Cours de philosophie de M. Basch – La vérité La vérité I) Qu’est-ce que la vérité ? Dans l’histoire de la pensée, trois différentes conceptions de la vérité se sont développées et affrontées. a) La vérité comme correspondance avec le réel Cette conception est la plus ancienne, la plus répandue et la plus intuitive pour l’esprit humain. Le théologien Thomas d’Aquin a exprimé cette conception en une formule restée célèbre : « Veritas est adequatio rei et intellectus » (La vérité est l’adéquation de la chose et de la pensée.) On peut également donner une formulation plus formelle à cette conception de la manière suivante : « X est vrai si et seulement si X correspond à un fait ». Il suffit de remplacer X par une proposition quelconque (« Il pleut », « La Terre est plate ») et de comparer avec les faits. En termes plus précis, nous pouvons dire que lorsque nous cherchons à affirmer une vérité, nous formulons des jugements les plus univoques possibles qui coordonnent des concepts avec les états de choses que nous pouvons observer. Le jugement a une valeur de signe, il a pour vocation de symboliser avec précision un état de choses réel : La possibilité de la proposition repose sur le principe que des signes tiennent lieu d’objet. – Wittgenstein Certains reprochent à cette conception de s’appuyer trop sur le sujet qui doit observer la correspondance entre la proposition et les faits, ou encore de ne pas permettre de rendre compte de la vérité des mathématiques (à quoi peuvent correspondre les géométries non euclidiennes dans le réel empirique ?) b) La vérité comme cohérence Face aux difficultés que présente la conception de la vérité comme correspondance, certains auteurs insistent plutôt sur l’idée que la caractéristique définissant la vérité est plutôt la cohérence d’une proposition par rapport à l’ensemble dans lequel elle se situe. Formellement, on peut l’exprimer ainsi : « X est vrai si et seulement si X est cohérent par rapport à l’ensemble de propositions dans laquelle elle se situe ». Plutôt que de comparer les propositions avec le réel, les philosophes qui penchent vers cette conception vont privilégier la conception d’un système rigoureux où toutes les propositions s’enchaînent rigoureusement les unes aux autres sans contradiction. L’avantage de cette conception est que le critère de validité de la proposition est interne à un système et ne dépend pas de notre observation du monde extérieur. C’est Spinoza qui a poussé le plus loin la thèse selon laquelle la vérité est purement intrinsèque, sans dépendance au réel extérieur : Par idée adéquate j'entends une idée qui, considérée en soi et sans égard à son objet, a toutes les propriétés, toutes les dénominations intrinsèques d'une idée vraie. Verum est index sui et falsi. (La vérité est le signe d’elle-même et de l’erreur) Très apprécié par certains métaphysiciens du fait que cela leur permet d’élaborer un système d’idées abstraites sans se soucier de vérification expérimentale, cette conception ne résiste pas à la critique : Quiconque considère sérieusement la cohérence comme le seul et unique critère de vérité doit tenir n’importe quel conte imaginaire pour tout aussi vrai qu’un récit historique ou que les propositions d’un manuel de chimie, pourvu seulement que ce conte soit si bien inventé qu’aucune contradiction n’apparaisse nulle part. Moritz Schlick, Sur le fondement de la connaissance c) La vérité pragmatique Une théorie originale de la vérité a été forgée par les philosophes pragmatistes. Le pragmatisme est un courant philosophique essentiellement anglo-saxon né au XIXe siècle et dont le membre le plus célèbre est l’américain William James. En résumé, les pragmatistes subordonnent la pensée à l’action : ils estiment que toutes nos idées n’ont de valeur que par rapport à l’impact effectif qu’ils peuvent avoir sur nous et sur le 1 Cours de philosophie de M. Basch – La vérité monde. Par conséquent, ils préfèrent voir la vérité comme un instrument utile qui ne peut être déterminée indépendamment des buts personnels que nous nous sommes assignés. Posséder des pensées vraies, c'est, à proprement parler, posséder de précieux instruments pour l'action. Le vrai consiste tout simplement dans ce qui est avantageux pour notre pensée, de même que le juste consiste simplement dans ce qui est avantageux, pour notre conduite. William James, Le pragmatisme, 1907 Cette théorie, même si elle peut paraître séduisante, semble peu convaincante. En effet, il arrive très souvent qu’une vérité soit nuisible et qu’un mensonge ou une idée fallacieuse soit utile, comme l’a particulièrement souligné le sociologue Vilfredo Pareto : On accepte souvent une proposition qu’on entend énoncer, uniquement parce qu’on la trouve d’accord avec ses sentiments ; c’est même en général de cette façon qu’elle paraît le plus évidente. Dans beaucoup de cas, il est bien qu’il en soit ainsi, au point de vue de l’utilité sociale ; mais au point de vue de la science expérimentale, l’accord d’une proposition avec certains sentiments n’a que peu et souvent point de valeur. d) Le refus de la détermination univoque de la vérité : il y a plusieurs sens au mot « vérité » Il est absurde de choisir une unique théorie valide de la vérité et éliminer les autres en tentant vainement de supprimer les difficultés découlant de celle que l’on a choisie. Comme aucune de ces théories n’est pleinement satisfaisante, il vaut mieux, comme le suggère Wittgenstein, renoncer à formuler une théorie de la vérité, et chercher plutôt à voir dans nos différentes manières de comprendre la vérité des usages différents de notre langage qui se complètent et s'enrichissent mutuellement : Nous pouvons dire que le mot vérité a au moins trois sens différents ; mais on a tort de supposer que l’une de ces trois théories puisse donner la grammaire complète de notre emploi du terme, ou d’essayer de faire tenir dans une seule théorie des cas qui ne semble pas s’accorder entre elles. Essayer de trouver une théorie de la vérité est absurde parce que dans le quotidien, il est clair et bien établi que nous employons ce terme en ces différents sens. — Wittgenstein Nous sommes trompés par notre utilisation de la forme interrogative, le « qu’est-ce que ? » suivi d’un substantif. Cela conduit presque inévitablement à des impasses. Plutôt que de cherche ce qu’est LA vérité, changeons de méthode, et cherchons quels sont les différents usages du concept de vérité dans notre langage : nous remplaçons le chemin univoque par une multiplicité de chemins ; cela conduit à un résultat plus baroque, mais aussi plus satisfaisant. La vérité n’existe pas en tant que telle ; ce qui existe, ce sont différentes attitudes à l’égard de la vérité, et différents jeux de langages tournant autour de ce concept. Il faut mettre un terme à notre « soif de généralité » comme le dit Wittgenstein et parvenir à être attentif aux multiplicités singulières qui composent la réalité et notre rapport avec elle. Concrètement, cela signifie qu’il faut prendre la peine d’étudier le contexte dans lequel nous utilisons la notion de vérité, ou l’adjectif « vrai ». En effet, en fonction des contextes, la vérité n’aura pas le même sens. John Austin, dans son ouvrage Quand dire c’est faire, donne l’exemple suivant : « La France est hexagonale ». Est-ce que je peux dire que cet énoncé est vrai ? En réalité, cela dépend des circonstances : si c’est un jeune enfant qui affirme cette proposition à l’école primaire, on considèrera que la phrase est vraie ; si c’est un géographe qui affirme cette proposition dans un colloque scientifique rigoureux, on considèrera plutôt que la phrase est fausse car il s’agit d’une description excessivement simplifiée du territoire français. II) Peut-on vraiment avoir accès à la vérité ? a) Le scepticisme et les cinq tropes d’Agrippa Les sceptiques (appelés également les pyrrhoniens) pensent que la vérité est inaccessible à l’esprit humain et qu’il est autant illusoire que présomptueux de prétendre la posséder. L’argumentation des sceptiques a été condensé en cinq tropes, c’est-à-dire cinq types d’argumentation, par Agrippa, sceptique du Ier siècle après J-C. • 2 Le désaccord. Sur toutes les questions, on trouvera toujours des personnes en désaccord. Aucune réponse ne fait complètement l’unanimité et il est impossible de savoir qui a raison. Cours de philosophie de M. Basch – La vérité • • • • La régression à l’infini. Pour tout phénomène, l’explication causale est condamnée à régresser à l’infini. L’application du principe de raison suffisante conduit l’esprit humain à une impasse ; il ne parvient jamais à comprendre la cause ultime. Comme le dit Montaigne : « Aucune raison ne s’établira sans une autre raison : nous voilà à reculons jusques à l’infini. » Le relatif. Tout est relatif au sujet qui affirme des jugements. L’affirmation que l’on émet ne dépend que de notre point de vue et nous ne pouvons pas garantir que ce point de vue sera partagé par une autre personne. Le monde n’est jamais connu en soi ; chacun a sa propre version du monde. L’hypothèse. Pour échapper à la régression à l’infini, nous effectuons des hypothèses, c’est-à-dire des suppositions dont nous tirons des conséquences. Or, il est impossible de justifier des hypothèses ; bien qu’elles soient au fondement de toute théorie, elles ne se fondées sur rien. Les théories, aussi sophistiquées soient-elles, n’ont donc aucune valeur. Le diallèle. (Circularité). Dès que nous voulons justifier nos propositions, nous sommes condamnés à nous enfermer dans un cercle vicieux. Comme nous ne parvenons pas à prouver une proposition A, nous affirmons une proposition B pour la justifier, qui est elle-même prouvée par la proposition A. (Exemple célèbre de Molière : pourquoi l’opium fait-il dormir ? Parce qu’il a une vertu dormitive). b) Les tentatives de fondation de la connaissance Beaucoup d’efforts ont été menés pendant des siècles pour réfuter le scepticisme et garantir la possibilité d’une fondation légitime de nos connaissances. On qualifie de fondationnalistes les théories de la connaissance qui tentent de trouver un fondement certain et inébranlable à nos connaissances pour échapper à la critique sceptique. La tentative métaphysique la plus célèbre de fondation des connaissances est celle de Descartes qui part d’une vérité première, le cogito, pour aboutir à une démonstration a priori de l’existence d’un Dieu vérace garantissant la validité de notre savoir. D’autres auteurs, comme Pascal et Bergson, s’appuient plutôt sur l’intuition ou les « vérités du cœur » : Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur, c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaie de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n’ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point, quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison ; cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l’incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes, comme qu’il y a espace, temps, mouvement, nombres, est aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie et qu’elle y fonde tout son discours. Pascal, Pensées (282) c) Le refus de la fondation Face à l’impossibilité de fonder nos connaissances, certains philosophes du XXe siècle estiment qu’il faut renoncer à cette tâche impossible sans pour autant céder au scepticisme. Ainsi, Wittgenstein, dans son dernier ouvrage, De la certitude, montre qu’il est absurde de douter de certaines propositions comme le font les sceptiques mais qu’il est tout aussi absurde de vouloir les prouver : certaines croyances constituent notre échaudage du monde et se trouvent en dehors du doute et de la justification. Si je veux que la porte tourne, il faut que les gonds restent fixes. – Wittgenstein Je veux concevoir la certitude comme quelque chose qui se trouve en dehors de ce qui est justifié ou non justifié ; et donc, pour ainsi dire, comme quelque chose d’animal. – Wittgenstein Il faut accepter l’idée que notre connaissance du monde n’a pas besoin de fondement pour être opératoire. Comme le dit très bien Karl Popper, notre savoir repose sur des constructions bâties sur pilotis dans des marécages : III) Les obstacles à la recherche de la vérité (cf. Prezi) 3