renforceraient un malêtre : « En quelque sorte, la maladie m’a modifié, parce que ça m’a permis d’arrêter de fumer. Pour moi, c’est comme si j’avais fait un pas que d’autres n’ont pas fait ». En outre, cette expérience est vécue comme une ouverture à de nouveaux horizons, de nouveaux champs d’intérêts : « Je fais du sport, je lis, j’essaye de réviser des cours. Je prépare un BTS dans la comptabilité. La schizophrénie pour moi maintenant, c’est une autre vie ». La dimension culturelle est fréquemment mise en avant par les sujets : « Tous les jours j’ai cette envie de connaître, d’apprendre, de savoir et ça, ce ne l’était pas avant, ça a été radical » ; « ça m’a permis de me cultiver. Ça me sert dans mes relations avec mes collègues 171 de savoir des choses que j’aurais pas pu apprendre si j’avais pas été malade ». Il ressort ainsi des témoignages une curiosité intellectuelle, comme si l’expérience du trouble avait suscité un désir de connaissance renouvelé. En outre, les sujets décrivent une orientation vers des activités nouvelles, dotées de sens et source d’enrichissement personnel : « J’ai de la chance de faire des choix qui me plaisent : la danse par exemple, je suis le seul mec et ça, c’est la schizophrénie qui aide. Le dérèglement mental nous permet de pouvoir faire les choses là où les autres se posent mille et une questions et ne le font pas ». L’ouverture au monde, créée par l’expérience de la maladie, conduit à une ouverture à des désirs singuliers, quand bien même ces derniers échapperaient à une certaine conformité sociale : « Quand on fait des choses positives, on n’est pas toujours dans l’autoroute que dessine la société. Ce décalage a été très bien accepté, grâce à la schizophrénie, ça a vraiment été très positif ». L’expérience confère une assurance aux sujets (« J’ai pris beaucoup d’assurance et ça se ressent. J’ai de moins en moins envie de rester enfermé chez moi »), une aisance plus marquée à réaliser des choix en accord avec euxmêmes (« Je me pose moins de questions, si c’est positif, c’est positif, point. Je me remets moins en question »). Ainsi, l’expérience du trouble est-elle perçue comme source de réalisation personnelle : « Aujourd’hui, j’ai réalisé des choses que j’avais envie de faire depuis longtemps ». L’ouverture au monde est, par là-même, ouverture à soi : « Je comprends nettement mieux le monde, son fonctionnement, son articulation. C’est après que j’ai compris, grâce à la schizophrénie, mon système de pensée ». L’occurrence élevée du terme « révélation » témoigne de ce mouvement : « La maladie m’a révélé. Avant, je me laissais porter au gré du vent, je n’allais pas jusqu’au bout des choses ». Dévoilement d’un pouvoir d’agir, la maladie est également évoquée dans son potentiel d’ouverture à de nouvelles dispositions identitaires : « La maladie m’a modifié. Elle m’a fait être plus tranquille. Si j’étais resté dans le même cas que j’étais, j’aurais été plus agité » ; « Je suis devenu quelqu’un de peut-être plus gentil, plus généreux. Mon réseau social se rétablit, vraiment, comme moi ». 172 Les sujets évoquent ainsi un phénomène de modification identitaire. Ce dernier est compris de différentes manières possibles : - Soit comme un enrichissement personnel : « La maladie n’a pas vraiment transformé le noyau, c’est quelque chose qui s’est collé dessus, j’ai mûri aussi » - Soit comme une révélation de dispositions intérieures occultées ou latentes : « La maladie m’a modifié parce que des fois je me dis : “je ne me reconnais pas”. Mais ça reste dans le positif donc je n’ai pas peur. Je m’affirme, je me révèle vraiment en tant que M » ; « Je pense que c’est ma vraie personnalité qui revient, alors que je n’avais aucune personnalité, j’avais aucune envie, je ne connaissais rien ». - Soit davantage comme un phénomène de transformation : « Je suis mieux armé, même si je suis plus fragilisé. Quelque part, c’est la maladie qui m’a aidé. La maladie rend plus fort » ; « La première des choses que la maladie a changé dans mon existence c’est la possibilité d’être intègre, vraiment ». Quelles que soient les conceptions des sujets, l’expérience du trouble est perçue comme une valeur ajoutée, un apport d’authenticité (cf., entre autre, la fréquence d’occurrence élevée du terme « vraiment »). Les sujets témoignent d’une aptitude à extraire des enseignements de leurs expériences douloureuses, à conférer un sens à leurs souffrances : « il n’y a pas cette notion de bien ou de mal, de positif ou de négatif parce que la souffrance, qui peut être très négative, peut être bénéfique en même temps, parce qu’elle vous apprend des choses ». Les épisodes de rechute, par exemple, peuvent être compris comme des évènements participant à une évolution favorable : « Là, j’entame une période de ma vie où je suis très bien quoi, où vraiment il y a eu un plus. Ça a été érigé à la suite de ces rechutes importantes, disons que ça m’a aidé ». La rechute n’est pas seulement présentée sous l’angle de la perte, mais aussi du potentiel gain consécutif à son rétablissement : « C’est à la sortie de ma rechute que j’ai eu beaucoup moins peur de travailler ». La maladie porte en elle un potentiel d’accès à un équilibre psychique plus favorable : « Il y a un proverbe qui dit : “c’est un mal pour un bien”, c’est un mal malgré tout mais c’est un très grand bien aussi parce que ça me permet vraiment de retrouver de bonnes structures ». 173 La part de négatif qu’elle contient suscite un autre rapport à soi qui, bien que douloureux, participe à un processus de croissance : « La maladie m’a obligé à vraiment me recentrer sur moi-même » ; « La maladie a à la fois révélé cette sensibilité, cette douleur aussi qu’il a fallu dénouer grâce au travail psychologique, mais c’est aussi grâce à cette sensibilité qui fait qu’aujourd’hui je suis meilleur qu’avant » ; « Ça aide, parce qu’on en a tellement vu quelque part, surtout en soi. Vraiment, j’ai l’impression d’avoir vu des choses très intenses grâce à la maladie » ; « La maladie m’a aidé, elle m’a forgé elle m’a mûri et je pense qu’elle m’a cassé la gueule aussi elle m’a pas fait de cadeaux » Certains sujets montrent même une capacité d’extraction d’un sens personnel dans le contenu des symptômes : « La maladie m’a permis de révéler mon envie d’humanité unie, donc ça, ça faisait partie du délire, mais qui m’est resté ». Les phénomènes psychotiques sont ici compris comme l’expression d’une part de soi, inconsciente et potentiellement bienveillante : « Les voix me protégeaient et m’encourageaient à quitter ce groupe. Je pense qu’il y avait la schizophrénie et puis c’était moi-même qui peut-être essayais de me dire, mon fond inconscient à mon fond conscient, que là, il faudrait peut-être quitter des amis aussi dangereux pour ma santé ». Pour d’autres sujets enfin, cette modification identitaire positive est davantage mise en lien avec le déploiement de ressources imposées par l’expérience du trouble : « Je crois que c’est dans l’auto-gestion que cela a modifié ma relation avec les autres. Ce n’est pas vraiment la maladie, c’est ce que j’ai mis en place pour la contrer. Par exemple, je me mets moins en porte-à-faux avec les gens ». Notons enfin que les sujets représentés au sein de cette classe de discours se montrent confiants quant à l’avenir : « À l’avenir, je pense que ça va s’améliorer. Je serai plus serein et en mesure de me lancer dans le monde du travail, mais peut-être pas dans n’importe quelle structure bien entendu, un poste qui soit épanouissant ». Leur projection n’est plus centrée sur l’évolution de la maladie : « Avoir une femme des enfants, mieux connaître le monde, je ne vais pas m’arrêter de vivre parce que j ai été malade ! » Prudente et tenant compte de nouveaux éléments de réalité, cette confiance est ouverture à l’imprévisibilité existentielle : « Personne ne peut prévoir l’avenir, c’est ouvert. Je ne sais pas de quoi demain sera fait, si ce sera positif ou négatif. Je vis mieux l’instant présent ». 174 IV.1.2. Synthèse Cette classe de discours de notre quatrième thème d’entretien est particulièrement représentative des sujets connaissant un processus de rétablissement avancé (étape 2 et 3 selon l’échelle STORI et après réduction statistique). Les sujets décrivent une modification existentielle positive inhérente à l’expérience de la maladie. Cette dernière oriente un nouveau rapport au monde et un nouveau rapport à soi caractérisés par le désir de connaissance, d’ouverture, d’authenticité. Cette amélioration apparaît comme un bénéfice direct de la maladie : cette dernière n’occulte pas, mais vient au contraire révéler, transformer de nouvelles dispositions identitaires. L’évolution positive n’est pas dissociée des expériences négatives : ces dernières tendent à être acceptées et intégrées dans l’histoire de vie des sujets. La souffrance contraint à un autre rapport à soi et participe à une connaissance renouvelée de sa personne. La conscience d’une fragilité oriente vers un nouveau rythme et par là-même, à une bienveillance accrue des sujets vis-à-vis d’eux-mêmes. L’expérience de la perte les mène à développer une énergie de vie, un désir de réalisation personnelle s’éloignant de manière assumée d’une certaine conformité sociale. En outre, la confrontation à la souffrance suscite le déploiement de ressources jusqu’alors inconnues. Par exemple, l’expérience délirante n’est pas rejetée mais au contraire envisagée comme une source de connaissance personnelle. Ainsi, l’expérience du trouble est intégrée au processus de reconstruction identitaire : elle en est même le moteur. Les sujets décrivent l’accès à un nouvel équilibre psychique, plus satisfaisant que le précédent, mais se situant néanmoins dans le prolongement de leur histoire et de leur personne. IV.2 Seconde classe de discours La seconde classe identifiée par le logiciel comprend 27.78% des UCE classées. Les mots les plus significatifs la caractérisant et les Khi2 associés sont présentés dans le tableau 11 de l’Annexe XII. 175 IV.2.1. Analyse descriptive Le discours des sujets représentés au sein de cette seconde classe renvoie à un rapport à soi centré sur le souci de l’avenir et le maintien d’un équilibre de vie fragile. Le terme de « projet » est majoritairement associé au travail. Cette projection est fréquemment évoquée de manière abstraite : « Pour l’instant, je n’ai pas de projet particulier, déjà reprendre le boulot » ; « pour l’instant, mon projet pour l’avenir est de travailler parce que j’en ai besoin » ; « à l’avenir, mes projets, c’est surtout le travail, retrouver une activité ». Le travail est ainsi souvent associé à un repère existentiel sécurisant : « c’est un projet, disons que c’est une sécurité pour moi. J’ai toujours pensé que c’est ce qui m’a vraiment sorti d’affaire : le travail, ça m’équilibre, ça m’aide vraiment ». Le projet professionnel est ainsi vécu comme initiatique, fondateur : « Je vais travailler dans la comptabilité si tout se passe bien. Je ne vais pas aller trop loin dans le futur. Je vais déjà réussir ça et ce sera pas mal » ; « C’est peut-être le projet que je mets au premier plan, c’est de travailler un jour, ma situation professionnelle ». Dans cette optique, l’activité professionnelle (lorsqu’elle est effective) est présentée comme l’investissement premier, garantissant un équilibre de vie, quand bien même ce dernier ne serait pas entièrement satisfaisant : « Je travaille, sinon le reste du temps, je me repose. Ca va bien comme ça. Mais c’est vrai que c’est une vie assez basique. Je travaille, c’est tout, je travaille » ; « Ma vie professionnelle, pour l’instant, c’est une reconversion dans l’administratif, ça ne me plait pas vraiment mais je n’ai pas le choix et ça me permet quand même de travailler ». La primauté de cette activité est telle que son interruption est fortement redoutée : « Quand je serai à la retraite, que je ne travaillerai plus, mes parents seront peutêtre décédés, j’aurai plus de collègues. Je me pose des questions sur comment je vais vivre ma retraite, des projets, qu’est-ce que je vais devenir ?... ». Nous comprenons dès lors que le travail représente le principal garant d’une vie relationnelle et de projections existentielles. En outre, le terme de projet peut être associé à une meilleure stabilisation clinique. La diminution de la symptomatologie est, par conséquent, mise en avant : « J’ai pour projet de continuer les soins en dehors de l’hôpital. J’aimerais bien qu’ils trouvent une pilule magique qui ferait que je n’entende plus de voix, que je n’aie plus de visions ». La priorité est le 176 maintien d’un équilibre psychique qui demeure fragile voire précaire : « L’évolution de la maladie, à l’avenir, peut-être avoir moins d’hallucinations, moins d’angoisses, après est-ce que j’arriverai à avoir moins de médicaments, ça je ne sais pas. Pour l’instant, le traitement me va ». Les sujets évoquent ainsi la centration sur des besoins fondamentaux : « À un moment je me suis dit : “il faudrait peut-être que je réussisse à aller mieux !” D’abord la santé, le travail, l’argent plus tard. » Le souci de maintien d’un équilibre de vie nourrit parfois un désir d’immuabilité : « J’aimerais bien rester, voilà, pas changer pour l’instant, j’ai rien à changer ». A ce titre, l’autonomie peut représenter un projet trop ambitieux car trop risqué : « Vivre toute seule, pour l’instant, je ne suis pas vraiment sûre, je ne sais pas, mais pourquoi pas plus tard, dans deux, trois années à peu près ». Il apparaît en être de même pour la vie affective et relationnelle : « Je n’ai pas de petite amie depuis trois ans et pour l’instant, ça ne me manque pas, je n’ai pas cherché donc ça va encore, même si je sais que c’est désocialisant ». Les sujets ne s’estiment pas prêts à s’investir dans ces domaines. Néanmoins, l’isolement, les difficultés relationnelles et la solitude sont fréquemment rapportés et déplorés par les sujets : « Ma vie sociale et relationnelle n’est pas très importante, à part mes parents qui sont toujours là, et puis les activités au GEM » ; « Je vis seul dans un F1, les journées sont longues quand je ne travaille pas à l’ESAT » ; « Je suis seule chez moi, je suis beaucoup chez moi » ; « J’ai du mal à parler avec les gens. Je ne sais pas pourquoi, peut-être que je suis timide un peu à cause de la maladie ». Cet équilibre de vie fragile décrit par les sujets est comme un temps suspendu, un souffle retenu, un espace de transition avant l’accès à une autre dimension : « Si vous voulez, au niveau de ma vie, je suis quand même en suspens. Je vis seule et depuis ma pathologie, je ne me suis pas remise en couple par exemple ». La nouveauté dans cette optique est vécue comme potentiellement dangereuse : « Quand quelque chose de nouveau se présente à moi, j’ai besoin d’un minimum de temps pour cogiter, pour me dire : “oui, je suis capable d’y aller”, je ne dis pas oui sur le coup, avant, je disais oui à tout ». 177 Les sujets expriment dès lors la perception douloureuse d’un écart entre leur fonctionnement actuel et leur fonctionnement antérieur : « Aujourd’hui, je ne vois plus les choses comme avant. Avant, je m’occupais d’aller faire les magasins toute seule. Maintenant, c’est ma mère qui choisit mes vêtements ». Ils mettent ainsi l’accent sur les pertes engendrées par la maladie : « La maladie m’a transformé en négatif. J’étais plus débrouillard quand j’étais petit, même si aujourd’hui je vis seul » ; « Avant, je riais, je parlais moins seule. J’étais plus avec les gens. Et puis j’ai eu du mal à rire, à apprendre, j’ai beaucoup grossi ». Le trouble est vécu comme une perte de temps, notamment au regard de repères fonctionnels : « On a perdu du temps, il faut se remettre en selle, je sors beaucoup moins maintenant » ; « On peut dire que j’ai perdu mon temps dans le sens où je n’ai pas essayé d’aller passer mon permis. J’avais mon travail, j’y allais mais bon, j’étais pas forcément bien là-bas ». Plus qu’un temps suspendu, le temps de la maladie est décrit comme déstructurant : « Dans toutes les années de la maladie et des grosses crises, je n’ai rien construit, j’étais à côté, donc j’ai clairement perdu mon temps » ; « J’ai perdu du temps, je suis resté enfermé plus de 4 ans, voire 5 ans à fumer des joins à fond. Quand je sors, j’ai l’impression que : “Woua !, c’est plus le même monde !”, comme si j’étais tombé dans le coma ». En outre, les sujets décrivent les symptômes psychotiques comme ayant occulté leur personne : « J’ai rattrapé pas tout mais presque toutes mes facultés intellectuelles, ma personnalité ressort que maintenant, avant elle était complètement occultée à cause des délires ». Dans cette perspective, l’amélioration est comprise comme récupération d’un état antérieur à la maladie: « Je pense que j’ai encore beaucoup beaucoup de choses à rattraper. On va dire que j’ai rattrapé dans le sens du comportement, mais au niveau de la situation, je suis encore loin d’avoir rattrapé le temps perdu » ; « Plus je vais évoluer, plus je vais me retrouver comme avant ». IV.2.2. Synthèse Selon nos propres recoupements, cette seconde classe de discours est particulièrement représentative des sujets s’inscrivant au premier stade de rétablissement de l’échelle STORI, 178 après réduction statistique. Notons aussi la présence du discours de sujets s’inscrivant au second stade. Les projections vers une insertion professionnelle et une meilleure stabilisation clinique sont contemporaines d’un sentiment d’insécurité prégnant. Le travail est surtout évoqué comme garant d’un certain équilibre relationnel et ainsi psychique. Les sujets se vivent dans un temps de transition, dominé par le souci du « maintien » et de la « récupération ». L’énergie déployée pour le maintien d’un équilibre existentiel fragile, voire précaire, place clairement la question de la réalisation affective et personnelle au second plan des préoccupations actuelles des sujets. La récupération projetée d’aptitudes fonctionnelles (autonomie et insertion professionnelle) semble être leur principale source de motivation et d’espoir. Néanmoins, ces aspirations coexistent avec une attitude de rejet du temps de la maladie. Ce dernier n’est vécu que sous l’angle de la perte, de la déconstruction. L’amélioration visée s’inscrit ainsi en opposition à l’état connu en plein cœur de la maladie. IV.3 Troisième classe de discours La troisième classe identifiée par le logiciel comprend 53.33% des UCE classées. Il s’agit de la classe la plus conséquente de notre quatrième thème. Les mots les plus significatifs la caractérisant et les Khi2 associés sont reportés au sein du tableau 12 de l’Annexe XII. IV.3.1. Analyse descriptive Cette dernière classe de discours de notre analyse Alceste est centrée sur les modifications relationnelles engendrées par l’expérience de la maladie. Dans la perspective d’une modification existentielle positive, certains sujets décrivent une amélioration de leur rapport à l’autre : « La maladie a modifié mes relations avec mon entourage familial, je m’entends beaucoup mieux avec mes parents, avec ma sœur, énormément mieux » ; « La maladie a modifié mes relations à mon entourage. Par exemple, je souffrais un peu de dépendance affective et aujourd’hui, je fais beaucoup plus attention ». 179 L’expérience du trouble confère une autonomie nouvelle dans les relations et un sentiment de maturité affective nouvelle : « depuis la maladie, je sollicite moins l’entourage. J’arrive à gérer beaucoup mieux et au contraire, c’est ma sœur qui vient vers moi, qui a besoin de parler » ; « Grâce à tout ce que j’ai appris sur moi – il faut encore travailler la confiance en soi – mais c’est de mieux en mieux, c’est moins grave qu’avant la maladie mes relations aux autres ». Les relations sont souvent décrites comme plus apaisées : « Elle a modifié ma relation avec mon frère : je suis quelqu’un maintenant qui dit : “ bon, c’est pas grave”. Ca aurait été avant, si par exemple il n’avait pas rangé sa chambre, je lui aurais cassé la gueule ». Les rôles familiaux se réaménagent et les sujets décrivent l’adoption d’une posture plus nuancée : « La maladie a modifié ma relation à mon entourage parce que comme je me prenais pour le chef de famille, dès que j’ai été malade, j’ai abandonné toutes ces choseslà ». L’ouverture à soi et au monde se traduit, dans la relation, par le sentiment d’un dévoilement, d’une connaissance nouvelle de l’autre : « Avant, j’étais un adolescent à problèmes alors que maintenant, je me sens adulte avec la soif de connaissance d’un enfant. J’apprends à connaître mes parents, mon entourage ». En outre, la qualité des relations sociales, depuis la maladie, est fréquemment associée par les sujets aux représentations d’autrui quant à cette dernière. La compréhension de l’entourage apparaît être un facteur déterminant : « L’évolution, c’est de pouvoir vivre une vie de couple en expliquant ma maladie à quelqu’un qui serait compréhensif » ; « Ça n’a pas modifié ma relation avec mon entourage, j’en ai parlé à un ami proche et il m’a dit que ça ne changeait rien et ma famille était au courant de mes troubles, donc ils ont suivi l’évolution de la maladie ». À l’inverse, la stigmatisation impacte la qualité des relations aux autres : « Il y a des gens qui n’oublieront jamais par quoi je suis passé et où je suis arrivé et pour qui je vais rester le mec fou ». Ces représentations négatives peuvent nourrir une attitude de repli social : « C’est vrai que les personnes qui ont été exclues du cursus normal ont un peu coupé les ponts avec les relations sociales ». En outre, ces dernières peuvent marquer durablement les relations 180 familiales : « La maladie a modifié ma relation à mon entourage parce qu’ils m’ont vu péter les plombs et ça c’est pas facile pour eux non plus » ; « Mon père a eu un peu de mal. Il a été effrayé par les symptômes parce qu’il ne connaissait pas la maladie ». Les sujets décrivent néanmoins une évolution positive de ces représentations : « Au début, les gens avaient une image des médias, donc ils étaient en décalage par rapport à ce que je vivais. Depuis, ils ont rencontré les médecins ». Une meilleure connaissance de la maladie est associée à un facteur de destigmatisation. Les sujets peuvent d’ailleurs souhaiter accompagner ce processus d’information quant à la maladie auprès de leur entourage : « J’espère, au niveau de la famille, une meilleure compréhension peut-être de mes états. Il faut peut-être que je leur dise : là c’est la maladie, là ça ne l’est pas ». De plus, l’évolution des représentations d’autrui est associée par les personnes à l’évolution de leurs propres représentations : « Les gens ne connaissent pas, donc ils se font une idée fixe, mais après ça évolue, aussi moi puis les autres, ça a évolué ». Les sujets s’impliquent ainsi dans ce processus de déstigmatisation en mettant en avant un travail d’acceptation : « La maladie a modifié mes relations. C’est vrai qu’au début, j’étais opprimé au niveau relationnel, alors que maintenant ça va mieux, j’assume » ; « J’arrive dans mon décalage, qui est un décalage normal, naturel, de tout le monde – mais il a été beaucoup plus accepté par la maladie –, de pouvoir me mettre au ban de la société tout en faisant des choses positives ». La différence, moins douloureuse, peut même être pensée comme un atout au service d’une réalisation personnelle. Le travail d’acceptation peut également concerner l’amélioration et l’évolution positive : « J’ai du mal à en parler, tout ce que je viens de dire, j’ai l’impression que ça fait prétentieux par rapport à d’autres patients qui sont juste au début de leur traitement ». La résonnance empathique dans la relation à l’autre, notamment l’entourage familial, est perçue comme aidante. Les sujets expriment dans cette optique les bénéfices d’une intervention d’un tiers professionnel : « J’ai demandé à Mme H de m’aider à expliquer à ma famille le mot « rémission » parce que je n’arrivais pas à leur expliquer et ils ne me comprenaient pas ». Enfin, les sujets expriment fréquemment le désir de partager leur expérience dans la relation à leurs pairs : « Une des relations que j’avais au niveau amical, j’ai essayé de l’aider, c’est une 181 personne qui est schizophrène qui ne se fait pas soigner » ; « J’arrive même à aller voir mes potes, de leur parler : “ça sert à rien de fumer !”, je leur explique, c’est de la prévention, je peux faire ça aussi je pense parce que j’étais aussi au plus bas » ; « Puisque je connais la maladie, je peux donner des informations, des astuces et des méthodes pour aider un autre malade. Je le fais ici malgré moi, sans m’en rendre compte, naturellement je le fais ». L’expérience de la maladie est ici au service de la relation d’aide. IV.3.2. Synthèse Les modifications inhérentes à l’expérience de la maladie se traduisent dans la relation à l’autre, et notamment à l’entourage familial. Cette dernière classe de discours met ainsi en lumière les réaménagements relationnels, principalement chez les sujets s’inscrivant à la dernière étape du processus de rétablissement selon l’échelle STORI. Les sujets vivant une transformation identitaire positive décrivent un rapport à l’autre caractérisé par une plus grande maturité. Ils décrivent une perte des rôles familiaux et sociaux antérieurs à la maladie les amenant à envisager ces derniers sous un jour nouveau. L’expérience d’une altérité peut être vécue comme un atout au service d’une réalisation personnelle mais aussi d’une relation d’aide à leurs pairs. Les sujets décrivent ainsi comme une capacité à transformer positivement les stigmates du trouble. L’estime de soi et l’acceptation du trouble, phénomènes en interrelation intime, s’établissent ainsi sur l’expérience de la perte et de la recréation. Cette aptitude des sujets apparaît néanmoins fortement dépendante du regard de leur proche quant à la maladie. Elle est en partie déterminée par la capacité des sujets et de leur proche à se défaire d’une représentation stigmatisante du trouble. En ce sens, nous pourrions dire que l’acceptation du trouble est un phénomène psychosocial. 182 IV.4 Conclusion du quatrième thème L’analyse du notre quatrième thème prolonge et précise les différenciations établies précédemment entre certaines étapes du rétablissement. Ce thème éclaire particulièrement le travail de reconstruction identitaire des sujets, notamment de ceux appartenant à la première et à la dernière étape du rétablissement (selon l’échelle STORI après réduction statistique). - Les sujets identifiés comme s’inscrivant au premier stade du rétablissement évoquent un sentiment de diminution personnelle depuis la maladie. Cette dernière est ainsi uniquement perçue sous l’angle de la perte. Afin de restaurer une certaine continuité identitaire, les sujets sont mués par le désir de récupération de leur état pré-morbide, notamment d’aptitudes fonctionnelles. En découle des préoccupations essentiellement centrées sur l’insertion professionnelle. Le travail est perçu comme l’ultime repère permettant de retrouver un rapport à l’autre, à la société et par conséquent, à leur personne. La structuration d’un équilibre interne est prioritairement orientée par l’adaptation à une norme externe. - À l’inverse, les sujets s’inscrivant au dernier stade du processus de rétablissement évoquent un sentiment de modification existentielle. Ce nouveau rapport au monde et à soi prend appui sur l’expérience de la maladie. Les sujets confèrent une place au négatif dans leur existence : la perte et le deuil conduisent à la création d’un équilibre nouveau, caractérisé par le désir de connaissance, d’ouverture, d’authenticité, de partage. L’épreuve de la maladie, l’expérience de l’altérité profonde, voire du rejet ou de la stigmatisation conduisent les sujets à se référer à une évaluation interne se détournant de critères normatifs. Cette réappropriation de soi nécessite toutefois - pour se consolider – d’être confirmée par le regard de l’autre, en l’occurrence l’entourage proche. L’acceptation est recréation d’une norme plus singulière, reconnue dans la rencontre intersubjective. 183 TROISIÈME PARTIE - DISCUSSION LE RÉTABLISSEMENT : UN PROCESSUS DE REDÉFINITION IDENTITAIRE 184 Le discours de la maladie est presque toujours négatif, discours de la restriction, du renoncement. Il rappelle ce que l’on ne doit pas faire. Code de la vie, revu et appauvri. On est pris dans un étau. Le possible disparaît. Mais la maladie réveille aussi une sensibilité qui s’était endormie. Tout devient plus émouvant. Cette caractéristique du vivant est négligée par le discours clinique au seul objectif de la guérison. C’est réduire cette expérience. Alors que sans aucun doute, elle est l’expérience d’un autre pan de l’existence. L’évidence fragile de qui je suis. Claire Marin, Hors de moi, 2008, p. 8. Or guérir, recouvrer la santé, signifie plus qu’atteindre simplement l’état de la vie normale ; ce n’est pas seulement une transformation, mais c’est infiniment plus ; C’est une ascension, une élévation et un accroissement de finesse. On sort de la maladie « avec une peau neuve », plus délicat, avec un goût plus fin du plaisir, avec une langue plus exercée pour apprécier toutes les bonnes choses, avec une sensibilité plus heureuse et une seconde innocence plus dangereuse au milieu de la joie, semblable à un enfant et cent fois plus affiné qu’on ne l’a jamais été. Stefan Zweig, Le combat avec les démons (Nietzsche), 1925, p. 180. 185 AVANT-PROPOS Le concept de rétablissement des maladies psychiques vient transformer notre regard sur la schizophrénie et le sujet qui en est atteint. Ses deux acceptions renvoient, d’un côté, à une perspective médicale centrée sur l’évolution du trouble (rétablissement objectif) et de l’autre, à une perspective expérientielle centrée sur le devenir de la personne (rétablissement subjectif, Pachoud, 2012). Notre étude clinique est venue explorer et confronter ces différents regards à la lumière du vécu expérientiel de 26 sujets atteints de schizophrénie. La discussion de nos résultats s’articulera autour de trois temps principaux : Dans un premier temps, nous présenterons une nouvelle modélisation expérientielle centrée sur les mécanismes psychologiques du rétablissement. Notre modèle vient redéfinir dans une dynamique de compréhension, différentes étapes du processus qui n’avaient jusqu’alors été théorisées que dans une perspective descriptive. La notion de « soi » apparaît au cœur du processus et celle « d’identité narrative », articuler ses différentes composantes : la conscience du trouble, l’acceptation du trouble et la reconnaissance de soi. Il s’agira ainsi, dans un second temps, de définir les jalons d’une redéfinition de soi dans la schizophrénie pour ensuite penser son déploiement dans la rencontre psychothérapeutique. A l’aune de ces éléments de compréhension, nous invoquerons dans un troisième et dernier temps le statut « paradigmatique » du rétablissement, implicitement postulé jusqu’alors. Les profondes modifications qu’il implique, des pratiques évaluatives comme thérapeutiques, éthiques comme épistémologiques, seront discutées. Ainsi, le rétablissement dans la schizophrénie se conçoit comme un processus de redéfinition identitaire des sujets, mais aussi des méthodes et modèles théoriques régissant, jusqu’à récemment, l’étude de ce trouble. 186 CHAPITRE I - UN NOUVEL ÉCLAIRAGE DU RÉTABLISSEMENT : VERS UN MODÈLE DE COMPRÉHENSION EXPÉRIENTIEL A l’issue de notre étude qualitative, nous proposons une nouvelle modélisation du rétablissement qui vient prolonger et affiner les théories existantes, à travers une compréhension globale et dynamique du processus. La méthode d’analyse Alceste ainsi que notre propre regard clinique nous ont permis la mise en exergue d’éléments signifiants au sein du contenu des entretiens des sujets. A partir de la description de chaque classe de discours nous avons identifié certains processus psychiques, remaniements identitaires, particulièrement représentatifs d’un stade de rétablissement. Rappelons en effet que nos analyses statistiques nous ont conduit à réduire les 5 étapes de l’échelle STORI en 3 étapes, compte-tenu des caractéristiques de notre échantillon (différences significatives entre les étapes 1 et 2 ; les étapes 3 et 4 ; et l’étape 5). Nous présenterons chacune de ces étapes en les croisant avec les modèles existants, notamment celui d’Andresen (2005), puisque ce dernier représente la base conceptuelle de l’échelle STORI. Si notre lecture entre ainsi logiquement en résonnance avec ce modèle, elle marque son originalité par la mise en exergue d’une dynamique de compréhension des processus psychologiques à l’œuvre dans le rétablissement. Chacune des étapes redéfinies sera illustrée par une étude de cas considérée comme paradigmatique de ce moment de l’évolution psychique. 187 I. Première étape : conscience du trouble et rupture du sentiment de continuité de soi I.1 Définition Les sujets s’inscrivant à la première étape du processus selon notre modèle (soit aux étapes 1 et 2 selon le modèle d’Andresen) expriment une attitude de rejet de la maladie et de ses conséquences. Cette négation diffère, selon-nous, d’un simple déni de la maladie. En effet, ces sujets témoignent fréquemment d’une bonne conscience des symptômes et du trouble (sans omettre néanmoins que la conscience du trouble est un phénomène processuel). Autrement dit, ils identifient les symptômes comme étant une source de souffrance, tendent à les attribuer à l’existence d’une maladie et reconnaissent, le plus souvent, le diagnostic de schizophrénie. En outre, les sujets évoquent les modifications existentielles et identitaires imposées par le trouble mais semblent toutefois les refuser, demeurer dans l’incapacité de les intégrer psychiquement. C’est ainsi qu’ils sont mués par un désir de récupération de leur état de fonctionnement prémorbide, seul repère identitaire acceptable. La maladie est en effet uniquement perçue sous l’angle de la perte, de la souffrance et de la destruction : perte de relations et d’un équilibre de vie, destruction d’aptitudes cognitives et fonctionnelles, souffrances liées à la persistance fréquente de symptômes, en somme : diminution du sentiment de soi. Ainsi, le mieux-être est-il conçu à l’opposé de la maladie et de son lot de souffrances. Il ne peut s’inscrire qu’en référence à l’idéal que représente le « soi d’avant ». La conception de la guérison s’oppose à celle de la maladie. Ce fonctionnement entretient une souffrance résultant de l’écart perçu entre cet « idéal type » et leur sentiment de diminution personnelle. En découle fréquemment une oscillation entre une certaine idéalisation de l’état pré-morbide, sonnant comme un déni transitoire, et un sentiment de désespoir, une attitude de renoncement. La reconnaissance de la maladie comporte ici le risque d’obérer la vision de la dynamique évolutive du trouble. Cette vision statique des troubles peut s’accompagner d’une surgénéralisation des expériences pathologiques et ainsi d’une confusion entre l’expérience de 188 la maladie et la maladie elle-même : le sujet ne se définit qu’à travers le prisme de la schizophrénie. Néanmoins, la conscience des troubles semble doucement orienter les sujets vers le développement d’un « pouvoir d’agir ». L’identification des symptômes favorise une mise à distance de ces derniers, et lorsque cela s’avère efficient, la restauration progressive d’un sentiment de contrôle interne. La conscience vient modifier le rapport au réel des sujets sur le plan de la gestion des symptômes, mais encore peu sur le plan identitaire et existentiel. Les projections concernent principalement la restauration d’une norme interne en adéquation avec la norme socialement définie. Le travail est perçu, à ce titre, comme un repère privilégié permettant aux sujets de retrouver un rapport à l’autre, à la société et par conséquent, à leur personne. I.2 Étude de cas : Monsieur R33 * Présentation Monsieur R est une personne de 40 ans, atteinte de schizophrénie paranoïde, rencontrée au sein d’une clinique psychiatrique du Val d’Oise alors que son séjour était sur le point de se terminer, après une durée de 4 mois. Monsieur R a quatre enfants et vient récemment de se séparer de sa femme. Il possède un logement autonome et est actuellement en arrêt de travail (ESAT) depuis son entrée à la clinique (il s’agissait de la quatrième hospitalisation de Monsieur R). Son médecin psychiatre nous a fait part d’une amélioration importante de sa symptomatologie - et de sa capacité à l’évoquer -, les dernières semaines précédant notre rencontre. Les scores aux échelles de rémission indiquent néanmoins une absence de rémission symptomatique (persistance de manifestations négatives et anxio-dépressives essentiellement) ainsi qu’un score « moyen » de rémission fonctionnelle (63/95). 33 Nous présentons la retranscription de l’entretien réalisé avec Monsieur R en Annexe XIII (p. 323, Tome II). 189 Les scores aux échelles de rétablissement se rejoignent : l’échelle STORI situe le sujet à l’étape 2, « conscience » du processus (soit l’étape 1 de notre modèle après réduction statistique). Lors de notre entretien, le discours de Monsieur R est fluide et cohérent, ses réponses sont néanmoins laconiques. Globalement, le sujet nous est apparu quelque peu déprimé bien que coopérant. * Vécu des symptômes : identification et mise à distance Monsieur R rapporte souffrir de symptômes psychotiques depuis l’âge de 12 ans 34 : « J’entendais des voix et je ne me sentais pas en sécurité ». Aujourd’hui, le sujet décrit la persistance de ces manifestations, circonscrites néanmoins à certaines situations (« À chaque fois que je vais chez ma mère, il y a des voix qui me disent de sauter dans le vide ») et bien moins fréquentes et intenses (« Ça m’arrive encore, moins fréquemment, mais ça m’arrive encore » ; « J’en souffre encore mais moins qu’avant »). En outre, Monsieur R évoque une certaine aisance à identifier ces symptômes : « Des fois, je souffre d’hallucinations, je vois des araignées et en fin de compte il n’y a rien ». Plus qu’un phénomène de « contrôle », la conscience semble favoriser ici une mise à distance psychique et affective : « Au début, j’y croyais, mais je me suis dit que ce n’était pas possible des araignées qui sortent de ma peau. Si c’était réel, elles me toucheraient ». Le sujet témoigne d’une aptitude à se confronter à l’épreuve du réel. A l’avenir, Monsieur R nourrit l’espoir de connaître encore davantage une amélioration symptomatique : « J’espère qu’avec les traitements, j’irai encore mieux, je n’aurais plus d’hallucinations ». 34 Selon son psychiatre, le sujet aurait vraisemblablement souffert d’une forme de schizophrénie infantile. Ce diagnostic est atypique et suscite des controverses. Néanmoins, toujours selon le praticien, le tableau clinique de Monsieur R ne ressemblerait guère à une psychose infantile. 190 * Vécu du trouble : rupture existentielle et sentiment de diminution personnelle Monsieur R invoque le statut de « malade » davantage en référence aux ruptures existentielles consécutives à la maladie, qu’aux symptômes mêmes du trouble : « Ce qui reste c’est les souvenirs de la maladie, mais aussi de mon divorce il y a cinq-six mois ». La souffrance la plus importante semble concerner l’impact du trouble sur le plan familial : « J’ai construit une autre vie maintenant, je suis séparé de mes enfants, je ne les vois plus comme avant ». En ce sens, guérir, serait oublier, effacer les souffrances du passé, gommer toute empreinte psychique laissée par la maladie, annuler le présent qu’elle a modifié, remonter le temps pour ainsi dire : « On ne peut pas guérir parce que c’est traumatisant. Si on a vécu quelque chose de dur, on ne peut pas l’oublier. Guérir, c’est oublier ». Dans cette optique, la maladie est vécue comme une véritable rupture existentielle venant définir « un avant » et « un après » : « Avant, j’étais plus heureux que maintenant. Avant, je voyais mes enfants, je faisais du sport. Je faisais plein de choses avant. Maintenant je ne fais plus rien ». Ainsi, Monsieur R semble être dans une attitude de renoncement venant nourrir des affects dépressifs. L’espoir d’une amélioration symptomatique coexiste avec une souffrance existentielle perçue elle comme irréversible. * Vécu de la relation thérapeutique : reconnaissance et ouverture des possibilités d’existence Monsieur R évoque, avec pudeur mais authenticité, son investissement dans la relation thérapeutique avec son médecin-psychiatre (qui nous a adressé le sujet). Cette rencontre apparaît déterminante au regard de l’émergence d’un sentiment de reconnaissance et d’appartenance, profondément mis à mal jusqu’à récemment : « Les gens que je vois, ils ne comprennent pas, ils ne savent pas ce que j’ai vécu, ils ne comprennent pas comment je réagis, comment je pense. C’est dur ça… Avec le Dr T., je me dis que je suis quand même un peu comme tout le monde, c’est-à-dire que moi aussi je peux changer en bien, pouvoir rencontrer des gens à qui je parle et qui me comprennent ». 191 La relation thérapeutique offre un espace intersubjectif commun et ouvre ainsi à des possibilités d’existence. I.3 Conclusion : aspirations à « vivre sans » la schizophrénie Le premier stade de notre modélisation rejoint les étapes « moratoire » et surtout « conscience » du modèle d’Andresen (2005). Les sujets de notre étude ont dépassé le bouleversement identitaire engendré par la profusion des symptômes35 (notamment car la stabilisation constituait un de nos critère de recrutement). Notre compréhension de cette étape l’associe néanmoins à un fréquent sentiment de rupture identitaire entretenant un désir de récupération de leur état pré-morbide. En effet, la conscience du trouble et de ses impacts sur le plan existentiel peut entraîner chez les sujets une tendance à ne se définir qu’à travers l’unique prisme de la schizophrénie : en découle la perception d’un « soi diminué » comparativement au « soi d’avant » le trouble. Dans le cas de Monsieur R, ce sentiment entre particulièrement en résonnance avec son histoire de vie puisque pour le sujet, sa récente séparation est imputable à la maladie. Le pessimisme et la croyance en l’irréversibilité d’un mal-être peuvent être modérés par l’émergence d’un « pouvoir d’agir » quant à la gestion des symptômes (identification favorisant une mise à distance). Néanmoins, le désir de normalisation reste prégnant et vient nourrir une projection idéalisée et ainsi douloureuse dont le mot d’ordre pourrait être : « vivre sans » la maladie. II. Seconde étape : lutte contre le trouble et réappropriation de soi II.1 Définition L’analyse qualitative des entretiens de recherche fait apparaître un mécanisme psychologique fréquemment à l’œuvre dans le processus de restauration du sentiment de continuité de soi : il 35 Ainsi, une étape précédant cette dernière serait sans doute à modéliser pour rendre compte du processus évolutif du rétablissement dans son entièreté. 192 s’agit d’un cloisonnement psychique des expériences psychotiques favorisant un retour aux composantes identitaires. Les sujets évoquent en effet une forme de clivage entre le soi et la schizophrénie, pouvant aller jusqu’au recours à une personnification de la maladie, pour mieux s’en détacher. Cette distanciation se manifeste parfois chez certains sujets par le besoin de s’adresser verbalement à soi et aux manifestations du trouble, comme pour accentuer une différenciation entre les manifestations pathologiques et les aptitudes personnelles. Il s’agit de faire vivre un dialogue intérieur qui favorise le maintien dans le réel. Ce mouvement de défusion semble ainsi au service d’un réajustement à la réalité : il ouvre à une aptitude de décentration, de métacognition. L’historisation et la contextualisation de leur parcours dans les soins ou de leurs vécus douloureux permettent leur réappropriation sous une forme distanciée. Les conséquences existentielles du trouble sont mieux appréhendées, au même titre que les ressources sollicitées pour y faire face : il ne s’agit pas tant d’effacer toute trace de la maladie que de mieux composer avec. Ainsi, les sujets avancent-ils dans le deuil de leurs projections et idéaux passés, non sans souffrance. L’amélioration de la qualité de vie requiert des réaménagements existentiels, notamment comportementaux, offrant un sentiment de contrôle interne. Il s’agit de mesurer sa capacité à modifier le réel, de réagir par le mouvement au sentiment de passivité imposé par la maladie. Ainsi, c’est à ce stade de leurs remaniements psychiques (que l’on peut mettre en parallèle avec les étapes de « préparation » et de « reconstruction » dans le modèle d’Andresen), que les sujets semblent véritablement contacter le « pouvoir d’agir ». En effet, ce mouvement de réappropriation de soi s’accompagne d’une plus grande aptitude à contrôler des symptômes. Cette dernière s’effectue à travers le registre de la lutte, qu’elle soit cognitive ou affective. Il s’agit de confronter ses ressources à la puissance destructrice du trouble et, in fine, gagner un sentiment d’ascendance vis-à-vis de cette dernière. La victoire consiste alors à passer d’un sentiment de diminution de soi à celui d’une diminution du trouble. 193 II.2 Etude de cas : Mademoiselle C36 * Présentation Mademoiselle C a 30 ans, elle est atteinte de schizophrénie (de type indifférencié aujourd’hui) depuis 10 ans. Nous l’avons rencontrée au sein d’un service de post-cure de psychiatrie du Val d’Oise alors que la patiente était sur le point de le quitter pour emménager dans un appartement thérapeutique. Le parcours de soin de Mademoiselle C fut assez chaotique : ses suivis en hôpital de jour, puis en foyer, étant ponctués de multiples rechutes anxio-délirantes. Après avoir arrêté ses études de droit, Mademoiselle C a multiplié des missions professionnelles en tant que vacataire, la plupart rapidement interrompues. La patiente avait, au moment de notre rencontre, le projet de se réinvestir dans ses études. En outre, Mademoiselle C réalise un travail psychothérapeutique depuis environ 5 ans. En amont de notre rencontre avec Mademoiselle C, son médecin et ses infirmiers référents nous décrivent « une bonne stabilisation de son état clinique », ainsi qu’une « bonne conscience de ses troubles ». Mademoiselle C est actuellement en rémission symptomatique selon l’échelle PANSS et possède un bon niveau de fonctionnement selon l’échelle ERFS (75/95). Les scores aux échelles de rétablissement se rejoignent : l’échelle STORI situe le sujet à l’étape 4, « reconstruction » du processus (soit l’étape 2 de notre modèle après réduction statistique) et l’échelle RAS indique un score de rétablissement de 145/205. Mademoiselle C apparaît très investie lors de l’entretien de recherche et témoigne d’une certaine aisance à évoquer ses troubles et son vécu. 36 Nous présentons la retranscription de l’entretien avec Mademoiselle C en Annexe XIV (p. 333, Tome II). 194 * Histoire des troubles : reconstruction et réappropriation Mademoiselle C décrit avec précision la période d’entrée dans la maladie : « Les premiers troubles ça a été en septembre 2001. Maintenant je peux dire vraiment ce que c’était, donc des états psychotiques de psychose totale, une perte de la réalité et surtout des angoisses énormes, des angoisses paniques, des souffrances psychiques etc. et à l’époque je ne savais pas que c’étaient les premiers troubles ». Elle témoigne d’une aptitude à reconstruire le fil de ses souffrances, à les contextualiser, ainsi qu’à se reconnaître dans l’histoire de ses troubles : « Je venais de perdre mes parents, j’avais pris un petit studio, j’étais seule au monde alors que pendant vingt ans j’avais vécu dans une famille où y’avait tout le temps des gens, c’était une famille d’accueil donc y’avait tout le temps plein d’enfants […]. A partir du moment où j’étais toute seule au début ça allait et puis après j’ai commencé à rencontrer certaines personnes et puis à délirer par rapport à ces personnes, je pensais qu’elles me voulaient du mal ». Les phénomènes psychotiques passés sont également rapportés et décrits avec un engagement affectif notable, comme pour faire vivre une lucidité aujourd’hui retrouvée : « C’était vraiment la peur, quoi…peur d’être observée, peur qu’il y ait des micros dans ma piaule, peur qu’on m’espionne, peur qu’on me suive…de ce que je me rappelle c’est vraiment ça […]. J’allais même plus me laver ni prendre ma douche parce que j’avais peur qu’on me regarde pendant que je me lave ». * Réajustements identitaires : désengagement délirant et mise à l’épreuve de soi Malgré l’amélioration de sa symptomatologie, Mademoiselle C évoque actuellement la persistance de phénomènes interprétatifs et anxieux source de handicap : « Je compare ça à une angoisse de mort. Et quand ça m’arrive je ne peux pas marcher, je ne peux pas courir, je ne peux pas écouter la radio, je ne peux pas regarder la télévision, je ne peux rien faire ». L’expérience du trouble confère une aptitude à identifier les signes avant-coureurs de ces manifestations douloureuses, afin de les « combattre » au plus vite : « Ça fait un bout de 195 temps que ça traîne mais maintenant j’arrive à savoir quand elle va arriver, c'est-à-dire que les toutes premières prémisses – ça va très vite – mais quand je sens que ça va arriver, je me dis “attention, là !” Donc je prends mon traitement et je me dis “allez casse-toi, je t’ai senti venir donc tu peux t’en aller !”» La métacognition est décrite par Mademoiselle C comme la ressource majeure face aux symptômes, le délire altérant – à l’inverse – toute réflexivité : « J’ai eu des états psychotiques et je ne m’en suis jamais rendue compte pendant toutes ces années. Je n’avais pas accès à mes pensées : “Tu penses à quoi ? – ben je ne sais pas… ” […]. L’accès à la pensée, à la réflexion, ça change tout ». L’accès au doute, la métaréflexivité offre une capacité à se décentrer des manifestations délirantes, à les conduire et les maintenir hors de soi : « Déjà ce qui est important c’est d’installer un doute et après quand le doute est mis, de balayer tout ça […] de positiver en se disant que c’est des conneries, en mettant une barrière, en se disant : “tu ne vas me prendre la tête, le petit diable et le petit ange, tu ne vas pas me prendre la tête avec ça !” ». Se construit ainsi un rapport d’altérité au trouble et à soi se manifestant à travers un dialogue intérieur. Ce dernier permet le contrôle des symptômes ainsi que leur mise en sens de manière immédiate ou rétrospective : « Le délire je peux prendre du recul là-dessus, je peux me dire : “c’est du délire” mais soit ça peut être sur le moment, je sais à quoi je pense, je sais pourquoi je délire et là je me dis “arrête”, ou soit j’ai une crise et c’est deux-trois jours après que je vais réussir à mettre des mots dessus et que du coup je vais calmer cette angoisse en me disant : “de toute façon c’était un délire, laisse tomber” ». Plus qu’une réelle suspension des symptômes, Mademoiselle C décrit un désengagement de l’activité délirante : « Je me sens observée, bon ben je me dis : “vous n’avez qu’à m’observer”, ça c’est assez simple, je souris et je dis “ben observez-moi !”. Si j’ai l’impression qu’on m’écoute, je dis « ben écoutez-moi ! ». Ça c’est des techniques ». Il s’agit en quelque sorte de « narguer » l’adversaire, de lui montrer que ses attaques n’ont plus de prise, ni cognitive, ni affective. Ces « stratégies » personnalisées de lutte sont sécurisantes et associées à un sentiment d’efficacité : « Même s’il m’est arrivé des choses, ça ne m’arrivera plus parce que je n’y crois pas. S’il se passe encore des choses un peu bizarres, le secret de 196 tout ça c’est de se dire : “non, tu ne passeras pas la barrière” ». La conscience protège, telle une forteresse, dresse des obstacles infranchissables. Cette démonstration, au-delà du registre de la lutte, fait écho à un registre quasi « scolaire » où il s’agit de mesurer et de témoigner de ses compétences : « Les croyances mystiques ou religieuses ou interprétatives, ça c’est acquis, c’est balayé. J’ai quand même réussi à faire le tri là-dessus ». Dans cette lutte sans relâche, le soin constitue un allié précieux, notamment le travail de la psychothérapie : « Le soin occupe 80%. Et la thérapie est très importante parce que c’est tous les jours que la schizophrénie essaie de nous gagner en nous donnant des petites idées délirantes ». Ainsi, la guerre contre les symptômes s’étend à l’entité « schizophrénie », perçue comme un adversaire peu scrupuleux, voire cruel. En réponse à cette défiance, un mode d’action réfléchi et stratégique s’impose : il s’agit, pour ne pas céder sous les coups de la schizophrénie, de mieux cerner l’ennemi pour ainsi mieux le contourner : « Je sais que la schizophrénie c’est quelque chose qui monte, qui redescend, qui monte, qui redescend, c’est l’ultra sensibilité. C’est tous les jours qu’il faut se battre, chaque minute quand quelqu'un nous parle, on est à peine levés qu’il faut prendre son traitement, le midi il faut prévoir. Il faut adopter un rythme. C’est comme ça qu’on gagne face à la schizophrénie ». Ainsi, tendre vers la victoire impose des réajustements existentiels qui ne peuvent, en tout état de cause, faire fi de l’ennemi. * Réajustements existentiels : pertes et bénéfices Mademoiselle C décrit en effet les pertes consécutives à l’entrée dans la maladie, touchant l’ensemble des dimensions de son existence : « On est vraiment seul, personne ne vient nous voir. On n’a plus d’amis, on n’a plus de famille, on est replié. On n’a plus de vie privée. La vie professionnelle aussi parce qu'on ne peut pas aller travailler avec de tels troubles psychiques, c’est trop intense ». Le sujet exprime une conscience douloureuse des 197 modifications existentielles engendrées par le trouble : « Des fois, je reste à la maison, je n’ai plus l’envie de me battre parce que j’en peux plus, j’en ai marre, je me dis : “voilà, j’ai trente ans, je n’ai pas réussi à construire ma vie professionnelle” » Les bilans de vie prennent un goût amer. En outre, même après plusieurs années, le trouble impose des réaménagements importants, concernant par exemple le rythme au quotidien : « Il faut accepter de se dire : “si tu prends ton traitement, il est dix heures et demie, tu prends ton traitement et tu vas te coucher sinon demain tu ne te réveilles pas”, s’imposer un rythme, c’est comme les malades du sida, comme les diabétiques ». Les contraintes de la schizophrénie sont mises en parallèle avec celles d’une maladie somatique. Cette comparaison nous semble porteuse de sens : elle éclaire la représentation (fantasmée ?) d’une pathologie qui épargnerait les capacités psychiques, laissant ainsi ces dernières suffisamment indemnes pour lutter contre. La prise de conscience élargie des impacts du trouble s’accompagne d’une aisance à évoquer le statut de malade, voire d’un besoin de le revendiquer : « Bien sûr je suis malade, ah totalement, c’est clair et net. Ca fout un peu les boules de se le dire mais oui, je suis malade, j’ai accepté mon diagnostic, j’ai accepté de me dire que je suis malade ». Cette forme d’acceptation nous semble faire écho à un désir d’appartenance à une communauté, celle des « malades », comme l’illustre l’évocation fréquente par Mademoiselle C de ses pairs, et son affiliation, par le « on » : « Quand on est schizophrène on passe tous par ces étapes et ça c’est des choses dont on ne parle pas en général ». Le monde de « la maladie » offre l’accès à un socle commun alors suffisamment consistant pour rivaliser avec celui de la psychose. Autrement dit, les repères identificatoires que confère le statut de « malade » viennent modérer un sentiment d’étrangeté à soi et à l’autre. Aussi, le discours de Mademoiselle C témoigne-t-il, aux côtés d’un mouvement de lutte contre les symptômes, d’une avancée dans le processus d’acceptation du trouble et ainsi d’ajustement à ce dernier. La prise de conscience de ses limites, s’accompagne d’une meilleure reconnaissance de ses ressources et évolutions positives. 198 Tout d’abord, l’endurance et les efforts fournis au cœur de la bataille viennent révéler une soif de vie, une détermination sans précédent : « C’est quelque chose d’intérieur, c’est une volonté de vivre, une volonté de se battre, continuer tous les jours… Je ne pensais pas que j’aurais pu me relever comme je me suis relevée ». Les souvenirs des souffrances passées peuvent ensuite être appréciés dans leur aide fournie à la mise en sens des souffrances présentes. Autrement dit, le vécu expérientiel est au service d’une identification des évènements déclencheurs des symptômes : « Il y a tout le temps un élément déclencheur, ça n’arrive pas comme ça. Avant, je n’arrivais pas à trouver : « mais pourquoi, qu’est-ce qui s’est passé ? ». Maintenant, avec l’expérience, j’arrive à savoir ce qui l’a déclenché et des fois c’est des petites choses bénignes, par exemple une fois ça a été, j’étais avec ma sœur, on parlait, on parlait et on a parlé du passé, de dix ans avant quand j’étais chez ma maman. Donc voilà, crise d’angoisse ». En outre, ce meilleur réajustement à la réalité des limites créées par le trouble oriente Mademoiselle C vers une conception plus dynamique du handicap : « J’ai la possibilité de relire aujourd’hui, parce que pendant toutes ces années, je ne pouvais pas lire, c’était impossible. Relire pour moi ça été épanouissant parce que j’ai beaucoup bossé et surtout l’écriture c’est quelque chose que j’adore ». Les évolutions au quotidien sont reconnues dans leur valeur subjective et apparaissent source d’espoir. Ces remaniements viennent enfin modérer une certaine exigence et par là même, le phénomène de « lutte cognitive » : « Même quand je suis dans mon lit et que je n’ai pas accès à ma pensée je sais qu’inconsciemment ça travaille pour que ça s’en aille ». L’acceptation sonne comme une meilleure reconnaissance de la souffrance, une autorisation à la vivre, à mieux la tolérer, et ainsi, à la laisser passer… : « Dernièrement, ça fait une semaine et demie, je me suis aperçue que quand ces choses-là m’arrivaient, j’avais un besoin de pleurer. J’étais dans une souffrance assez importante. Je pleure et je me dégage, je n’ai pas ces sensations terribles, ça passe ». La reconnaissance de ses difficultés va de pair avec l’émergence d’une certaine bienveillance, comme en témoigne l’idée d’une centration nouvelle sur sa personne : « Je suis beaucoup 199 plus sage aujourd'hui, beaucoup plus gentille avec moi-même, je m’écoute. Je m’écoute, je me dorlote un peu ». * Projections dans l’avenir : maintien d’un équilibre de vie fragile Les réajustements existentiels orientent ainsi vers l’adoption d’un équilibre de vie perçu comme plus « sage » : « En fait, je ne fais pas d’excès comme j’ai pu le faire avant, je me ménage beaucoup plus. Je fais attention ». Cet équilibre, récemment contacté (« c’est d’autant mieux depuis six mois, mais disons que cela fait un an que je connais cette évolution favorable »), est néanmoins associé à une certaine fragilité, un sentiment d’insécurité : « L’évolution de ma maladie, je ne sais pas si j’aurai des rechutes, je m’y attends aussi, j’ai toujours ces peurs qui me pétrifient, tout dépendra de ma vie, de mon vécu, de ce que j’aurai à affronter dans les années qui viennent, donc tout dépendra de ma façon de gérer tout ça ». La rechute demeure source d’inquiétude, l’avenir incertain, les ressources personnelles questionnées dans leurs capacités à affronter l’inconnu… Ce qui pourrait faire écho à un manque d’assurance peut aussi être interprété comme un meilleur ajustement au réel, une plus grande conscience de l’incertitude existentielle. Néanmoins, l’anxiété semble tenir une place conséquente dans ce rapport au monde remodelé par la conscience. Il s’agit de ne pas trop prendre de risque, de préserver, de maintenir, de sauvegarder les capacités de contrôle récemment retrouvées : « Si vous voulez au niveau de ma vie je suis quand même en suspens ». Par exemple, Mademoiselle C ne se dit pas prête aujourd’hui à s’investir affectivement : « J’ai peur d’une déception amoureuse et de ce qu’elle pourrait provoquer chez moi ». Le développement des capacités d’autonomie demeure prioritaire : « Ce serait plutôt de devenir de plus en plus autonome, de lire un peu plus, de comprendre un peu mieux les choses ». II.3 Conclusion : aspirations à « vivre avec » la schizophrénie La seconde étape de notre modèle rejoint les stades 3 et 4 du modèle d’Andresen (soit les étapes « préparation » et « reconstruction »). Selon les auteurs, ces dernières renvoient d’une 200 part à l’aptitude à différencier les composantes de la maladie des composantes de la personnalité et d’autre part à la consolidation du « pouvoir d’agir », notamment dans le sentiment d’être acteur de sa prise en charge. Nos analyses nous permettent de comprendre que ces deux composantes se déploient autour d’une activité métacognitive, faisant apparaître la recherche de contrôle comme centrale. Précisons néanmoins que cette tendance marquée à la maîtrise peut témoigner du fonctionnement de personnalité de Mademoiselle C (défenses obsessionnelles) ou en tout cas entrer en résonnance avec son organisation psychique défensive. Néanmoins, nous avons pu observer le recours à ce mécanisme de contrôle (de manière plus ou moins marquée) chez bon nombre de sujets s’inscrivant à cette étape du processus. En effet, à ce moment de leur parcours psychique où les sujets témoignent d’une conscience élargie du trouble, se dire « malade » semble permettre de faire vivre une activité psychique réflexive garantissant le maintien de soi. La métacognition constitue l’arme maîtresse contre le trouble dans le sens où elle permet le doute et favorise ainsi un désengagement de l’activité délirante. Le « pouvoir d’agir » concerne ici prioritairement l’aptitude à contrôler les symptômes. Ce meilleur ajustement à la réalité s’accompagne en outre de remaniements identitaires et existentiels profonds. Le travail de deuil des projections passées et, de manière consécutive, la prise de conscience de pertes (travail, relations affectives) sont douloureux. L’adaptation quotidienne aux contraintes imposées par le trouble (prise de traitement, respect d’une hygiène de vie etc.) est éprouvante. Mais ce mouvement de réajustement offre aussi une plus grande conscience des ressources des sujets : la lutte contre le trouble révèle une intensité et une force de vie, la remémoration des temps de « crise » permet, par contraste, une reconnaissance des évolutions fines comme des avancées signifiantes. Dans ce temps intermédiaire, le but est ainsi de maintenir un équilibre fragile où le soi, par l’action et le contrôle, tend dorénavant à dominer la schizophrénie, sans toutefois écarter tout risque de rechute. Mais la lutte, si efficiente soit-elle contre les symptômes du trouble, ne peut concerner ses impacts existentiels. L’adaptation à un équilibre de vie nouveau conduit doucement les sujets à préférer apprivoiser l’ennemi, plutôt que de s’y opposer. Finalement, il s’agit de favoriser la lutte contre les symptômes pour mieux vivre avec la schizophrénie. 201 III. Troisième étape : acceptation du trouble et transformation identitaire III.1 Définition L’ajustement aux modifications existentielles créées par la schizophrénie semble progressivement mener les sujets vers la création d’une norme personnelle nouvelle. Cette dernière ne s’établit plus en fonction de repères identitaires pré-morbides, ni même de représentations associées au statut de « malade », mais s’appuie sur l’expérience vécue du trouble. Les sujets en extraient un sens dans leur construction identitaire. Les expériences du trouble sont ici comprises comme faisant partie intégrante de la trajectoire évolutive et ainsi, du développement du soi. Elles révèlent un nouveau rapport au monde et à soi caractérisé par l’ouverture. Cette dynamique, ce mouvement vers la réalisation personnelle, sont rendus possible par un sentiment accru de solidité interne. La schizophrénie représente moins une menace extérieure contre laquelle il faut lutter, qu’une part de l’identité des sujets, façonnée mais aussi renforcée par des expériences de vie douloureuses. En tant que valeur ajoutée, l’expérience du trouble ouvre à la connaissance, plus authentique, de leurs aspirations personnelles, à la compréhension de souffrances intimes et ainsi à leur acceptation. Dans cette perspective, la réflexivité ne permet pas tant de se « maintenir » que de continuer à « grandir ». Les symptômes du trouble, lorsqu’ils persistent, semblent vécus avec davantage de fluidité au quotidien. Leur mise à distance est rendue plus aisée. Leur contenu est parfois même compris comme révélateur de dispositions intérieures. Les sujets semblent tournés vers l’avenir, tout en déclinant leur mieux-être au présent. Ce dernier apparaît être moins idéalisé, c’est-à-dire moins rentrer en conflit avec ce qui relève du négatif de l’existence. Par exemple, les limites imposées par le trouble peuvent revêtir un sens : celui d’une existence nouvelle où l’on ne peut faire fi de soi, de son équilibre et de ses aspirations. Mieux connues et assumées, ces aspirations orientent davantage des choix de vie, même éloignées de repères socialement définis. Cette assurance nouvelle requiert cependant, ou du moins se nourrit, d’une reconnaissance par les proches. 202 Dans cette optique, et forts d’expériences enrichissantes, certains sujets manifestent une volonté de témoigner de leur parcours auprès de leurs pairs. III.2 Etude de cas : Monsieur L37 * Présentation Monsieur L a 36 ans. Il est atteint de schizophrénie paranoïde depuis l’âge de 16 ans. Nous l’avons rencontré au sein d’un centre médico-psychologique du Val d’Oise, où il se rend régulièrement pour des rendez-vous avec son médecin psychiatre. En outre, au moment de notre rencontre, Monsieur L venait tout juste de débuter un suivi psychologique. Monsieur L, ainsi que son psychiatre, nous décrivent un parcours dans la maladie long et chaotique. Le sujet a connu de multiples hospitalisations, fréquenté de nombreux lieux de soins (hôpital de jour, appartements thérapeutiques) et expérimenté différents traitements, avant de bénéficier d’une formule médicamenteuse source de soulagement, il y a quelques années. Auparavant, la persistance et l’intensité des manifestations du trouble ont conduit les médecins à employer le terme de « schizophrénie résistante ». D’un niveau d’étude correspondant au baccalauréat, Monsieur L a interrompu plusieurs contrats de travail dans le commerce suite à des rechutes. Au moment de notre rencontre, Monsieur L est à la recherche d’un emploi à temps partiel. Il désire s’orienter vers un autre milieu professionnel, davantage dans le relationnel. Nous saurons, quelques temps après, qu’il trouvera un emploi à temps partiel, puis à temps plein, en tant qu’assistant de vie scolaire auprès d’enfants souffrant d’autisme. Le psychiatre de Monsieur L nous oriente le sujet en évoquant une amélioration sensible de son état général ainsi que de bonnes capacités d’autonomie. En ce qui concerne les évaluations cliniques, l’échelle PANSS indique une absence de rémission symptomatique, du fait de scores positifs aux items : « comportements hallucinatoires » et « contenus de pensée 37 Nous présentons la retranscription de l’entretien avec Monsieur L en Annexe XV (p. 352, Tome II). 203 inhabituels ». Le discours de Monsieur L confirme la persistance de symptômes psychotiques et se trouve ainsi en adéquation avec l’évaluation de son psychiatre. L’échelle ERFS indique néanmoins un très bon niveau de fonctionnement (90/95). Les scores aux échelles de rétablissement se rejoignent : l’échelle STORI situe le sujet à l’étape la plus évoluée du processus, « croissance » (soit l’étape 3 de notre modèle après réduction statistique) et l’échelle RAS indique un score de rétablissement de 194/205. * Récit des souffrances : historisation et reconnaissance Lors de notre entretien, Monsieur L créée une place importante dans son discours au récit de ses souffrances passées. Il rapporte son vécu au plein cœur de la maladie et ainsi son intense sentiment de rupture avec le monde : « J’ai eu une grave rechute de deux ans où je suis resté sans assistance, délirant, limite de l’autisme. Je n’avais plus de lien avec l’extérieur, je vivais une histoire qui prenait le pas sur le réel, je ne faisais rien à part me nourrir, dormir ». Outre une historisation de son parcours de soin, le récit de Monsieur L met en lumière une démarche centrale de mise en sens ; il ne s’agit pas tant de rapporter des évènements de vie que de comprendre leur survenue : « La première hospitalisation était liée à l’abandon des médicaments conseillé par un médecin généraliste. La deuxième, je ne l’ai pas acceptée parce que comme j’ai été laissé pendant ces deux ans délirant, le monde s’était écroulé ». Monsieur L évoque ainsi ses dispositions intérieures passées : « J’ai préféré par facilité me culpabiliser me disant : “c’est de ta faute, tu t’es rendu fou parce que tu ne faisais rien, t’étais pas actif, t’étais pas occupé” ». La dissociation, le repli, le sentiment de culpabilité prêtent une vie psychique, bien que très douloureuse, au soi passé. Ils confèrent une humanité aux plus vifs instants de folie, attestent d’une reconnaissance de soi aux moments où ses fondements mêmes sont menacés. * Récit du vécu psychotique : distanciation et mise en sens Monsieur L rapporte avec richesse et précision ses expériences psychotiques et leur envahissement psychique : « J’avais l’impression qu’on parlait de moi à la télé. Canal Plus 204 seulement au début, puis ça s’est élargi à toutes les télés, toutes les radios, c’était national. On parlait de moi. C’était une autre forme de discours, c’était entre la pensée et la voix, mais moi je le prenais comme si c’était de la voix ». Le phénomène de « concernement » (décrit par Grivois, 2012), ainsi que les hallucinations intra-psychiques sont rapportés dans la singularité de leur vécu, tout en marquant leur mise à distance. L’activité délirante est décrite dans ses mécanismes de construction de sens : « J’avais une caméra qu’on m’avait greffé dans le cerveau et on pouvait voir à travers mes yeux ce que je vivais, entendre ce que je disais. Le président m’avait choisi par hasard, donc tous les jours il fallait que je prouve le bien-fondé de m’avoir choisi moi. Je devais accomplir des choses extraordinaires, il fallait que ça soit très bien parce que ça passait en boucle sur les télés, les radios etc. ». La thématique mégalomaniaque est aussi rapportée dans ses aspects douloureux, ceux mettant à jour un inaccomplissement, une faille dans la protection de la désillusion : « Alors c’était pas souvent transcendant donc je m’en voulais beaucoup, j’essayais de rectifier le tir et je disais : “mais attendez, ne partez pas !”. Ce mouvement signait peut-être les prémisses d’un désengagement délirant. Aujourd’hui, cette distanciation est rendue visible par la manifestation d’une forme d’autodérision : « Il y avait une certaine mission, mais bon, plus ou moins suivie parce que les chefs d’état m’écoutaient, puis ils partaient ailleurs (rire) ». Cette capacité de mise à distance concerne également les phénomènes psychotiques qui perdurent aujourd’hui. Ces derniers sont décrits autour du terme « échange » : « Parfois, j’échange avec les gens par le biais de la pensée, c’est les amis, c’est la famille, enfin, je me construis ça ». Le contenu rapporté semble bien moins douloureux qu’auparavant : « généralement, ça reste assez rose ». En outre, leur fréquence et leur retentissement sont décrits aujourd’hui comme moindre : « Disons que maintenant, ce n’est pas énormément gênant, ça reste léger, c’est des courts instants, ça dure pas trop longtemps, deux, trois minutes, parfois un peu plus longtemps mais ça gêne pas le bon déroulement des choses en général ». Les situations favorisant la manifestation de ces manifestations sont clairement identifiées : « Ça m’arrive dans des situations toujours pareilles, quand je suis intimidé ». 205 Monsieur L décrit une capacité de contrôle de ses symptômes qui semble efficiente : « Vous savez, c’est comme une envie de fumer, une envie de manger, je me freine de la même façon, je me bloque et après ça passe ». Nous relevons ainsi une forme de « normalisation » du phénomène à travers sa mise en parallèle avec des comportements quotidiens. En outre, l’hallucination est décrite comme une tentation, un désir auquel on peut résister. Y céder semble être néanmoins relativement toléré, comme si le sujet s’y autorisait ponctuellement : « Des fois j’échange, basta, j’échange ». A d’autres moments, toujours bien identifiés, l’absence de contrôle est vécue comme plus douloureuse : « Il y a des moments où c’est plus fort que moi, c’est des moments où je rentre du sport, je suis fatigué donc là forcément ça va agir ». D’une manière générale, nous pourrions dire que les symptômes sont aujourd’hui mieux acceptés par Monsieur L dans son quotidien, même s’il tend à vouloir encore les réduire : « Je vais le travailler avec Mademoiselle L (psychologue) donc là j’y fais très attention en ce moment et ça a tendance à disparaître complètement ». En outre, Monsieur L témoigne d’une aptitude à extraire un sens dans le contenu de ses délires passés : « Ce qui m’a beaucoup aidé, dans ces délires, c’est le fond humain d’universalité, de paix dans le monde, d’humanisme. La mise à distance des symptômes ouvre à leur compréhension, voire à leur interprétation : « Les voix me disaient : “il faut que tu partes du groupe, on ne veut plus de toi”. À l’époque, ces amis consommaient beaucoup de stupéfiants, d’alcool et c’est peut-être moi qui essayais de me dire, mon fond inconscient à mon fond conscient, qu’il faudrait quitter ces amis aussi dangereux pour ma santé. » Les phénomènes psychotiques sont vécus comme des messages inconscients, potentiellement bienveillants, qu’il peut ainsi s’avérer juste d’entendre et de considérer. Pour Monsieur L, ces derniers ne viennent plus attaquer le soi, mais au contraire le révéler : « J’ai un peu écouté les délires que j’avais eus et il s’avère qu’en fait ils m’ont été bien utiles pour connaître ma personnalité, et m’ont révélé ». D’une manière générale, le trouble laisse une empreinte signifiante participant à la constitution de soi : « La maladie m’a permis de révéler mon envie d’humanité unie, donc ça, ça faisait partie du délire, mais qui m’est resté, et du coup ça m’aide beaucoup ». 206 * Représentations de soi : modification et révélation Monsieur L témoigne ainsi d’un sentiment de transformation identitaire s’appuyant directement sur les expériences du trouble : « Par rapport à la personne que j'étais avant, ça a été radical, après la première rechute je suis devenu sérieux, et la deuxième fois, je suis peut-être devenu philosophe ». La maladie, d’une part, protège : « Il s’avère d’abord que la maladie m’a aussi tiré de mauvaises situations : elle m’a permis de m’éloigner de ce groupe d’amis qui fumaient et qui buvaient, sans grand conflit » ; « J’avais ce goût pour l’alcool qui n’a vraiment pas duré ». L’expérience de souffrances mène à une meilleure conscience des dangers et guide vers une aptitude à mieux s’aider soi-même (par la demande d’aide à autrui par exemple) : « Aujourd’hui j’ai l’idée de me protéger plus, de demander de l’aide, c’est ce que je ne faisais pas avant […] ». L’ajustement à la réalité est, dans cette optique, perçu dans une dynamique de protection : « […] et puis d’être beaucoup plus pragmatique, peut-être de mieux connaître les choses au lieu d’y porter un jugement ». Ainsi, la maladie, d’autre part, enseigne : « Il n’y a pas trente six choses qui favorisent une évolution positive, il y en a une, c’est qu’il faut tirer des enseignements des expériences négatives, ça aide beaucoup ». Pour Monsieur L, apprendre, se protéger, s’inscrit dans un double mouvement : il s’agit bien sûr d’éviter les souffrances de la maladie, mais aussi, assez clairement, de contourner les pièges de l’existence auxquelles tout être humain est confronté. Le sujet témoigne ainsi d’une philosophie de vie qui dépasse la seule « gestion » de la maladie : « être mieux armé, pas que pour la maladie, pour bien vivre ». La maladie, enfin - et surtout d’ailleurs - révèle : « C’est après que j’ai compris, grâce à la schizophrénie, mon système de pensée. Je comprends nettement mieux le monde, son articulation, son fonctionnement ». La modification existentielle évoquée par Monsieur L est ouverture. Ainsi décrit-il, par exemple, un désir d’apprentissage et de connaissance renouvelé : « Tous les jours j’ai cette envie de connaître, d’apprendre, de savoir, et ça, ça a été radical, ce qui ne l’était pas 207 avant ». Les expériences douloureuses contraignent à un rapport au monde plus vivant et authentique. Cette soif de vie coexiste avec une certaine paisibilité : « mon état actuel… disons… peut-être plus serein, serein oui ». * Redéfinition de soi : altérité et identité La connaissance de soi, bénéfice direct de l’expérience du trouble, guide le sujet vers de nouvelles aspirations personnelles et professionnelles : « La danse, ça fait trois ans que j'en fais, ça marche très très bien... quelque chose qui est difficile puisque je suis le seul homme. Grâce à la maladie, je me pose beaucoup moins ces questions là ». L’intégration du vécu expérientiel de la maladie modifie le soi pour le rendre plus intègre : « Grâce à la schizophrénie, j'apprends tous les jours à être en accord avec moi-même, chose que j’avais du mal à faire parce que je faisais beaucoup de concessions. Il confère une liberté dans l’écart aux normes et permet d’assumer pleinement ses choix de vie : « Quand on fait des choses positives on n'est pas non plus toujours dans l'autoroute que dessine la société et là-dessus, ce décalage a été très bien accepté grâce à la maladie ». Se rapprocher de soi, c’est également faire l’expérience de l’altérité, apprendre à mieux la tolérer : « Ce n’est pas parce que l’humanité va partir dans un sens que je vais partir dans le même sens. Je fais des choses qui me plaisent ». La réalisation personnelle ne constitue toutefois pas une affaire strictement privée. L’insertion professionnelle, à titre d’exemple, demeure évidemment soumise au regard de la société : « Ce qu’il y a de plus dur, c’est de gérer toutes ces années passées dans la maladie que je ne peux pas justifier auprès d’un employeur. Auprès des gens à responsabilités, quelque part, il ne vaut mieux pas dire qu’on est schizophrène ». Ainsi, Monsieur L attribue-t-il une part importante de ses souffrances aux attitudes d’incompréhension, voire de stigmatisation par autrui : « Les gens m’ont beaucoup plus découragé que la maladie ». La non-reconnaissance des souffrances est, à ce titre, vécue comme une double peine. Ainsi, Monsieur L évoque t-il ses démarches pour obtenir la compréhension de ses proches, une 208 confirmation précieuse, à travers leur regard, de son vécu intérieur : « Avec les amis et les proches, en ce moment, je parle de ces deux ans de délire, j'en parle avec mes parents, ça fait déjà pas mal de temps que je ramène ça sur le tapis, alors pas forcément la schizophrénie mais tout ce que ça a entraîné comme maux et comme douleur ». Néanmoins, le sujet parvient-il, au cours de notre rencontre, à évoquer le possible deuil de cette reconnaissance : « Il faudrait peut-être que je passe à autre chose maintenant, oui ce serait le moment ». Monsieur L fait l’expérience d’une autre forme de reconnaissance par des rencontres particulièrement signifiantes et source de valorisation : « Au théâtre, ceux que je connais un peu mieux le savent et je pense que ça a été très bien accepté ; ma prof de danse, c’est elle qui me raccompagne à chaque fois en voiture, elle me dit que je m’en sors très bien et vraiment elle le dit de manière spontanée, on sent que ce n’est pas un rendu ». L’acceptation du trouble est nourrie par les témoignages de reconnaissance d’autrui. C’est ainsi que l’ouverture à l’autre constitue le principal vecteur de rétablissement : « Une des techniques essentielles, c’est de s’imposer des choses à faire avec les autres [...]. Susceptible d’offrir confirmation dans son identité, la relation intersubjective permet également de réhabiliter l’expérience de la schizophrénie dans le champ des souffrances humaines : « […] et puis, on s’aperçoit très vite que l’écart n’est quand même pas grand entre les personnes atteintes de schizophrénie et les personnes normales, que finalement elles aussi ont vécu des choses difficiles ». III.3 Conclusion : aspirations à « vivre grâce » à la schizophrénie Cette troisième étape de notre modélisation renvoie au dernier stade du modèle d’Andresen (2003) dénommé « croissance ». Au-delà d’une aptitude à reconnaître leurs ressources, à gérer la maladie et à maintenir une vision optimiste de l’avenir (ibid.), les sujets témoignent ici d’une intégration du vécu expérientiel du trouble à leur identité. Ainsi, les différentes étapes du processus de rétablissement sont-elles reconnues et mises en sens dans une reconstruction historisée. Ce mouvement d’intégration vient rétablir la trajectoire existentielle de la personne sous une forme cohérente et continue. La schizophrénie fait partie de soi, plus encore, elle l’enrichit. Le dépassement des épreuves et expériences 209 négatives consolide la reconnaissance de soi ; l’acceptation du trouble et des impacts existentiels – parallèlement – renforce son ajustement au réel. Cette dernière étape du processus de rétablissement ouvre à l’accomplissement. Au quotidien, il ne s’agit plus essentiellement de mieux composer avec le trouble, mais de tendre vers une meilleure réalisation de ses aspirations personnelles. Se rapprocher de soi confère une aptitude à mieux tolérer ses différences, tout en réhabilitant son vécu dans la communauté des Hommes. L’acceptation du trouble est sortie de la condition de malade. 210 CHAPITRE II – RÉTABLISSEMENT DU SOI ET RESTAURATION DE L’IDENTITÉ NARRATIVE Les trois étapes du modèle de rétablissement qui viennent d’être déclinées s’inscrivent dans une continuité dynamique et non-linéaire. Les processus identifiés en leur sein ne s’excluent pas mutuellement, voire se retrouvent en chacune d’elles38, mais souvent sous une forme ou une intensité différente. Ce second chapitre vient dérouler la trame qui soutient et articule ces différentes étapes. « L’identité narrative », notion empruntée à la philosophie Ricœurienne (1985, 1990), nous semble dans cette optique constituer le fil directeur du rétablissement. En favorisant la reconnaissance de soi dans l’expérience du trouble, l’activité narrative vient nourrir un sens de soi continu, cohérent et complexe. Si la fonction de « synthèse de l’hétérogène » soutenue par la narration peut être considérée comme particulièrement mise à mal dans la schizophrénie, c’est par elle-même qu’une restauration de soi peut être postulée. Finalement, nous présenterons une pratique de psychothérapie intégrative centrée sur la restauration de l’expérience de soi dans la schizophrénie. 38 Comme en témoignent les fréquents recoupements des catégories de rétablissement (C1 – C2 – C3) dans les différentes classes de discours isolées par Alceste. 211 I. Le rétablissement du soi : un parcours de reconnaissance39 Comprendre, se souvenir, reconnaître le passé et se reconnaître soi-même dans ce passé, voilà le grand travail du “devenir-conscient”. Paul Ricœur. Les grands moments du processus de rétablissement que nous venons de définir, puis d’illustrer, mettent en lumière les jalons d’un processus de redéfinition identitaire tendant vers la réalisation de soi. De la conscience à l’acceptation du trouble, le sentiment de reconnaissance nous semble essentiel : reconnaissance de la maladie, de ses impacts sur le plan existentiel et identitaire, mais aussi d’un « pouvoir d’agir », de ressources nouvelles déployées dans l’épreuve ; et finalement (re)connaissance d’un soi plus harmonieux, provenant d’un passé unique et évoluant vers un certain nombre de futurs possibles. Autrement dit, les modalités de reconnaissance du trouble sur le plan existentiel déterminent l’étendue de la (re)connaissance de soi. I.1 De la conscience à l’acceptation du trouble Il existe aujourd’hui un consensus dans la littérature internationale considérant la conscience des troubles dans la psychose comme un phénomène complexe, continu et multidimensionnel (Amador et David, 2004 ; Castillo et Plagnol, 2008 ; Raffard et al., 2008). Notre analyse qualitative met en lumière des avancées différentes au sein de ce processus bien que les sujets de notre étude témoignent, dans l’ensemble, d’un bon niveau de conscience des troubles40. Les subtilités et nuances identifiées se rapportent à l’étendue de cette conscience. En effet, certains sujets semblent davantage identifier les impacts fonctionnels, relationnels, identitaires, en somme – existentiels – de la schizophrénie, que d’autres. Cette conscience 39 40 Notre titre fait référence à l’une des dernières œuvres du philosophe Paul Ricœur (2004) : « parcours de la reconnaissance ». Ainsi la conscience du trouble représente-t-elle sans doute un facteur déterminant l’évolution positive selon les médecins-psychiatres que nous avons sollicités pour le recrutement des sujets de notre étude. 212 « élargie » signe un meilleur ajustement au réel et conditionne, par là-même, des remaniements existentiels fondamentaux. I.1.1. Conscience du trouble et conscience de soi figée Néanmoins, l’ouverture à la conscience des troubles peut conduire à une rupture du sentiment de continuité de soi. Autrement dit, le désengagement délirant est susceptible de mener le sujet à un sentiment de vide identitaire qu’il s’agirait dès lors de compenser. Une telle souffrance existentielle peut conduire certains sujets à refuser la représentation de la maladie et à préférer celle du « soi d’avant », seul repère identitaire projeté car tolérable. Cliniquement, cette attitude défensive peut éclairer les fluctuations si fréquemment observées de l’insight. Selon nous, elle signe moins un « déni » à proprement parler des troubles, qu’une tentative de restauration du sentiment de continuité de soi. Afin de sortir de cette projection idéalisée tout en favorisant un maintien de soi, nous avons vu que certains sujets avaient tendance à ne se définir qu’à travers le prisme de la schizophrénie. Dans cette perspective, « l’avatar » de la maladie peut représenter une « couche de sens » suffisamment consistante pour rivaliser avec le monde de la psychose. A titre d’illustration, nous pourrions évoquer certains sujets qui, tout en expérimentant une amélioration clinique, s’accusent de leurs comportements pathologiques passés (tels que la dangerosité pour soi ou autrui) qu’ils intériorisent désormais comme des composantes identitaires. La reconnaissance des expériences pathologiques et leur possible mise à distance peuvent donc coexister avec une tendance à se réduire à ces mêmes expériences. Cette confusion identitaire, temporelle (le sujet se définit aujourd’hui par des comportements passés) pourrait être à l’origine de sentiments de culpabilité et de honte et ainsi, d’affects dépressifs. Ce trouble de la conscience de soi pourrait alors éclairer l’association entre un insight élevé et une faible estime de soi et/ou un vécu dépressif, fréquemment soulignée dans la littérature (Bouvet et al., 2010) et observée dans nos pratiques cliniques. A ce titre, Recasens et ses collaborateurs (2002) identifient une forte association entre la présence d’affects dépressifs et anxieux et une préoccupation excessive de l’image de soi chez une population de 46 patients atteints de schizophrénie. Cette conscience de soi perturbée est plus nettement corrélée aux symptômes anxio-dépressifs que la conscience du trouble. 213 Dans ce même registre, de récentes recherches (Lysaker et al., 2007) tentent de mieux comprendre cette conscience douloureuse du trouble à la lumière d’une conscience de soi biaisée par des représentations stigmatisantes de la schizophrénie. Ces travaux nous permettent ainsi de comprendre que cette confusion entre les expériences de la maladie et le vécu expérientiel peut être accentuée par l’internalisation de représentations sociales stigmatisantes. I.1.2. Vers une conscience de soi historisée Aucune réalité, plus que l’histoire, est essentielle pour la conscience que nous prenons de nous-mêmes. Karl Jaspers. Cette représentation de soi figée révèle une difficulté des sujets, à un moment de leur parcours psychique, à intégrer le temps vécu de la maladie. Ainsi, « devenir conscient » (Ricœur, 2000), c’est tendre vers la restitution de l’évènement de la maladie dans une perspective historisée, s’ouvrir à la reconnaissance de soi dans des souffrances passées. Rappelons, dans cette optique, le discours des sujets autour de l’histoire de leur trouble. Ce dernier se caractérise par un engagement subjectif et émotionnel riche. Ceci contraste avec le discours de type alexithymique, fréquemment associé dans la littérature à un vécu traumatique qui demeurerait actif (Charaoui et al., 2001). L’expression de la souffrance témoigne de sa reconnaissance et ainsi de sa possible mise à distance. Elle semble intégrée par une partie des sujets comme constitutive de leur histoire et ainsi de leur identité. Chez certains, la souffrance du jeune adulte peut même se reconnaître en celle du jeune enfant. La contextualisation et la chronologisation marquées de leur parcours témoigne de ce travail de restauration d’un soi historisé. Ceci nous semble faire écho au travail de mémoire évoqué par Ricœur (2000), permettant la constitution d’un récit biographique qui soit à la fois cohérent et acceptable. 214 I.1.3. L’acceptation du trouble : « transmuer le hasard en destin » Ainsi, les sujets de notre étude manifestent une capacité à raconter, non les évènements en soi, mais leur personne vivant ces évènements. En évoquant leurs propres résistances psychiques, ils mettent en sens leur attitude passée (non acceptation, déni…) qui contraste avec celle du présent (distance, analyse…). Le récit permet en quelque sorte une réappropriation de l’expérience passée et une différenciation d’avec le vécu actuel. Autrement dit, certains sujets de notre étude expriment une capacité à faire une place en soi à ce qu’ils ont été. En outre, le sens conféré aux différentes expériences douloureuses (rechutes, hospitalisations etc.) et leur participation à un processus de croissance (conscience du trouble, acceptation du traitement etc.) montre une véritable capacité à transformer la contingence en nécessité, à transmuer le hasard en destin, pour reprendre les termes de Ricœur (1983). Cette aptitude renvoie au phénomène d’acceptation qui constitue, selon nous, un processus qui va au-delà de celui de la conscience des troubles. La conscience, telle que définie précédemment, relève d’une aptitude de décentration des expériences pathologiques, présentes ou passées, et de leur attribution à un trouble psychique. Le phénomène d’acceptation implique davantage une perception historisée des troubles : il met en jeu la capacité à articuler différents évènements afin de les resituer dans une continuité temporelle et identitaire. L’insight, couramment associé à un processus psychique plus global, ne peut ainsi, selon-nous, être dissocié de ce phénomène d’acceptation. Ainsi considéré, l’insight ne désigne pas la seule conscience des troubles, mais aussi une conscience dynamique de soi (Koenig et al., 2012). I.2 De l’acceptation du trouble à la (re)connaissance de soi Grandir vers une conscience et une acceptation du trouble, c’est ainsi se reconnaître soi à travers son histoire. C’est reconnaître ses souffrances, de manière prioritaire, comme l’illustrent les témoignages si touchants des sujets de notre étude autour des périodes les plus douloureuses de leur existence. C’est aussi, paradoxalement, accepter d’avoir traversé des moments d’absence totale à soi, porter un regard de compréhension plutôt que de culpabilisation, par exemple, autour des expériences délirantes. 215 « La reconnaissance de soi par soi, dans son identité profonde » (Ricœur, 2004) exige ainsi un travail de mémoire, de construction d’un récit biographique qui soit à la fois cohérent et acceptable. Un travail de deuil aussi, car le récit d’une vie ne saurait s’harmoniser sans intégrer ses pertes : deuils des objets perdus en chemin (« soi d’avant ») et des idéaux auxquels il aura fallu renoncer (désir de « récupération »). Et c’est sur ce double travail de mémoire et de résignation que se greffe, selon Ricœur (ibid.) le sentiment d’estime de soi, un sentiment qui exprime l’assentiment moral de l’identité. Enfin, ce sentiment nous semble également prendre appui sur la reconnaissance de ressources nouvelles, de valeurs révélées par le dépassement de l’épreuve de la maladie, ces dernières invitant le sujet à se (re)découvrir autrement. I.3 (Re)connaissance de soi et réalisation personnelle L’individu se définit dans sa référence par rapport à lui-même […] L’enjeu est ici la reconnaissance de soi par soi dans son identité profonde. Paul Ricœur. En effet, la question de la valeur personnelle « qu’est-ce que je vaux ? » se pose le plus souvent dans la crise, sous l’apostrophe négative du « je ne vaux rien ». C’est parce que la critique extérieure dévalue le sujet ou refuse de lui accorder une valeur (exclusion, maladie, situation de handicap), que l’auto-évaluation peut lui apparaître comme un dernier recours, l’ultime rempart à un processus agressif venant de l’extérieur (Marin, 2005). Face à l’épreuve de l’altérité profonde, du jugement, voire de la stigmatisation, le sujet est sommé de redéfinir ce qui lui est propre sans pouvoir se réfugier derrière les valeurs et les repères communs (sphère sociale, professionnelle, communautaire…). C’est ainsi que selon Marin (ibid.), le sujet face à l’épreuve de la « désaffiliation » sociale vit une véritable époché existentielle, expérience de mise à nu dont il pourrait tirer partie. Nous avons vu en effet, notamment à travers le cas de Monsieur L, que ce phénomène de scission entre l’identité intime et l’identité sociale peut conduire le sujet à se référer davantage à ses aspirations personnelles, à se découvrir, pour reprendre les mots du sujet, plus intègre. 216 Cette exigence fait écho à une certaine « urgence de vie » perceptible dans les propos de plusieurs sujets de notre étude. Ce qui peut dès lors raisonner en termes de « revanche personnelle » n’est ni une simple démonstration, ni une tentative de compensation du négatif, mais bien l’expression d’une authenticité nouvelle fondée sur une évaluation interne se détournant de critères normatifs (ibid.). Le sujet trouve en lui des éléments de maintien ou de reconstruction de soi, de sa singularité. Cette (re)connaissance de soi définit de nouveau repères identitaires, fondements d’un chemin vers l’accomplissement, et soutient dès lors un sentiment de transformation personnelle. Néanmoins, la (re)connaissance de soi ne va pas sans (re)connaissance par autrui (Ricœur, 2004). En ce sens, l’estime de soi est une expérience singulière qui se déploie dans la relation à l’autre. La notion de « soi », en garantissant un lien dynamique entre identité et altérité, soutient ces deux facettes de la reconnaissance. II. La reconnaissance de soi : le récit comme solution de « médiation » La fiction narrative est une dimension irréductible de la compréhension de soi. Une vie examinée est une vie racontée. Paul Ricœur. Le rétablissement expérientiel, s’il est un parcours de reconnaissance, s’inscrit alors dans une démarche de témoignage. Témoignage dont la forme est nécessairement celle d’un futur antérieur, qui rassemble le passé, le présent, et tient compte des horizons d’avenir. La narration est cette activité qui témoigne de soi, autant qu’elle le constitue. C’est à travers le récit de son identité et son adresse à l’autre que l’expérience de soi peut être altérée tout en étant maintenue dans une certaine cohérence. Si l’ensemble des théories psychopathologiques s’accordent sur l’existence d’un trouble majeur de l’expérience de soi dans la schizophrénie, nous avons vu que la voie du rétablissement se déploie à mesure de la restauration de cette même expérience fondamentale. 217 La notion d’identité narrative (Ricœur, 1985, 1990), en permettant la reconnaissance de soi dans ses changements incessants, éclaire de manière essentielle les remaniements identitaires constitutifs du rétablissement expérientiel. II.1 Expérience de soi et identité narrative Le rétablissement, en tant que phénomène expérientiel, place au centre de notre intérêt la notion de soi. Le soi est cette instance permettant la continuité de l’être dans sa conjugaison avec le monde (Charbonneau, 2005). En effet, selon la perspective phénoménologique, si toute conscience est « conscience de quelque chose », intentionnalité, la conscience de soi est fortement entrelacée avec le monde, elle s’inscrit nécessairement dans un espace intersubjectif. L’identité narrative (Ricœur, 1985, 1990), en assurant un travail de synthèse dynamique et dialectique entre les changements et la permanence temporelle, accorde les pôles réflexif et relationnel du soi et soutient dès lors le sentiment d’existence. II.1.1. Le soi : un phénomène réflexif et relationnel Le concept de soi, à la croisée de réflexions tant philosophiques que psychologiques, constitue (probablement depuis Descartes), une puissante énigme ontologique. Ainsi, ce sont les questions autour de l’essence même de l’être que le soi semble condenser. Dans le champ de la psychanalyse, l’on attribue classiquement au courant de la Self Psychology (Kohut, 1971) les premières études sur le soi en tant qu’entité distincte. Par la suite, sa différenciation et ses interrelations avec une instance psychique, en particulier le Moi, fera l’objet d’une littérature prolifique. Dans cette perspective, c’est autour de la dimension holistique et primitive du Soi que les travaux semblent s’accorder. C’est « la fonction par laquelle un être humain est capable de s’éprouver comme une entité individuelle, différenciée, unifiée, réelle et permanente » (Racamier, 1965, p. 662). En tant qu’entité expérientielle et fonctionnelle, nous pourrions dire que le soi assure le sentiment d’existence. 218 Exister, c’est d’abord avoir le sentiment de pouvoir agir sur soi-même et par soi-même dans le monde. L’expérience vécue, en ce sens, se réfère à la subjectivation et à la conscience de la singularité de ses actes. Elle fait intervenir un rapport préréflexif et réflexif à son identité. Mais exister, c’est également dans son sens littéral (du latin ex-sistere, être à l’extérieur), se tenir hors de soi, quitter une position fixe, se mettre en mouvement. Toute existence prend place dans l’épaisseur du temps, dans un processus constant de changement (Bovet, 2010). L’être humain n’est pas, au sens statique, mais existe, dans le temps et dans le monde ; il n’est pas pure intériorité, mais, comme le propose Merleau-Ponty (1945), il se définit essentiellement par les relations qu’il entretient avec le monde et ses semblables. Cette articulation dialectique et complexe entre permanence et changement, identité et altérité, est rendue possible, selon le philosophe Paul Ricœur (1985, 1990), par l’identité narrative. II.1.2. L’identité narrative, garante du maintien de soi La perspective de Ricœur (1990) est de penser l’identité humaine comme un équilibre permanent et dynamique entre deux pôles : - Le pôle de la mêmeté : pôle des identités dites de rôle, de caractère, que l’on peut référer à un « quoi ». Ce pôle fait référence à ce qui en chacun de nous tend à rester constant, ou du moins à être raisonnablement prédictible (tel que l’âge, les caractéristiques physiques ou bien le caractère). - Le pôle de l’ipséité, c’est-à-dire le pôle de la pure continuité de soi qui s’approche de la question du « qui ». L’ipse rejoint le Soi éthique. Il assume la permanence de soi, l’imprévisible, par la promesse qui engage un pacte rhétorique avec autrui et par conséquent, la fidélité maintenue dans la parole donnée. Par ce que Ricœur (ibid.) nomme la « mise en intrigue », l’être humain atteste lui-même du maintien de cette promesse, il est son propre témoin. Et c’est par la narrativité de soi que ce manifeste ce témoignage : le sujet met son histoire en intrigue pour lui assurer le maintien d’une unité, d’une cohérence. 219 « C’est dans l’histoire racontée, avec ses caractères d’unité, d’articulation interne et de complétude, conférés par l’opération de mise en intrigue, que le personnage conserve tout au long de l’histoire, une identité corrélative de l’histoire elle-même » (Ricœur, 1990, p. 170). L’identité narrative permet l’intégration du temps et donc de l’histoire dans les procédures d’identification du sujet : elle est cette instance médiatrice entre les pôles idem et ipse. La narrativité assure ce travail de « synthèse de l’hétérogène » nécessaire au maintien de soi en composant une histoire avec des éléments multiples qu’elle relie par des liens de causalité, de motivation (rationnelle ou émotionnelle) ou de contingence. Autrement dit, l’identité narrative implique la possibilité de se vivre soi-même comme un autre (Ricœur, 1990) en se rendant le témoin de sa propre existence. II.2 Troubles de l’identité narrative et « affaiblissement du soi » dans la schizophrénie Avec cet éclairage théorique, nous comprenons les troubles de l’identité narrative comme constitutifs de l’expérience schizophrénique et - de manière qui concentre davantage notre intérêt - des souffrances qui en résultent. II.2.1. Identité narrative et symptômes cliniques On se coupe du monde et on se méfie de tout, parce que tout s’organise autour de nous […] Quand on est dans une hallucination, on peut entendre tout le monde qui vous dit que vous avez tord, on est persuadé que ça a lieu. Monsieur V Tout d’abord, à la lumière de cette hypothèse d’une perturbation fondamentale de l’identité narrative, les symptômes de la schizophrénie peuvent être compris comme l’expression d’une recherche d’adéquation entre différence (ipséité) et identité (mêmeté) (Pringuey et al., 2011). Le délire paranoïde peut apparaître comme une tentative désespérée du patient d’avoir enfin un rôle permettant un ancrage dans le monde, d’être enfin le « même » en donnant une 220 dimension énorme au rôle épousé. Le délire prend un caractère envahissant lorsque le rôle n’est plus contrebalancé par une ipséité capable de donner le signe d’un excès d’engagement et d’un nécessaire désengagement (Charbonneau, 2005). Les symptômes négatifs du trouble signeraient au contraire une impossibilité à engager un investissement concret dans une identité de rôle (Charbonneau, 1999, in. Landazuri, 2006). Ainsi, les formes négatives constitueraient les manifestations d’une « ipséité mise à nu », pour reprendre l’expression de Tatossian (1996, in. Ibid.), alors que les formes positives, davantage un rabattement de l’idem sur l’ipse (« je suis, je m’auto-appartiens en tant que je suis délirant »). Dans une perspective proche de la théorie Ricœurienne, le courant de la psychologie dialogique (ou théorie dialogique du Soi) suggère que l’expérience schizophrénique peut résulter de perturbations graves du dialogue entre différentes facettes identitaires. A ce titre, trois formes de dialogues pourraient être identifiées chez les sujets : le dialogue « monologique » ferait écho à la forme paranoïde du trouble, le dialogue « stérile », à la forme déficitaire et enfin le dialogue « cacophonique », à la forme hébéphrénique (Lysaker et Erickson, 2010). Ces hypothèses sont corroborées par de récentes études montrant que la cohérence du récit personnel dans la schizophrénie est corrélée au pronostic évolutif, indépendamment d’autres facteurs comme l’espoir et l’estime de soi (Raffard et al., 2010 ; Saaverda et al., 2009, in. Lysaker et Erickson, 2010). Bien davantage qu’une réification des capacités narratives, les symptômes psychotiques représentent des solutions adoptées par les sujets pour maintenir un sens de soi, bien que ces dernières demeurent provisoires et instables. Soulignons en effet que le délire ne constitue jamais un véritable récit au sens Ricœurien, mais sa tentative de production ; s’il se tient par le patient à la façon d’une « histoire réelle », le « récit » délirant manque précisément de « nœuds d’intrigue » : il paraît toujours saturé de significations et n’engage finalement aucun horizon (Landazuri, 2006). 221 II.2.2. Identité narrative et souffrances existentielles Ça a été terrible pour moi cette angoisse du temps, l’impression de ne pas avancer, d’être entre parenthèses, d’être en suspens, comme si l’histoire de ma vie s’était arrêtée. Madame L. Au-delà de l’expression symptomatique du trouble, les troubles de l’identité narrative nous semblent éclairer, de manière plus fondamentale, le sentiment d’affaiblissement du soi tel que décrit dans la littérature (Lysaker et Erickson, 2010) et identifié au sein de notre analyse qualitative. En effet, nombreux sont les sujets de notre étude à exprimer leurs souffrances en lien avec les modifications identitaires et existentielles engendrées par le trouble, et non seulement avec la persistance d’éventuels symptômes. Ce constat est renforcé par les résultats aux échelles de notre étude clinique attestant d’une disjonction entre la rémission et le rétablissement expérientiel : les troubles du sentiment de soi peuvent perdurer malgré une diminution importante des symptômes. Rappelons que l’expérience de soi est fréquemment vécue comme diminuée par les sujets lors de l’accès à la conscience des troubles. Refusant l’expérience du trouble, ces derniers peuvent avoir tendance à entretenir une vision idéalisée du soi « d’avant » la maladie. Le soi ne peut se vivre qu’en référence à une trajectoire existentielle suspendue ; le sujet se demande ainsi d’épouser comme un rôle avorté ; il ressent le besoin de revisiter, de prolonger ce que la maladie a interrompu. Ainsi, le repli social et le sentiment d’étrangeté à soi ne sont pas les seuls reflets d’une expérience psychotique, mais aussi d’une impossible reconnaissance de soi dans l’expérience passée de la maladie. Dans une perspective clinique, nous pourrions évoquer la fréquence des affects dépressifs dans la schizophrénie (et du risque suicidaire, comme l’évoque la description par les sujets de leurs souffrances passées) et leur impact sur la qualité de vie ; impact pouvant se montrer bien plus conséquent que celui des symptômes psychotiques à proprement parler41 (Smith et al., 2002). 41 Notons à ce titre que les symptômes dépressifs ne contraignent pas la rémission symptomatique de la schizophrénie selon la définition d’Andreasen et ses collaborateurs (2005). 222 La fréquente confusion des sujets avec le rôle de « malade » constitue une voie d’explication de ce sentiment d’impuissance voire de désespoir. C’est comme si les sujets compensaient le vide identitaire créée par le désengagement de l’activité délirante (rabattement de l’idem « malade » sur une ipséité mise à nue). L’ensemble de ces manifestations évoquent une grande difficulté des sujets à construire une appréhension cohérente, continue et nuancée de soi, en même temps qu’elles signent une tentative de restauration de cette expérience historisée de soi. Certains auteurs voient en la schizophrénie une pathologie signant la destruction même de l’identité narrative (Landazuri, 2006). Notre travail de recherche et notre expérience clinique nous amènent à concevoir davantage les troubles de l’identité narrative comme dynamiques, évolutifs et susceptibles de réaménagements signifiants. II.3 Restauration de l’identité narrative et rétablissement du soi dans la schizophrénie Les sujets de notre étude montrent une aptitude (plus ou moins marquée) à retisser le fil de leur histoire, à penser leur évolution actuelle au regard de leur expériences passées, à envisager différentes perspectives d’avenir. Nous postulons ainsi que les processus de rétablissement précédemment identifiés attestent d’une restauration (plus ou moins avancée) de l’identité narrative des sujets. En outre, la démarche de témoignage provoquée par notre dispositif de recherche vient non seulement faire apparaître la capacité de « mise en intrigue » des sujets, mais aussi la déployer dans l’espace même de notre rencontre. La (re)connaissance de soi des sujets est ainsi soutenue par l’activité narrative et probablement renforcée par le jeu de nos relances au cours de l’entretien. Nous allons à présent mettre en perspective cette conception narrative du soi avec les notions de « pouvoir d’agir » et de « pouvoir d’être », fréquemment associées au rétablissement dans la littérature actuelle. 223 Nous verrons que la restauration d’une conception historisée de soi convoque des processus (méta)cognitifs et émotionnels de telle sorte que ces derniers nous semblent en interrelation intime avec l’activité narrative et son potentiel de mise en intrigue. Ces considérations nous mèneront ainsi à envisager la psychothérapie orientée par le rétablissement du soi dans une perspective intégrative. II.3.1. Métacognition et développement du « pouvoir d’agir » La restauration progressive de l’identité narrative est notamment rendue visible à travers le développement du « pouvoir d’agir » des sujets. Nous l’avons vu, ce dernier se nourrit d’une restauration d’un sentiment de contrôle interne. Le développement de capacités de mise à distance et/ou de contrôle des manifestations psychotiques représentent un exemple paradigmatique de cette aptitude dans la schizophrénie. Ce processus de « défusion » entre le soi et l’expérience psychotique, entre la mêmeté (identité de rôle conférée par le délire) et l’ipséité met en jeu, de manière éminente, l’activité métacognitive des sujets. La métacognition, en favorisant les capacités de décentration, amène les sujets à se représenter leurs propres expériences internes (telles que les pensées et les émotions) ainsi qu’à les relier entres-elles (Lysaker et Erickson, 2010). En d’autre termes, l’activité métacognitive rend possible le dialogue entre différentes expériences (immédiates) de soi. Rappelons dans cette optique, la tendance fréquemment identifiée des sujets, pour favoriser leur « pouvoir d’agir », à faire vivre un dialogue intérieur en s’adressant à soi et au trouble ou a ses manifestations. Néanmoins, nous avons vu que cette activité métacognitive, dénuée de consistance diachronique, comporte le risque de figer le sujet dans une dynamique de lutte : - lutte contre le trouble et ses conséquences existentielles, en ce qui concerne les sujets identifiés au premier stade de notre modèle, afin de préserver le désir idéalisé d’une récupération d’un « soi d’avant » ; - lutte contre les symptômes, en ce qui concerne les sujets identifiés au second stade, afin de maintenir le sentiment d’un soi redevenu « capable », c’est-à-dire à même de se mesurer à la maladie et à ses manifestations quotidiennes. 224 Le dialogue interne, la métacognition, en tentant de faire vivre une différenciation entre le soi et la schizophrénie favorisent l’émergence d’une énergie nouvelle, ouvre des horizons. En cela, le sujet peut se reconnaître transitoirement plus intègre, aspirer à vivre ou se sentir « comme avant ». Mais le défaut de connexion temporelle entre ces différentes facettes de soi (soi d’avant – soi malade – soi capable…) entraîne la persistance d’un sentiment de rupture et d’incohérence identitaire et ainsi de diminution de soi. Face à cette confusion, afin de maintenir une certaine permanence à soi, le sujet pourrait alors avoir tendance, à l’inverse, à s’identifier au rôle de « malade ». Ces différentes attitudes de distanciation de la schizophrénie, ou au contraire, d’identification au trouble, occupent une fonction défensive (Koenig et al., 2012). Elles protègent le soi d’une nouvelle fusion avec l’expérience psychotique. Elles signent dès lors une restauration partielle de l’identité narrative. II.3.2. Narration et développement du « pouvoir d’être » C’est l’identité de l’histoire qui fait l’identité du personnage. Paul Ricœur. Le « pouvoir d’agir », s’il signe une avancée dans le processus de rétablissement, ne peut se consolider que s’il s’inscrit dans une perception historisée de soi. Rappelons en effet que les sujets entretenant une représentation dichotomique entre l’expérience du soi et l’expérience du trouble demeurent dans une inquiétude quant aux perspectives évolutives, mettent en doute leur aptitude à maintenir dans la durée un contrôle des manifestations du trouble. La restauration de l’identité narrative, dans cette perspective, n’est pas seulement restauration d’un dialogue entre différentes facettes de soi, mais aussi (re)connexion temporelle entre ces dernières. L’ordre de la temporalité fait en sorte que l’ipséité cesse de coïncider avec la mêmeté, produisant un intervalle de sens. C’est cet entre-deux que vient occuper la notion d’identité narrative (Couloubartis, 2013) et c’est dans la narration de son histoire qu’elle se déploie. 225 À travers elle, le sujet tend à se reconnaître à travers l’expérience du trouble et ainsi à évoluer dans une conscience de soi davantage unifiée, un équilibre psychique plus solide, un « pouvoir d’être ». Nous avons pu remarquer la précision chronologique avec laquelle certains sujets de notre étude (en l’occurrence ceux identifiés au second stade de notre modèle) rapportent l’histoire de leur souffrance et de leur parcours de soin. Cette structuration des évènements dans le temps signe un désir de réappropriation. Afin de reconnaître leur histoire dans une continuité temporelle et identitaire, les sujets éprouvent le besoin de réordonner les évènements qui la composent en les contextualisant. Il s’agit de la dimension épisodique du récit qui tire le temps narratif du côté de la représentation linéaire : les épisodes se suivent l’un l’autre en accord avec l’ordre irréversible du temps (Ricœur, 1983). Dans la narration de ces évènements, l’implication émotionnelle de certains sujets est notable. Cette dernière témoigne d’une identification nouvelle aux évènements vécus afin de les intégrer et de les faire vivre, par la suite, sous une forme plus distanciée. Citons dans cette optique les résultats d’une récente étude (Berna et al., 2011) montrant qu’en dépit de troubles cognitifs (d’attribution de sens), les sujets atteints de schizophrénie parviennent en majorité à intégrer positivement dans leur histoire de vie les souvenirs liés au trouble en s’étayant sur des processus émotionnels préservés. La restauration de l’identité narrative met ainsi en jeu, outre des processus cognitifs, des processus émotionnels. Cette implication subjective est particulièrement visible au sein du discours des sujets identifiés à la troisième étape de notre modèle de rétablissement. Les sujets parviennent ici à reconstruire l’histoire de leur trouble, non tant en contextualisant les évènements qui la composent, qu’en leur attribuant un sens, une valeur expérientielle. La narration n’est plus ici au service d’une structuration d’expériences de vie mais bien de leur réappropriation identitaire. Par sa fonction de « synthèse de l’hétérogène », l’identité narrative peut même bouleverser la chronologie au point de l’abolir (Couloubaritsis, 2013), l’essentiel étant de construire une histoire où le soi demeure continu et cohérent, tout en laissant place à l’altérité et ainsi au changement. 226 Il s’agit là de la dimension configurante du récit qui, en permettant de « lire la fin dans le commencement et le commencement dans la fin » (Ricœur, 1983, p. 130) inverse l’effet de contingence d’un évènement, au sens de ce qui aurait pu arriver autrement on ne pas arriver du tout, et l’incorpore à l’effet de nécessité ou de probabilité. Le phénomène d’acceptation du trouble identifié chez ces sujets témoigne de cet effet d’inversion de la contingence. Nous pourrions dire que la mise en intrigue du récit vient dévoiler le sens de l’histoire racontée : la vérité historique n’est autre que la vérité narrative. S’il y a histoire, c’est parce qu’il y a genèse, devenir temporel et donc transformation, c’est-àdire ultimement, intégration par le soi de dimensions d’altérité résultant de diverses identifications (Klimis, 2013). Rappelons ainsi le sentiment de modification identitaire rapporté par les sujets se situant à la troisième étape de notre modèle : l’expérience de la maladie modifie car elle révèle. Le soi, ouvert au changement, se reconnaît néanmoins dans ses expériences passées. La mise en intrigue rend ici possible une médiation entre le temps vécu ou historique et le temps raconté ou représenté (Ricœur, 1983). La passé est relié au présent mais aussi à l’avenir de telle sorte que le sujet se projette de manière plus sécure dans le temps. II.3.3. Du « pouvoir d’agir » au « pouvoir d’être soi » Pas de soi sans un autre qui le convoque à la responsabilité. Emmanuel Lévinas. Le « pouvoir d’agir » et le « pouvoir d’être » soutiennent le déploiement et la connexion de différentes facettes identitaires du sujet et ainsi, la restauration d’une ouverture et d’une cohérence identitaire. Si l’action apparaît comme fondamentale dans le processus de constitution identitaire, c’est parce qu’elle intervient de manière primordiale dans les régulations de notre rapport à la 227 réalité. Le réel est ce qui est « modifiable par l’action et non modifiable par la pensée » (Benassy, 1959, in. Racamier, 1965). Ainsi, le « pouvoir d’agir » constitue l’indicateur par excellence qui vient moduler notre rapport à soi et au monde. C’est aussi ce qui amène certains auteurs à préférer au cogito, ergo sum de Descartes, la formule alternative : « j’agis donc je suis » (Jeannerod, 2007). Nous pouvons là tisser des liens avec la pensée existentialiste considérant que l’action de l’homme forge son devenir : « l’Homme est ce qu’il fait », pour reprendre les mots de Sartres. La philosophie de Ricœur nous apporte un regard nuancé et riche de compréhension sur les liens existant entre identité et action humaine. Pour le philosophe, l’Homme ne se définit pas tant par ses actions que par son histoire : « L’identité personnelle est marquée par une temporalité constitutive. La personne est son histoire » (2005, p. 125). Ce n’est pas l’agir en tant que tel qui nous constitue, mais notre rapport à l’action. Le récit, en tant que solution de médiation entre soi et les évènements, définit les termes de cette relation et soutient notre sentiment de responsabilité. En effet, la quête de notre accomplissement ne peut s’effectuer que lorsque nous sommes à même de revendiquer nos actes sur un plan historique (De Dieu Moleka Liambi, 2005). Autrement dit, l’imputabilité de nos actes se constitue dans leur narration. Ce sentiment de responsabilité, ce « pouvoir d’être soi » (Descombes, 1991), renvoie pleinement au sens de l’auto-détermination. Or ce courage d’être qui permet d’unir mémoire, deuil et estime de soi, de rattacher un passé accepté à un futur espéré (Bottéro, 2001), se déploie fondamentalement dans la relation à autrui, par le projet que Ricœur appelle la promesse. La parole tenue, la persévérance et la fidélité à la parole donnée assurent le sentiment de permanence à soi dans le temps. La dimension-idem peut être totalement affectée (dans le cas de la schizophrénie, le Moi dit « désagrégé »), le fait qu’Autrui compte sur le Soi est ce qui permet à ce dernier de se maintenir malgré tout, afin de « répondre de la confiance que l’autre met dans ma fidélité » (Ricœur, 1990, p. 149). Nous retrouvons ici pleinement le sens de l’alliance thérapeutique : l’engagement mutuel dans une relation est ce qui détermine les fondements d’une restauration de soi. 228 Puisque ce sont justement les forces unificatrices de ce « pouvoir d’être soi » qui sont touchées dans la maladie psychique, ce sont elles que doit prioritairement restaurer l’intervention thérapeutique. III. Rétablissement du soi et psychothérapie Le postulat d’un rôle essentiel de la narration dans le rétablissement de la schizophrénie nous amène à convoquer, dans une perspective applicative, l’approche récemment développée de la psychothérapie narrative. Bien qu’elle s’inscrive dans un certain courant de pensée (i.e., le constructivisme), cette approche ne saurait constituer un modèle de psychothérapie « compartimenté » et « concurrentiel » d’autres démarches cliniques. Nous concevons avant tout la relation thérapeutique comme un espace privilégié de rencontre où viennent se déployer engagement mutuel et co-construction d’un récit de vie. La rencontre thérapeutique soutient le développement du « soi » dans son besoin de cohésion et d’harmonie (Kohut in. Ricœur, 2008). Le thérapeute ouvre non seulement un intervalle dynamique de sens entre le sujet et son histoire, mais qui plus est, il vient répondre au besoin fondamental du soi par sa résonnance empathique. Finalement, nous concevons la psychothérapie orientée par le paradigme du rétablissement comme une approche globale du sujet centrée sur l’expérience de soi. Nous proposons d’en développer certains principes. III.1 Empathie et reconnaissance Rappelons que le soi ne peut être défini comme un appareil psychique constitué de plusieurs instances mais une vie psychique indivisible caractérisée par le besoin de cohésion (Racamier, 1965 ; Kohut, 1971). Ce besoin apparaît non seulement comme primitif (davantage que la libido sexualisée, dans une perspective psychanalytique) mais qui plus est permanent. Toute la vie, le soi sera à la recherche d’un « objet-soi prêt à répondre » à ce besoin de cohésion. Dans cette perspective, l’empathie constitue, bien avant l’insight, la structure de base entre « l’objet » et « l’objet-soi » (Ricœur, 2008). 229 Or, c’est justement car le sujet atteint de schizophrénie souffre d’un manque fondamental de cohésion du soi, que le potentiel thérapeutique de la rencontre avec ce dernier réside - avant tout - en la résonance empathique qu’elle peut créer. Le thérapeute doit pouvoir trouver en lui les ressources nécessaires pour offrir une écoute profonde et un accueil inconditionnel de l’expérience du sujet, si éloignée de ses repères psychiques soit-elle. Cette posture thérapeutique, loin de se résumer à une attitude purement émotionnelle, nous semble aussi essentielle que délicate. Elle fait appel à la capacité du thérapeute à pénétrer le sens ressenti de l’expérience du sujet, sans se confondre avec cette dernière. Aussi Rogers (2007) écrit-il à ce sujet : « c’est parce que le thérapeute ne vit pas l’expérience psychotique, qu’il doit l’assimiler en y pénétrant graduellement. Ceci nécessite une empathie qui conduit à la perte du sens de soi et à la perte du sens de réalité – c'est-à-dire la perte de l’ego » (p.83). C’est cela que nous entendons, avant tout travail d’élaboration et d’interprétation, par reconnaissance. La reformulation de l’expérience vécue et la résonance émotionnelle englobent toutes les modalités de l’aide première qu’un soi peut apporter à un autre dans la quête de son intégration et de son individuation (Ricœur, 2008) (en suscitant notamment le développement de ressources émotionnelles chez le sujet). La reconnaissance empathique atteste d’une compréhensibilité de l’expérience vécue du sujet atteint de schizophrénie et replace ainsi cette dernière dans le champ de l’expérience humaine. Nous allons voir à présent que le processus narratif, en ouvrant à une reconfiguration dynamique de l’histoire du sujet, favorise le processus de redéfinition identitaire de sorte que la « perpétuation du même » devienne progressivement « maintien de soi ». III.2 Narration et co-construction de soi Chaque création change, altère, éclaire, approfondit, confirme, exalte, recrée ou crée d’avance toutes les autres. Maurice Merleau-Ponty. 230 L’approche narrative42 (créée par les deux psychologues australiens Michael White et David Epston en 1990) s’inscrit dans le mouvement clinique dit « post-moderne ». Ce dernier ouvre la psychologie à une approche plus globale, tenant compte de l’influence de la culture et de l’environnement spécifique des individus. Cette approche soutient que la narration, en transformant la manière du sujet de se situer par rapport à une histoire, a le pouvoir de modifier sa relation aux autres et à soi-même. Ainsi, la thérapie narrative se trouve fortement influencée par le paradigme du constructivisme social selon lequel la construction du monde et de soi-même se situe à l’intérieur des différentes formes de relations (Shotter, 1984). Le discours est représentatif d’un acte (« acte de parole »), mais aussi d’une construction qui ne renvoie pas directement à la réalité, mais la constitue. Nous pouvons ici tisser des liens avec la pensée phénoménologique qui, rappelons-le, postule « l’entrelacement » de la conscience avec le monde. Plus spécifiquement encore, nous retrouvons là la fonction de médiation du récit entre soi et le monde décrite par Ricœur (1983, 1990) Au regard de ces postulats théoriques, nous pourrions synthétiser les principes de la thérapie narrative comme suit : - La façon dont un patient raconte sa propre existence affecte la façon dont il la vit (Bruner, 2002). - Le récit construit l’identité du personnage en construisant celle de l’histoire racontée (Ricœur, 1990). A l’intérieur de « conversations thérapeutiques », patient et thérapeute vont œuvrer à la codéconstruction de certaines histoires supposées maintenir le problème, puis à la coreconstruction (« réécriture du scénario ») de nouvelles histoires participant à l’enrichissement du sens de soi (Mori et Rouan, 2011). 42 Nous parlons d’approche et non de théorie narrative car cela implique bien l’impossibilité de se référer à une théorie unique (Mori & Rouan, 2011). 231 III.2.1. Narration et processus « d’externalisation » Le processus « d’externalisation » est une des démarches clés de l’approche narrative. Elle vient favoriser une différenciation entre « l’évènementiel » tels que les symptômes du trouble (les pensées, émotions et cognitions qui y sont associées) et « l’expérientiel », c’est-à-dire l’expérience de soi (ibid.). Cette démarche vise à conférer du pouvoir au patient qui commence à percevoir son problème comme une entité séparée de son identité. Dans une perspective phénoménologique, cette démarche vient progressivement rétablir un intervalle de sens entre mêmeté et ipséité. Nous retrouvons, à travers cette démarche, le processus essentiel de « défusion » entre le soi et le trouble, décrite au sein de notre modélisation du rétablissement. A titre d’exemple, les conversations thérapeutiques pourraient progressivement mener le sujet atteint de schizophrénie à ne plus seulement s’identifier avec l’avatar que peut constituer le délire, les représentations stigmatisantes associées au trouble ou bien même la vision médicale de la maladie. Le récit ouvre au déploiement des représentations de soi tant de manière immédiate que davantage historisée. Dans le premier cas, il s’agirait par exemple d’aider le sujet à conscientiser les expériences psychotiques et à se les représenter comme occupant une partie seulement de leur espace psychique. Selon nous, le thérapeute peut modérer la dynamique de lutte fréquemment associée à ce mouvement de désidentification des symptômes, comme chez Mademoiselle C par exemple, afin de guider le sujet vers une acceptation de ces expériences. Il s’agit d’aider le sujet à devenir progressivement en conscience avec ces expériences tout en réussissant à les laisser aller et venir sans en être mis à mal. Cette démarche fait écho à l’approche thérapeutique dite de pleine conscience (Mindfulness therapy), constituant la « troisième vague » des thérapies cognitivo-comportementales, et récemment appliquée à la gestion des symptômes psychotiques persistants (Bardy-Linder et al., 2012). 232 À ce titre, nous employons fréquemment dans notre pratique clinique la métaphore du ciel et des nuages. Le soi, tel le ciel, est toujours présent à notre conscience, même si transitoirement occulté par les nuages. Ces derniers, tels les symptômes, circulent, pour à nouveau nous laisser apprécier le bleu du ciel (et ô combien le soleil après la pluie est délicieux !). Dans une perspective historisée, le thérapeute peut guider le sujet vers une appréciation plus riche de soi (e.g. « le soi qui aime la musique » ; « le soi jeune enfant » ; « le soi qui entend des voix » ; « le soi amical » ; « le soi qui était hospitalisé » ; « le soi qui a des projets » etc.) afin de lui permettre de se désidentifier d’une unique représentation identitaire, source de souffrance (e.g. « le soi malade »). En reliant certaines de ces représentations entres-elles, le sujet peut progressivement être dans une conscience davantage cohérente et unifiée de soi. Chez Monsieur L, par exemple, rappelons que la découverte de passions et loisirs (danse, théâtre, lecture) est directement associée à l’expérience de la maladie. En créant une distance avec des histoires douloureuses, le processus d’externalisation favorise ainsi la reconnaissance et la réappropriation d’expériences reflétant pour le sujet des valeurs identitaires davantage stables. III.2.2. Narration et réappropriation de soi : devenir « narrActeur » En racontant l’histoire, le patient peut être un conteur dont il est l’objet « spectateur » et passer à une histoire dans laquelle il devient le narrateur « narrActeur » (Mori et Rouan, 2011). Nous l’avons vu, se rendre témoin de soi-même, c’est par là-même se rendre responsable du sens de son existence : « En faisant le récit d’une vie dont je ne suis pas l’auteur quant à l’existence, je m’en fais le coauteur quant au sens » (Ricœur, 1990, p. 197). Se rendre l’auteur d’une action, c’est se voir comme le personnage du récit : « La thèse ici soutenue sera que l’identité du personnage se comprend par transfert sur lui de l’opération de mise en intrigue d’abord appliquée à l’action racontée ; le personnage est lui-même mis en intrigue » (Ricœur, 1990, p. 170) La thérapie narrative, dans cette perspective, ne favorise pas seulement la différenciation entre soi et l’évènement problématique mais bien la mise en sens de cet évènement permettant son intégration dans une continuité temporelle, historique et ainsi, identitaire : « la personne, 233 comprise comme personnage du récit, n’est pas une entité distincte de ses « expériences ». Bien au contraire : elle partage le régime de l’identité dynamique propre à l’histoire racontée » (ibid., p. 175) Nous retrouvons là le processus d’acceptation des expériences du trouble, tel que décrit au sein de notre modélisation. Ce dernier se déploie à travers la relecture d’évènements de vie oubliés ou occultés par certaines « histoires dominantes » (Mori et Rouan, 2011). Par exemple, doucement, le thérapeute pourra guider le sujet vers le développement d’une attitude nouvelle quant à ses symptômes. Ces derniers ne définissent pas le sujet, au même titre qu’ils ne définissent pas seulement une maladie. Ils peuvent être reconnus comme participant à la reconstruction d’un équilibre psychique meilleur. Ainsi, certains sujets de notre étude, rappelons-le, apprennent à percevoir avec l’expérience les manifestations psychotiques comme des appels à se recentrer davantage sur leur personne, à modifier certaines habitudes de vie. D’autres voient en leurs symptômes des indices inconscients porteurs de sens quant à leur histoire et leurs aspirations personnelles. Dans cette optique, l’acceptation du trouble n’est pas seulement capacité à vivre en « faisant fi » des symptômes (différenciation), mais bien compréhension de ces derniers dans leur potentiel de protection (mécanisme de défense), voire de croissance. Le processus de la thérapie narrative nous semble ainsi composé de ce double mouvement qui consiste en une extériorisation d’un évènement problématique (1), permettant sa codéconstruction et sa co-reconstruction en un sens qui favorise enfin sa réintégration historique, et ainsi sa reconnaissance sur le plan identitaire (2). III.3 Rétablissement et psychothérapie : une approche intégrative L’expression « intégrative » que nous employons pour caractériser l’approche psychothérapeutique centrée sur le rétablissement dans la schizophrénie revêt une double signification. D’une part, l’intégration fait référence au mouvement essentiel du processus de rétablissement tel que nous le concevons. 234 La reconnaissance de soi est un processus de déploiement puis d’intégration de différentes facettes identitaires conduisant le sujet au sentiment d’un maintien nouveau de sa personne. D’une manière générale, ce mouvement fait écho à la perspective holistique du courant des psychothérapies intégratives où il s’agit d’accompagner le sujet vers l’harmonisation de différents aspects de sa personnalité (Erskine et Trautmann, 1997). L’intégration tend vers la cohésion de soi. D’autre part, l’intégration se rapporte à l’aspect multiréférentiel de l’approche thérapeutique orientée par les modalités décrites du rétablissement du soi. Nous comprenons la restauration de l’identité narrative à la lumière de différents champs de compréhensions, si bien phénoménologique, que psychodynamique et cognitif. Nous partageons ainsi le postulat selon lequel chacune de ces perspectives apporte une explication valable au fonctionnement psychologique et chacune se trouve mise en valeur lorsqu’on l’intègre sélectivement aux autres (ibid.). Au même titre que le rétablissement expérientiel mobilise des processus psychiques variés (conscients comme inconscients), le thérapeute peut avoir recours à des modalités d’accompagnement faisant écho à différentes approches psychothérapeutiques. Par exemple, Lysaker et Erickson (2010) distinguent deux perspectives thérapeutiques complémentaires selon le niveau d’intervention du thérapeute : - La perspective métacognitive : cette dernière encourage le développement du soi en ciblant les atomes de l’expérience que constituent un soi, comme les pensées et les émotions - La perspective narrative : cette dernière favorise le développement d’une représentation macroscopique d’une vie à l’intérieur de laquelle le soi demeure continu et cohérent. Nous avons vu que ces deux approches sont intimement liées dans le processus de restauration de l’identité narrative de sorte que le développement de l’une encourage le déploiement de l’autre. En effet, d’une part les ressources métacognitives sont essentielles pour produire, partager, et réviser un récit personnel riche et complexe (ibid.), d’autre part l’espace narratif, en favorisant une perception historisée de soi, permet d’associer l’activité métacognitive à une dimension temporelle et de la rendre ainsi plus efficiente. 235 À titre d’exemple, il apparaît nécessairement plus aisé d’identifier le lien entre certaines émotions et cognitions lorsque l’on reconnait les répétitions de cette association. Autrement dit, le récit favorise la distanciation à soi et inversement. Ainsi, non seulement ces angles d’approches nous apparaissent complémentaires, mais qui plus est, difficilement dissociables. Un travail axé sur la restauration de l’identité narrative met en jeu une approche immédiate comme historisée du soi, la prédominance de l’une ou de l’autre de ces perspectives étant fonction, au moment de la rencontre, de la demande et du parcours psychique du sujet. Spécifions en outre que nous concevons la psychothérapie orientée par le paradigme du rétablissement avant tout comme une approche centrée sur l’expérience du sujet. Au-delà même de tout référentiel théorique, cette « éthique » place au cœur du processus thérapeutique la posture du thérapeute. L’acceptation inconditionnelle de l’expérience du sujet impose, dans le champ de la schizophrénie, une conversion du regard porté sur la maladie et la personne qui en souffre. 236 CHAPITRE III – LE RÉTABLISSEMENT EXPÉRIENTIEL : UN PARADIGME EN DEVENIR Le rétablissement expérientiel apparaît comme un cheminement au fil duquel le sujet modifie son rapport au trouble, à son histoire, aux autres, à son identité, à son existence. Cette métamorphose, si elle reflète le vécu intérieur de nombreux sujets, concerne aussi nécessairement le regard porté, le discours tenu, les théories construites, à leur égard. L’expérience vécue, lorsqu’elle est racontée, non seulement se transforme, mais vient aussi transformer les représentations de la personne qui la reçoit et qui sait l’entendre. Ce phénomène d’altération réciproque et incessante, propre à l’interrelation, concerne l’intimité d’une rencontre comme elle préside aux modalités de construction des pensées collectives. Pourtant, force est de constater la persistance de profonds hiatus dans le champ de la santé mentale entre savoirs professionnels et savoirs profanes, conceptions « naturalistes » et « humanistes ». Le caractère presque « radical » de l’opposition entre les deux acceptations du rétablissement (objectif vs. subjectif) en est la meilleure des illustrations. L’encrage de ces divergences nous semble nuire aux transformations des représentations sociales de la maladie psychique (en particulier de la schizophrénie) et a fortiori, à l’émergence d’un nouveau paradigme dans la politique de santé mentale en France. En effet, ce changement de paradigme, dont le XXIe siècle pourrait voir le jour, suppose une modification des représentations savantes des professionnels eux-mêmes, quelles que soient les orientations dont ils se réclament (Desmons, 2006). Lantéri-Laura (1998) définit le paradigme comme « un ensemble de conceptions admises par tous pendant une certaine période, ensemble à l’intérieur duquel peuvent s’affronter des théories qui, sans cet ensemble, resteraient inconcevables les unes comme les autres ». Ainsi, l’enjeu n’apparaît pas tant celui d’une homégénéisation des courants de pensées qui traversent le champ de la santé mentale (« conformisation » dont le risque premier est d’ailleurs celui de l’idéologie), mais bien celui de la construction d’un cadre qui garantirait la 237 cohérence d’un ensemble, c’est-à-dire qui pourrait accueillir et faire coexister différents éclairages théoriques et pratiques cliniques. C’est dans cette double fonction de « réforme » et « d’organisation » des pratiques et des savoirs que le rétablissement, au-delà d’un cheminement personnel, nous semble pouvoir être pensé. Nous proposons dès lors, au terme de notre travail, de réfléchir aux modalités d’articulation théorico-cliniques qui favoriseraient l’assise du rétablissement en tant que nouveau paradigme dans le champ de la santé mentale. I. Ruptures et conflits avec les modèles de soins (pré)existants Avec le rétablissement expérientiel, il ne s’agit plus (seulement ?) de penser l’évolution de la maladie psychique, ni même l’adaptation de la personne à des normes sociales, mais bien son devenir sur le plan existentiel (Pachoud, 2012). Cette nouvelle perspective vient entrer en conflit avec les conceptions de la maladie psychique qui prédominent actuellement en France au point de créer de véritables points de ruptures sur les plans psychopathologiques, éthiques comme épistémologiques. I.1 Sur le plan psychopathologique Quelle perte causée par l’expérience de la schizophrénie est considérée comme fondamentale pour le rétablissement expérientiel ? Quels sont alors les éléments recouvrés ? Comment se caractérise l’équilibre retrouvé ? Nous voici en mesure d’apporter des éléments de réponses aux questions soulevées au sein de notre revue de la littérature. Par là-même, il s’agit d’approfondir la conception des rapports entre normal et pathologique sous-tendue par le paradigme du rétablissement. La conception expérientielle du rétablissement se distingue d’une conception médicale classique selon laquelle la santé exclut la maladie et réciproquement. En effet, nous avons vu que la conception objective du rétablissement se fonde sur des facteurs d’amélioration établis à l’inverse des critères diagnostiques de schizophrénie (Koenig et al., 2011b). Dans cette 238 perspective, le rétablissement serait en quelque sorte un diagnostic de « non schizophrénie » et pourrait ainsi être associé à la reconquête d’une normalité. Cette conception est le fruit d’une transition du pathologique vers le normal et se centre ainsi sur la description de la psychopathologie pour établir, de manière inversée, un modèle de santé. Dans la conception expérientielle du rétablissement, la perte concernerait davantage un rapport à soi et au monde signifiants. L’individu en rétablissement se comprend dans son rapport à un nouvel équilibre existentiel reconstruit au décours de et par l’expérience de la maladie. Cette perspective rejoint la thèse de Canguilhem (1966) sur les rapports entre normal et pathologique. Ces derniers ne sont pas perçus comme des pôles opposés mais compris en référence au processus de normativité inhérent à chaque individu ; processus capable de créer en permanence les conditions de son adaptation aux changements du milieu, que ce dernier soit biologique ou psychique. Vivre n’est pas seulement se maintenir, se conserver, c’est constamment s’adapter aux nouvelles exigences créées par de nouveaux contextes. Ainsi, la maladie est définie comme la perte d’une créativité normative qui permet à un individu de chuter, puis de se relever, et la santé comme le recouvrement de cette dynamique de réajustement, de rééquilibration. Autrement dit, à côté d’une valeur négative, le pathologique revêt une signification positive, celle d’une réorganisation des relations existant entre le vivant et son milieu (Bottéro, 2001). En ce sens, le rétablissement peut être pensée comme la reconquête de ce processus normatif qui permet au sujet de créer de nouvelles conditions d’existence douées de sens. Sur le plan de l’analyse existentielle, il nous semble que l’on trouve une démarche analogue, qui consiste à relativiser cette opposition du normal et du pathologique, au profit d’une normativité inhérente au sujet. S’il n’y a pas de différence d’essence entre le normal et le pathologique, l’opposition se déplace ainsi en direction de différentes modalités d’un même être-au-monde, comme nous l’avons vu avec Minkowski, selon qu’elles sont authentiques ou inauthentiques, propres ou impropres. C’est sur ce terrain que se cristallise l’enjeu « thérapeutique » de la thèse 239 Heideggérienne (Jollivet, 2011), que l’on peut rapprocher du rétablissement expérientiel visant à recouvrer l’accès à une existence en propre ou authentique. La (re)connaissance de soi suppose de retrouver un potentiel d’actualisation de l’être, la possibilité de se constituer à nouveau dans le devenir, dans le projet, pour reprendre le vocabulaire Heideggérien. Dans la perspective existentielle, la norme perd son statut de moyenne statistique pour se muer en projet singulier. Les résultats de la première partie de notre étude, en attestant d’une disjonction entre rémission symptomatique, rémission fonctionnelle et rétablissement expérientiel, soutiennent l’originalité d’une visée « normative » en rapport à une conception que l’on pourrait qualifier de « normalisante ». Les échelles de rétablissement témoignent d’une adaptation des personnes à une norme subjective ; tandis que les échelles de rémission renseignent de la qualité de l’adaptation des sujets à une norme davantage définie médicalement et socialement. I.2 Sur le plan éthique Ces divergences dans les conceptions psychopathologiques font incontestablement écho à des questionnements d’ordre éthique. En effet, la quête d’une vie authentique, la recherche d’un accomplissement personnel, définissent l’éthique, du moins dans sa conception téléologique (Pachoud, 2012). Pour le dire avec Ricœur (1990, p. 203), « la vie bonne est l’objet même de la visée éthique ». Le principe d’autodétermination s’inscrit au cœur de cette exigence éthique car c’est au sujet que revient le choix des valeurs qui définissent une vie dotée de sens et celui des moyens adoptés pour y tendre. Ni la médecine, ni la psychologie n’ont de légitimité à fixer les normes d’une vie accomplie (Pachoud, 2012). Dans le champ de la santé mentale, cette exigence d’autodétermination rencontre nécessairement des limites, dans la mesure où elle vient entrer en conflit avec d’autres 240 principes inhérents à la perspective thérapeutique, tel que celui de la protection des personnes (ibid.). En effet, si l’on considère que la maladie psychique peut abolir les capacités de discernement d’un sujet, cette quête de la vie bonne lui appartient-elle toujours ? L’éthique propre au rétablissement expérientiel vient dés lors interroger sa possible articulation avec une éthique qui relèverait du domaine des soins. I.3 Sur le plan épistémologique Enfin, les conflits mis en exergue par la perspective du rétablissement peuvent être déclinés sur le plan épistémologique. En effet, la démarche existentielle du rétablissement place les valeurs des sujets au centre des préoccupations scientifiques et thérapeutiques et rompt ainsi avec une approche de la psychiatrie « fondée sur les faits » (Evidence Based Medecine), actuellement prédominante, dont le principal objet d’étude serait la maladie. Les facteurs subjectifs de rétablissement ne peuvent être appréhendés avec la même logique statistique sur laquelle repose cette perspective dite « scientifique » de la maladie psychique. A ce titre, la plupart des sujets de notre étude - et notamment ceux témoignant d’une avancée importante dans le processus de rétablissement - ne présentent pas les facteurs classiquement associés à un « bon pronostic ». Rappelons le diagnostic de « schizophrénie résistante » reçu par Monsieur L, ainsi que son histoire si chaotique ponctuée d’une longue période aiguë de troubles sans traitement (i.e., « je suis resté deux ans délirant »). Ce constat mène au cœur de la difficulté propre à l’évaluation : comment juger de l’extérieur d’éléments intimes, singuliers, irréductibles à une norme ? En effet, sans oublier que l’évaluation s’inscrit dans une prétention positive d’aider, d’améliorer et de soulager ; cettedernière peut également réduire l’individu selon des critères prédéfinis, voire constituer un frein à son développement (Marin, 2005). En outre, l’évaluation se heurte à la difficulté de rendre compte d’une continuité évolutive, d’une « durée subjective » (Bergson, 1938) qui est éminemment celle du rétablissement. 241 Ainsi, le passage au premier plan des valeurs des personnes place nécessairement l’autoévaluation au centre de toute démarche thérapeutique et – a fortiori – scientifique. L’exigence d’une auto-détermination dans les choix de vie sur le plan individuel comme sur le plan collectif (« Nothing about us without us ») rejoint la revendication d’une expertise inaliénable du sujet. II. Démarche thérapeutique et démarche expérientielle : quelle adéquation ? Si le processus de rétablissement est prioritairement l’affaire des personnes concernées (Pachoud, 2012), est-il conciliable avec une démarche de soins ? Autrement dit, s’il existe tant de points de ruptures entre les perspectives médicale et expérientielle, dans quelle mesure cette dernière peut-elle prétendre à définir un nouveau modèle de soins ? Le rétablissement expérientiel ne serait-il pas prioritairement, si ce n’est uniquement, le paradigme des usagers et de leurs rassemblements associatifs ? Contre l’idée d’une opposition irréductible entre démarche de soin et démarche expérientielle, savoir « profane » et savoir « expert », nous postulons que les professionnels de santé comme les institutions peuvent – voire doivent – soutenir le processus de rétablissement. Etayons nos propos à la lumière du vécu expérientiel des sujets de notre étude et soulignons, en premier lieu, la mise en exergue par ces derniers d’un soulagement symptomatique comme facteur incontournable d’un mieux-être. En dehors d’elle, le déséquilibre psychique est tel que les sujets sont en difficulté pour déployer les ressources nécessaires à l’atteinte d’un nouvel équilibre. A l’évidence, la diminution des manifestations du trouble supporte l’évolution de la personne et réciproquement. Mais notre réflexion principale rejoint la dimension ontologiquement relationnelle du processus de rétablissement tel qu’explicité précédemment. La médiation de l’autre est requise sur le trajet de la conscience du trouble à la (re)connaissance de soi. Nous ne reviendrons pas sur les bénéfices argués à ce sujet du travail de la psychothérapie individuelle. Notons cependant que si cet espace de rencontre peut favoriser le développement de ce cheminement, il est loin d’en constituer l’unique ressort. 242 Si la reconnaissance se déploie à travers différentes formes de relations (familiales, amicales, professionnelles etc.), l’accompagnement et les dispositifs thérapeutiques, en favorisant la médiation entre le sujet et sa maladie, constituent par là-même une voie de médiation fondamentale entre le sujet et autrui. II.1 La transmission d’une expertise médicale : l’exemple de la psychoéducation Ainsi nous pouvons questionner, par exemple, les formes d’accompagnement thérapeutique centrées sur la transmission d’une expertise médicale : ces dernières entrent-elles en concurrence avec l’expertise des sujets ou contribuent-elles au contraire à la révéler ? Rappelons que la majorité des sujets de notre étude rapporte avoir été, relativement tôt, dans une attitude de questionnement et de recherche de mise en sens de leurs troubles. Ceci va dans le sens de récentes études qualitatives (Castillo et al., 2006) selon lesquelles nombreuses sont les personnes atteintes de schizophrénie à adopter une démarche active de recherche d’information quant à la maladie, en amont même de l’annonce diagnostique. Néanmoins, cette même étude souligne l’importance de la relation thérapeutique comme cadre de la transmission d’informations dans la mesure où les recherches personnelles apparaissent ne pas nourrir les connaissances des sujets. La quête de connaissance s’inscrit dans la rencontre intersubjective et se conçoit dès lors comme une quête de reconnaissance de soi par autrui dans une relation de mutualité interactive. Le sentiment de réassurance à l’entente du diagnostic de schizophrénie, évoqué par la majorité des sujets de notre étude, semble s’inscrire dans ce cadre. L’information constitue une représentation qui permet d’associer un sens figuré à une réalité vécue. Elle est « prédication » (Ledoux et Cioltea, 2010) dans la mesure où elle inscrit cette expérience vécue dans une certaine forme de généralité et de culture rendue familière, tout en se distinguant des représentations stigmatisantes. Rappelons à ce titre les illustres propos d’Eugène Minkowski (1927) qui soulignent le potentiel d’influence de nos conceptualisations en psychiatrie dans la relation thérapeutique « […] “fou” veut dire fou et rien de plus, tandis que “schizophrène” veut dire : susceptible 243 d’être compris et d’être guidé par nous » p. 268). Si la médicalisation de la folie nous ouvre à sa démystification, il apparaît en être de même pour le sujet (et son entourage). Ainsi, les informations quant à la maladie sont avant tout des représentations métaphoriques. Elles permettent au sujet une véritable assimilation du trouble comme évènement afin de pouvoir réintégrer cette cassure de vie dans une narration (Kohl et Pringuey, 2005). En outre, la transmission de ces informations constitue une porte d’entrée dans un processus thérapeutique qui va bien au-delà d’une démarche éducative. L’enjeu est ici l’authenticité d’une alliance thérapeutique, basée sur la co-construction d’un socle de significations communes. La psychoéducation peut dans cette optique constituer une modalité d’accompagnement de l’annonce diagnostique qui favoriserait la co-création d’un monde commun, au-delà de la relation duelle médecin-patient, pour s’étendre à celle d’un groupe. Cette technique thérapeutique est orientée par des présupposés théoriques qui doivent être transmis de manière intelligible mais aussi avec parcimonie, souplesse et nuance. En effet, il apparaît fondamental que les modèles explicatifs ne soient pas vécus comme des savoirs « concurrents » (idéologie) à toute autre forme de connaissance (et de préjugés). Le risque est de susciter une adhésion réactionnelle et plaquée aux principes énoncés et ainsi d’éloigner le sujet d’une possibilité d’appropriation subjective dynamique. La psychoéducation doit donc pouvoir accueillir, pour s’en nourrir, toutes formes d’expériences singulières en veillant à ce qu’aucun discours commun ne s’impose. Il s’agit de faire coexister un travail d’élaboration permettant l’identification avec celui d’un travail d’ouverture permettant la rencontre de l’altérité (Ledoux et Cioltea, 2010). II.2 Identification et singularisation Je suis allé voir le psychiatre et je lui ai dit : “j’ai Dieu dans ma tête, il me dit des trucs de fou ! Et quand on m’a parlé de schizophrénie, ça voulait dire que j’étais malade. Ça me rassure en quelque sorte parce que je me dis "ça existe, vraiment, y a pas qu'à moi que ça arrive…”. Monsieur N. 244 Pour reprendre les termes de Ricœur (2004), cette attitude se situe dans une dialectique dynamique entre mutualité et dissymétrie : mutualité, en ce que la centration sur l’expérience subjective conduit à un rapport de proximité ; et dissymétrie, en ce que la transmission d’informations sur les troubles psychiques instaure un rapport distancié. Selon Bégout (2005, In. Ledoux et Cioltea, 2010), il ne peut y avoir d’existence autonome et d’appropriation singularisante (individuation) sans une normalisation interne permettant l’assise d’une vie quotidienne. Tout détournement créatif des normes instituées requiert d’abord une adaptation au monde qui implique une certaine forme de normalisation. Notre modélisation expérientielle illustre cette trajectoire développementale inscrivant « normalisation » et « normativité » dans une continuité évolutive. Les trois étapes du processus renvoient à des rapports différents entretenus par les sujets à l’entité « maladie ». Les sujets se situant à la première étape évoquent une telle identification au trouble (fusion) que l’expérience de soi apparaît figée au stade pré-morbide. Pour les sujets s’inscrivant à la seconde étape, la « maladie » métaphorise leur souffrance (extériorisation) et oriente ainsi une démarche de lutte pour recouvrer un sentiment de soi « sain ». Enfin, les sujets se situant à la troisième et dernière étape de notre modèle se distancient des représentations médicales pour se rapprocher de leur expérience vécue (appropriation). Si la transmission d’information médicale invite le sujet à créer un rapport distancié à sa souffrance, cette démarche comporte à l’extrême le risque d’entretenir un rapport distancié à soi (et de nourrir ainsi les souffrances identitaires évoquées précédemment). De manière parallèle, l’attitude thérapeutique doit également pouvoir encourager l’identification à un savoir davantage expérientiel. Dans cette optique, les expériences vécues du trouble, dénuées de représentations médicales, pourraient constituer des supports identificatoires favorisant le processus d’individuation des sujets. C’est dans cette perspective que s’inscrit la pratique récemment développée des « pairs-aidants ». 245 II.3 La transmission d’une expertise subjective : la pratique des « pairs aidants » Le pair-aidant fait référence à une personne vivant ou ayant vécu un problème de santé mentale. A partir de son expérience de la maladie et de la compréhension de son propre processus de rétablissement, il aide ses pairs à surmonter les obstacles et à identifier ce qui les aide à se rétablir (Lagueux et al., 2008). L’intégration d’usagers-experts dans les services de santé mentale a été initiée dans les années 1990 dans les pays anglo-saxons ; elle commence aujourd’hui à s’introduire en France43 comme dans d’autres pays européens, principalement dans des dispositifs de soins communautaires. Cette pratique thérapeutique se base sur la philosophie de l’entraide mutuelle. En se positionnant comme le témoin éclairé du rétablissement, le pair-aidant peut favoriser, à travers ses témoignages, un sentiment de reconnaissance, une résonnance empathique, et ainsi une identification positive chez les sujets. La transmission d’un espoir d’une « vie après la maladie » constitue notamment un des bénéfices clé de ces interventions (Davidson, 2003). Cette pratique novatrice est sujette à controverses, notamment car elle vient interroger la frontière entre le statut de soignant et celui de soigné et ainsi la configuration asymétrique de la relation thérapeutique. D’une manière générale, la question de la professionnalisation de l’entraide mutuelle soulève le risque de « confusion des rôles » au sein des équipes soignantes (Martin et Franck, 2013). La complexité des questionnements thérapeutiques, institutionnels et éthiques que ce dispositif soulève invite à penser son introduction dans les services de santé mentale avec prudence et discernement. Néanmoins, des résultats probants issus de ce type d’expérience sont maintenant validés par plusieurs études (Davidson et al., 2006 ; Le Cardinal et al., 2008). L’accent est porté sur l’efficience de l’intervention des travailleurs-pairs auprès des personnes jeunes qui entrent dans la maladie psychique, et en particulier chez celles repérées comme ayant au départ une mauvaise alliance thérapeutique. D’une manière générale, ces expériences 43 Citons l’expérience pilote créée par le Pr. Le Cardinal avec le centre collaborateur de l’OMS à Lille qui a menée, en fin 2012, à l’embauche de 30 pairs-aidants sur les sites de Lille, Paris et Marseille ; mais aussi l’expérience locale de l’hôpital de jour François Villon à Cergy-Pontoise organisée autour de la co-animation de groupes de paroles par des soignants et pairs-aidants. 246 mettent en lumière la pertinence de l’intervention des pairs-aidant issue de leur expertise spécifique et complémentaire de celle des soignants. Soulignons enfin que cette pratique, si elle favorise l’accompagnement du processus de rétablissement des sujets soignés, vient « confirmer » le propre parcours des pairs-aidants. Rappelons en effet que les sujets de notre étude s’inscrivant à un stade avancé du processus témoignent d’un désir de partager leurs expériences auprès de leurs pairs. III. Vers un paradigme centré sur l’expérience des sujets : quelles transformations ? Si la démarche de rétablissement n’est pas incompatible avec les pratiques de soins, elle les questionne profondément. La visée éthique est définie par Ricœur (1990, p. 202) comme la visée de la « vie bonne » avec et pour autrui dans des institutions justes. Ce parcours de sens est ainsi jalonné par trois composantes : le soi, autrui, l’institution. Nous avons insisté sur la place de la reconnaissance par (et d’)autrui, de la sollicitude, dans le processus de déploiement dialogique et ainsi du rétablissement de soi. Au terme de notre travail, nous voudrions émettre quelques pistes de réflexion concernant le troisième volet du parcours éthique définit par Ricœur, à savoir la structure du vivre-ensemble qui va au-delà de la relation intersubjective pour s’étendre au sein d’une communauté historique : « la structure dialogique reste incomplète hors de la référence à des institutions justes » (Ibid., p. 202). Le regard sociétal porté sur la maladie psychique, la place qui lui est accordée au sein de la communauté orientent hautement l’attitude du sujet sur sa propre condition et ainsi sur son parcours de rétablissement. Transposé à notre objet d’étude, c’est donc de la « déstigmatisation » de la maladie psychique, de la qualité d’accueil des personnes atteintes de schizophrénie dont il est question à travers cette expression du « vivre ensemble ». 247 Mais cette réflexion autour des conditions politico-sociales favorables au respect et à l’insertion des sujets interroge en premier lieu notre propre regard d’expert à leur égard et par là-même, le potentiel « destigmatisant » de nos modèles de soins : dans quelle mesure ces derniers favorisent-ils l’acceptation et la reconnaissance du sujet souffrant ? Sont-ils en mesure de respecter les valeurs et ressources des personnes, de transmettre l’espoir d’une évolution possible au-delà de la condition de « malade » ? Dans cette optique, le concept de rétablissement peut être invoqué dans son potentiel de réorganisation des pratiques et des savoirs. En tant que paradigme dans le champ de la santé mentale le rétablissement oriente une approche globale du sujet centrée sur son expérience, ses ressources, ses aspirations et ses valeurs. Dès lors, quelles modifications théorico-cliniques cette éthique inhérente au rétablissement impose-t-elle ? Nous proposons quelques pistes de réflexions, non exhaustives, permettant d’envisager l’assise paradigmatique du rétablissement en France, à la lumière notamment de pratiques et modèles de soins internationaux. III.1 Favoriser le décloisonnement des savoirs et des pratiques Le système de soins psychiatrique français fait actuellement l’objet d’une critique vive et presque unanime auprès des différents acteurs concernés. Au-delà du manque de moyens financiers et humains, c’est l’organisation même des pratiques et leur articulation avec les savoirs qui sont remisent en question. La profonde diversité des approches de soins, les multiples hiatus traversant les discours savants, conduisent certains auteurs à parler de « balkanisation théorique de la psychiatrie » (Hardy-Baylé et Bronnec, 2003). Les patients sont les plus directement concernés par ces dérives, confrontés tout au long de leur parcours de soin à des pratiques quelque peu incohérentes - si ce n’est franchement paradoxales -. Mais n’oublions pas que la « crise » porte en elle un potentiel d’évolution, pour ne pas dire de « révolution » (Besançon et Jolivet, 2009). 248 La problématique inhérente à la définition d’un nouveau paradigme dans le champ de la santé mentale pourrait ainsi se décliner comme suit : comment penser un modèle de soin qui viendrait garantir la cohérence d’un ensemble (pour reprendre les termes de Lantéri-Laura), sans tomber dans l’écueil idéologique d’un système hégémonique ? Pour Hardy-Baylé et Bronnec (2003), il s’agirait de créer une « théorie des pratiques » organisée autour du projet de soins des patients. Dans cette perspective, la mise en réseau devient incontournable car elle permettrait de formuler des hypothèses de soins issues de la complémentarité des pratiques en créant un lieu d’échange entre praticiens et théoriciens (Bouleau, 2011). Mais l’éthique du rétablissement, invitant à ne pas dépersonnaliser le trouble psychique et à considérer ainsi la personne dans la globalité de son expérience vécue, nous amène à penser ce mouvement de décloisonnement dans une plus large perspective. Au côté du discours « savant », il s’agirait finalement de favoriser la considération de l’expertise des sujets ; la mise en perspective de la voix des « spécialistes » comme des « non spécialistes » (tels que l’entourage de la personne, les associations d’usagers et finalement tout acteur concerné par les questions de santé mentale). Le paradigme se comprend ici en termes de posture plutôt qu’en termes de corpus de connaissances (ibid.). L’expérience des sujets est au cœur de la démarche thérapeutique et non (seulement) sa maladie. III.2 Considérer le sujet en tant qu’expert Penser l’accompagnement thérapeutique du rétablissement revient ainsi à réfléchir aux modalités d’articulation du regard « expert » et du regard « profane ». Nous l’avons vu, la démarche d’évaluation devient un problème lorsqu’elle tend à oublier la singularité du sujet sur lequel elle s’exerce, à renforcer un système de relation de pouvoir et de dépendance (Marin, 2005). En ce sens, l’auto-évaluation apparaît comme une forme de collaboration entre le sujet et le chercheur, le sujet et le professionnel de santé. Cette forme d’évaluation se construit sur la 249 base d’une considération nouvelle du sujet souffrant et incite en miroir ce dernier à porter une attention approfondie à soi. Dans le domaine de la recherche, pour le dire avec Davidson (2003), ce principe revient à considérer le sujet dans son expertise et ainsi comme un véritable partenaire. Autrement dit, le sujet participe à l’élaboration d’un savoir sur lui, sur ce qui le constitue. Cette garantie éthique, déployée dans le domaine des soins, consiste à soumettre également les interventions thérapeutiques aux personnes et groupes de personnes concernées. Ce mouvement de réciprocité tend vers la définition d’un dispositif de modification psychique consentie (Sironi, 2003) et constitue, à nos yeux, la condition même du développement du « pouvoir d’agir » des sujets. III.3 Se centrer sur les valeurs des personnes soignées La considération accrue de la « voix » des usagers dans les pratiques de soins psychiatriques fait aujourd’hui l’objet d’une réflexion renouvelée et oriente la définition de nouveaux cadres de références, tel que celui de la « médecine fondée sur les valeurs » (Values-Based Medecine) développée depuis vingt ans au Royaume-Uni par le psychiatre et philosophe K.W.B. Fulford (2012). Ce cadre conceptuel voit en l’intervention des valeurs en psychiatrie, non une marque d’immaturité scientifique, mais bien au contraire le reflet des avancées d’une discipline complexe concernée par la totalité de l’expérience humaine (Plagnol, 2013). La démarche de soin centrée sur les valeurs (VBM) ne prétend pas s’opposer à celle centrée sur les faits (EBM) mais se veut la complémenter. Elle vise à répondre à la complexité croissante des valeurs pertinentes dans une décision de soins par la formulation de certains principes pratiques et théoriques. Ces derniers constituent des orientations précieuses lorsqu’apparaissent des conflits de valeurs, comme nous le rencontrons presque quotidiennement dans nos pratiques professionnelles. A titre d’exemple, le principe théorique dénommé person-centered practice en appelle, en cas de conflit, à s’informer en priorité de la perspective de la personne ou du groupe de personnes 250 concernées par une décision. Les valeurs partagées par la collectivité, même opérationnelles, ne peuvent se substituer aux valeurs effectives d’un individu. Cependant, si les valeurs de la personne soignée sont déterminantes, les valeurs d’autres personnes (membres de la famille, cliniciens, tout autre membre de l’équipe impliqué), voire celles de l’environnement socio-culturel, sont tout aussi importantes à prendre en compte (Plagnol, 2013). Nous avons en effet insisté, à la lumière de l’expérience vécue des sujets, sur le caractère éminemment social de l’acceptation du trouble, de la reconnaissance de soi. Ainsi Fulford (2012) considère qu’il n’y a pas d’unique perspective correcte : la pluridisciplinarité est essentielle à l’expression d’une diversité de valeurs. Cette diversité ne doit pas être réduite par consensus, mais explorée par dissensus, c’est-à-dire par un processus qui fonde la décision en confrontant et équilibrant les multiples perspectives, sans les hiérarchiser arbitrairement. III.4 Travailler sur notre propre regard de professionnel Le fait même d’aborder le malade comme un individu “pouvant guérir” influe, sans même que nous nous en rendions toujours nettement compte, sur toute notre attitude à son égard. Eugène Minkowski. La définition d’un nouveau paradigme dans le champ de la santé mentale fondé sur le respect des perspectives des usagers requiert ainsi, prioritairement, de faire évoluer nos propres représentations « savantes ». De la qualité de notre accueil des sujets atteints d’une maladie psychique dépend la tolérance de la société à leur égard. La compréhension du rétablissement expérientiel place éminemment l’expérience schizophrénique dans un continuum singulier entre le pôle de la normalité et celui de la pathologie. 251 Ce dynamisme inhérent au processus de rétablissement risque malheureusement d’échapper au regard des professionnels de santé, confrontés quotidiennement aux cas les plus problématiques et aux expériences les plus douloureuses. Ainsi en est-il particulièrement des soignants qui exercent dans les secteurs de soins d’urgence ou d’hospitalisation fermée. Par exemple, la confrontation aux répétitions des décompensations chez un même sujet peut tendre au renforcement d’un sentiment d’impuissance thérapeutique, voire à une appréhension déterministe du trouble. La théorie de Cohen (1984, « l’illusion des cliniciens ») illustre cette tendance des soignants (qui n’est autre qu’un raisonnement humain !) à généraliser leurs observations réalisées à partir d’un échantillon de patients à toute une population portant le même diagnostic. Dans cette perspective, le décloisonnement évoqué précédemment nous semble devoir concerner les professionnels d’un même secteur de soin en privilégiant, par exemple, la communication entre les services intra et extra hospitaliers. En outre, les échanges avec les réseaux associatifs d’usagers apparaît, dans cette même optique, riche d’enseignements. Il s’agirait d’élargir notre perception du trouble psychique au contact de personnes ne se définissant plus seulement à travers le prisme de la maladie. « Si l’on continue de penser que les personnes atteintes de schizophrénie ne peuvent se rétablir, alors nos patients ne se rétabliront jamais » (Bottéro, 2008). Ces propos nous rappellent que si le processus de rétablissement constitue prioritairement une démarche personnelle, son déploiement apparaît nécessairement s’inscrire dans la rencontre intersubjective et a fortiori, pouvoir être soutenu dans la relation thérapeutique. L’espoir d’un rétablissement possible, dans le respect du temps psychique du sujet, n’est pas une perception réconfortante d’un monde, mais bien la construction de celui-ci. 252 CONCLUSION L’Homme qui parle pose un sens. C’est sa manière verbale d’œuvrer (Ricœur, 1955, p. 218). Nous avons tenté de décrire et de mieux comprendre la parole des sujets atteints de schizophrénie qui – au quotidien – œuvrent à la (re)conquête de leur existence et de la relation à l’autre. Notre étude, essentiellement exploratoire, appelle à la réalisation d’autres recherches qualitatives, sans doute auprès d’un échantillon plus vaste voire diversifié de sujets. L’enjeu pourrait être celui d’une étude comparative à l’échelle internationale afin de mieux comprendre l’impact de la dimension culturelle sur le devenir des personnes atteintes de schizophrénie. Rappelons en effet les résultats de récentes recherches, lourds de sens, selon lesquels la qualité de l’insertion des personnes diminue avec le développement de la société dans laquelle elles vivent (Douki et al., 2007). Si cette étude, comme d’autres (Sartorius et al., 1977 ; Waxler et al., 1979 ; Hopper et Wanderling, 2000 ; Thara, 2004), nous renseignent depuis maintenant plusieurs décennies de la nécessité de considérer d’autres déterminants impliqués dans l’évolution des personnes que le facteur médical (Pachoud, 2009) ; elles n’ont guère étaient complétées, à notre connaissance, par des recherches davantage qualitatives. Ces dernières viendraient éclairer les dimensions subjectives et relationnelles en jeu dans le « rétablissement » des personnes vivant dans les pays en voie de développement. Il s’agirait par là-même de mieux comprendre encore comment nos pratiques et nos modèles de soins pourraient évoluer au plus proche du paradigme expérientiel du rétablissement, et ainsi contribuer grandement à la destigmatisation sociétale de la schizophrénie. Dans une perspective plus locale, la spécificité du contexte des soins psychiatriques en France devrait être davantage explorée ; car n’oublions pas que le concept de rétablissement est né d’une culture anglo-saxone. La question est bien celle de la transposition de ce paradigme dans des contextes où les sensibilités politiques, économiques et culturelles divergent incontestablement (Pachoud, 2012). Cependant, sans doute retrouve-t-on dans ces cultures 253 une volonté (plus ou moins accouchée) de se démarquer d’une logique devenue prégnante tentant de substituer « le modèle fort d’un psychisme individuel, à celui faible de l’individualisme » (Louys, 2002, in. Bouleau, 2011). Dans cette optique, il nous semble nécessaire de nous prémunir de dérives idéologiques pouvant imprégner le concept même de rétablissement. Nous rejoignons Bernard Pachoud (2012) à ce sujet, par la critique de certains courants qui, au prétexte de vouloir « positiver » la psychopathologie, s’appuient sur une logique désubjectivante par la définition de critères de « bien-être », démarche pouvant alors sonner comme une sorte d’injonction au bonheur. La valorisation des ressources des sujets sous-tendue par ce paradigme ne devrait – en aucun cas – s’accompagner d’une banalisation de leurs souffrances, voire d’une normalisation de ce que représente la vie bonne. L’éthique propre au rétablissement, transposée à la recherche scientifique, rend ainsi délicate la démarche de théorisation de ce processus et impose une attention toute particulière portée à l’équilibre dialectique entre généralisation et singularisation. Nous espérons, à travers la présentation de notre modélisation expérientielle, être parvenus à nous approcher de cette éthique. Nous avons tenus en effet à mettre en valeur la continuité des différentes étapes définies ainsi que leur évidente non-linéarité. Avec la mise en exergue de processus psychologiques traversant les grands moments du parcours du sujet, nous avons privilégié une compréhension de la dynamique subjective à une appréhension dimensionnelle, catégorielle. D’un point de vue épistémologique, nous avons préconisé un recours élargi à l’autoévaluation, démarche qui, dans une plus large perspective, contribuerait à mieux rendre compte des valeurs, des désirs et des ressentis des sujets, concernant si bien leur symptomatologie que la qualité de leur fonctionnement psychosocial. Enfin, le rétablissement de la schizophrénie, dans sa qualité de paradigme comme dans son pouvoir de reconnaissance singulière d’une démarche existentielle, apparaît prioritairement conditionné à notre capacité propre à accueillir, à accepter le vécu des personnes. 254 La schizophrénie n’est pas qu’une déficience, un manque : elle est surtout une manière d'êtreau-monde. Ce postulat mène à appréhender les troubles psychiques, non seulement comme des modalités d’existences, mais qui plus est, comme des expériences qui portent en elles un potentiel d’actualisation de l’être. La schizophrénie est dès lors pensée comme un évènement dynamique qui survient et participe de et à l’histoire personnelle du sujet. Sur le plan de la rencontre thérapeutique, ce postulat sous-tend une conversion du regard porté sur la schizophrénie et le sujet qui en est atteint : elle suppose une ouverture inconditionnelle à l’autre dans son potentiel de croissance et de mobilité existentielle. Mais cette ouverture est également reconnaissance de cette dimension d’universalité attachée à l’expérience schizophrénique, des ressources de vivre et de souffrir-avec des sujets, constituant finalement un appel à mieux comprendre et tolérer notre propre vulnérabilité. 255 RÉFÉFENCES BIBLIOGRAPHIQUES Amador, X.-F., David, A.-S. (2004). Insight and Psychosis. Awareness of Illness in Schizophrenia and Related Disorders. (2nd éd.). Oxford University Press: Oxford. American Psychiatric Association (2000). Diagnostic and statistical manual of mental disorder. 4th edition - TR. APA: Washington. Andreasen, N. (1998). Understanding Schizophrenia: A Silent Spring? American Journal of Psychiatry, 155, editorial. Andreasen, N., Carpenter, W., Kane, J., Lasser, R., Marder, S., Weinberger, D. (2005). Remission in Schizophrenia: Proposed Criteria and Rationale for Consensus. American Journal of Psychiatry, 162(3), pp. 441-449. Andresen, R., Oades, L., Caputi, P (2003). 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Le livre de Poche : Paris. 274 UNIVERSITÉ PARIS VIII – SAINT-DENIS U.F.R. de Psychologie École Doctorale : Langage, Cognition, Interaction LE RÉTABLISSEMENT DANS LA SCHIZOPHRÉNIE L’EXPÉRIENCE DES SUJETS AU CŒUR D’UN NOUVEAU PARADIGME ÉVOLUTIF TOME II : ANNEXES Thèse en vue de l’obtention du Doctorat de Psychologie Clinique Présentée par Marie KOENIG Dirigée par Monsieur le Professeur Alain BLANCHET Co-dirigée par Madame Marie-Carmen CASTILLO Soutenue publiquement le 7 novembre 2013 Membres du Jury : Monsieur le Professeur Arnaud PLAGNOL (Université Paris VIII) Monsieur le Professeur Bernard PACHOUD (Université Paris VII) Monsieur le Professeur Conrad LECOMTE (Université du Québec, Montréal) Monsieur le Docteur Jean-Hervé BOULEAU (Hôpital René Dubos, Pontoise) 275 TABLE DES MATIÈRES DES ANNEXES ANNEXE I .......................................................................................................................................... 277 PROFILS ÉVOLUTIFS DE LA SCHIZOPHRÉNIE (1941 – 1946) ANNEXE II ......................................................................................................................................... 279 PROFILS ÉVOLUTIFS DE LA SCHIZOPHRÉNIE (2007) ANNEXE III ....................................................................................................................................... 281 RECOUPEMENT DE QUATRE TRAJECTOIRES ÉVOLUTIVES DE LA SCHIZOPHRÉNIE (2011) ANNEXE IV ....................................................................................................................................... 284 FORMULAIRE DE CONSENTEMENT ÉCLAIRÉ ANNEXE V......................................................................................................................................... 286 DONNÉES SOCIO-DÉMOGRAPHIQUES RELATIVES AUX SUJETS DE NOTRE ÉTUDE ANNEXE VI ....................................................................................................................................... 288 CONSIGNE DÉLIVRÉE AUX SUJETS DE NOTRE ÉTUDE ANNEXE VII ...................................................................................................................................... 290 ÉCHELLE PANSS (Échelle clinique des symptômes positifs et négatifs) ANNEXE VIII..................................................................................................................................... 293 ÉCHELLE ERFS (Echelle de rémission fonctionnelle de la schizophrénie) ANNEXE IX ....................................................................................................................................... 296 ÉCHELLE RAS (Échelle de mesure processuelle du rétablissement) ANNEXE X......................................................................................................................................... 300 ÉCHELLE STORI (Échelle de mesure processuelle du rétablissement) ANNEXE XI ....................................................................................................................................... 306 GUIDE D’ENTRETIEN SEMI-DIRECTIF DE RECHERCHE ANNEXE XII ...................................................................................................................................... 309 TERMES REPRÉSENTATIFS DES CLASSES DE DISCOURS ISOLÉES PAR IRAMUTEQ ANNEXE XIII..................................................................................................................................... 323 ENTRETIEN SEMI-DIRECTIF AVEC MONSIEUR R ANNEXE XIV .................................................................................................................................... 333 ENTRETIEN SEMI-DIRECTIF AVEC MADEMOISELLE C ANNEXE XV ...................................................................................................................................... 352 ENTRETIEN SEMI-DIRECTIF AVEC MONSIEUR D 276 ANNEXE I PROFILS ÉVOLUTIFS DE LA SCHIZOPHRÉNIE (1941 – 1946) 277 Statistiques concernant l’évolution des schizophrénies à partir de l’étude de 439 cas Manfred Bleuler (1941-1946) Répartition des 439 cas en sept trajectoires évolutives : 1) Psychoses à début aigu aboutissant progressivement à la démence : 5 à 15% 2) Psychoses à évolution progressive aboutissant à la démence : 10 à 20% 3) Psychoses à début aigu aboutissant à un simple déficit : 5% 4) Psychoses à évolution progressive aboutissant à un simple déficit : 5 à 20% 5) Psychoses à évolution cyclique évoluant vers la démence : moins de 5% 6) Psychoses à évolution cyclique évoluant vers les états de déficit : 30 à 40% 7) Psychoses à évolution cyclique évoluant vers une guérison durable : 25 à 35% In. H. Ey (1955). 278 ANNEXE II PROFILS ÉVOLUTIFS DE LA SCHIZOPHRÉNIE (2007) 279 Profils d’évolution selon la typologie de M. Bleuler Recovery from schizophrenia. A report from the WHO Collaborative Project. Etude réalisée à partir d’une cohorte d’incidence de 502 cas pour un suivi moyen de 15 ans et sur une cohorte de prévalence de 142 pour un suivi moyen de 26 ans. Profil évolutif Cohorte incidence (%) Cohorte prévalence (%) 1. Aigu – par accès – favorable 29,4 17,7 2. Insidieux – continu – défavorable 14,4 31,9 3. Aigu – par accès – défavorable 4,8 1,4 4. Insidieux – continu – favorable 10,4 14,9 5. Insidieux – par accès – favorable 22,6 26,2 6. Aigu – continu – défavorable 9,1 2,9 7. Insidieux – par accès – défavorable 4,0 1,5 5,3 3,5 Total « Terminaison défavorable » 32,3 37.7 Total « Terminaison favorable » 67,7 62,3 8. Aigu – continu – favorable In. K. Hopper et al. (2007). 280 ANNEXE III RECOUPEMENT DE QUATRE TRAJECTOIRES ÉVOLUTIVES DE LA SCHIZOPHRÉNIE (2011) 281 Étude statistique réalisée à partir d’une cohorte de 2290 patients en fonction de leur âge et du nombre de jours d’hospitalisation. - Trajectoire I : « évolution typique, classique » : 56, 9% Trajectoire recoupant les sujets qui décompensent en moyenne à 20,9 ans et dont le cours de la maladie se caractérise par une détérioration jusqu’à environ 23 ans, suivi d’une amélioration progressive - Trajectoire II : « décompensation précoce et amélioration précoce » : 15,5% Trajectoire recoupant les sujets qui décompensent précocement (première hospitalisation en moyenne à 17,1 ans) et dont le cours de la maladie se caractérise par une détérioration jusqu’à environ 21 ans, suivi d’une amélioration progressive 282 - Trajectoire III : « décompensation tardive et amélioration tardive » : 15, 02% Trajectoire recoupant les sujets qui décompensent tardivement (en moyenne à 22,7 ans) et dont le cours de la maladie se détériore sur une longue durée (jusqu’à environ 29 ans), suivi d’une amélioration progressive - Trajectoire IV : « décompensation précoce et amélioration lente : maladie résistante » : 12, 49% Trajectoire recoupant les sujets qui décompensent précocement (en moyenne à 18 ans), puis dont le cours de la maladie suit une amélioration lente car cyclique à partir de 20 ans. SYNTHÈSE - Environ 70% des patients connaissent une évolution favorable à un âge dit « classique » (i.e., 23 ans) ou à un âge dit « précoce » (i.e., 21 ans). - Inversement, 30% des patients en moyenne connaissent soit une évolution favorable tardive (i.e., 29 ans) ou dite « retardée » (i.e., le cours de la maladie suit une amélioration lente car cyclique à partir de 20 ans). In. S. Levine et al. (2011) 283 ANNEXE IV FORMULAIRE DE CONSENTEMENT ÉCLAIRÉ 284 Marie KOENIG Equipe de Recherche sur la pratique clinique Laboratoire de Psychopathologie et de Neuropsychologie Université Paris 8 Tel : 01 49 40 64 69 Je soussigné(e)……………………………………………….accepte de participer à l’étude sur « le vécu des sujets atteints d’un trouble psychique » qui a comme objectif d’améliorer les connaissances sur l’évolution du trouble. J’accepte de répondre à des questions sur ce thème et que cet entretien soit enregistré pour permettre le recueil des données. Cet entretien restera confidentiel et préservera mon anonymat ainsi que le secret professionnel. Les données ne seront utilisées que dans le strict cadre de ce travail de recherche. La cassette de cet enregistrement sera stockée au sein de l’université Paris 8 et je pourrai à tout moment demander la destruction de cet enregistrement. Fait à………… Le……………. SIGNATURE 285 ANNEXE V DONNÉES SOCIO-DÉMOGRAPHIQUES RELATIVES AUX SUJETS DE NOTRE ÉTUDE 286 Sujets de notre étude Sujet Sexe Age Durée de la maladie 1 Homme 36 ans 20 ans 2 Homme 30 ans 12 ans 3 Homme 44 ans 28 ans 4 Homme 39 ans 16 ans 5 Homme 38 ans 20 ans 6 Homme 42 ans 23 ans 7 Homme 41 ans 20 ans 8 Homme 34 ans 15 ans 9 Femme 34 ans 18 ans 10 Femme 30 ans 10 ans 11 Homme 30 ans 11 ans 12 Homme 34 ans 12 ans 13 Femme 35 ans 15 ans 14 Homme 30 ans 12 ans 15 Homme 26 ans 7 ans 16 Homme 40 ans 28 ans 17 Homme 25 ans 8 ans 18 Homme 33 ans 12 ans 19 Homme 47 ans 26 ans 20 Femme 47 ans 24 ans 21 Homme 23 ans 5 ans 22 Homme 35 ans 14 ans 23 Homme 23 ans 4 ans 24 Homme 27 ans 5 ans 25 Homme 45 ans 25 ans 26 Homme 52 ans 30 ans 287 ANNEXE VI CONSIGNE DÉLIVRÉE AUX SUJETS DE NOTRE ÉTUDE 288 Voici la consigne délivrée aux 26 sujets de notre étude : « Bonjour, je me présente, je suis psychologue et je réalise par ailleurs un travail de thèse sur le vécu et le devenir des personnes qui vivent avec un trouble psychique. Dans ce cadre, je suis intéressée par rencontrer des personnes acceptant de témoigner de leur parcours et de leur vécu actuel. C’est pourquoi votre psychiatre vous a sollicité pour que nous nous rencontrions aujourd’hui et je vous remercie d’avoir accepté. Je vais maintenant vous expliquer la manière dont se déroule cette recherche. Vous serez ensuite libre d’accepter ou de refuser d’y participer. » Nous avons dès lors informés les sujets de notre procédure de recueil de données (entretien enregistré d’une durée d’environ 45 minutes, suivi de la passation de deux échelles pour une durée approximative de 15 minutes). Seulement après que les sujets aient confirmé leur consentement à participer à notre étude, nous leur avons délivrés toutes les informations présentées précédemment relatives à la déontologie (secret professionnel et anonymat). En outre, nous avons proposé à l’ensemble des sujets de les rencontrer à nouveau à l’issue de notre recherche, s’ils le désiraient, pour leur faire part des principaux résultats de notre étude. Enfin, nous les avons informés que toujours dans le cadre de notre recherche, leur psychiatre serait amené à recueillir quelques informations supplémentaires (passation de la PANSS et de l’ERFS) à leur prochain rendezvous afin de compléter notre recueil de données. 289 ANNEXE VII ÉCHELLE PANSS (Échelle clinique des symptômes positifs et négatifs) 290 POSITIVE AND NEGATIVE SYNDROME SCALE PANSS KAY S.R., OPLER L.A. et FISZBEIN A. Traduction française : J.P. Lépine NOM : PRENOM : SEXE : AGE : DATE : EXAMINATEUR : CONSIGNES Absence Minime Légère Moyenne Mod.Sévère Sévère Extrême Entourer la cotation appropriée à chaque dimension, à la suite de l'entretien clinique spécifique. Se reporter au Manuel de Cotation pour la définition des items, la description des différents degrés et la procédure de cotation Echelle positive P 1 Idées délirantes. P 2 Désorganisation conceptuelle. P 3 Activité hallucinatoire. P 4 Excitation. P 5 Idées de grandeur. P 6 Méfiance/Persécution. P 7 Hostilité. 1234567 1234567 1234567 1234567 1234567 1234567 1234567 Echelle négative N 1 Emoussement de l'expression des émotions N 2 Retrait affectif. N 3 Mauvais contact. 1234567 1234567 1234567 291 N 4 Repli social passif/apathique. N 5 Difficultés d'abstraction. N 6 Absence de spontanéité et de fluidité dans la conversation. N 7 Pensée stéréotypée. 1234567 1234567 1234567 1234567 Echelle psychopathologique générale G 1 Préoccupations somatiques. G 2 Anxiété G 3 Sentiments de culpabilité. G 4 Tension G 5 Maniérisme et troubles de la posture. G 6 Dépression. G 7 Ralentissement psychomoteur. G 8 Manque de coopération. G 9 Contenu inhabituel de la pensée. G 10 Désorientation. G 11 Manque d'attention. G 12 Manque de jugement et de prise de conscience de la maladie. G 13 Trouble de la volition. G 14 Mauvais contrôle pulsionnel. G 15 Préoccupation excessive de soi (tendances autistiques). G 16 Evitement social actif. 1234567 1234567 1234567 1234567 1234567 1234567 1234567 1234567 1234567 1234567 1234567 1234567 1234567 1234567 1234567 1234567 292 ANNEXE VIII ÉCHELLE ERFS (Echelle de rémission fonctionnelle de la schizophrénie) 293 ERFS : Échelle de Rémission Fonctionnelle de la Schizophrénie (Llorca et al., 2004) Se référer, pour la passation, à la notice d’utilisation présentée avec le protocole. Prendre en compte les facteurs limitants (financiers, contraintes matérielles), les nécessités, habitudes, infrastructures et goût du patient, son niveau socio-culturel et ses habitudes antérieures, les mesures de protection dont il fait l’objet ou son cadre de vie. Les évaluations vont de 1 (ne fait, ne fonctionne, ne s'adapte ou ne gère pas, ne se prend pas en charge, retentissement majeur) à 5 (fait, fonctionne ou gère parfaitement, s'adapte toujours, se prend totalement en charge,aucun retentissement). Cocher la case correspondante pour le patient : 1=ne fait pas, 2=fait partiellement, 3=fait une part significative, 4=fait presque tout, 5=fait parfaitement. Scores 1 2 3 4 5 Soin porté à l’hygiène et l’apparence : présentation, hygiène corporelle et vesti-mentaire. A évaluer par rapport aux habitudes antérieures et au milieu socio-culturel. Activités personnelles : implication dans des centres d’intérêts (sport, lecture, activité manuelle, animaux de compagnie …), capacité à organiser son temps libre. Activités ménagères : entretien du logement (ménage, vaisselle, linge, propreté, sortie des poubelles..), rangement, état du mobilier. Qualité de l’adaptation au stress et aux problèmes imprévus : capacités d’adaptation, contrôle émotionnel, stratégies de « coping ». Communication et information : utilisation des moyens usuels d’information (journaux, télévision, radio…) et de communication (téléphone, courriers, courriels…). Tenir compte de l’accès possible, notamment pour des raisons économiques. Alimentation : capacité à assurer ses repas (approvisionnement, organisation) et/ou à respecter les horaires des repas (familiaux ou du lieu de vie). Réseau social de nécessité (commerces, services, voisins …) : relations nécessaires au maintien d’une insertion sociale harmonieuse. Respect des rythmes biologiques : d’une manière générale les rythmes de vie (veille/sommeil, fréquence alimentaire,…). 294 Gestion de sa maladie et de son traitement : connaissance de sa maladie, de ses déterminants, de son traitement, des prodromes d’une récidive et de l’observance. Gestion administrative, financière : organisation des dépenses usuelles, règlement des factures, réponse au courrier, démarches administratives, connaissance de ses droits, gestion du patrimoine. Affirmation de soi dans les relations sociales : capacité à affirmer son individualité en société. Participation à la vie civique et/ou associative : se tenir au courant de la vie politique, participer à un vote, faire partie d’une association…. Études ou travail : poursuite ou reprise des études (scolaires ou universitaires), d’une formation ou d’un reclassement professionnel. Recherche ou reprise d’un travail, insertion professionnelle. Famille, amis : fréquence des contacts et qualité des échanges. Vie sentimentale et sexuelle : souhait et réalisation d’une relation sentimentale. Caractère satisfaisant de l’activité sexuelle. Prise en charge de sa santé : mise en œuvre des stratégies nécessaires pour se maintenir en bonne santé. Maîtrise des comportements agressifs, violents et/ou anti-sociaux : Comportements agressifs et/ou non respect de la loi et des règles de vie collective. Empathie et assistance à autrui Capacité à gérer les effets secondaires du traitement : capacités à connaître, identifier et faire face aux effets secondaires du traitement. 295 ANNEXE IX ÉCHELLE RAS (Échelle de mesure processuelle du rétablissement) 296 RAS : Recovery Assessment Scale Je vais vous lire des phrases qui correspondent aux ressentis de certaines personnes à propos d’eux-mêmes et de leur vie. Merci de les écouter attentivement et de m’indiquer la réponse qui décrit le mieux votre degré d’accord ou de désaccord avec ces propositions. Pas du tout d’accord En désaccord 1. J’ai envie de réussir 1 2 3 4 5 2. J’ai mes propres stratégies pour aller bien et le rester 1 2 3 4 5 3. J’ai des buts dans ma vie que je veux atteindre 1 2 3 4 5 4. Je pense que je peux atteindre les buts que je me suis fixé actuellement 1 2 3 4 5 5. J’ai un but dans ma vie 1 2 3 4 5 6. Même quand je ne prends pas soin de moi, d’autres peuvent le faire 1 2 3 4 5 7. Je comprends comment contrôler les symptômes de ma maladie 1 2 3 4 5 8. Je peux prendre les choses en main si la maladie vient à réapparaître. 1 2 3 4 5 9. Je peux identifier ce qui déclenche les symptômes de ma maladie 1 2 3 4 5 10. Je peux m’aider à aller mieux 1 2 3 4 5 11. La peur ne m’empêche pas de vivre comme je le désire 1 2 3 4 5 12. Je sais qu’il y a des services de soins qui peuvent m’aider 1 2 3 4 5 J’hésite D’accord Tout à fait d’accord 297 13. Je peux agir s’il y a des symptômes qui réapparaissent 1 2 3 4 5 14. Je peux faire face à ce qui arrive dans ma vie 1 2 3 4 5 15. J’apprécie qui je suis 1 2 3 4 5 1 2 3 4 5 1 2 3 4 5 18. Même si mes symptômes venaient à s’aggraver, je sais que je peux y faire face 1 2 3 4 5 19. Si je poursuis mes efforts, je vais continuer à aller bien 1 2 3 4 5 20. Je sais qui je vais devenir 1 2 3 4 5 21. Les choses n’arrivent pas par hasard 1 2 3 4 5 22. Quelque chose de bien va finalement se produire 1 2 3 4 5 23. Je suis la personne la plus responsable de mon mieuxêtre 1 2 3 4 5 24. Je suis optimiste par rapport à mon avenir 1 2 3 4 5 25. Je continue à avoir de nouveaux intérêts 1 2 3 4 5 26. C’est important de s’amuser 1 2 3 4 5 27. Faire face à la maladie psychique n’est plus mon souci principal 1 2 3 4 5 28. Mes symptômes ne me gênent de moins en moins dans ma vie 1 2 3 4 5 16. Si les gens me connaissaient vraiment, ils m’apprécieraient 17. Je suis une meilleure personne que celle que j’étais avant ma maladie 298 29. Mes symptômes semblent poser des problèmes pour des périodes de plus en plus courtes 1 2 3 4 5 30. Je sais quand demander de l’aide 1 2 3 4 5 31. Je suis capable de demander de l’aide 1 2 3 4 5 32. Je demande de l’aide lorsque j’en ai besoin 1 2 3 4 5 33. Etre capable de travailler est important pour moi 1 2 3 4 5 34.Je sais ce qui m’aide à me sentir mieux 1 2 3 4 5 35. Je peux apprendre de mes erreurs 1 2 3 4 5 36. Je suis capable de faire face au stress 1 2 3 4 5 37. Il y a des gens sur qui je peux compter 1 2 3 4 5 1 2 3 4 5 39. Même lorsque je ne crois pas en moi, d’autres me font confiance 1 2 3 4 5 40. C’est important d’avoir des amis de différents horizons 1 2 3 4 5 41. C’est important d’avoir de bonnes habitudes pour entretenir ma santé 1 2 3 4 5 38. 38. Je peux identifier les signaux d’alarme de ma maladie 299 ANNEXE X ÉCHELLE STORI (Échelle de mesure processuelle du rétablissement) 300 “STORI” Stages of Recovery Instrument (Andresen, Caputi & Oades, 2006) (trad. P. Golay & J. Favrod, 2009)1 Le questionnaire suivant porte sur vos sentiments à propos de votre vie et de vous-même depuis la maladie. Certaines questions concernent les fois où vous ne vous sentez pas trop bien. D’autres questions portent sur les moments où vous vous sentez très bien dans votre vie. Si vous trouvez certaines des questions dérangeantes et que vous avez envie d’en parler à quelqu’un, n’hésitez pas à faire une pause et à en parler à un ami. N’hésitez pas non plus à contacter l’équipe soignante. --- Les questions sont présentées par groupe de cinq. Lisez tout d’abord l’ensemble des cinq questions du groupe avant de répondre à chacune d’entre elles. Entourez le chiffre de 0 à 5 pour indiquer dans quelle mesure chacune des propositions est vraie pour vous. Passez ensuite au groupe suivant. Lorsque vous choisissez votre réponse, pensez à comment vous vous sentez maintenant et non pas à comment vous vous sentiez dans le passé. Par exemple : Question #43 : « je commence à en apprendre davantage sur la maladie psychique et sur comment je peux m’aider moi-même ». Question #44 : « je suis maintenant raisonnablement confiant en ce qui concerne la gestion de la maladie ». Si vous êtes raisonnablement confiant en ce qui concerne la gestion de la maladie, vous choisirez un score plus haut à la question #44 que celui que la question #43 qui dit que vous commencez seulement à en apprendre davantage sur la maladie psychique. --- 1 Un grand merci à Jérome Favrod pour nos correspondances autour de la traduction et de la validation de cette échelle. 301 Les questions portent sur comment vous vous sentez globalement dans votre vie ces jours. Essayez de ne pas laisser les choses qui en ce moment précis pourraient influencer votre humeur modifier votre réponse. Lisez toutes les questions du groupe 1 puis répondez ensuite à chacune d’entre-elles. Entourez le chiffre de 0 à 5 qui indique dans quelle mesure chaque proposition est vraie pour vous actuellement. Puis passez au groupe 2 et ainsi de suite. Quand vous choisissez votre réponse, pensez à comment vous vous sentez actuellement et non pas à comment vous avez pu vous sentir dans le passé. Pas du tout vrai actuellement Groupe 1 1. Je ne pense pas que les gens qui ont une maladie psychique puissent aller mieux. 2. J’ai seulement récemment découvert que les gens qui ont une maladie psychique peuvent aller mieux. 3. Je commence à apprendre comment je peux faire des choses pour moi pour aller mieux. 4. Je travaille dur pour rester bien et cela en vaudra la peine. 5. J’ai maintenant un sentiment de « paix intérieure » au sujet de la vie avec la maladie. 0 1 2 0 1 2 0 1 2 3 4 5 0 1 2 3 4 5 0 1 2 3 4 5 3 3 4 4 Pas du tout vrai actuellement Groupe 2 6. Je sens que ma vie a été ruinée par cette maladie. 7. Je commence seulement à réaliser que ma vie n’a pas à être affreuse pour toujours. 8. J’ai récemment commencé à apprendre des gens qui vivent bien malgré une sérieuse maladie. 9. Je commence à être raisonnablement confiant à propos de remettre ma vie sur les rails. 10. Ma vie est vraiment bonne maintenant et le futur s’annonce lumineux. Complètement vrai actuellement 5 5 Complètement vrai actuellement 0 1 2 3 0 1 2 0 1 2 3 4 5 0 1 2 3 4 5 0 1 2 3 4 5 3 4 4 5 5 302 Pas du tout vrai actuellement Groupe 3 11. Je me sens actuellement comme si je n’étais qu’une personne malade. 12. Parce que les autres ont confiance en moi je commence tout juste à penser que peutêtre je peux aller mieux. 13. Je commence seulement à réaliser que la maladie ne change pas qui je suis en tant que personne. 14. Je commence actuellement à accepter la maladie comme une partie du tout qui fait ma personne. 15. Je suis heureux d’être la personne que je suis. 0 1 2 0 1 2 0 1 2 3 4 5 0 1 2 3 4 5 0 1 2 3 4 5 3 4 4 5 5 Complètement vrai actuellement 0 1 2 0 1 2 0 1 2 3 4 5 0 1 2 3 4 5 0 1 2 3 4 5 3 3 4 4 Pas du tout vrai actuellement Groupe 5 21. Je ne serai jamais la personne que je pensais que je serais. 22. j’ai tout juste commencé à accepter la maladie comme une partie de ma vie avec laquelle je vais devoir apprendre à vivre. 23. Je commence à reconnaître où sont mes forces et mes faiblesses. 24. Je commence à sentir que j’apporte une contribution de valeur à la vie. 25. J’accomplis des choses qui valent la peine et qui sont satisfaisantes dans ma vie. 3 Pas du tout vrai actuellement Groupe 4 16. J’ai l’impression de ne plus savoir qui je suis. 17. j’ai récemment commencé à reconnaître qu’une partie de moi n’est pas affectée par la maladie. 18. Je commence juste à réaliser que je peux toujours être une personne de valeur. 19. J’apprends de nouvelles choses sur moimême alors que je travaille à mon rétablissement. 20. Je pense que le fait d’avoir travaillé pour dépasser la maladie a fait de moi une personne meilleure. Complètement vrai actuellement 5 5 Complètement vrai actuellement 0 1 2 3 0 1 2 0 1 2 3 4 5 0 1 2 3 4 5 0 1 2 3 4 5 3 4 4 5 5 303 Pas du tout vrai actuellement Groupe 6 26. Je suis en colère que cela me soit arrivé à moi. 27. Je commence tout juste à me demander si des choses positives pourraient arriver de ce qui m’arrive. 28. Je commence à réfléchir à quelles sont mes qualités particulières. 29. En devant faire face à la maladie, j’apprends beaucoup au sujet de la vie. 30. En surmontant la maladie, j’ai acquis de nouvelles valeurs dans la vie. 0 1 2 0 1 2 0 1 2 3 4 5 0 1 2 3 4 5 0 1 2 3 4 5 3 4 4 5 5 Complètement vrai actuellement 0 1 2 0 1 2 0 1 2 3 4 5 0 1 2 3 4 5 0 1 2 3 4 5 3 3 4 4 Pas du tout vrai actuellement Groupe 8 36. Je ne peux rien faire à propos de ma situation. 37. Je commence à penser que je pourrais faire quelque chose pour m’aider. 38. Je commence à me sentir plus confiant au sujet d’apprendre à vivre avec la maladie. 39. Je travaille ces jours sur des choses de la vie qui sont personnellement importantes pour moi. 40. J’ai des projets importants qui me donnent une raison d’être. 3 Pas du tout vrai actuellement Groupe 7 31. Ma vie me semble totalement inutile actuellement. 32. Je commence tout juste à penser que je peux peut-être faire quelque chose de ma vie. 33. J’essaye de penser à des moyens d’apporter une contribution dans la vie. 34. Je travaille ces jours sur des choses de la vie qui sont personnellement importantes pour moi. 35. J’ai des projets importants qui me donnent une raison d’être. Complètement vrai actuellement 5 5 Complètement vrai actuellement 0 1 2 3 0 1 2 0 1 2 3 4 5 0 1 2 3 4 5 0 1 2 3 4 5 3 4 4 5 5 304 Pas du tout vrai actuellement Groupe 9 41. Les autres savent mieux que moi ce qui est bon pour moi. 42. J’aimerais commencer à apprendre à m’occuper de moi correctement. 43. Je commence à apprendre davantage sur la maladie psychique et sur comment je peux m’aider moi-même. 44. Je commence à me sentir raisonnablement confiant en ce qui concerne la gestion de la maladie. 45. Maintenant je peux bien gérer la maladie. 0 1 2 0 1 2 0 1 2 3 4 5 0 1 2 3 4 5 0 1 2 3 4 5 3 3 4 4 Pas du tout vrai actuellement Groupe 10 46. Il ne me semble pas que j’ai actuellement un quelconque contrôle sur ma vie. 47. J’aimerais commencer à apprendre à gérer la maladie. 48. Je commence seulement à travailler pour remettre ma vie sur les rails. 49. Je commence à me sentir responsable de ma propre vie. 50. Je suis aux commandes de ma propre vie. Complètement vrai actuellement 5 5 Complètement vrai actuellement 0 1 2 3 0 1 2 0 1 2 3 4 5 0 1 2 3 4 5 0 1 2 3 4 5 3 4 4 5 5 305 ANNEXE XI GUIDE D’ENTRETIEN SEMI-DIRECTIF DE RECHERCHE 306 THÈME 1 – HISTOIRE DES TROUBLES Q1 - Quels ont été les premiers signes de la maladie ? Q2 - Quand cela a-t-il commencé ? Q3 - Quel était le signe de la maladie qui vous gênait le plus ? Q4 - Selon vous, quelles seraient les dimensions de votre vie qui ont été les plus touchées par la maladie? Q5 - Avez-vous déjà été hospitalisé en psychiatrie ? Si oui, quand pour la première fois ? Q6 - Par la suite, avez-vous vécu d’autres hospitalisations ? Pour quelles raisons ? Etaientelles selon vous justifiées ? Q7 - Quel diagnostic a été posé et à quel moment ? Q8 - Etiez-vous d’accord avec le diagnostic établi ? Que cela signifiait-il pour vous ? Q9 - Votre avis sur ce diagnostic a-t-il évolué au fur et à mesure de votre parcours ? et pourquoi ? Q10 - Pouvez-vous me retracer votre parcours de soin ? (les institutions fréquentées et qui suit aujourd’hui le patient) Q 11 - Quel regard portez-vous sur ce parcours ? (avez-vous été satisfait des soins prodigués, ou qu’est-ce qui selon-vous a manqué ?...) THÈME 2 - VÉCU ACTUEL DES TROUBLES Q 12 - Que signifie pour vous le terme de schizophrénie aujourd’hui ? Q 13 - Vous considérez-vous comme malade ? Q 14 - Pensez-vous que l’on puisse guérir de la schizophrénie ? Pour quelles raisons ? Que cela signifierait-il ? Q 15 - Quelle place le soin prend-il aujourd’hui dans votre vie ? Comment s’organise t-il ? (traitement etc.) Q 16 - Diriez-vous que vous avez encore des symptômes aujourd’hui ? Si oui : 307 - En souffrez-vous ? - Pouvez-vous les contrôler ? Si oui, comment ? Si non : à quoi cela est dû ? THÈME 3 - VÉCU DE L’EVOLUTION FAVORABLE Q 17- Selon votre médecin, vous connaissez actuellement une évolution favorable de votre trouble, êtes-vous d’accord avec cela ? Q 18 - A votre avis, quels sont les éléments qui lui permettent de penser cela ? Q 19 - Pour vous, que signifie cette évolution favorable ? Q 20 - Quel terme pourrait le mieux décrire votre état actuel ? Pourquoi ? Q 21 - Pour vous, quels sont les éléments qui permettent une évolution favorable ? Q 22 - Selon vous, quels éléments peuvent faire obstacle à une évolution favorable ? Q 23 – Y-a-t-il des personnes qui ont particulièrement contribué à votre mieux-être aujourd’hui ? Pour quelles raisons ? THÈME 4 - RAPPORT AU TROUBLE ET PROJECTIONS DANS L’AVENIR Q 24 - Pouvez-vous me décrire votre vie actuelle ? (comment s’organisent vos journées ?) Q 25 - Selon-vous, la maladie vous a-t-elle modifié ? A-t-elle modifié votre relation avec votre entourage ? A-t-elle modifié votre relation aux autres en général ? Q 26 - Comment voyez-vous l’évolution de la maladie dans l’avenir ? Q 27 - Quels sont vos projets pour l’avenir ? Q 28 - Auriez-vous des conseils à apporter aux personnes qui vivent avec la schizophrénie ? 308 ANNEXE XII TERMES REPRÉSENTATIFS DES CLASSES DE DISCOURS ISOLÉES PAR IRAMUTEQ 309 CLASSES DE DISCOURS Pour chacun des thèmes de notre entretien, nous avons regroupé les corpus de texte du discours des 26 sujets de notre échantillon. Pour chaque thème, Alceste a procédé à un découpage du corpus en différentes classes de discours que nous présenterons ci-dessous. Nous renseignerons les termes les plus significatifs avec les khi 2 associés (khi 2 ≥ 8). - Les termes indiqués en noir correspondent aux formes nominales (ex : mère = 69.16) - Les termes indiqués en bleu correspondent aux pronoms, adjectifs et formes adverbiales (ex : ma = 32.32) - Les sujets représentatifs de chaque classe de discours (le cas échéant) sont indiqués en rouge. La numérotation des sujets nous permet en outre de repérer leur appartenance à une des trois catégories de rétablissement (définie par les réponses à l’échelle STORI après réduction statistique) (ex : S3, C1 = 94.15). 310 Thème 1 - Rapport aux troubles : perspective historique L’analyse Alceste de notre premier thème fait apparaître quatre classes de discours. Le corpus comporte 816 UCE dont 584 ont été prises en compte dans l’analyse (71.57% des UCE totales). CLASSE 1 Formes Khi2 Formes Khi2 Mère 69.16 Horrible 16.26 Suicide 49.59 Ouvrir 16.26 Bretagne 48.77 Enfance 14.38 Revenir 35.61 Femme 14.38 Maison 31.76 Téléphone 14.38 Venir 29.69 Recevoir 13.08 Téléphoner 28.19 Violent 10.4 Acheter 28.19 Enfant 10.4 suicider 27.81 Agresser 10.4 Grand-père 27.81 Epoque 9.59 SDF 27.81 Appartement 9.53 Trois-quart 27.81 Vie 8.79 Marier 27.81 Famille 8.64 Père 26.63 Parent 8.32 Rue 24.52 Cauchemar 8.16 Appeler 23.88 Ma 32.32 Porte 22.49 Ouvrir 22.49 An 17.7 Tableau 1 : Termes représentatifs de la classe 1 du thème 1 (73 unités de contexte élémentaire [UCE] [12.5% UCE]). 311 CLASSE 2 Formes Khi2 Formes Khi2 Diagnostic 67.67 Fur-et-à-mesure 10.79 Schizophrénie 63.24 Diagnostiquer 10.79 Médecin 53.88 Mot 10.35 Poser 33.53 Psychiatre 9.8 Symptôme 26.81 Raconter 9.47 Donner 25.47 Trouver 9.29 Comprendre 25.05 Exister 8.62 Schizophrène 19.17 Rassurer 8.62 Question 19.17 Paranoïde 8.62 Trouble 18.5 Accord 8.56 Livre 15.16 Recul 8.23 Vrai 12.11 Savoir 8.86 Psychique 11.57 On 8.67 Terme 10.79 Maintenant 8.32 Compliqué 10.79 Tableau 2: Termes représentatifs de la classe 2 du thème 1 (186 unités de contexte élémentaire [UCE] [31.85% UCE]). 312 CLASSE 3 Formes Khi2 Formes Khi2 Hôpital 108.09 École 13.91 Jour 73.85 Paris 13.91 Mois 61.37 Injection 13.91 Rester 38.63 Sortir 13.62 Travailler 22.08 Manger 13.3 Psychiatrique 20.63 Infirmier 13.06 Super 17.84 Endroit 12.7 Semaine 17.73 Sortie 12.7 Aller 17.03 Pendant 30.36 Période 16.43 Après 17.39 Retourner 15.71 Depuis 16.40 Heure 15.37 * S26 – C2 12.0 Minute 15.27 * S12 – C2 8.64 Suivre 15.07 * S9 – C1 8.64 Hospitaliser 15.07 Tableau 3 : Termes représentatifs de la classe 3 du thème 1 (166 unités de contexte élémentaire [UCE] [28.42% UCE]). 313 CLASSE 4 Formes Khi2 Formes Khi2 Signe 60.03 Gênant 16.2 Peur 41.58 Maladie 15.92 Entendre 31.45 Parano 14.87 Commencer 28.53 Toucher 14.87 Voix 26.36 Passer 13.77 Moment 25.54 Penser 11.85 Impression 24.23 Gêner 11.79 Monde 23.89 Radio 10.77 Hallucination 22.1 Autour 11.79 Dépression 21.58 Dehors 11.63 Délire 19.47 * S7 – C3 11.23 Petit 18.19 * S23 – C2 7.52 Pensée 16.57 Tableau 4 : Termes représentatifs de la classe 4 du thème 1 (159 unités de contexte élémentaire [UCE] [27.23% UCE]). 314 Thème 2 - Rapport aux troubles : représentations actuelles L’analyse Alceste de notre second thème fait apparaître trois classes de discours. Le corpus comporte 365 UCE dont 292 ont été prises en compte dans l’analyse (80.00 % des UCE totales). CLASSE 1 Formes Khi2 Donner 17.58 Arriver 16.64 Contrôler 13.81 Entendre 12.31 Essayer 12.28 Partir 12.28 Gens 10.96 Bruit 10.28 Travailler 9.76 Famille 8.54 Concentrer 8.54 * S25 – C2 9.12 Tableau 5 : Termes représentatifs de la classe 1 du thème 2 (109 unités de contexte élémentaire [UCE] [37.33% UCE]). 315 CLASSE 2 Formes Khi2 Angoisse 25.72 Crise 19.68 Panique 16.81 Marcher 15.53 Semaine 15.53 Hôpital 15.53 Mettre 14.88 Rendez-vous 13.96 Important 13.96 Respirer 13.96 Lettre 13.96 Midi 13.96 Passer 13.79 Prendre 11.46 Docteur 11.13 Pleurer 11.13 *S10-C2 27.8 *S20-C2 16.73 *S12-C2 9.8 Tableau 6 : Termes représentatifs de la classe 2 du thème 2 (78 unités de contexte élémentaire [UCE] [26.71% UCE]). 316 CLASSE 3 Formes Khi2 Formes Khi2 Guérir 47.79 Cas 10.91 Malade 38.62 Rapport 10.91 Maladie 30.41 Guérison 9.49 Considérer 26.19 Accepter 8.72 Penser 19.99 Mais 11.5 Vivre 19.4 Pouvoir 10.2 Normal 14.65 Mieux 9.91 Sûr 14.65 Peut-être 9.91 Traitement 12.96 Aujourd’hui 9.53 Vie 12.56 *S7 – C3 13.13 Schizophrénie 12.22 *S26 – C2 8.72 Tableau 7 : Termes représentatifs de la classe 3 du thème 2 (105 unités de contexte élémentaire [UCE] [35.96% UCE]). 317 Thème 3 - Rapport à l’évolution favorable CLASSE 1 Formes Khi2 Évolution 20.55 Parler 19.99 Favorable 19.46 Penser 12.19 Travail 11.4 Connaître 11.05 Etat 10.33 Aide 9.62 Trouver 9.62 Ami 8.91 Vraiment 8.22 * S 24 – C3 9.5 * S 21 – C3 8.8 Tableau 8 : Termes représentatifs de la classe 1 du thème 3 (234 unités de contexte élémentaire [UCE] [60.15% UCE]). 318 CLASSE 2 Formes Khi2 Prendre 53.55 Arrêter 33.45 Fumer 25.19 Commencer 20.3 Aller 14.99 Effet 13.91 Temps 13.63 Matin 12.75 Mois 12.33 Truc 11.33 Battre 10.76 Soin 10.76 Médicament 9.95 An 9.88 Secondaire 9.2 Boire 9.2 * S 3 – C1 28.99 * S 23 – C2 16.96 Tableau 9 : Termes représentatifs de la classe 2 du thème 3 (155 unités de contexte élémentaire [UCE] [39.85% UCE]). 319 Thème 4 – Rapport à soi : intégration du vécu expérientiel et projections dans l’avenir CLASSE 1 Formes Khi2 Laisser 26.35 Rester 26.14 Schizophrénie 21.88 Révéler 21.88 Alcool 17.43 Monde 14.88 Envie 13.87 Rechute 12.95 Permettre 12.75 Vraiment 12.18 Positif 11.46 Aider 10.89 * S 1 – C3 10.4 Tableau 10 : Termes représentatifs de la classe 1 du thème 4 (51 unités de contexte élémentaire [UCE] [18.89% UCE]). 320 CLASSE 2 Formes Khi2 Projet 35.9 Instant 24.71 Sortir 21.59 Aller 21.17 Besoin 16.69 Seul 15.35 Activité 13.96 Côté 13.25 Cause 12.02 Aimer 10.68 Avenir 9.47 Mois 9.44 Reprendre 9.44 Tableau 11 : Termes représentatifs de la classe 2 du thème 4 (75 unités de contexte élémentaire [UCE] [27.78% UCE]). 321 CLASSE 3 Formes Khi2 Relation 22.0 Modifier 20.65 Arriver 17.56 Niveau 15.07 Gens 14.26 Entourage 12.92 Parler 11.95 Connaître 11.95 Maladie 11.61 Malade 10.21 Apprendre 9.27 Normal 8.15 Tableau 12 : Termes représentatifs de la classe 3 du thème 4 (144 unités de contexte élémentaire [UCE] [53.33% UCE]). 322 ANNEXE XIII ENTRETIEN SEMI-DIRECTIF AVEC MONSIEUR R 323 Tout d’abord je vais vous demander quels ont été les premiers signes de la maladie ? J’entendais des voix et je ne me sentais pas en sécurité, quoi. Vous pouvez me parler des voix que vous entendiez ? Quand je suis en hauteur y’a des voix qui me disent de sauter, ça m’arrivait souvent chez ma mère comme elle habite au septième étage. Ça m’arrivait à chaque fois que j’allais la voir. A chaque fois que je vais chez ma mère, y’a des voix qui me disent de sauter dans le vide. Elles n’étaient présentes qu’à ce moment-là ? Non, chaque fois que je suis en hauteur, ça me le fait. Et c’est des voix qui vous poussaient à vous faire du mal ? Oui. D’accord. Quand cela a-t-il commencé ? J’avais à peu près douze ans. Quel était le signe de la maladie qui vous gênait le plus ? C’était ces voix qui me gênaient et puis la vision : quand je voyais, je voyais petit. C'est-à-dire ? Est-ce que vous pouvez m’expliquer ? Quand je regardais quelqu'un, une personne, ben je la voyais en petit. Vous la voyiez plus petite qu’elle n’était en réalité ? Les téléphones, tout… 324 Donc pas forcément juste des personnes… Exactement. Et ça aussi lorsque vous aviez douze ans ? Non, ça fait dix ans à peu près. Ça m’arrive encore. Moins souvent mais ça m’arrive encore. Donc ce type de perturbation qui était vraiment importante : le fait d’entendre de voix, de voir des choses un petit peu bizarres, la réalité se transformer. Est-ce qu’il y avait d’autres choses présentes à votre avis liées à la maladie ? Je ne vois pas. Quels étaient les domaines de votre vie les plus touchés par la maladie, par ces signes que vous me décrivez… C’est surtout familial. Là en ce moment vous êtes à la clinique, est-ce que vous avez déjà été hospitalisé en psychiatrie ? Oui, trois fois. J’étais à S. et une fois avant aussi l’année dernière et puis il y a trois ans. C’était lié à quoi ces hospitalisations ? Je me suis renfermé sur moi-même, je ne bougeais pas de la maison, je n’étais pas bien. Et qui alors a remarqué… Ma sœur. Elle m’a fait hospitaliser C’est elle qui vous a fait hospitaliser. Est-ce que vous à ce moment-là vous étiez d’accord ? 325 Au début, je ne voulais pas y aller mais après on m’a dit que c’était pour mon bien. Et avant ces hospitalisations, est-ce que vous aviez déjà consulté un médecin ou un psychologue ? Je voyais un psychologue à P. et je ne parlais pas de mes voix. Quand je voyais petit, ça je lui ai dit mais c’est tout. Et vous n’aviez pas de traitement ? Non, c’est à l'hôpital qu’ils m’ont donné un traitement. Depuis que j’ai connu le Dr T. je me sens mieux qu’avant. Ça fait combien de temps que vous êtes ici ? Depuis septembre. Est-ce que vous avez eu connaissance du nom de la maladie, du diagnostic ? Non. Quel regard vous portez aujourd'hui sur votre parcours de soin ? Cette hospitalisation-là m’a fait beaucoup de bien quand même. Je faisais des rêves, j’avais des hallucinations et j’en fais plus. Je ne me sentais pas en sécurité et là je me sens plus en sécurité qu’avant. C’est lié à quoi, comment vous comprenez cette amélioration ? Je ne sais pas peut-être que c’est le traitement que le Dr C. me donne. Est-ce qu’aujourd'hui vous vous considérez comme malade ? Oui, quand même un peu oui. 326 Pourquoi ? Parce que des fois je ne me sens pas bien encore. Qu’est-ce qui est encore présent ? Ce qui reste, c’est des souvenirs de la maladie, mon divorce aussi, y’a à peu près cinq-six mois. C’est ça qui est douloureux encore, quand vous vous souvenez des événements tristes de votre vie. Oui… Est-ce que vous souffrez encore de ce que vous me disiez tout à l’heure : entendre des voix qui vous poussent à faire des choses, voir la réalité… Ça j’en souffre encore mais moins qu’avant. Des fois je souffre d’hallucinations, je vois des araignées et en fin de compte il n’y a rien. Je sais qu’il n’y a rien mais je les vois. Je les vois. Je n’aime pas les araignées. Vous savez quand vous les voyez que ça n’existe pas ? Je sais que ça n’existe pas mais je les vois. Et du coup le fait de vous dire « ça ce n’est pas la réalité », est-ce que c’est un petit peu rassurant ? Oui c’est vrai. Est-ce que ça a été toujours possible de vous dire que ça n’existait pas ? 327 C’est ce que je me dis. Au début, tout au début j’y croyais mais après je me suis dit que ce n’était pas possible, ce n’est pas possible des araignées qui sortent de ma peau. Je me disais dans ma tête ce n’est pas possible, il n’y a rien. Qu’est-ce qui fait que vous avez réussi à vous dire que ce n’était pas vrai ? Elles me toucheraient…mais ça ne vient pas sur moi. C’est votre raisonnement en fait : « si elles existaient vraiment elles viendraient sur moi ». Exactement. On parle là de l’évolution favorable ; est-ce que vous pensez que l’on peut guérir d’un trouble psychique tel que vous en souffrez ? Non je ne crois pas parce que c’est traumatisant. Si on a vécu quelque chose de dur, on ne peut pas l’oublier. Pour vous guérir c’est oublier ? Oui. Donc c’est tellement dur qu’on ne peut pas oublier donc on ne peut pas guérir. Voilà. Quelle place prend le soin aujourd'hui dans votre vie ? Ça se passe très bien depuis que j’ai rencontré le Dr T. Vous vous voyez souvent ? Comment ça se passe ? Bien. Il me pose des questions, je réponds. 328 Vous voyez peut-être des psychologues, des infirmiers… Non, juste le Dr T. Mis à part les hallucinations dont vous me parlez, voir des araignées qui n’existent pas, est-ce que vous souffrez d’autres symptômes ? Ben j’ai du mal avec mon ventre, je me suis fait opérer trois fois mais j’ai toujours mal au ventre, je ne sais pas d’où ça vient. Vous pensez que c’est lié à la maladie psychique ? Ben on m’a dit que c’était dans la tête, ils ont fait des radios, ils n’ont rien trouvé. Et c’est quoi comme douleur ? Oh ça me fait mal, grave. Est-ce que ça peut passer en faisant des choses ? Non, j’ai essayé mais ça ne passe pas. Vous n’avez pas de petit truc… Non, pas pour le ventre, pour les araignées, oui. Comme je vous le disais tout à l’heure, selon votre médecin, le Dr T., vous connaissez actuellement une évolution favorable de vos difficultés. Déjà, êtes-vous d’accord avec cela ? Oui. A votre avis, quels sont les éléments qui lui permettent de penser cela ? 329 Ben je ne sais pas… Peut-être qu’il a vu les moments difficiles… Si je comprends bien, votre médecin pense que vous allez mieux aujourd’hui compte tenu de ce que vous avez vécu de difficile. Et alors pour vous, ça veut dire quoi aller mieux ? C'est-à-dire moins d’hallucinations, j’ai construit une autre vie maintenant. Depuis que je me suis séparé de mes enfants, je ne les vois plus comme avant, il faut que je trouve un petit studio pour que je puisse les voir. Vous avez combien d’enfants ? Quatre. Maintenant vous auriez envie après ce temps à la clinique de pouvoir trouver un petit studio pour les accueillir. Oui, voilà. C’est ça. Si vous deviez employer un mot pour qualifier votre évolution actuelle, ce serait lequel ? La patience. C'est-à-dire qu’aujourd'hui vous êtes patient ? Par rapport à avant, oui. Qu’est-ce qui a permis votre mieux-être aujourd'hui ? Je me dis que je suis quand même un peu comme tout le monde, c'est-à-dire que moi aussi je peux changer en bien, pouvoir rencontrer des gens à qui je parle et qui me comprennent. Les gens que je vois ils ne comprennent pas, ils ne savent pas ce que j’ai vécu, ils ne comprennent pas comment je réagis, comment je pense. C’est dur ça. 330 Et là depuis peu vous sentez que c’est possible. Oui. Et être un peu comme tout le monde, qu’est-ce que cela voudrait dire ? Etre en sécurité. Donc ne plus avoir ce que vous me disiez à propos de la maladie : le sentiment d’être en danger… Oui. Et qu’est-ce qui favorise cela, on en a déjà un peu parlé, est-ce que vous avez d’autres idées ? Non je ne vois pas. Est-ce qu’il y a des personnes qui ont particulièrement contribué à votre mieux-être ? Ma sœur. Elle m’a aidé à faire toutes les démarches et à me faire soigner. Elle et puis mon assistante sociale, c’est elle qui m’a conseillé le Dr T. Selon vous est-ce que la maladie vous a modifié ? Un peu quand même. Avant j’étais plus heureux que maintenant. Avant je voyais mes enfants, je faisais du sport. Je faisais plein de choses avant, maintenant je ne fais plus rien. Depuis ma séparation, je ne me sens pas bien. La maladie a-t-elle modifié vos relations avec votre entourage ? Un peu quand même. Je parle mieux, je m’entends mieux avec mes sœurs, avec mes enfants. Je m’entends mieux avec eux maintenant qu’avant. C’est récent, hein. Comment vous expliquez cela alors ? 331 Je ne sais pas. Et avec les autres, c’est pareil ? Vous diriez que c’est mieux maintenant ? Mais j’ai du mal à être avec les gens. J’ai du mal à parler avec les gens, je ne sais pas pourquoi. Peut-être je suis timide un peu ou je ne sais pas… Ce n’est peut-être pas lié à la maladie…Pourtant vous disiez que vous en aviez besoin ? C’est ça oui. Comment voyez-vous l’évolution de la maladie dans l’avenir ? J’espère qu’avec les traitements j’irai mieux, ne plus avoir d’hallucination, ne plus avoir mal au ventre. Quels sont vos projets pour l’avenir ? Trouver un petit travail et trouver un studio pour que je puisse voir mes enfants et on verra après. C’est des beaux projets…et enfin je vous demanderai : est-ce que vous auriez des conseils à apporter aux gens qui comme vous traversent l’épreuve d’une maladie psychique ? Oui, d’être patients. Voyez-vous d’autres choses à ajouter ? C’est important de se sentir en sécurité parce que quand on ne se sent pas en sécurité, on n’est pas bien. Quand on est avec des gens avec qui on peut en parler, c’est mieux. Je vous remercie. 332 ANNEXE XIV ENTRETIEN SEMI-DIRECTIF AVEC MADEMOISELLE C 333 Alors la première question que je vais vous poser c’est : quels ont été les premiers signes de la maladie ? Les premiers signes de la maladie…ça remonte à un bout de temps et en fait j’écris beaucoup de textes par rapport à ça etc., j’ai aussi mon étude personnelle quant à ça et c’est vrai qu’en fait le problème de la maladie mentale, notamment la schizophrénie personne ne sait ce que c’est, on n’en parle pas, comme je dis souvent quand on a une angine ou du diabète, on sait comment se soigner, on sait ce que c’est, « j’ai une angine, je vais voir le toubib etc. » et le problème des troubles psychiques c’est qu’on n’en parle jamais, ce qui fait que quand on est confronté à ça, du coup on sait pas du tout qu’en fait c’est une maladie mentale donc le problème des premiers troubles c’est qu’à la base on sait pas que c’est vraiment des troubles psychiques. En gros, ce qui nous arrive, on ne comprend rien. Moi j’ai dix ans d’expérience derrière moi ; les premiers troubles ça a été…donc maintenant je peux dire vraiment ce que c’était, donc des états psychotiques de psychose totale, une perte de la réalité et surtout des angoisses énormes, des angoisses paniques, des souffrances psychiques etc. et à l’époque je ne savais pas que c’étaient les premiers troubles. Pour que je comprenne bien, quand vous parlez « d’état psychotique total », qu’est-ce que vous entendez ? Euh ben avec le recul je sais maintenant ce qui m’est arrivé mais le problème c’est que ça vient pas du jour au lendemain, c’est un processus qui se met en forme sur... moi ça a duré à peu près six mois, donc on commence à partir dans des délires les premiers temps et puis on les nourrit, on les nourrit, on les nourrit sans se rendre compte qu’on est en train de tomber ; on commence à avoir très très peur, on est effrayé tout le temps… Et quel contenu de ces délires ? Je me souviens plus exactement mais c’est des angoisses très fortes j’ai un peu fait abstraction de tout ça, mais je sais que j’avais très très très peur. Tout le temps. J’étais vraiment effrayée effrayée. Mais de quelqu'un en particulier ? 334 Non, je…je ne pourrais même pas dire exactement ce qui m’est arrivé mais je sais que j’étais dans des phases délirantes, mais voilà c’est un truc qui vient pas du jour au lendemain comme ça, qui vous assomme, c’est petit à petit. Et ça se manifestait comment chez vous ? Vraiment moi, tout ce dont je me souviens – ça a commencé, ma première hospit’ c’était en 2001 – c’était vraiment la peur, quoi…peur d’être observée, peur qu’il y ait des micros dans ma piaule, peur qu’on m’espionne, peur qu’on me suive…de ce que je me rappelle c’est vraiment ça. Ah oui, vous aviez l’impression qu’on vous observait… Oui, oui, oui. Effectivement ça doit être très effrayant… Ah oui, mais à un point vraiment…c’était très très très dur…très très très dur….j’aillais même plus me laver ni prendre ma douche parce que j’avais peur qu’on me regarde pendant que je me lave… Eventuellement y’avait des caméras chez vous, des choses comme ça… Oui, voilà, c’est vraiment les signes précurseurs de la schizophrénie, en général ça commence comme ça. Et donc le signe de la maladie qui vous gênait le plus à ce moment-là ? L’angoisse, la peur. Je suis arrivée à l'hôpital psy, j’étais dans un tel état de terreur, je me souviens très bien que la première nuit que j’ai passée en hôpital psy, j’ai demandé à l’infirmière de rester avec moi dans la chambre parce que sinon je ne pouvais pas dormir toute seule, je flippais trop. Je lui ai demandé de rester à côté de moi…enfin voilà, quoi. A l’époque, vous viviez seule ? 335 Oui, je vivais seule. Du coup vous n’aviez personne à qui parler un peu de ces peurs ? Oui puis alors voilà, ben ça c’est aussi un peu le nœud de tout ça c’est que j’étais vraiment très très seule. Je venais de perdre mes parents, j’avais pris un petit studio, j’étais seule au monde alors que pendant vingt ans j’avais vécu dans une famille où y’avait tout le temps des gens, puisque mes parents ce n’étaient pas mes vrais parents, c’était une famille d’accueil donc y’avait tout le temps plein d’enfants. J’ai vécu avec plein d’enfants, mes frères et sœurs on était 7, des fois on était une dizaine et paf du jour au lendemain je me suis retrouvée dans un petit studio toute seule, je faisais des études de droit, donc je me souviens qu’au début j’étais très sérieuse dans mes études, j’avais ma petite table dans mon studio, j’écrivais des fiches etc., et à partir du moment où j’étais toute seule au début ça allait et puis après j’ai commencé à rencontrer certaines personnes et puis il y a eu aussi un délire par rapport à ces personnes, je pensais qu’elles me voulaient du mal. Ça c’est aussi les symptômes typiques de la schizophrénie. Et selon vous quelles seraient les dimensions de votre vie qui ont été le plus touchées par la maladie ? Ma vie privée, oui, en effet…toutes les dimensions, ça je l’avais écrit dans mon cahier, l’environnement social. On est vraiment seul, personne ne vient nous voir. On n’a plus d’amis, on n’a plus de famille on est replié. On n’a plus de vie privée. La vie professionnelle aussi parce qu'on ne peut pas aller travailler avec de tels troubles psychiques, c’est trop intense. Moi je sais qu’à l’époque j’étais animatrice je me souviens d’avoir fait une semaine de colonies de vacances je suis rentrée chez moi, j’étais dans un état…c’était assez horrible. Tourtes les dimensions sont touchées. Vos études par exemple… Ça non j’ai réussi à avoir mes examens. Ça c’était un peu parce que j’ai toujours été quelqu'un de brillante depuis toute petite. J’ai toujours aimé les études. J’ai réussi à avoir ma Maîtrise de Droit quand même. Je me souviens que je bossais à l'hôpital, j’avais mes cahiers, je bossais 336 jusque tard le soir. Ça ça a toujours été quelque chose de moteur chez moi, d’ailleurs quand j’ai arrêté d’étudier, je me suis aussi ramassée…ça ça a été préservé. Donc la première hospitalisation en 2001 si je comprends bien. Ensuite, avez-vous eu d’autres hospitalisations ? Pratiquement toutes les années. Disons que j’ai eu trois grosses hospitalisations. La première en 2001, c’était la première donc forcément ça a duré plus de six mois et après tous les ans j’avais minimum trois semaines d’hospitalisation parce que je n’avais pas pris mon traitement. En fait quand j’analyse tout ça, je remarque que pendant au moins quatre-cinq ans je n’étais pas angoissée, je n’avais plus ces angoisses paniques, ces crises d’angoisse. Je n’avais pas ces symptômes. Quand ça m’arrivait, quand j’avais une crise d’angoisse, j’étais tellement en panique que j’allais tout de suite me faire hospitaliser, deux-trois semaines…ça pouvait être deux fois trois semaines dans l’année. Donc c’est vous qui étiez à l’initiative… Oui, oui. C’est moi qui me présentais à l’accueil et qui me faisais hospitaliser. Et toujours pour les mêmes raisons… Au début, 2002, 2003, 2004 je n’avais pas vraiment d’étape psychotique comme j’en avais eu avant et comme j’en ai eu après. C’était vraiment une réaction à l’angoisse. Donc les hospitalisations étaient courtes, je reprenais un traitement et ça allait. Vous semblez faire la distinction entre ces années et ensuite où vous avez eu une rechute avec des éléments psychotiques… Oui, une rechute assez terrible. Ça a commencé à partir de 2006-2007. Disons eue j’ai eu une relation amoureuse avec quelqu'un à qui je tenais beaucoup. Cette personne était assez instable, alcoolique et je prenais vachement soin de lui. Par exemple je ne dormais pas la nuit parce que des fois il s’étouffait et que j’avais peur. J’étais tout le temps présente et je ne pensais pas du tout à moi donc j’ai commencé à chuter, chuter, chuter peut-être parce qu'à l’époque le traitement ne me convenait plus. J’ai pris du Risperdal jusqu’en 2005-2006, je ne 337 sais pas si vous connaissez ce neuroleptique. C’est vrai qu’on dit qu’à partir d’un certain moment le traitement ne convient plus donc voilà le traitement ne me convenait plus du tout. J’étais un peu dans une impasse, je ne voyais plus mes amis parce que j’étais avec cet homme-là, c’était compliqué. Le truc aussi dont je parle beaucoup dans mes textes c’est qu’il n’y a pas assez de prévention psy. On attend trop longtemps avant de se faire hospitaliser, donc après, forcément c’est pire. Vous semblez dire qu’à ce moment-là ce n’était pas tellement des angoisses, mais plus des contenus… Si, les angoisses ont repris en 2006-2007, à peu près six-sept mois après être sortie avec cet homme-là. C’étaient des épisodes psychotiques et des angoisses très très très fortes que je n’avais jamais connues. L’impression d’être observée, bon j’expliquais l’autre fois dans un groupe que quand on est schizophrène, on a certaines paranos qui reviennent, ça c’est obligatoire mais quand on se fait soigner et qu’on fait une psychothérapie, il y a des choses qui sont acquises, par exemple le fait de se sentir observé, c’est quelque chose qui est acquis donc si cela m’arrive – mais bon cela ne m’arrive plus – je me sens observée, bon ben je me dis : « vous n’avez qu’à m’observer », ça c’est assez simple, je souris et je dis « ben observezmoi ». Si j’ai l’impression qu’on m’écoute, je dis « ben écoutez-moi ». Ça c’est des techniques. Vous avez souffert d’hallucinations ? Non, non. Donc c’est plus ce que vous dites : la parano et l’angoisse. Oui la parano et l’angoisse, des épisodes psychotiques et des angoisses paniques. Ces angoisses, je les ai encore en fait. Elles ont recommencé vraiment en 200-2007 et elles ne m’ont pas lâchée jusque maintenant. A un moment donné, j’ai attendu trop longtemps avant de me faire hospitaliser, deux ans pratiquement…voyez dans quel état je pouvais être. Quand je me suis fait hospitaliser, c’était tout le temps, 24/24. J’étais tout le temps tout le temps angoissée, terrifiée, peureuse… 338 Pour que je comprenne bien, est-ce que vous pouvez me décrire un peu ces angoisses ? Oui, c’est marrant parce que les gens qui ne connaissent pas ça ne savent pas du tout ce que ça peut faire. Moi je décris cela comme si j’avais une énorme araignée ou une bête ou je ne sais pas quoi qui se collait sur moi et m’empêchait de respirer, qui me fait un étau. Moi je compare ça à une angoisse de mort. Et quand ça m’arrive je ne peux pas marcher, je ne peux pas courir, je ne peux pas écouter la radio, je ne peux pas regarder la télévision, je ne peux rien faire. La seule chose que je peux faire c’est prendre tout de suite un traitement, un anxiolytique, m’allonger et respirer, respirer à fond. Ça fait un bout de temps que ça traîne mais maintenant j’arrive à savoir quand elle va arriver, c'est-à-dire que les toutes premières prémisses – ça va très vite – mais quand je sens que ça va arriver, je me dis « attention, là » donc je prends mon traitement et je me dis « allez casse-toi, je t’ai senti venir donc tu peux t’en aller ». Le plus dur pendant toutes ces années c’est que je ne prenais pas assez soin de moi. Je me mettais dans des situations pas possibles, j’allais à Paris et donc j’avais ces angoisses dans la rue. Et quand on a ces angoisses dans la rue, c’est hyper dur, ça fait mal parce qu'on se dit : « avant de rentrer chez moi j’en ai pour une heure et demie, deux heures », donc on se dit qu’on va souffrir pendant une heure et demie, deux heures. En fait je pourrais comparer ça à un avantgoût de l’épilepsie. Si je me laisse aller, si je prends pas sur moi et si je cède à la panique, j’ai l’impression que je vais faire une crise épileptique, donc en fait le plus dur dans ces angoisses ça a été de ne plus céder à la panique, de s’armer de sang-froid et de se dire « ça va se calmer, ça va se calmer ». Je vois que vous avez une stratégie, celle de prendre un anxiolytique et vous arrivez à vous parler… Quand ça m’arrive ce genre d’angoisse panique, j’arrive plus à ma parler, le cerveau il n’y a plus rien. Je me mets en position latérale de sécurité dans mon lit et je fais des exercices de respiration, voilà, j’attends que ça se passe. Ça passe. Dernièrement, ça fait une semaine et demie, je me suis aperçue que quand ces choses-là m’arrivaient, j’avais un besoin de pleurer. J’étais dans une souffrance assez importante et que finalement il y avait un élément déclencheur. Il y a tout le temps un élément déclencheur, ça n’arrive pas comme ça. Avant, je n’arrivais pas à trouver : « mais pourquoi, qu’est-ce qui s’est passé ? ». Maintenant j’arrive à savoir ce qui l’a déclenché et des fois c’est des petites choses bénignes, par exemple une fois ça a été, j’étais avec ma sœur, on parlait, on parlait et on a parlé du passé, de dix ans avant 339 quand j’étais chez ma maman. Donc voilà, crise d’angoisse. Ça peut être des choses bénignes, des choses à la con et ça explose. Maintenant j’ai remarqué que quand ça m’arrivait, intérieurement je souffre et j’ai besoin de faire une crise de larmes. Comme j’ai beaucoup de mal à pleurer, je prends sur moi et j’attends que ça passe. Depuis une semaine et demie, je pleure, et je me dégage, je n’ai pas ces sensations terribles. J’ai compris que finalement quand ça m’arrivait j’avais besoin de pleurer et comme j’avais beaucoup de mal à pleurer, finalement j’ai compris que c’était ça. C’est un long boulot. Oui, je vois que vous avez beaucoup cheminé…alors en termes de diagnostic, quel diagnostic a été posé ? Schizophrénie, bien sûr. Est-ce que j’ai tout de suite été diagnostiquée schizophrène, je ne pense pas, cela a pris du temps et là le diagnostic est posé, je suis schizophrène paranoïde, donc paranoïde, ça veut dire que je ne suis pas complètement dans une phase de la maladie qui est dure, irrémédiable etc. Un schizophrène paranoïde, c’est quelqu'un qui peut se débrouiller complètement tout seul, qui peut faire sa vie de A à Z, qui peut prendre tout ça en main, qui est capable de se faire la cuisine, de prendre soin de son intérieur, de prendre soin de soi, qui est capable de parler, quelqu'un de normal du moment où il prend son traitement et qu’il continue à être suivi. Quelqu'un qui peut se débrouiller, qui ne va pas se retrouver à Paris du jour au lendemain en disant qu’est-ce que je fais là ? ». Vous vous souvenez du moment où a été posé ce diagnostic ? Schizophrénie paranoïde, je dirais trois-quatre ans. Et est-ce que vous étiez d’accord avec ce diagnostic ? Au début, non : « non mais ça va pas ou quoi ? J’ai rien de schizophrène, je suis pas du tout schizophrène, tout va bien ». Qu’est-ce que ça signifiait pour vous la schizophrénie ? La schizophrénie on pense tous que c’est un dédoublement de la personnalité et finalement j’ai bossé là-dessus et ça n’a rien à voir avec tout ça. C’est plein de choses. C’est maintenant 340 que j’ai compris en bossant là-dessus – parce que j’ai vachement bossé – que le schizophrène est quelqu'un qui perd tout contact avec la réalité. A partir du moment où j’ai compris cette définition, j’ai compris que j’étais schizophrène. J’ai compris qu’il y a des fois où j’ai perdu totalement contact avec la réalité, donc j’accepte le diagnostic. J’entends que votre avis a évolué sur la question… Oui, parce qu'en plus je ne bossais pas là-dessus, c’est seulement depuis quelques temps que je m’intéresse à ces phénomènes psys, que je bouquine, que je regarde des DVD. J’écris aussi des chroniques, je participe à des groupes de parole etc. C’est vrai que par exemple le fait de me dire que j’ai eu des états psychotiques et je ne m’en suis jamais rendue compte pendant toutes ces années. C'est-à-dire que des fois je pouvais partir dans des délires, ce que j’ai appelé des états psychotiques, des délires. Et comme je n’avais pas accès à ce que je pensais, c’est ça aussi le trouble du schizophrène, je ne sais pas si on vous a déjà dit ça, on ne sait pas à quoi on pense. « Tu penses à quoi ? – ben je ne sais pas…et toi à quoi tu penses ? – oui moi je sais à quoi je pense, et toi ? – moi je n’ai aucune idée de ce que je suis en train de penser, vraiment ». C’est ce que j’appelle l’accès à la pensée, à la réflexion, ça change tout. C’est intéressant parce que c’est ce qui expliquerait que du coup vous étiez dans le délire parce que vous n’étiez pas en mesure de savoir ce à quoi vous pensiez ? Exactement. Je ne savais pas que j’étais en train de délirer, je ne me sentais pas bien, mais je ne savais pas que j’étais en train de délirer, je ne savais pas sur quoi, je ne savais pas pourquoi. Par exemple si au moment où vous vous sentiez observée, on vous avait demandé à quoi vous pensiez, vous auriez dit : « je pense qu’on est en train de m’observer »… Ah non non, c’est beaucoup plus compliqué que cela. Le fait de sentir observé, oui on peut commencer à délirer. Ma première crise a beaucoup été axée là-dessus. Je ne peux pas vous donner d’exemple… Ce que je cherche à comprendre c’est que vous vous sentez observée, ok, mais peut-être que cela va provoquer une pensée : « pourquoi on m’observe, qu’est-ce que j’ai de 341 particulier, est-ce que je suis quelqu'un de particulier, » ou pas du tout, ça ne provoque pas ce genre de pensée ? Bien sûr, ça provoque ce genre de pensée : « qui je suis, pourquoi, qu’est-ce qui se passe » ? Et vous y répondez à ce genre de question ? On peut se dire, je ne sais pas : « on m’observe parce que je suis quelqu'un d’extraordinaire »… Oui, carrément, on est en plein délire, on sait très bien que le fait de s’expliquer, de délirer, quelques fois ça nourrit et c’est aussi des excuses, des tremplins pour ne pas passer au suicide ou pour ne pas sauter par une fenêtre…il y a différentes phases de la maladie aussi. A partir de 2006-2007 j’ai commencé vraiment à faire des psychoses et je ne savais pas du tout que j’étais en train de délirer et je ne savais pas du tout à quoi je pensais. Avec le temps, aussi avec le traitement, parce que j’ai pris beaucoup de traitements, il a fallu trouver un traitement, une fois j’étais à l’arrêt de bus et je me suis rendue compte à quoi je pensais et là je me suis dit : « mais je suis en train de psychoter, n’importe quoi » et je me suis rendue compte : « mais c’est grave, je suis grave » et justement j’avais rendez-vous avec ma psy, je lui fais : « vous auriez pu me le dire que j’avais des états délirants comme ça, complètement barrée, pourquoi vous me l’avez pas dit avant ? » et ma psy elle m’a regardée, elle a rigolé : « de toute façon je vous l’ai pas dit avant parce que vous ne m’auriez pas crue et que c’est quelque chose qu’il a fallu que vous trouviez toute seule ». Donc le délire je peux prendre recul làdessus, je peux me dire : « c’est du délire » mais soit ça peut être sur le moment, je sais à quoi je pense, je sais pourquoi je délire et là je me dis « arrête », ou soit j’ai une crise et c’est deuxtrois jours après que je vais réussir à mettre des mots dessus et que du coup je vais calmer cette angoisse en me disant : « de toute façon c’était un délire, laisse tomber ». Il y a quelque chose de très important là-dedans c’est qu’il faut toujours ramener le doute face à des croyances, maintenant ça c’est complètement acquis, les croyances mystiques ou religieuses ou interprétatives, ça c’est acquis, c’est balayé. J’ai quand même fait le tri là-dessus, on ne va pas me prendre la tête avec Satan ou des choses pareilles…quand on est schizophrène on passe tous par cette étape et ça c’est quelque chose dont on ne parle pas en général . C’est des choses qu’on garde pour soi. Déjà ce qui est important c’est d’installer un doute et après quand le doute est mis, de balayer tout ça et même si on a vraiment pu le croire et même s’il aurait pu arriver des choses bizarres, ou exceptionnelles etc., le truc c’est de positiver en se disant que c’est des conneries, en mettant une barrière, en se disant « de toute façon ça c’est 342 des conneries, donc tu ne vas me prendre la tête, le petit diable et le petit ange, tu ne vas pas me prendre la tête avec ça ». Même s’il m’est arrivé des choses, ça ne m’arrivera plus parce que je n’y crois pas. Donc si ça a pu arriver et que ça pourrait encore arriver parce qu’il se passe quand même des fois des choses un peu bizarres, exceptionnelles, le secret de tout ça c’est de se dire : « non, tu ne passeras pas la barrière ». Vous arrivez à vous protéger en fait, c’est ça que vous expliquez… Exactement. C’est clair il faut se protéger. Et vous expliquez que cette protection vous est venue au fur et à mesure en travaillant sur les choses… En travaillant, en écrivant parce que j’adore écrire, en ayant la possibilité de relire parce que pendant toutes ces années, je ne pouvais pas lire, c’était impossible. Relire pour moi ça été épanouissant parce que j’ai beaucoup bossé et surtout l’écriture c’est quelque chose d’important. Est-ce que vous pourriez me retracer brièvement votre parcours de soin, les hospitalisations quasiment une par an depuis 2001… Oui. Est-ce que vous êtes allée à l’hôpital de jour ? En 2008 ça faisait à peu près deux ans que ça n’allait plus, j’ai été hospitalisée trois-quatre mois. Finalement en réfléchissant c’est peu vu l’état dans lequel j’étais. J’ai donc intégré le foyer de S. et voilà, la renaissance, ils m’ont rétablie. J’ai passé deux ans et demi au foyer. J’en avais besoin, on me l’avait proposé depuis un bout de temps, j’avais toujours dit « non mais ça va pas, je ne vais pas aller vivre dans un foyer » et là je n’avais plus vraiment le choix parce que je n’avais plus d’appartement, je n’avais plus rien et donc j’ai accepté d’aller au foyer et voilà, ça m’a guérie…je ne suis pas guérie mais ils m’ont beaucoup aidée, d’être suivie du matin au soir, de reprendre un rythme, de retrouver goût à des choses. Ils m’ont remise sur pied, après j’ai trouvé un appartement et là je vais être chez moi bientôt. 343 Donc un regard plutôt positif sur votre parcours de soin… Oui, tout à fait l’essentiel est d’accepter que ça prend du temps, surtout le fait d’attendre, d’attendre avant de se faire hospitaliser, forcément l’hospitalisation va être plus longue et puis pour se remettre en place, ça prend du temps. Et aujourd'hui, est-ce que vous vous considérez comme malade ? Oui bien sûr, ah oui, totalement. C’est clair et net. Ça fout un peu les boules de se le dire mais oui, je suis malade. J’ai accepté mon diagnostic, j’ai accepté de me dire que je suis malade, que je vais peut-être devoir prendre mon traitement à vie, ça c’est dur à accepter aussi, que j’ai besoin de mon traitement, que c’est ce qui a fait que je peux faire toutes ces choses aujourd'hui et que je me sens évoluer. Je pense que ça va aller de mieux en mieux si je continue. Il faut accepter de se dire qu’on va avoir une prise de sang par mois alors que moi personne n’arrive à me piquer, on me charcute tout le temps parce que je prends du Leponex. Il faut accepter de se dire « si tu prends ton traitement, il est dix heures et demie, tu prends ton traitement et tu vas te coucher sinon demain tu ne te réveilles pas », s’imposer un rythme, c’est comme les malades du sida, comme les diabétiques. En plus il faut s’accepter soi-même, c’est quand même dur de se voir à 30 ans…et puis ce qui a été très dur c’est l’entourage, ma famille, leur faire comprendre que je suis vraiment malade. Le fait de m’être soignée, d’avoir trouvé ce traitement, ma famille m’accepte maintenant, j’ai réintégré un peu ce lien familial. Vous voulez dire qu’avant, ils pensaient que vous n’étiez pas vraiment malade ? Si je pense qu’ils pensaient que j’étais totalement malade mais que justement je ne me soignais pas du tout. J’étais tellement malade que « non tu ne viens pas à la maison parce que ce que tu nous racontes c’est n’importe quoi ». Ils ne supportaient pas de me voir comme ça, ils me connaissent depuis toute petite donc de me voir comme ça c’était inimaginable. Ma famille a vraiment coupé tous les ponts pendant une bonne dizaine d’années. Maintenant j’ai de bonnes relations avec eux, surtout ma sœur et ma sœur me dit : « tu sais, si tu retombes dans l’état où tu étais avant, ce sera fini, ce ne sera plus la peine ». C’est un peu hard mais c’est vrai que maintenant des fois quand je commence à retomber je me dis « tu as vu tout ce que ta sœur a fait pour toi, donc tu te dois, du fait de tout ce qu’elle a fait pour toi de pas te laisser retomber comme ça, c’est trop facile de déprimer ». Bon je m’accorde des jours des 344 fois, je pleure je reste à la maison, mais quand je n’ai plus l’envie de me battre parce que j’en peux plus, j’en ai marre, je me dis « voilà, j’ai trente ans, je n’ai pas réussi à construire ma vie professionnelle » parce que pour moi ça c’est important, bon ben je me dis « pense à tes nièces, pense à ta sœur, ils croient en toi » et quand quelqu'un croit en nous, ça nous motive pour se dire : « non je ne vais pas retourner à l'hôpital. Ça fait dix ans que je fais cette psychothérapie. Bon j’ai une crise d’angoisse, il faut qu’elle passe, ça va passer » mais non je ne me ferai pas réhospitaliser, mon psy m’a dit pareil. Je suis cohérente et des fois je me dis que je vais retourner à l'hôpital parce que j’ai peur. Alors vous y avez répondu un peu mais je vous pose la question : pensez-vous que l’on puisse guérir de la schizophrénie ? Franchement…guérison…en schizophrénie on ne parle pas de guérison, on parle de rémission mais guérir non. Pourquoi ? Moi je pourrais dire que je suis guérie, je suis en pleine rémission. Je sais que la schizophrénie c’est quelque chose qui monte, qui redescend, qui monte, qui redescend, c’est l’ultra sensibilité, c’est tous les jours qu’il faut se battre, chaque minute quand quelqu'un nous parle, quand quelqu'un dit quelque chose de désagréable. Guérir, non. J’espère un jour que je serai guérie mais je préfère le terme de rémission « je vais bien, je suis en rémission je suis guérie entre guillemets, mais j’ai un traitement à côté, j’ai des choses à assumer, j’ai des rendez-vous psys. Sans suivi et sans traitement c’est impossible. La guérison c’est de la rémission mais je sais très bien que je peux – je n’espère pas – mais il se peut que dans ma vie je retombe. On retombe mais on remonte après, on se relève, ce que vous décrivez très bien, vous vous relevez à chaque fois… Oui quand on a la volonté. Je ne pensais pas que j’aurais pu me relever comme je me suis relevée. C’est quelque chose d’intérieur, c’est une volonté de vivre, personnellement je n’ai pas d’idées suicidaires, au contraire je veux vivre. C’est une volonté de vivre, une volonté de se battre, continuer tous les jours…mais guérison, à moins qu’on trouve un remède miracle, 345 une piqûre pour ne plus être schizophrène…je pense qu’on a des avancées à faire au niveau médicamenteux. On a encore beaucoup de progrès à faire. Il y a des médicaments qui sont magiques mais à côté de ça il y a des effets indésirables et puis ma prise d’un traitement ce n’est pas génial. On est à peine levés qu’il faut prendre son traitement, le midi il faut prévoir. Il faut adopter un rythme, si je ne mange pas et que je prends mon traitement je vais avoir mal au ventre. C’est comme ça qu’on gagne face à la schizophrénie. C’est bête à dire mais c’est comme ça qu’on gagne. Moi je ne l’ai pas encore parfaitement adopté ce rythme. Et quelle place prend le soin aujourd'hui pour vous dans votre vie ? 80%. Et la thérapie est très importante parce que c’est tous les jours que la schizophrénie essaie de nous gagner en nous donnant des petites idées délirantes ou des petites idées sur nos amis dont il faut se débarrasser tous les jours donc le rendez-vous hebdomadaire c’est justement pour se débarrasser de tout ça. Ce qui m’a beaucoup aidée c’est de replacer mes objectifs, j’écris beaucoup. Donc quand ça va pas, j’écris, je me dis « là ça ne va pas, ça il faut arrêter, ça il faut mettre de la distance, et donc tu te recentres sur toi et pour ta semaine, tu as tel et tel objectif ». Si je mets trois semaines à faire ces objectifs, ce n’est pas grave, au moins j’ai recalculé mes objectifs et je les ai atteints. Ça peut être faire ses comptes, aller chercher tel document administratif, passer à la banque, faire des courses, des petits objectifs mais toujours à un moment donné se dire : « ah non, là je m’éparpille », parce que c’est aussi la schizophrénie, la dispersion. Je me recentre : « je fais ça et ça, après je fais ça et quand j’aurai fait ça, je pourrai passer à autre chose ». Nous on a tendance à se disperser. J’ai toujours une fiche bristol sur moi avec des repères sur ce qui me reste à faire, comme ça je barre, je barre, je déchire ma fiche et j’en fais une autre. Diriez-vous que vous avez encore des symptômes ? Ah oui, j’ai encore des symptômes, le principal c’est l’angoisse, des crises d’angoisse panique, ça c’est le fardeau de ma maladie. Je note pas d’ailleurs, je ne mets pas « tel jour j’ai eu telle crise », j’essaie de faire abstraction et de mettre de côté. Oui vous décriviez très bien vos stratégies de contrôle sur cette angoisse. 346 Oui quasi chaque fois. C’est une souffrance physique et psychique énorme. Quelques fois j’ai pris mon traitement trop tard et donc quelquefois je suis obligée de souffrir. Quelquefois ça peut durer une heure, quelquefois ça peut durer vingt minutes. Même quand je suis dans mon lit et que je n’ai pas accès à ma pensée je sais qu’inconsciemment j’ai des stratégies psychologiques, je sais qu’inconsciemment ça travaille pour que ça s’en aille et à partir du moment où ça s’en va, je respire « ça y est c’est parti », vraiment comme un étau, « tu peux te lever, c’est passé ». Selon votre médecin vous connaissez une évolution positive de votre trouble, êtes-vous d’accord avec cela ? Oui, oui. A votre avis quels sont les éléments qui lui permettent de penser cela ? Ma façon de parler…et puis mon médecin – c’est le Dr C. – me connaît depuis dix ans. Quand je suis arrivée dans son hôpital, pendant des années j’étais une personne qui ne parlait pas en fait, donc je suivais mes cours etc., pourtant je n’avais pas de réseau social j’étais pratiquement autodidacte, je n’allais pratiquement jamais à la fac, j’arrivais à trouver des cours, j’apprenais toute seule mais je ne parlais pas, je ne décrochais jamais un mot, vraiment pendant des années, je ne disais rien, rien, rien. C’est vrai que le Dr C. il a dû en faire des efforts avec moi parce que quand j’étais hospitalisée, ben rien. Et pour vous, qu’est-ce que signifie cette évolution favorable ? … C’est être plus autonome dans la vie au quotidien. Mes angoisses, par exemple, je les ai encore…mais l’évolution favorable c’est qu’aujourd'hui j’ai des armes contre cela. J’ai des armes et je n’en avais pas avant. En gros vous êtes confrontée aux mêmes choses mais vous savez mieux vivre avec Exactement. J’arrive à contrer les angoisses assez vite, c’est cela l’évolution favorable. Quel terme pourrait le mieux décrire votre état actuel ? 347 Je suis en…en coaching…en travail, en gestion, en autogestion. L’autogestion, oui. Et pour vous quels sont les éléments qui permettent une évolution favorable, alors ? Déjà se laver aussi, se maquiller, se coiffer, s’habiller, c’est très important. C’est tout simple mais on est parfois dans…je ne sais pas comment on appelle cela en psychanalyse, quand on est dans cette période où on n’a plus envie de se laver, où se traîner jusqu’au bain est un vrai calvaire…déjà sentir bon, se coiffer, améliorer sont intérieur, se fixer des rendez-vous et les tenir, c’est très important. Voyez-vous d’autres choses ? Il y a le contrôle et il y a aussi pouvoir se ressourcer, savoir se ressourcer. Parfois je profite d’être installée sur un bureau comme celui-ci pour relâcher tous mes muscles, respirer. Etre assise dans un bus…avant je ne pouvais pas le faire à l’extérieur, il fallait que je rentre systématiquement, donc mes sorties étaient très courtes et puis progressivement j’ai appris à le faire à d’autres endroits. Vraiment pour moi l’autogestion c’est la clé de tout. Et qu’est-ce qui peut faire obstacle à une évolution favorable ? Ce qui peut faire obstacle… J’ai essayé de travailler récemment. J’étais très contente de travailler, donc je me suis un peu dépassée dans ma mission et j’ai tellement bien travaillé qu’on a oublié que j’avais un handicap si vous voulez. On m’a remis le double sur le dos et là j’ai dit stop et j’ai arrêté ma formation à cause de cela. J’étais contente d’avoir atteint mon objectif et finalement on me remettait exactement le double sur le dos, du coup je ne l’avais pas atteint du tout…j’aurais dû traîner la savate et puis ne pas aller si vite… Si je résume ce que vous venez de me dire, l’obstacle à une évolution favorable serait que l’entourage ne prenne pas en compte le trouble… Oui, ne prenne pas en compte les efforts qu’il faut faire pour aller mieux. Il faut que les gens prennent conscience des efforts qu’il y a derrière, que cela nécessite. Y’a-t-il des personnes qui ont contribué à votre mieux-être aujourd'hui ? 348 Oui, ma famille…, maintenant on a recréé des liens. Et puis il y a aussi le personnel soignant qui vous parle, qui vous permet d’avoir des repères, de vous fixer des objectifs, de les atteindre, de relativiser, qui vous permet de moins souffrir. Les infirmiers du foyer m’ont beaucoup aidée. Et il y aussi ma psychologue, avec qui je peux discuter, à qui je peux confier mes angoisses, la psychothérapie ça m’a vachement aidée, ne serait-ce qu’à lutter pour rester dans la réalité. D’accord. Pouvez-vous me décrire votre vie actuelle ? Je suis au foyer post-cure pour le moment mais je vais bientôt avoir mon appartement alors mon quotidien va certainement changer… Pour l’instant, en dehors des quelques missions que j’ai eue au niveau du travail, ma vie actuelle elle s’organise beaucoup autour des rendez-vous, chez ma psy, avec le médecin, et les groupes. Quand j’en ai trop dans la même journée, je ne peux pas les assumer. J’ai un planning pour la semaine : et généralement il ne me faut pas plus d’une activité par jour pour l’instant. Ok…selon vous, la maladie vous a-t-elle modifiée ? Oui la maladie m’a modifiée. Déjà physiquement j’ai pris énormément de poids, pour parler juste physiquement. Je suis beaucoup plus sage aujourd'hui, beaucoup plus gentille avec moimême, je m’écoute. Je m’écoute, je me dorlote un peu. Beaucoup plus sage, ça veut dire quoi ? En fait je ne fais pas d’excès comme j’ai pu le faire avant. Je me ménage beaucoup plus. Je fais attention. Je me connais beaucoup mieux aussi. Et de manière plus générale, diriez-vous que la maladie a modifié votre relation aux autres ? Je crois que c’est dans l’autogestion que cela a modifié ma relation avec les autres, ce n’est pas vraiment la maladie. C’est ce que j’ai mis en place pour la contrer. Par exemple je me mets moins en porte-à-faux avec les gens, je suis moins en altercation, je ne vais pas alimenter les frictions dans un bus par exemple. Avant c’est ce que je faisais, je partais au quart de tour. 349 Et cette attitude consistant à partir au quart de tour, c’était la maladie selon vous ? Ah oui, oui. Et comment voyez-vous l’évolution de la maladie dans l’avenir ? Ça dépendra de ma vie, de mon vécu, de ce que j’aurai à affronter dans les années qui viennent, en espérant que tout se passe relativement calmement. Je pense que je peux faire une rechute, je pense que cela peut arriver. Si vous voulez au niveau de ma vie je suis quand même en suspens parce que je n’ai pas terminé mes études et depuis ma pathologie j’ai peur des émotions que je pourrais traverser au quotidien, je me suis demandé par exemple si toutes ces émotions que je vis à travers une relation de couple ne peuvent pas me déstabiliser aussi. J’ai peur d’une déception amoureuse par exemple et de ce qu’elle pourrait provoquer chez moi. C’est ce lien que vous faites avec une maladie qui vous empêche de vous projeter dans une relation ? Oui. Et comment vous voyez l’évolution de cela dans l’avenir ? Ben l’évolution c’est de pouvoir vivre une vie de couple en expliquant ma maladie à quelqu'un qui serait compréhensif. L’évolution de ma maladie, je ne sais pas si j’aurai des rechutes, je m’y attends aussi, j’ai toujours ces peurs qui me pétrifient, donc tout dépendra de ma façon de gérer mon temps aussi, mon surmenage. Cela fait combien de temps que vous êtes arrivée à cet équilibre, cette autogestion ? C’est d’autant mieux depuis six mois, mais disons que cela fait un an. Et vos projets pour l’avenir ? 350 Certainement terminer mes études un jour. Je n’ai pas laissé tomber, je me considère juste en suspens un peu. Je sais que là ce serait trop tôt. La prochaine étape, c’est déjà l’appartement thérapeutique. En fait ce serait de devenir de plus en plus autonome, de lire un peu plus, de comprendre un peu mieux les choses, de pourquoi pas envisager une vie de couple ou une relation amoureuse, voilà. Alors j’ai une dernière question à vous poser : quels conseils auriez-vous à apporter à une personne vivant avec la schizophrénie ? D’être un petit peu exigeant envers soi-même, d’avoir une vie intérieure, comment dire, d’avoir un regard sur soi qui soit subjectif, savoir où on en est, se parler, quoi. Se dire : « cette semaine ça s’est bien passé, cette semaine ça s’est mal passé, pourquoi ? Qu’est-ce que je pourrais faire pour que ça aille mieux ? En ce moment j’ai des impatiences, je peux prendre un bain pour faire passer les impatiences. Là je me sens surmenée, la conversation que je viens d’avoir avec ma collègue était trop stressante, je vais me retirer », vous voyez, commencer à se prendre en main. Se prendre en main et ne pas avoir peur de faire marche arrière, quand je dis exigeant envers soi-même, il faut aussi se dire : « là je me retire ». Il ne s’agit pas de pousser comme un cheval de course. Il faut apprendre à se gérer, à se connaître. D’accord, moi je n’ai plus de questions à vous poser, je vous remercie. 351 ANNEXE XV ENTRETIEN SEMI-DIRECTIF AVEC MONSIEUR D 352 Tout d’abord, je vais vous demander quels ont été les premiers signes de la maladie Les premiers signes de la maladie ont commencé par la paranoïa et l'impression qu'on parlait de moi à la télé, pas toutes les chaînes, Canal Plus seulement. C'était entendre des voix, des voix de mes amis, mais par une autre forme que le langage. Je les entendais me dire des choses qui étaient vexantes, injurieuses. Ils voulaient me voir partir du groupe, que je les fréquente plus. Je les entendais dans ma tête mais c'était pas la voix, c'est une forme de pensée qui aurait été traduite à l'oral...c'est difficile à décrire. C'est difficile, c'est comme la télévision, c'est pas vraiment la voix, ça masque la voix. C'était une autre forme de discours, c'était entre la pensée et la voix mais moi je la prenais comme si c'était de la voix mais voilà, en émettant une réserve. Pour moi c'était quand même décalé par rapport à la voix du courant, de l'ordinaire. C'est un peu compliqué à expliquer mais bon c'est les premiers symptômes, et des voix. Qu'est-ce qu'ils vous disaient exactement ? Alors eux ils me répétaient tout le temps « il faut que tu partes du groupe ; on veut plus de toi ». C'était une mise à l'écart. Et les voix, puisque vous semblez distinguer les deux... C'est les voix qui me disaient ça. Les voix me disaient la même chose. J'ai pas de gros problèmes de voix, mais je les entendais certaines fois, j'entendais une voix qui me parlait à l'oreille et quelquefois fois qui, après, a pris des proportions plus importantes, mais au départ c'étaient juste quelques mots, quelques phrases de cette mise à l'écart et du fait que j'étais pas disons à la hauteur vis-à-vis de ce groupe et de ces personnes, voilà. D'accord, donc en fait la voix que vous entendiez près de votre oreille et le groupe d'amis étaient liés en fait ? Oui, tout à fait. D'accord, d'où votre sentiment peut-être un petit peu de paranoïa que vous expliquez... 353 De paranoïa, oui, c'est ça. Vous avez parlé de propos injurieux aussi...ça allait jusqu'aux insultes ? Rare, mais ça allait jusqu'aux insultes, oui. Alors par contre il faut dire une chose : c'est qu'à l'époque, ces amis là consommaient quand même beaucoup de stupéfiants, d'alcool donc ça amplifiait le phénomène et c'était toujours quand je consommais des stupéfiants que j'avais plus de voix, qu'il y avait plus de ça, oui. Du cannabis ? Du cannabis oui et j'ai eu du mal d'ailleurs ; c'est après que j'ai compris, grâce à la schizophrénie, mon système de pensée. Là c'est très grossi si vous voulez mais qui était peutêtre de quitter ces amis qui n'étaient pas de très bonne réputation et très bienveillants envers moi parce qu'ils consommaient du cannabis et que dans ma maladie c'est particulièrement destructeur et parce que l'alcool était là, mais ça allait avec une philosophie de vie et j'étais très jeune et j'avais pas ce recul. Et ça a duré assez longtemps comme ça. Ça a bien duré un an. Ça veut dire quelque part que la voix vous protégeait en vous encourageant à quitter ce groupe ? Oui tout à fait. Je pense qu'il y avait la schizophrénie et puis c'était moi-même qui peut-être essayais de me dire, mon fond inconscient à mon fond conscient que là il faudrait peut-être quitter des amis aussi dangereux pour ma santé si vous voulez. Et je les ai pas revus d'ailleurs, je les ai pas revus, j'ai préféré, voilà. Et alors quand est-ce que tout ça a commencé ? C'était...attendez...95, j'ai eu l'internement...on va dire 94, 1994, oui. D'accord et en 95... Hospitalisation de force, poussé par le médecin que j'ai trouvé très juste. 354 De force c'est-à-dire ? Forcé si vous voulez, obligatoire...j'ai pas eu mon mot à dire mais je l'ai voulu, j'étais très très content d'être mis à l'écart et voilà. Même si j'ai mis longtemps à comprendre que ces amis n'étaient pas bien pour moi, j'ai quand même très bien accepté d'être soigné, même si j'ai mis très longtemps à savoir ce qui était de l'ordre du pathologique et du normal et ça c'est très très dur, ça. Est-ce que cela a changé quelque chose dans votre existence ? Alors ce que ça a changé si vous voulez, la première des choses, j'en parlais avec mon ami aussi, qui lui s'en sort très bien avec sa maladie, c'est la possibilité si vous voulez d'être intègre, alors c'est difficile à comprendre comment dans une maladie qui vous met au ban de la société, quelque part, à de très hautes responsabilités, il vaut mieux pas dire qu'on a une schizophrénie et qu'on est toujours schizophrène donc si vous voulez, malgré tout ça, ça m'a rendu beaucoup plus intègre et j'ai appris à aimer les sciences humaines, sciences sociales et ça c'est typique, c'est-à-dire que je me sens bien avec moi-même, j'ai pas forcément besoin de la compagnie des autres à tout moment...ou des voies érigées par la société, j'arrive dans mon décalage, qui est un décalage naturel, normal, de tout le monde mais il a été beaucoup plus accepté de par la maladie, de pouvoir me mettre au ban tout en faisant des choses positives si vous voulez, mais quand on fait des choses positives on n'est pas non plus toujours dans l'autoroute que dessine la société et là-dessus, ce décalage a été très bien accepté grâce à la maladie, donc voilà, donc après tout ce que ça comporte et voilà, donc là ça a vraiment été très positif. Quel diagnostic a été posé lors de cette hospitalisation ? Au niveau des médecins ? Oui... Je ne sais pas du tout, je sais plus... Alors quand est-ce que vous avez appris que cette maladie dont vous souffriez s'appelait 355 schizophrénie ? Ah oui, bien entendu, schizophrénie. Le mot je l'ai entendu lors de ma...j'avais entendu des voix, je suis allé sur Paris et y'a des jeunes qui m'ont plus ou moins tabassé, ils m'ont piqué mon vêtement. J'étais très mal...je pense, toujours pareil, donc je suis...j'avais un rendez-vous avec la psychiatre de l'hôpital donc un peu comme au CM.P., en annexe si vous voulez de l'hôpital général qui là a parlé de schizophrénie, c'était la première fois que j'entendais le terme. Elle vous a dit : « votre maladie »... « C’est la schizophrénie, oui ». Est-ce que ce diagnostic a évolué, changé depuis toutes ces années ? Non il est toujours diagnostiqué schizophrénie, oui. Et vous, est-ce que vous étiez d'accord avec ça ? Est-ce que j'étais d'accord avec ça ? Oui, oui, tout à fait. Quand on vous a donné le mot, vous vous êtes reconnu ? Ne sachant pas ce qu'il y avait derrière, non, mais je me souviens d'avoir été très content qu'elle me dise ça, d'être soulagé, oui, d'avoir été soulagé. Je me souviens d'avoir été soulagé. Soulagé parce que...? Et heureux, heureux qu'elle pose un terme à mes souffrances, un mot sur mes souffrances et qu'elle parle d'hospitalisation, j'étais très content, oui, je me souviens. Et qu'est-ce que signifiait pour vous le terme « schizophrénie » à l'époque ? Je me souviens pas, je ne peux pas vous dire, il y a tellement longtemps. J'ai mis très 356 longtemps à savoir ce que c'était que la maladie, on est très mal informé ; j'ai pris des livres depuis mais tellement tard...tellement tard. J'aurais dû...j'aurais dû mais en même temps personne ne m'avait passé le message, je veux dire y'a pas un médecin qui m'ait dit « dans la schizophrénie c'est clair ». Si vous voulez quand on a un rapport avec le médecin, c'est un rapport médicamenteux, j'avais jamais vu de psychologues, là je viens de voir Mademoiselle L., on en est à notre quatrième entretien, et si vous voulez c'est tout nouveau cet aspect où on met des mots, c'est ce que je cherchais depuis le début chez les psychiatres. Très rapidement je me suis résigné, au vu du peu de mots déployés, du peu de psychologie, on va dire quelque part, développé et du rapport médicamenteux, essentiellement médicamenteux, quoi. Alors qu'est-ce qui finalement a contribué le plus à votre acceptation qu'il s'agissait de la schizophrénie ? ... Par exemple est-ce que c'est parce que vous avez constaté qu'avec les médicaments vous étiez mieux ou...? Oui, c'est ça, avec les médicaments j'étais mieux. Oui et puis plus tard j'ai appris les voix, les délires,. Donc la première hospitalisation en 95. Depuis vous avez connu d'autres hospitalisations ? D'autres hospitalisations oui, j'ai eu une grave rechute de deux ans où je suis resté sans assistance, délirant, limite de l'autisme. Je n'avais plus de lien avec l'extérieur, je vivais une histoire qui prenait le pas sur le réel, je ne faisais rien à part me nourrir, dormir et la maladie et donc après j'ai eu une hospitalisation. Je n’ai pas accepté, de fait. Alors la première hospitalisation était liée à l'abandon des médicaments conseillés par un médecin généraliste. La deuxième, j'ai pas accepté non plus le fait d'avoir été malade parce que comme j'ai été laissé pendant ces deux ans délirant, le monde s'était écroulé. J'ai préféré par facilité me culpabiliser, me disant : « oui c'est peut-être toi, peut-être parce que tu ne faisais rien, donc la maladie, le mal a pu...ça peut rendre fou, tu as été rendu fou parce que tu ne faisais rien, t'étais pas actif, t'étais pas occupé », donc voilà je me suis dit tout de suite : « c'est de ma faute, il va falloir être plus positif », enfin c'est le danger. Finalement j'ai pas repris mes médicaments et six mois après je suis retourné à l'hôpital pour faire une hospitalisation de trois mois et demi. 357 Donc en hospitalisation libre, c'est vous qui... Ah non, la première fois, au bout des deux ans, je me suis battu avec mon père parce qu'il n'y avait aucune issue et que, autant mes parents ne sont pas du tout intervenus, autant l'ami avec lequel je vivais n'est pas intervenu non plus. Donc qui vous a amené en psychiatrie ? Mes parents. Ils m'ont amené, je n'ai pas montré d'hostilité. Et l'autre hospitalisation c'était à peu près la même chose ? Oui, ils m'ont amené, j'ai dit oui d'entrée. Est-ce que vous voyez des différences entre ces deux hospitalisations ? La toute première, je vous dis, je me suis culpabilisé, je me suis dit : « c'est de ta faute etc. ». Alors en termes positifs, la première c'est là où j'ai peut-être appris à faire ce que j'avais envie de faire, c'est-à-dire lire beaucoup, donc je m'y suis mis, j'ai lu beaucoup de romans et la deuxième j'ai été très sociable avec les personnes du service, autant les infirmiers que les soignés, ça a été très positif là-dessus, mais c'est pas à l'hôpital que ça a changé mon point de vue mais lors de la deuxième, j'étais convaincu de l'utilité des médicaments, j'étais convaincu, j'ai pu demander de l'aide à mes parents donc ils m'ont offert leur aide, là ça a été positif oui. Et ensuite quel a été votre parcours de soins ? Ensuite j'ai été suivi par le docteur C. pendant un an à l'hôpital de S., à l'annexe psychiatrique. Et ensuite...vous avez toujours été suivi par le même médecin ? Oui, oui, tout le temps...ah non, les deux premières hospitalisations j'étais à R., j'étais suivi à N. Et ensuite j'ai été suivi par le docteur C., comme médecin référent. Et il l'est toujours ? 358 Oui, il l'est toujours. D'accord. Est-ce que vous-même avez repéré des moments d'aggravation ou d'amélioration du trouble ? Depuis quand ? En général. Alors y'a une phase où j'ai mes médicaments et ça va, alors par contre, il faut savoir que lorsque j'ai été à l'hôpital pour la première fois, alors ça va être un peu compliqué parce que c'était une schizophrénie aiguë, ils trouvaient pas le médicament donc je continuais à délirer malgré les médicaments, alors beaucoup moins que la bouffée délirante que j'avais eue tout au départ mais quand même très important ; j'étais toujours entre la fiction, la réalité, c'était très confondu et ils arrivaient pas à trouver de traitement, et en fait là où ça a été, quelque part c'est quand j'ai rencontré mon amie, E., enfin mon ex-amie, elle est arrivée au moment où là ça a été. En fait j'avais beaucoup moins de troubles, j'ai eu des accès .de colère, pas beaucoup, je m'en prenais aux meubles mais très très peu, mais sinon je vivais des scénarios. Une fois que je l'ai rencontrée à la sortie de l'hôpital de jour, je vivais des scénarios de cauchemar : elle se faisait agresser, c'était très dur. Malgré les médicaments j'étais délirant. Et en fait ce qui a tout changé, j'ai fait une formation à l'école S. de Paris qui s'est passée plus ou moins bien, à la fin mes idées m'ont submergé, c'était dur, donc c'est bien tombé, c'est tombé la dernière semaine donc. Ensuite, une fois que j'ai travaillé, y'avait plus rien. Une fois que j'ai travaillé, tout a été. J'ai eu beaucoup de chance. J'ai eu beaucoup de chance qu'il n'y ait pas eu de troubles et comme content d'aller bien. Et à quoi c'était dû alors ça selon vous ? Les idées ? Ça je pense que c'est la maladie. Parce que vous avez utilisé plusieurs fois le terme de délire, c'était toujours à peu près le même contenu lors de ces phases ? Non, jamais, non...ça n'a pas toujours été...c'est-à-dire...oui...non... 359 Par exemple lors de la première hospitalisation ? C'est marrant que vous me parliez de délire parce que ça c'est quelque chose dont je n'ai jamais parlé au psychiatre justement et oui, oui...parce que c'est pas la même science, j'imagine, parce que parler de ses délires, c'est quelque chose que je n'ai jamais fait. Enfin si ça vous gêne... Non, non, pas du tout, au contraire parce que c'est quelque chose dont je voulais parler depuis longtemps, j'avais fait une croix dessus donc c'est pas grave. Si vous voulez, la première hospitalisation, bouffée délirante, je suis resté trois ans très malade, hôpital de jour, hôpital général ; première hospitalisation en hôpital général qui a duré pratiquement un an, ensuite hôpital de jour deux ans, alors le délire que je vivais c'est la télé, la radio, c'est classique : télé et radio qui parlent de vous, d'abord Canal Plus puis ça s'est élargi à toutes les télés, toutes les radios, c'était national. On parlait de moi. Le délire que je vivais tous les jours, je m'en souviens très bien, c'est : j'avais une caméra ; on m'avait greffé quelque chose dans le cerveau et on pouvait à travers mes yeux, ma voix, voir ce que je vivais, voir ce que je vivais, entendre ce que je disais, et on m'avait choisi moi parce que par hasard et tous les jours je devais prouver que j'étais quelqu'un...on va dire...extraordinaire. Quand j'utilise le mot extraordinaire, justement sorti de l'ordinaire. Oui, au sens étymologique... Voilà et donc il fallait que je prouve le bien-fondé de m'avoir choisi moi donc je devais accomplir des choses ou quand je m'adressais à des gens, il fallait que quand je m'adressais à des gens, il fallait que ce soit très bien parce que ça passait en boucle sur les télés, la radio et tout, donc il fallait que ce soit transcendant; Alors c'était pas souvent très transcendant donc je m'en voulais beaucoup, donc j'essayais de rectifier le tir, donc je disais : « mais attendez, ne partez pas », parce que je les entendais. Je les entendais dans ma tête, toujours, oui puisqu'ils avaient pris possession de mon esprit, donc c'était dans ma tête. C'était dans ma tête. Et donc qu'est-ce qu'ils disaient de vous à la radio, à la télé : ils commentaient ce que vous disiez ou ils répétaient mot à mot ce que vous pensiez ou ce que vous disiez ? 360 C'est comme pour les matchs de foot (rire), alors il y avait une certaine chaîne, c'est pour ça que ça m'a rappelé le Loft parce que c'était juste avant, sur une certaine chaîne et quand j'étais à l'hôpital psychiatrique c'était un peu comme dans le Loft, puisque grâce à moi, on pouvait voir sur cette chaîne. Un nombre d'initiés y avaient accès mais pas moi forcément. On pouvait me voir dans l'hôpital, parler avec des gens etc., un petit peu comme dans le Loft de M6. Vous étiez un personnage public en quelque sorte... Plus que ça mais plutôt de l'ordre du cobaye. Alors vous aviez une mission assez ardue si je comprends bien ? C'était plus qu'une mission de distraction, d'amusement de la populace et du public que vraiment une vraie mission salvatrice. D'accord, je vois. Et la deuxième, c'était pareil ? La deuxième, la grande crise que j'ai eue...alors après j'ai eu des petites crises quand j'étais avec E. Elle travaillait, je ne travaillais pas, au départ ; j'avais peur qu'elle se fasse agresser dans le train, y'avait ça qui revenait souvent : l'agression. Et puis la troisième, je discutais, les deux ans j'ai discuté au loin, enfin elle était loin mais toujours avec la pensée, par télépathie, j'avais une relation amoureuse platonique avec elle donc on s'échangeait des mots doux. La religion, je croyais énormément en dieu, donc je discutais, bon c'est vrai, ça c'est le problème de la schizophrénie mais je discutais avec la vierge Marie et avec Jésus-Christ. Je suis pas croyant, tous les jours je me prosternais à l'église, vraiment, prosterné...j'en ai pas vu d'autre, y'avait que moi d'ailleurs...pendant ces deux ans et j'errais dans les rues, alors je courais aussi beaucoup, j'étais en tenue et j'errais dans les rues, matin, soir ; certaines fois à deux heures du matin, ça me prenait, je parcourais deux trois villes dans la nuit et je revenais et je ne connaissais pas la peur, parce que c'est pas quelque chose que je referais, par peur justement et donc ça avait pris totalement mon esprit et j'échangeais. Alors il faut savoir que j'échangeais avec cette fille, mais j'échangeais aussi avec des vedettes de télé, j'échangeais aussi...avec des gens...le président, et ce qui m'a beaucoup aidé c'est ce fond humain d'universalité, de paix dans le monde, d'humanisme. Cette idée d'aider auprès des chefs d'états, d'être porte-parole pour dénoncer les violences humaines, l'incompréhension du monde, mais enfin bref, enfin 361 quelque chose qui dans la littérature d'aujourd'hui est plus communément admis : la fin des génocides etc. donc voilà, oui, là pour le coup il y avait une certaine mission, mais bon plus ou moins suivie parce que les chefs m'écoutaient puis ils partaient ailleurs (rires)... Vos soignants pensent que vous connaissez une évolution favorable de ce trouble. Qu'en pensez-vous ? Que pourriez-vous en dire ? Des troubles, oui tout à fait. A l'heure d'aujourd’hui à part la télépathie que j'ai quelques fois...enfin qui n'existe pas mais j'ai ça... C'est-à-dire ? J'échange avec des gens par le biais de la pensée. On arrive à lire dans mes pensées et les gens échangent avec moi de pensée à pensée, enfin je me construis ça, mais... Ca a toujours été. Même quand je travaillais, j'avais ces moments-là, c'est-à-dire en réunion d'équipe, alors je sais pas si c'était la timidité, le trac, y'a des choses qui faisaient que j'arrivais à échanger comme ça avec la pensée, alors c'était court, c'étaient de courts instants, ça durait pas très longtemps, deux minutes, trois minutes, des fois un peu plus long mais ça gênait pas le bon déroulement du tout. Je vivais ça en moi et puis j'arrivais à me reprendre, enfin j'y faisais pas vraiment très attention mais ça m'arrive dans des situations toujours pareilles, intimidé ou...ça m'arrive mais de moins en moins. Je travaille, je vais le travailler avec Mademoiselle L et donc là j'y fais très attention en ce moment et ça a tendance à disparaître complètement. D'accord, donc ça veut dire que vous avez un contrôle quand même... Oui oui, tout à fait. Au niveau des hallucinations sonores j'en ai : alors c'est un mot, une phrase, pas plus. Quel type de mot ? Quel type de mot ? Alors en fait si vous voulez c'est des amis, des proches, la famille...je vais pas dire qu'ils me veulent du mal mais qui ont un ressenti...enfin je veux dire qui m'adressent quelque chose de pas très amical. 362 D'accord, donc ça reste quand même pas très sympathique... Ca dépend, parfois c'est pas très sympathique. Alors le problème c'est que ça me prend dans les moments où déjà je me dis : « ça a été dur, tout ça, les gens sont pas très compréhensifs » et je vais entendre un mot qui va rajouter, donc forcément ça monte en épingle, un mot, une phrase qui va être rajoutée déjà à ma frustration première, à mon mécontentement donc voilà, et ça, ça a tendance à partir aussi. Je suis plus serein et maintenant ça a tendance à partir un peu oui, quand même, beaucoup beaucoup plus qu'avant. Disons que maintenant ce n’est pas énormément gênant, c'est léger, ça reste léger. Et vous diriez dans les autres domaines de votre vie : professionnel, social, familial, estce que le fait d'être dans la voie du rétablissement change les relations que vous avez avec ces personnes... Oui oui tout à fait je m'entends mieux avec mes parents, beaucoup mieux, avec ma sœur énormément mieux, voilà et puis j'ai un psy que je vois alors qu'avant après l'hôpital de jour, j'avais arrêté de voir des médecins. Non, y'a énormément de mieux, d'ailleurs là j'entame une période de ma vie où je suis très bien quoi, où vraiment y'a eu un plus, notamment ça a été érigé à la suite de ces rechutes importantes, disons ça m'a aidé là-dessus, y'a eu un gros côté positif, et finalement ça va de mieux en mieux. Et au niveau professionnel ? Au niveau professionnel je suis au chômage, alors c'est un peu paradoxal : j'ai jamais été autant armé puisque j'ai beaucoup moins de troubles, je lis énormément, des choses qui des fois sont difficiles. Je comprends nettement mieux le monde, son articulation, le fonctionnement du monde et malgré tout, j'ai un peu peur de travailler, parce que non pas visà-vis du contact des autres, mais vis-à-vis de la marginalité dans laquelle je suis tombé à cause de ces rechutes, des années de perdues, pas perdues mais bon des années que je ne peux pas expliquer auprès d'un employeur et qui met dans une position difficile et je suis mieux armé mais quelque part beaucoup plus fragilisé, ce qui est normal. Et vous quel terme est-ce que vous utiliseriez pour caractériser votre état actuel ? 363 Mon état actuel... Par rapport à la schizophrénie justement ? Par rapport à la schizophrénie, mon état actuel...disons...peut-être plus serein, serein oui. Mais vous le décririez comme quoi, comme par exemple une rémission, une guérison...? En ce moment ? Une guérison, vous savez dans ma maladie c'est sous jacent...la guérison, non y'a pas de guérison. Par contre, dans l'idée de me protéger plus, de demander de l'aide, donc déjà c'est ce que je ne faisais pas avant et puis d'être beaucoup plus pragmatique, peut-être de mieux connaître les choses au lieu d'y porter un jugement, donc je me cultive beaucoup plus. Être mieux armé, pas que pour la maladie, pour bien vivre etc. mais être au mieux, oui. Et selon vous quels sont les éléments qui favorisent justement une évolution positive telle que vous la vivez ? Y'en a pas 36 (rire). Non y'en a une si vous voulez, c'est qu'il faut, dans les évènements positifs comme négatifs, il faut en tirer des enseignements, oui. Si, si, ça aide beaucoup. Y'en a plein mais notamment y'en aurait une qui est, et que j'apprends tous les jours à être en accord avec soi-même, quelque chose que j'avais du mal puisque je faisais beaucoup de concessions, et c'est pas parce que l'humanité part dans un sens que je vais partir dans le même sens et que je fais des choses qui me plaisent. J'accepte beaucoup mieux mon célibat, finalement. Certainement après j'accepterai mieux, si je rencontre quelqu'un, le couple parce qu'il faut d'abord s'accepter soi avant. C'est ça que j'apprends et puis d'être plus humain. L'humanité compte beaucoup. La maladie m'a permis de révéler mon envie d'humanité unie etc., donc ça ça, faisait partie du délire mais qui m'est resté et du coup, oui, du coup ça m'aide beaucoup. Donc ça, ça fait partie des éléments qui favorisent l'évolution, le fait de prendre du recul comme vous l'avez dit et de mieux finalement connaître vos symptômes, vous pourriez le dire comme ça ? Oui, tout à fait, et puis, c'est vrai j'ai écouté les délires, j'ai un peu écouté les délires que j'avais 364 eus et il s'avère qu'en fait ils m'ont été bien utiles pour connaître ma personnalité et m'ont un peu révélé, au départ, voilà. Alors est-ce que vous diriez que la maladie vous a modifié ? Oui. Oui dans quel sens ? Alors la maladie m'a modifié, moi c'est très facile : la première rechute que j'ai eue...il s'avère d'abord que la maladie m'a aussi tiré de très bonne situation : ces copains qui fumaient, qui buvaient, avec qui j'avais du mal à me détacher ; eux-mêmes avaient du mal à s'extirper du groupe, que j'ai revus et qui sont malheureusement très portés sur l'alcool. Ça m'a permis de m'éloigner sans vrai conflit si vous voulez, donc ça c'était positif; et puis la première rechute : à la sortie de la première rechute, j'ai travaillé, j'ai pas eu peur de travailler, beaucoup moins peur que d'autres personnes, j'ai été d'un courage important, je me suis un peu vengé dans le travail, ça m'a apporté beaucoup de bonnes choses, moi qui justement avant ma maladie trouvais pas ma place, qui étais pas forcément très travailleur, donc ça m'a permis là-dessus de pas me poser de questions, j'ai jamais re-bu une goutte d'alcool depuis, jamais. J'aime pas ça en même temps, mais à l'époque j'aimais beaucoup. Je sais que moi à l'époque, si j'étais resté dans ce groupe-là, ç'aurait pas été terrible parce qu'on m'entraînait facilement ; j'avais ce goût pour l'alcool qui n'a vraiment pas duré depuis, je bois jamais, mais qui m'est resté d'ailleurs pour la cigarette, j'en ai gardé que la cigarette donc en tout cas j'ai arrêté de boire, j'ai eu des loisirs on va dire moins épuisants que si j'avais été en boîte etc. donc beaucoup plus reposants, j'ai beaucoup travaillé, donc c'est positif, cette première remarque et la deuxième ça a été si vous voulez l'envie...alors maintenant je lis énormément, je m'impose cette lecture, tous les jours, y'a pas un jour où je déroge à la règle, enfin rare. Y'a eu quelques moments ces derniers temps mais c'est assez rare et tous les jours j'ai cette envie de connaître, d'apprendre, de savoir et ça, ça a été radical, ce qui l'était pas avant. Ça s'est fait du jour au lendemain, c'est-à-dire qu'au sortir de la maladie, je me suis dit : « y'a ça mais bon »...aimer les bibliothèques, oui, c'est très important les bibliothèques ! Le sport, je me suis pas trompé sur le sport ; j'ai jeté mon dévolu sur la danse, ça fait trois ans que j'en fais, ça marche très très bien, j'en fais quatre fois par semaine...quelque chose qui est difficile puisque je suis le seul homme. Grâce à la maladie, je me pose beaucoup moins ces questions là, c'était aussi le cas 365 après la première, je me pose moins la question. Si c'est positif, c'est positif, point. Je ne remets pas les choses en question, ce qui est positif reste positif, voilà. D'accord. Est-ce qu'il y a eu des moments où vous êtes senti découragé...? Par la maladie ? Les gens m'ont découragé beaucoup plus que la maladie, oui. Vous pouvez m'en dire un peu plus ? Si vous voulez, la première fois la maladie a été difficile à comprendre parce que mon entourage était moins bien armé...pas très armé, mes parents et ces copains, je crois que ça les a dépassés complètement. Je crois qu'ils ont été très dangereux parce qu’ils n’ont pas réussi à comprendre du tout. Et à cause de leur intervention, je pense que ça a été difficile à accepter. Maintenant découragé, j'ai jamais été découragé. En fait y'a des personnes qui vous ont plutôt orienté vers le découragement et peut-être d'autres vers des choses plus positives ? Oui, ça par contre, oui, tout à fait. Qui...qui vous a encouragé pour les choses plutôt positives ? Pour les choses plutôt positives, disons la famille a été présente et puis là par exemple je fais du théâtre, les gens sont très positifs, je fais de la danse, avec la prof de danse je m'entends très bien, elle est très positive. Je vais vous dire, quand je lis un livre, puisque moi c'est mon truc, en général c'est des essais, quand je lis un livre, la personne qui l'écrit m'apporte beaucoup même si elle n’est pas là physiquement. Je veux dire y'a une masse de gens, de chercheurs de très bonne volonté et justement c'est ceux-là qui justement m'ont permis...à aucun moment, à aucun moment je me suis trouvé découragé je veux dire, j'en suis pas responsable de cette maladie donc y'a pas de découragement et de remettre en question le fait que...je serai heureux enfin, ça ça pose pas de problème, y'a...avec...mais les gens sont pas là physiquement mais enfin... C'est un soutien quand même... 366 Ouais ! C'est un très très bon soutien, puis bon vous savez dans le monde y'a quand même d'autres choses. Et aujourd’hui qu'est-ce que ça signifie le terme « schizophrénie » pour vous aujourd’hui... Alors schizophrénie, j'ai lu des bouquins... Sans bouquin, vous, de votre expérience... Ma schizophrénie disons. Alors « schizo » c'est l'esprit cassé ou je sais plus...la distance entre l'esprit et l'action. Alors si j'en tiens la définition populaire en général c'est de dire quelque chose et de faire autre chose, ce qui est pas ça, définition même que j'ai retrouvée chez des grands professeurs et tout, comme quoi...je me suis penché sur la schizophrénie et bon...alors par contre, oui, qu'est-ce que c'est que la schizophrénie ? Moi, à l'heure d'aujourd'hui parce que ça a pris de multiples formes, c'est pas une seule forme, c'est d'entendre des choses qui n'existent pas, c'est de voir, d'entendre des choses qui n'existent pas, qu'on lise dans mes pensées, enfin je veux dire c'est tout un tas de choses que j'ai du mal à regrouper sous une seule définition mais c'est d'échanger avec la pensée. C'est comme ça que vous le décririez à quelqu'un par exemple qui vous demanderait... Alors surtout la schizophrénie comme on voit, comme dans des films comme « un homme d'exception », c'est un grand mouvement de paranoïa très très intense, avec hallucinations et d'échanger avec les gens qui ne sont pas là, qui n'existent pas, dont on est sûr et convaincu de l'existence. Surtout dans la schizophrénie, le plus dangereux, enfin pour moi, ce qui a été dangereux, c'est le peu de prise de conscience de la maladie : « je ne suis pas malade, je refuse de me médiquer » et surtout dans certaines crises aiguës et surtout : « je ne suis pas malade, ça c'est du réel, je peux échanger avec des gens qui ne sont pas là physiquement ». Et aujourd’hui est-ce que vous vous considérez comme malade ? Oui, j'ai mes troubles, mais c'est difficile à diagnostiquer parce que je suis au chômage. Malade...oui je me considère comme malade, maintenant je pense qu'il y a beaucoup de points 367 qui vont et qui peuvent être améliorés, oui, je pense. D'accord. Est-ce que vous pensez qu'on peut guérir de la schizophrénie justement ? Ça c'est médicamenteux, je vous dis c'est comme un diabétique, tant qu'ils n’ont pas inventé le médicament qui...maintenant est-ce qu'on peut guérir ? Vivre avec, oui, oui tout à fait... Si vous aviez à décrire comme ça rapidement votre parcours de soins, qu'est-ce que vous diriez en fait ? En fait bon alors là (rires) alors là il y a quelque chose à dire, vraiment, c'est important. D'ailleurs, là j'en discutais avec Mademoiselle L, je lui ai pas dit mais je voulais lui dire, comme quoi les interventions sont courtes quand même, c'est normal mais ça reste court, c'est-à-dire qu'à l'heure actuelle, quelque part je préfèrerais une bonne juridiction qu'un bon psychologue, pas dans tous les cas mais dans certains cas, oui. C'est-à-dire ? Qu'on puisse protéger les malades, qu'on puisse vraiment protéger les malades de leur entourage. Moi j'ai vécu de graves violences, de graves maltraitances. Mes parents je leur ai pas parlé pendant longtemps mais j'étais malade, c'était à eux de passer le cap sachant les difficultés que j'avais. Je voyais pas de psychiatre, donc c'est normal que personne ne puisse intervenir mais je trouve qu'au niveau juridiction, y'a pas une vraie prise de conscience, disons de ce qu'on fait endurer de maltraitance aux personnes handicapées, maintenant...c'était quoi au fait votre question ? C'était ça, en fait...votre parcours de soin. Par contre j'ai fait deux ans d'hôpital de jour qui ont été très déstabilisants, sachant qu'il n'y avait rien à faire, que poterie...moi je vous dis poterie...ça m'a jamais passionné, voilà. Je comprends... Voilà, ça ça a été très dur. Par contre, je vous dis tout de suite, au niveau médical, le médecin, 368 après mes rechutes, a pu m'arrêter sur un an, ça c'est bien, je veux dire, toutes les maladies ne bénéficient pas d'un tel aménagement. J'ai eu un appartement thérapeutique pendant un an, ça a été vraiment super bien, donc vraiment : parce que c'est la psychiatrie, et je pense que c'est lié à la psychiatrie et pas à toutes les pathologies, là pour le coup y'a des choses très bonnes mais c'est le manque de moyens je pense dans les établissements, mais y'a des choses très positives mais y'a des choses comme l'hôpital de jour qui ont été très très dures, oui. Et aujourd’hui, comment est-ce que vous décririez votre vie sociale et relationnelle ? Ma vie sociale et relationnelle, j'ai des amis, je fais du théâtre, auprès de gens souvent à des niveaux élevés socialement et ça se passe très bien parce que c'est ma qualité, c'est-à-dire que j'arrive quand même à donner le change facilement. Au niveau social, disons, je fréquente les bibliothèques tout le temps, surtout universitaires donc c'est du social aussi, ça m'apporte énormément de satisfaction, et puis j'arrive à vivre sans dépendre des autres, c'est important. Maintenant je suis au niveau social, j'habite un appartement où mes parents paient une partie du loyer et me études donc c'est une contrepartie, j'ai une bonne entente avec mes parents. Je n'ai pas de petite amie, une femme etc. depuis trois ans et pour l'instant ça ne me manque pas énormément, donc ça va encore, j'ai pas cherché, maintenant je sais que c'est désocialisant, que les gens comprennent mal et ben moi c'est pas ce que j'ai rencontré mais peut-être aussi parce que j'arrive à donner le change. Quand je fais du théâtre, je pense qu'ils le savent, enfin ceux que je connais un peu mieux le savent et je pense que ça a été très bien accepté, très très bien accepté. A la danse, formidablement. Ma prof de danse c'est elle qui me raccompagne à chaque fois en voiture, elle me dit que je m'en sors très très bien, que c'est très bien cet investissement que j'ai eu grâce à la maladie, puisque ça a été radical, cet investissement culturel, et vraiment elle le dit d'une manière spontanée, on sent pas que c'est un rendu. Et alors, est-ce que vous vous considérez, alors le terme est peut-être un peu fort, comme handicapé par cette maladie aujourd’hui ? Aujourd’hui handicapé oui, avec les voix...handicapant, oui c'est handicapant. Les symptômes qui vous restent vous gênent ? Oui c'est handicapant, et surtout ce qui est pire, là on parlait de découragement, le pire de ce 369 qu'il y a à gérer c'est toutes ces années passées dans la maladie. La maladie c'est quand même dur à gérer parce qu'autant j'aime donner le change, et ça je m'en remercie, autant il est quand même difficile d'avoir passé 20 ans dans la maladie et les problèmes de la maladie donc ça pour le coup ça peut peut-être être dur, mais je pense que dans cinq, six ans, tout devrait revenir à l'ordre, de toute façon c'est quelque chose que je ne maîtrise pas, qui n'est pas de mon propre chef. Et alors comment vous faites justement, quand vous entendez des voix ? Est-ce que vous avez une stratégie pour les contrer, comment vous faites ? C'est que je suis en train de voir avec Mademoiselle L. En général, vous savez, c'est comme une envie de fumer, une envie de manger, je me freine de la même façon : je me bloque et après ça passe. Alors y'a des moments c'est plus fort que moi, c'est dans des moments où quand je rentre du sport, je suis là, je suis fatigué et là, forcément ça va agir. Mais du coup, quand ça arrive, vous vous dites « bon c'est la maladie parce que je suis énervé » ou sur le moment vous... Non, non, j'y crois. C'est ça, c'est le problème : je peux dire avec vous que ça n'existe pas et y croire, mais à force de dire, à force de voir des gens, de le répéter, et dieu sait que je le répète en plus parce que je suis suivi par des infirmières, et je leur dis aussi. Enfin personnellement là j’arrive dans un cas où je peux délirer, puis vraiment pas être convaincu que je l'ai dit mais passer à autre chose mais sur le coup, ça me laisse quelques impressions, du coup je reste dans une ambiance un peu après bizarre, parce que je l'ai dit, je l'ai pas dit...alors j'y pense pas tout le temps mais ça reste quand même et ça c'est un peu dur. Et le contenu de ces voix est toujours injurieux...? Non, non du tout, j'échange, basta, j'échange. Ah oui c'est pas non plus des insultes... Non, non ça reste assez rose. 370 Vous pouvez me donner un exemple ou deux... Non j'en n'ai pas en tête.. Non parce que la question que je me pose c'est est-ce que cette voix par exemple vous tutoie ? Oui, c'est les amis, c'est la famille. D'accord, donc vous reconnaissez très bien de quelle personne de votre famille il s'agit quand vous entendez cette voix ? Oui, tout à fait. Alors comment est-ce que vous décririez rapidement votre vie familiale aujourd’hui parce que vous m'avez dit que ça s'était apaisé... Avec mes parents ça se passe bien, je veux dire, même ça se passe de mieux en mieux même avec ma mère, voilà, ça se passe mieux. Avec ma sœur ça se passe mieux, j'ai fait beaucoup d'efforts aussi, c'est moi qui ai commencé à faire des efforts donc j'ai des bonnes relations même si ma sœur, n'ayant pas vécu cette maladie, étant mariée, moi célibataire alors ça concerne tous les célibataires vis-à-vis de leur frère ou leur sœur en général, ils sont pas très compréhensifs, un peu égoïstes mais en plus au niveau de la maladie, elle a jamais non plus accepté mais ça se passe bien. Vos parents et votre sœur connaissent le nom de votre maladie ? Oui, elles sont assistantes sociales toutes les deux. Mais c'est vous qui le leur avez dit ? Non, c'est le médecin qui leur a dit, y'a longtemps, oui. Et ça vous convenait qu'ils sachent le nom de votre maladie, parce que parfois il y a des 371 patients que ça gêne... Pas du tout au contraire, moi je vous le dis, je le dis au théâtre, mais peut-être que je le dis un peu trop, c'est ce que je m'étais dit, peut-être que je ressasse en ce moment, un peu trop. C'est-à-dire vous employez le terme « schizophrénie »... Non, non pas du tout. Quand vous dites « je ressasse »... Oui parce que vous me dites « ça vous gêne qu'on sache ou pas... » donc moi avec les amis et les proches en ce moment je parle de ces deux ans de délire, j'en parle avec mes parents mais ça fait déjà pas mal de temps que je ramène ça sur le tapis, alors pas forcément la schizophrénie mais tout ce que ça a entraîné comme maux et comme douleur. Il faudrait peutêtre que je passe à autre chose maintenant, oui ce serait le moment. Alors justement, ça tombe bien parce que j'allais vous demander vos projets, qu'est-ce que vous espérez pour l'avenir ? Alors qu'est-ce j'espère pour l'avenir ? Alors maintenant, ce n'est plus au niveau de la maladie que ça se passe, c'est au niveau psychologique, de m'accepter mieux, peut-être de faire la paix définitivement avec moi-même. A ce niveau là, c'est pathologique donc j'y peux rien, mais ça a créé quelques troubles, des fois je suis...pas séparé en deux, mais c'est difficile à certains moments. Et puis un travail stable qui me plaît, je voudrais travailler dans une bibliothèque, donc là y'a pas de surprise...ou culturel ou justement humain. Il me faut un investissement humain, là oui. Et puis au niveau de la famille une meilleure compréhension, peut-être de certains de mes états, il faut peut-être que je leur dise : « là c'est la maladie, là, ça ne l'est pas ». Oui parce que vous-même avez parfois du mal à repérer... Oui, c'est là le problème. 372 Parce que souvent au début on dit aux patients qu'ils sont fainéants, qu'ils font rien, enfin avant de comprendre ce qu'est la maladie, y'a toute une... Oui un peu comme les dépressifs...et ça j'ai rencontré des gens là-dessus et comme moi j'arrive à donner le change en plus, les gens s'imaginent pas ce par quoi je suis passé et sont pas très compréhensifs. Donc vos projections dans l'avenir, c'est plutôt finalement être apaisé vis-à-vis de... De la maladie. Oui puis avoir une femme, des enfants...Je ne vais pas m'arrêter de vivre parce que j'ai été malade ! Certes, mais c'est là un projet précis, vouloir des enfants par exemple, il y en a qui en veulent et d'autres qui n'en veulent pas... Si si, j'aimerais bien, mais pas beaucoup hein, j'ai passé tellement de temps à l'hôpital (rires), et en étant malade, un seul ça suffira (rires). Je ne sais pas ce que l'avenir me réserve, si ça se trouve je vais rencontrer une fille qui a deux enfants, bon ce sera deux enfants et basta. Oui avoir un couple, un travail mais en ces temps de crise c'est quand même difficile. J'aspire au bonheur comme tout le monde, alors au bonheur autant matériel que familial. Mais surtout la possibilité d'avoir un temps pour moi et faire ce que j'aime faire et voilà, comme tout le monde. Et est-ce que vous pensez que des personnes sont à même de vous aider pour réaliser ces objectifs... Des personnes, oui, Mademoiselle L est très bien...oui, une aide psychologique, une aide aussi par l'allocation aussi, A.A.H. qui peut me permettre aussi de prévoir, de pouvoir m'organiser. C'est difficile cette maladie parce qu'il y a des moments où on travaille mais y'a des moments aussi où on ne peut pas...votre question ? En fait la question était : est-ce que vous pensez que des personnes peuvent vous aider dans vos projets d'avenir, donc si j'entends bien, c'est plutôt par le côté psychologique que vous pensez... 373 Oui, matériel aussi, oui, matériel, psychologique, humain. Parce que vous avez tout de suite évoqué les soignants, Mademoiselle L ou d'autres, ce sont des personnes qui pour vous sont les premières personnes ressource... La famille et le travail du thérapeute. Les deux oui, les deux. Vous êtes assez confiant... Oui, oui, bien sûr, si moi je vais mieux je ne vais pas me dire que ça va moins bien, si moi je vais mieux... Oui, tant qu'à faire...(Rires) Si vous allez mieux, autant le reconnaître... (Rires) Oui si je vais mieux c'est que ça va aller mieux... Est-ce que vous auriez des conseils à apporter à une personne vivant avec la schizophrénie ou qui vient de découvrir sa maladie ? Qu'est-ce que vous lui donneriez comme conseil ? Alors le conseil...les psychiatres se posent la question, à savoir : est-ce que les patients doivent, est-ce que ça ne sort pas du cadre, parler de leur délire ou pas ? Il s'avère qu'il est bien quand même, même si ça met du temps, que les patients arrivent à apprendre à parler de leur délire. Pourquoi ? Parce que ça a le mérite d'être clair, ça a le mérite d'être dit et que ce que chemin faisant, au bout d'un moment on va se dire : « mais bon c'est vrai que ça, c'est du pathologique, ça c'est du normal ». Vraiment reconnaitre, reconnaître et puis accepter. Reconnaître et accepter la maladie puis surtout prendre conscience qu'on est malade, ça c'est vraiment le premier des cas, et puis surtout ne pas culpabiliser, c'est ça. Oui, c'est-à-dire que vous diriez à la personne : « c'est une pathologie, y'a ces symptômes là »...vous expliqueriez surtout ? Oui, exactement, et puis de pouvoir dire à quelqu'un de sûr, de pouvoir lui exprimer ces 374 délires, c'est-à-dire que si c'est une personne qui est en phase de délire de pouvoir dire : « voilà, j'imagine que la télévision parle de moi, la radio... » même si c'est difficile, arriver à ce que ça sorte, même un tout petit bout, pour pas que tout soit vécu intérieurement...parce que c'est vrai que tout est dans la tête systématiquement. Et c'est ce que vous disiez : du coup ça entraîne un repli, donc pour vous l'idée c'est : même si c'est du délire, il faut parler, même délirer, finalement... Tout à fait et moi, d'après les schizophrènes que j'ai rencontrés, j'en ai rencontré un paquet, que ce soit à l'hôpital, hôpital de jour, dans l'entreprise adaptée. Moi si vous voulez, ce qui m'a servi de guide, de leçon, c'est aussi d'être actif, essayer d'être actif tout le temps, essayer de profiter du temps libre qu'on a, parce qu'on a un temps libre important, vraiment, et puis rebondir sur l'avenir, ce qui est commun. Je pense que quelqu'un qui veut guérir vous dira ça, c'est normal. Mais peut-être au-delà de tout ça, apprendre à s'accepter, être au plus proche de soi-même et de ses préoccupations. En gros, que ce soit l'entreprise adaptée, au G.E.M. ou ailleurs, j'ai rencontré surtout des gens qui avaient tendance à s'isoler. Il faut des passions, il faut des activités. Même si la maladie est là, c'est pendant un temps. Alors moi j'avais trouvé une bonne solution, c'est par exemple que j'ai depuis trois ans des activités chaque soir. Des fois j'oublie ou des fois j'y vais pas, c'est assez rare mais ça me permet d'avoir une activité, une impulsion de dynamisme en plus et de pouvoir vivre autre chose que la maladie. Très rapidement comme on est dans son crâne, on vit les choses très seul, et comme je vous dis, avec mes propres amis, en ce moment j'ai tendance à le faire aussi : à ressasser ; et c'est vraiment le dernier des trucs qu'il faut faire, il faut s'ouvrir aux autres, alors c'est toujours facile à dire mais c'est vrai que quand on est seul, qu'on a un handicap, qu'on est malade comme moi, qu'en plus on a été victime de violence, c'est clair : on est sujet favori pour la dépression. Vous avez été « victime de violence », c'est-à-dire...ces jeunes...? Pendant deux ans, avec E. mon amie où j'étais délirant, je n'ai pas eu d'assistance, je suis resté délirant. Pour moi c'est comme si j'avais vécu des violences, enfin...enfin j'ai été laissé... A l'abandon ? 375 A l'abandon, oui c'est ça et en fait de pouvoir prendre du recul vis-à-vis de la maladie alors moi je vous dis, c'est une technique qui n'est pas mal mais comme il peut être proposé dans un GEM etc. de s'imposer des choses à faire avec les autres. Et puis on s'aperçoit très vite que finalement l'écart n’est quand même pas grand entre les personnes atteintes de schizophrénie et les personnes normales...que finalement eux aussi ont vécu des choses difficiles, même des choses très difficiles. Après je vous dirai pas que relativiser c'est un peu chrétien mais c'est aussi savoir qu'il y a d'autres souffrances. Mais alors moi y'a un truc qui m'a vachement aidé, c'est quand même de me rappeler... parce qu'on culpabilise beaucoup, on se dit beaucoup dans cette maladie, puisqu'on n'accepte pas le fait d'être malade, on se dit : « non, c'est moi, c'est d'ordre psychologique, c'est moi qui vois pas la vie très positivement ». Il faut quand même se rappeler le temps passé à l'hôpital, les souffrances que ça a été ; pour moi faut quand même s'en rappeler quand même parce qu'on en dégage peut-être plus de positif après quand ça va un peu mieux en se disant : « bon c'est vrai y'a quand même eu beaucoup de choses de faites, y'a quand même des choses qui se sont passées ». On aurait tendance, d'ordre psychologique à se dire « je ne suis pas malade, donc forcément c'est d'ordre psychologique, donc c'est un peu de ma faute, quoi ». Et quel regard vous portez sur ces phases, parce que que vous parlez d'une grande souffrance finalement...lors de ces phases la souffrance c'était quoi : c'était induit par le délire, c'était induit par l'hospitalisation ? C'est des souffrances morales, comme on peut le vivre dans une dépression. C'est des souffrances morales, oui. Mais comme les délires, comme y'a des hallucinations auditives et visuelles...en plus, je pense que ce qui est typique dans cette maladie, c'est qu'on peut avoir des souffrances physiques par les hallucinations. Ah oui ? Oui, ça m'est déjà arrivé. Par exemple ? Je vous dis, j'échange toujours par la pensée. Je vois cette personne, donc je la visualise. Si elle peut faire un geste vers moi et que je suis obligé d'esquiver, je ne sens quand même pas 376 le coup mais je sens une agression physique. Une sensation corporelle ? C'est ça que vous décrivez ? Oui une sensation corporelle, oui tout à fait, je le sens, oui. Et vous disiez hallucinations visuelles ? Vous avez eu aussi des hallucinations visuelles ? Je vous dis c'est toujours pareil : comme je parle par la pensée, enfin...j'échange, j'échange par la pensée, donc je visualise la personne, je visualise même plusieurs personnes et là je leur parle. Et vous les voyez réellement ? Euh...pas vraiment... Parce que ça c'est « un homme d'exception », c'est un peu... Oui mais ça c'est romancé je pense. Voilà, je pense aussi... Et on les voit...oui parce que lui, en échangeant par le même biais, c'est comme s'il était là, c'est un peu comme la visio-conférence (rires) C'est vrai, l'analogie est jolie, mais quand vous dites des hallucinations visuelles, c'est-àdire des personnes ? C'est pas que vous avez vu, je sais pas, un objet... Non non jamais. Ce sont toujours des personnes ? Ah si : j'ai vu le diable quand j'étais vraiment dans ces délires. Ah oui ? 377 Oui, une fois, et d'ailleurs c'est le tournant, c'est vraiment quand je suis passé du délire important à carrément plus de vie avec l'extérieur. Oui, y'a le diable qui est venu...ah oui, tiens, je me souviens de ça, et c'est marrant parce que le chat s'était hérissé sur le coup au moment où je l'avais imaginé. Ça a duré très peu de temps. Comment vous avez reconnu que c'était le diable ? Il est venu, je savais que c'était lui. C'est mon délire si vous voulez. D'accord mais vous n'avez pas vu quelqu'un avec des cornes, des sabots fourchus... Si, si, c'est ça qui est venu dans la pièce...oui, oui, qui est venu dans la pièce...mais c'est vrai que ça peut faire peur. D'ailleurs c'est la seule chose vraiment visuelle que j'ai vue d'aussi intense. Oui, je me souviens, le chat avait les poils hérissés à ce moment, alors ça a renforcé si vous voulez, oui, forcément, puis je faisais beaucoup de nuits blanches. Et donc je l'ai vu, le gros truc visuel. J'en ai eu d'autres, mais c'est toujours lié à dieu, au diable, et je sais pas pourquoi dans cette maladie, y'a le côté mystique qui est là et vraiment très très présent alors moi qui suis pas du tout croyant... C'est d'autant peut-être plus troublant quand ça vous arrive et... Oui, c'est très troublant. Ça va que j'ai quand même un équilibre intellectuel important, alors je dis pas que les croyants ont tort etc. Pour moi, j'ai quand même un équilibre qui fait que j'ai rejeté tout de suite ça une fois que j'allais mieux, cette croyance en dieu, enfin pour moi, dans mon équilibre, ça allait mieux, et c'est vrai que j'ai quand même une force de caractère. Oui...j'allais y venir parce qu'on sent que vous êtes une personne pleine de ressources...d'où elle vous vient cette force ? Comme ça, vous diriez quoi ? Oh j'ai pas de force, vous savez...non j'ai pas de force... Enfin, si parce que vous vous imposez des horaires, une hygiène de vie etc. Oui, c'est vrai. Oui, tout le monde me le dit. C'est marrant, je ne trouve pas. 378 C'est parce que vous avez la volonté de vous en sortir parce que c'est votre caractère, parce que... Non, pas du tout, c'est la maladie qui a aidé. La maladie rend plus fort, la maladie a aidé puis vraiment, oui, la force de caractère. C'est intéressant ce que vous dites, parce que... Oui la maladie m'a aidé. La maladie m'a aidé, je ne dis pas le contraire... Elle vous a aidé à quoi ? A devenir quelqu'un ? La première fois je me suis vengé...pas vengé, j'ai travaillé très fortement. Je n’ai jamais eu d'excès, enfin j'avais des excès alimentaires, mais alimentaires seulement. Par rapport à la personne que j'étais avant, ça a été radical, je veux dire, je suis devenu sérieux. Et la deuxième fois, je suis peut-être devenu philosophe. Il y a eu vraiment des grands procédés et d'ailleurs j'en discutais avec une infirmière, parce que j'ai parlé de ça aussi avec des infirmières, y'a un des patients qui a dit : « j'étais un petit con et j'ai changé ». C'est un peu grossier, et c'est ce qu'on dit aussi aux gens qui ont pris de la drogue, après ils s'en tirent meilleurs, c'est vrai. Moi c'est plus que meilleur, ça m'a appris à être avec moi, de pas avoir peur d'être seul, je fais des activités, je dois prendre le bus. Je n’ai pas de voiture, donc je prends le bus tard le soir et ça m'a jamais posé de problème. Je peux vivre avec moi-même, tout seul à certains moments, faire des choses tout seul ; au contraire, ça m'a vraiment renforcé là-dedans. Maintenant je vais vous dire tout court : si j'ai une force particulière, c'est parce que quand je lis, d'abord, parce que dans le monde ça se passe pas très très bien mais vraiment très mal, et on est de vrais privilégiés donc là-dessus ça nous permet de relativiser, puis, surtout, moi c'est mes passions qui me guident. Qui vous tiennent... Voilà, si je vais lire, en général... Mais ces passions vous sont venues de la maladie, presque, je dirais... 379 Alors ça c'est bizarre parce qu'au moment où j'étais soigné, je suis sorti de l'hôpital, je me suis dirigé vers ça tout de suite, c'est-à-dire que la danse ça a pas été un choix explicite direct, mais implicite, puis explicite. Le théâtre, je l'avais déjà quand j'étais très jeune, je m'y suis mis tout de suite donc ça s'est imposé, j'ai pas eu à aller les chercher. Et là où la maladie a aidé, c'est vrai que je pense que la maladie a aidé, c'est dans les choix qui ont été faits. J'aurais pu me tromper et je ne me suis pas trompé du tout en fait dans ces choix. Ils ont été volontaires et en fait super payants, oui, parce que j'aurais pu essayer le Hand et puis le Basket puis la natation...j'ai jeté mon dévolu sur un truc qui a marché du feu de dieu. Peut-être que c'est une mesure de survie qui est intervenue là, peut-être parce que je me suis écouté aussi mais je vais vous dire, j'ai du répondant parce que je fais des choses qui me plaisent, j'ai la possibilité, j'ai la chance de faire des choses qui me plaisent. Oui, mais encore faut-il les trouver, les choses qui plaisent... Oui puis la danse, je vous dis, je suis le seul mec, donc en même temps ça c'est la schizophrénie qui aide. Elle m'avait déjà aidé dans la première partie, le dérèglement mental nous permet de pouvoir faire des choses là où les autres se posent mille et une questions et ne le font pas. Ça c'est vrai, ça aide, parce qu'on en a tellement vu quelque part, mais en soi. Moi je vois les gens qui disent : « on n'a jamais le temps de faire les choses etc. » ou qui vraiment sont très conventionnels. Vraiment, j'ai l'impression d'avoir vu des choses très intenses, grâce à la maladie mais je vous dis, je fais des choses qui me plaisent. Par contre y'a un manque de réalisme, je ne suis pas assez dans le réel et là, là c'est le défaut de la maladie. Je fais les choses tellement de manière volontaire, qui se sont imposées à moi, que je les fais de manière désintéressée, si vous voulez. Je les fais par envie, je ne les fais pas par devoir. J'aurais dû y coller des diplômes, oui peut-être. Ça m'est tellement devenu naturel... OK je vous remercie, je n'ai plus de questions à vous poser, alors est-ce que peut-être vous, vous en avez une ? Non, non... 380 381