TRANEL 44 textualité dans les médias Interdiscours et inter

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TRANEL 44
Interdiscours et intertextualité dans les médias
TRANEL (Travaux neuchâtelois de linguistique)
Comité de lecture pour ce numéro
Jean-Michel Adam (Université de Lausanne), Marc Bonhomme (Université de Berne), Marcel
Burger (Université de Lausanne), Petronela Lucas (Université de Berne), Gilles Lugrin
(Université de Lausanne), Stéphanie Pahud (Université de Lausanne), Pia Stalder
(Université de Berne).
Secrétariat de rédaction
Claudia Fama
Institut de linguistique, Université de Neuchâtel,
Espace Louis-Agassiz 1, CH-2000 Neuchâtel
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Chaque numéro des TRANEL est placé sous la responsabilité d’un-e membre de l’Institut de
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Tous droits réservés
ISSN 1010-1705
Travaux neuchâtelois de linguistique
N° 44, 2006 • ISSN 1010-1705
Table des matières
ƒ Marc BONHOMME & Gilles LUGRIN
Avant-propos--------------------------------------------------------------------------- 1-2
ƒ Jean-Michel ADAM
Intertextualité et interdiscours: filiations et
contextualisation de concepts hétérogènes --------------------------------- 3-26
ƒ Patrick CHARAUDEAU
La situation de communication comme lieu de
conditionnement du surgissement interdiscursif ------------------------- 27-38
ƒ Sophie MOIRAND
Entre discours et mémoire: le dialogisme à
l’épreuve de la presse ordinaire ---------------------------------------------- 39-55
ƒ Louis de SAUSSURE
Implicatures et métareprésentations en contexte
de presse écrite ------------------------------------------------------------------ 57-75
ƒ Anne BEAULIEU-MASSON
Cadres et points de vue dans le discours
journalistique ---------------------------------------------------------------------- 77-89
ƒ Laurence ROSIER
Nouvelles recherches sur le discours rapporté:
vers une théorie de la circulation discursive? --------------------------- 91-105
ƒ Dominique MAINGUENEAU
Les énoncés détachés dans la presse écrite.
De la surassertion à l’aphorisation --------------------------------------- 107-120
ƒ Françoise REVAZ
L’allusion dans les titres de presse --------------------------------------- 121-131
ƒ Gilles LUGRIN
De la poétique à l’analyse du discours
publicitaire: l’hypertextualité, entre intertextualité
et architextualité --------------------------------------------------------------- 133-149
IV
ƒ Stéphanie PAHUD
Circulation publicitaire des discours sur les sexes ------------------- 151-163
ƒ Marc BONHOMME
Parodie et publicité ----------------------------------------------------------- 165-180
ƒ François JOST
Monde de la télévision et monde de la publicité ---------------------- 181-197
ƒ Marcel BURGER
La gestion de la complexité des interactions
médiatiques -------------------------------------------------------------------- 199-217
Adresses des auteurs -------------------------------------------------------------------- 219
Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 1-2
Avant-propos
Ce numéro des Tranel contient la plupart des contributions présentées lors du
séminaire de Troisième Cycle CUSO, organisé par le Groupe BENEFRI de
Linguistique française (Universités de Berne, de Neuchâtel et de Fribourg),
ainsi que par le Laboratoire d’Analyse linguistique des discours médiatiques
de l’Université de Lausanne (année académique 2004-2005). Le but de ce
numéro est de rendre compte des derniers acquis de la recherche sur les
dimensions tant énonciatives que sociolinguistiques de l’interdiscours à
l’œuvre dans les discours médiatiques. À travers ses visées d’information et
de captation, le langage médiatique se caractérise par une "circulation
circulaire" (Bourdieu) de son discours et par un mimétisme prépondérant qui
ont certes déjà donné lieu à plusieurs publications, mais qui demandent à être
approfondis en raison de leur grande diversification et de leurs nombreuses
zones d’ombre encore peu explorées.
Les articles de cette livraison s’articulent autour de quatre axes. Les deux
premiers textes proposent une mise au point heuristique sur les notions
d’interdiscours et d’intertextualité. Jean-Michel ADAM s’attache à dégager la
filiation complexe de ces deux concepts, à la fois très proches et cependant
hétérogènes dans leurs usages. Se concentrant sur l’interdiscursivité, Patrick
CHARAUDEAU montre la centralité de la situation de communication et le rôle
des imaginaires socio-discursifs dans son fonctionnement.
Six contributions focalisent leurs investigations sur les manifestations de
l’interdiscours et de l’intertextualité dans la presse écrite. Conjointement à des
analyses empiriques, Sophie MOIRAND opère un réexamen du dialogisme
bakhtinien, en le connectant à des concepts voisins, comme celui de
"mémoire interdiscursive". De son côté, Louis de SAUSSURE met en
évidence l’apport de la notion de "métareprésentation" à celle de polyphonie
pour évaluer les effets interprétatifs qui se dégagent du discours de presse.
Quant à Anne BEAULIEU-MASSON, elle fait ressortir l’emploi fondamental
des adverbes de cadrage, abordés à travers leur typologie et leurs
rendements sémantiques, dans l’expression des points de vue journalistiques.
L’article de Laurence ROSIER revisite le fonctionnement du discours rapporté
dans la presse, en formulant une théorie de la circulation discursive (axée
notamment sur des chaînes de "surmarquages" et des "circulèmes"), en
liaison avec les pratiques sociales. Pour sa part, l’étude de Dominique
MAINGUENEAU porte sur une forme symptomatique de discours rapporté
journalistique: celle des discours détachés, dépourvus de recontextualisation
et sources d’"aphorisation". Enfin, à partir de nombreuses illustrations, l’article
de Françoise REVAZ met à jour un processus récurrent d’intertextualité dans
2
Avant-propos
les titres de presse: celui de l’allusion. Elle s’intéresse entre autres à ses
opérations linguistiques et à ses modalités de repérage.
Le troisième axe de ce numéro concerne les pratiques interdiscursives de la
publicité écrite. Les lecteurs trouveront dans le texte de Gilles LUGRIN une
approche renouvelée des notions d’intertextualité, d’hypertextualité et
d’architextualité, elle-même étayée par l’examen de diverses annonces, mises
en rapport avec la culture ambiante. L’article de Stéphanie PAHUD est
consacré aux représentations sexuelles dans la publicité, envisagées sous un
angle interdiscursif, à travers les valeurs sociales qu’elles reflètent. La
contribution de Marc BONHOMME met en discussion la notion traditionnelle
de parodie. Celui-ci insiste en particulier sur sa normalité et sur son
importance argumentative dans les stratégies publicitaires.
Les deux derniers articles de ce numéro ouvrent des pistes de réflexion
stimulantes sur les pratiques interdiscursives de la télévision. Analysant le
statut des spots télévisuels de publicité, François JOST explore leurs relations
dialectiques avec les programmes qui les insèrent, tout en soulignant leurs
effets communicatifs en fonction des trois mondes (réel, fictif, ludique) qu’ils
mettent en jeu. Étudiant les strates discursives qui structurent les interviews
télévisuelles, Marcel BURGER met en exergue le caractère paradoxal de
leurs interactions qui oscillent entre le registre familier et la communication
médiatique de masse.
Pour clore notre avant-propos, nous tenons à remercier vivement les
Universités de Berne, de Fribourg et de Lausanne qui ont participé au
financement de cette publication. Nous remercions également Petronela
LUCAS et Pia STALDER pour l’efficacité dont elles ont fait preuve dans la
mise en forme du manuscrit. Notre gratitude va enfin à l’Institut de
Linguistique de l’Université de Neuchâtel qui a bien voulu mettre à notre
disposition un numéro de ses Tranel pour la présentation de nos résultats.
Marc Bonhomme
Gilles Lugrin
Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 3-26
Intertextualité et interdiscours: filiations et
contextualisation de concepts hétérogènes
Jean-Michel ADAM
Pôle de recherche et d’enseignement interdisciplinaire
en Sciences des textes et analyse comparée des discours
de l’Université de Lausanne (Suisse)
[email protected]
The heterogeneous origin of concepts like "interdiscourse" and "intertext" – the former
stemming from discourse analysis and the latter from poetics and literary semiotics –
blurs their understanding. The present clarification, in the shape of a note or
bibliographical memo, serves to remind us that these two concepts have a history. This
article examines how these concepts circulate, and it is aimed at finding bearings among
very different uses of related concepts.
Ce qui manque le plus, c’est la rigueur dans l’emploi des termes et la connaissance des
limites à l’intérieur desquelles ils veulent dire quelque chose: ce sont des concepts
opératoires. Il ne faut pas les prendre pour des vérités éternelles. (Benveniste, 1974: 34).
1.
L’interdiscours dans l’analyse du discours française 1
1.1
L’interdiscours dans le système de concepts de Pêcheux
Le concept d’interdiscours a son origine dans les travaux de Michel Pêcheux
et dans les débats de l’analyse du discours française (ADF) des années 196070. Denise Maldidier, dans un de ses derniers articles, a bien montré que si ce
concept est "la clé de voûte du système", il ne l’est que dans sa relation avec
ceux de préconstruit et d’intradiscours. Ces trois concepts constituent, à ses
yeux, "le fond – décisif – de la théorie du discours" (1993: 113). Surplombant
ces trois concepts, il ne faut pas oublier celui de formations discursives, qui
vient de L’Archéologie du savoir de Michel Foucault (1969). Ce dernier montre
qu’une unité linguistique (phrase ou proposition) ne devient unité de discours
1
Je remercie Marie-Anne Paveau et Laurence Rosier pour la communication privée de leur
synthèse: "Eléments pour une histoire de l’analyse du discours. Théories en conflit et ciment
phraséologique", consultable sur le site d’un colloque franco-allemand de 2005:
http://www.johannes-angermuller.de/deutsch/ADFA/paveaurosier.pdf. Merci à Marie-Anne
Paveau pour la communication de son chapitre 2 d’un livre à paraître en 2006: Les prédiscours.
Sens, mémoire, cognition. Dans ce chapitre et dans l’article cité, la notion de préconstruit est si
clairement explicitée que je me permets de renvoyer à ces deux textes. Je me suis plutôt
soucié ici de situer et de distinguer les usages latéraux des notions de préconstruit et de
présupposition (Ducrot, Eco, Grize, Kristeva, Culioli) ainsi que la question de l’intertextualité.
4
Intertextualité et Interdiscours: filiations et contextualisation de concepts hétérogènes
(énoncé) que si on relie cet énoncé aux énoncés qui peuplent la mémoire
interdiscursive d’une formation sociale:
Il ne suffit pas de dire une phrase, il ne suffit même pas de la dire dans un rapport
déterminé à un champ d’objets ou dans un rapport déterminé à un sujet pour qu’il y ait
énoncé – pour qu’il s’agisse d’un énoncé: il faut la mettre en rapport avec tout un champ
adjacent. […] On ne peut dire une phrase, on ne peut la faire accéder à une existence
d’énoncé sans que se trouve mis en œuvre un espace collatéral. Un énoncé a toujours
des marges peuplées d’autres énoncés (1969: 128).
Foucault met par ailleurs l’accent sur le fait que la langue ne suffit pas à
produire à elle seule des énoncés:
Ce ne sont ni la même syntaxe, ni le même vocabulaire qui sont mis en œuvre dans un
texte écrit et dans une conversation, sur un journal et dans un livre, dans une lettre et sur
une affiche; bien plus, il y a des suites de mots qui forment des phrases bien
individualisées et parfaitement acceptables, si elles figurent dans les gros titres d’un
journal, et qui pourtant, au fil d’une conversation, ne pourraient jamais valoir comme
phrase ayant un sens (1969: 133).
Partant du fait que "L’énoncé est toujours donné au travers d’une épaisseur
matérielle, même si elle est dissimulée, même si, à peine apparue, elle est
condamnée à s’évanouir" (1969: 132), Foucault envisage le cas extrême de la
même phrase qui n’est cependant jamais identique à elle-même, en tant
qu’énoncé, lorsque les coordonnées de sa situation d’énonciation et son
régime de matérialité changent (1969: 132).
Une formation discursive est donc un lieu d’énonciation qui fait qu’un
énonciateur ne parle pas en son nom mais occupe une place en assumant un
des rôles possibles dans ce lieu social d’énonciation. Comme le précise
Dominique Maingueneau: "Cela ne signifie pas que pour chaque formation
discursive il existerait une et une seule place d’énonciation légitime puisqu’un
ensemble d’énoncés rapportés à un même positionnement peut se distribuer
sur une multiplicité de genres de discours" (1991: 18). Au sein d’une formation
socio-historique aux frontières mouvantes et toujours redéfinies, "on ne saurait
[…] dissocier l’intradiscursif et l’interdiscursif, la relation à 'autrui' est une
modalité d’un rapport à soi qui ne peut jamais se fermer" (Maingueneau, 1991:
20). Le mouvement de l’énonciation, sous la double contrainte du déjà-dit et
du dicible, compose à la fois avec la langue et avec l’interdiscours, et c’est
précisément ce qui fait de l’individu énonçant un sujet au sens sociohistorique.
Le système de concepts de Pêcheux est inséparable de la théorie générale
des idéologies développée dans les années 1960 par Louis Althusser 2 , de sa
lecture de la théorie du sujet de Jacques Lacan et de sa perception de
2
On mesurera le caractère historique de cette position à la lecture de la récente mise au point de
Teun A. van Dijk et de sa définition de travail: "Une idéologie est le fondement des
représentations partagées par un groupe" (2006: 74).
Jean-Michel Adam
5
l’importance de la linguistique dans le développement des sciences humaines
de cette époque:
Le fonctionnement de l’Idéologie en général comme interpellation des individus en sujets
(et spécifiquement en sujets de leur discours) se réalise à travers le complexe des
formations idéologiques (et spécifiquement à travers l’interdiscours qui y est intriqué) et
fournit "à chaque sujet" sa "réalité", en tant que système d’évidences et de significations
perçues-acceptées-subies (Pêcheux, 1990: 227).
Cette théorie, qui vise les "déformations imaginaires" des "rapports réels" des
individus (Althusser, 1976: 104), lie psychanalyse et marxisme dans une
même problématique de la conscience mystifiée. Maingueneau cite fort
justement (1991: 12) un passage de "Freud et Lacan", écrit en 1964, qui
résume la "position" d’Althusser:
Depuis Marx, nous savons que le sujet humain, l’ego économique, politique ou
philosophique n’est pas le "centre" de l’histoire – nous savons même, contre les
Philosophes des Lumières et contre Hegel, que l’histoire n’a pas de "centre", mais
possède une structure qui n’a de centre nécessaire que dans la méconnaissance
idéologique. Freud nous découvre à son tour que le sujet réel, l’individu dans son
essence singulière, n’a pas la figure d’un ego, centré sur le "moi", la "conscience" ou
l’"existence", […] que le sujet humain est décentré, constitué par une structure qui elle
aussi n’a de "centre" que dans la méconnaissance imaginaire du "moi", c’est-à-dire dans
les formations idéologiques où il se "reconnaît" (Althusser, 1976: 33-34).
Dans cette perspective, "le propre de toute formation discursive est de
dissimuler, dans la transparence du sens qui s’y forme, l’objectivité matérielle
contradictoire de l’interdiscours" (Pêcheux, 1990: 227). Les concepts de
préconstruit et d’interdiscours ont pour but de penser les processus de
déformation et de méconnaissance idéologiques qui surgissent dans
l’intradiscours. Partant du fait que l’individu est "toujours-déjà sujet", l’effet de
préconstruit apparaît comme "la modalité discursive du décalage par lequel
l’individu est interpellé en sujet" (Pêcheux, 1990: 221). Ce décalage
fonctionne "à la contradiction" (ibid.). Seul l’intradiscours correspond au fil des
énoncés et donc à du discursif-textuel. En revanche, ni l’interdiscours ni le
préconstruit ne sont à proprement parler des faits de discours, du dit
correspondant à des énoncés. Dans cette perspective, comme le résume
Maingueneau: "l’AD est confrontée à l’inénonçable […]. Avec la primauté de
l’interdiscours, cet inénonçable se formule comme ce qui fait
systématiquement défaut à une formation discursive et lui permet de tracer sa
frontière, de se fermer imaginairement en un tout" (1991: 20-21).
Considérons, à titre d’exemple, le début de ce texte publicitaire 3 :
1.
Les hommes aiment les femmes qui ont les mains douces. Vous le savez. Mais vous
savez aussi que vous faites la vaisselle. Alors ne renoncez pas pour autant à votre
charme, utilisez Mir Rose. Votre vaisselle sera propre et brillante. Et vos mains, grâce à
3
Analysé dans Adam (2001: 120-124).
6
Intertextualité et Interdiscours: filiations et contextualisation de concepts hétérogènes
l’extrait de pétale de rose contenu dans Mir Rose, seront plus douces et plus belles. Elles
ne pourront que vous dire merci. Votre mari aussi.
Le fait que la première phrase ait la forme d’un énoncé doxique (valeur
générique des syntagmes nominaux, présent de vérité générale et effet de la
relative déterminative qui vient restreindre la classe des femmes aimées des
hommes) n’en fait pas pour autant, dans la théorie de l’ADF, un énoncé de
l’interdiscours. En revanche, on peut dire que les préconstruits qui circulent
dans l’interdiscours rendent un tel énoncé possible. Il en va de même dans
l’enchaînement qui va de P3-MAIS […] à P4-ALORS ne renoncez pas pour
autant à votre charme où la négation et le connecteur POUR AUTANT
articulent l’enchaînement argumentatif sur l’ellipse d’une évidence
présuppositionnelle impliquée par le verbe "renoncer": faire la vaisselle
entraîne la perte du charme féminin. Je passe sur le "votre mari" final qui
intègre la séduction dans le cadre légal du couple. Bref, c’est un fond
idéologique qui attribue des rôles et des désirs aux femmes et aux hommes et
interpelle ainsi les individus en sujets à travers une mise en discours conforme
au genre épidictico-délibératif publicitaire présent dans l’interdiscours (Adam &
Bonhomme, 1997). La forme linguistique d’une phrase qui se présente comme
prémisse d’une argumentation n’est qu’une trace des préconstruits et de
l’interdiscours. Dans P2 – "vous le savez" –, il y a bien plus que le simple
renvoi à l’énoncé précédent et à sa relative restrictive. C’est sur le fond d’un
non-dit structurant qu’un tel rédactionnel publicitaire était possible au début
des années 1970. Les préconstruits signalent un assujettissement idéologique
par la présence d’un "déjà-là", d’un "antérieur au discours" dont les sujets ne
perçoivent plus les origines et sur lequel se fonde leur intradiscours.
Dans le prolongement des interrogations de Saussure (2002: 117) et de
Benveniste (1966: 128-130 & 1974: 65) sur le statut de la phrase, la
linguistique des années 1960-70 situe la syntaxe au point d’articulation de la
langue et du discours: "La dimension du discours dans le langage suppose
l’existence de la syntaxe" (Henry, 1977: 155). C’est ainsi que Henry (1975),
Almuth Grésillon (1975) et Pêcheux, dans une conférence de 1979 sur les
"Effets discursifs liés au fonctionnement des relatives en français" (1990: 273280), portent leur attention sur les structures syntaxiques qui permettent de
présenter un certain propos sans qu’un énonciateur en prenne l’assertion en
charge. À la différence des relatives appositives ou explicatives, le
fonctionnement déterminatif d’une relative comme "Les hommes aiment les
femmes QUI ont les mains douces" leur apparaît comme la trace d’une
construction antérieure qui tire de là un effet d’évidence qu’ils considèrent
comme un effet de préconstruit, mais qui, comme le rappellent fort justement
Rosier et Paveau, n’existe discursivement pas comme antérieur:
Cela produit l’effet subjectif d’antériorité, d’implicitement admis, etc. que nous avons
désigné ailleurs sous le terme de préconstruit. Cet effet est caractéristique du
fonctionnement déterminatif de la relative (Henry, 1975: 97).
Jean-Michel Adam
7
Grésillon et Pêcheux ont raison de dire que les relatives appositives ou
explicatives ont, elles, un statut d’assertion complète, c’est en ce sens qu’elles
sont généralement dites prédicatives. Pêcheux parle à ce propos d’"élément
saturé" (1975: 99). Ayant un statut de proposition, les appositives-explicatives
ont une certaine autonomie. Elles peuvent reprendre un déjà-dit, mais qui est
alors asserté, pris en charge par un énonciateur. Paraphrasables par une
subordonnée introduite par parce que, ces relatives peuvent, de plus, être
modalisées comme dans: "Les femmes, qui [parce qu’elles] font
[malheureusement/naturellement] la vaisselle, n’ont pas les mains douces".
En revanche, la relative déterminative de (1.), non autonome syntaxiquement
et énonciativement, peut être caractérisée par son statut non asserté ainsi que
par un effet d’antériorité: "On peut appeler ce statut 'présupposé' et ajouter
qu’à la différence de l’assertion il renvoie toujours à un antérieur et que celuici est seulement reproduit, mais non pris en charge par l’énonciateur"
(Grésillon, 1975: 105). Le préconstruit n’est, au moyen des relatives
déterminatives, littéralement pas asserté. "Point de saisie de l’interdiscours"
(Maldidier, 1993: 113), le préconstruit signale la présence de l’interdiscours
sous l’intradiscours. Maldidier résume ainsi ces enjeux de l’analyse de
discours qui sont encore les nôtres: "elle représente la possibilité de lire dans
le 'discursif textuel' les traces de la mémoire historique prise dans le jeu de la
langue" (1990: 83).
Le système de concept de l’ADF peut être résumé par le schéma suivant qui
signale, par analogie avec la figure de l’iceberg, le fait que l’intra-discours
n’est que la pointe immergée, visible, (le dit) d’un non-dit idéologique, comme
le dit une note manuscrite de Pêcheux, citée par Maldidier: "la présence d’un
'non-dit' traverse le 'dit' sans frontière repérable" (1993: 114):
Formation
discursive
DIT (Discursif)
Intra-discours
Préconstruits
Interdiscours
NON-DIT (non-discursif)
8
1.2
Intertextualité et Interdiscours: filiations et contextualisation de concepts hétérogènes
Préconstruits 4 et présupposition
1.2.1 La présupposition linguistique d’Oswald Ducrot
Le concept de préconstruit a été avancé dans le cadre de la critique de fond,
par Paul Henry (1977), de la présupposition tant logique qu’illocutoire mise en
avant dans la sémantique linguistique d’Oswald Ducrot (1972). La critique
porte sur l’orientation logiciste de la linguistique qu’accentue son ignorance
des rapports du langage à l’inconscient et aux idéologies. Le préconstruit se
définit donc contre la présupposition et contre un certain état de la
linguistique:
La question de la présupposition peut […] être considérée comme un symptôme propre à
faire apparaître un certain nombre de problèmes théoriques fondamentaux que rencontre
la linguistique aujourd’hui, problèmes qui tournent autour de deux questions clefs: la
sémantique et l’énonciation (Henry, 1977: 3).
Dans sa postface du livre d’Henry, Ducrot expose la place de la
présupposition dans un système de concepts aujourd’hui assez largement
admis comme opératoire: présupposé, posé, sous-entendu. Il précise les
objectifs de sa position intralinguistique:
Ce qui m’intéresse, c’est d’être obligé de prévoir à l’intérieur de la langue un acte comme
celui de présupposer, qui se réfère au débat intersubjectif. Ainsi se trouve renforcée la
conception générale de la langue qui […] me semble avoir dirigé la plupart de mes
travaux, et qui la présente comme étant, avant tout, un instrument pour l’affrontement
des individus (1977: 200).
Il définit par ailleurs l’apport spécifique, selon lui, du linguiste à l’analyse du
discours:
[…] Expliquer, pour une énonciation donnée, l’éventail de ses sens possibles, en
spécifiant, pour chacun, quelles représentations situationnelles et quels processus
interprétatifs permettent de l’engendrer. […] La tâche du linguiste est seulement
d’expliquer la possibilité de toutes ces lectures (possibilité qui constitue l’"objet réel" du
linguiste, le point de départ de la recherche) (1977: 202-203).
1.2.2 La présupposition dans la pragmatique textuelle d’Umberto Eco
Reprenant partiellement un article écrit avec Patricia Violi (1987), Eco
consacre un chapitre des Limites de l’interprétation (1992: 307-342) au
problème de la présupposition. Eco trouve la notion de présupposition "trop
rigide". À la différence de Ducrot, il la considère comme un artifice de la
théorie qui rend compte de faits linguistiques qui ne relèvent que rarement de
l’usage commun (1992: 310). Dans le cadre sémiotique de sa pragmatique
textuelle et de sa théorie de la "coopération textuelle", il développe une
position plus large que celle de Ducrot:
4
Je renvoie au point 211 du chapitre 2 de Paveau (2006) et au point 232 de l’article de Paveau &
Rosier cité dans la note 1.
Jean-Michel Adam
9
La notion de présupposition ne semble pas définir une série de phénomènes
grammaticaux homogènes, elle est plutôt une catégorie ouverte ne pouvant être
expliquée qu’à l’intérieur d’une théorie du discours (1992: 311).
Sa révision porte surtout sur la délimitation des faits et des fonctions de la
présupposition. Prenant appui sur l’opposition cognitive entre fond et relief (ou
figure) souvent utilisée en linguistique (Kilani-Schoch & Dressler, 2005: 3436), il considère que, dans les énoncés porteurs de présupposition, le signifié
affirmé ou posé constitue la figure ou relief et le signifié présupposé le cadre
de fond. C’est en prenant en compte la dimension textuelle du phénomène
qu’il se distancie nettement du cadre théorique de Ducrot:
Les présuppositions font partie de l’information donnée par un texte; elles sont sujettes à
un accord réciproque de la part du locuteur et de l’auditeur, et elles forment une sorte de
cadre textuel qui détermine le point de vue à partir duquel le discours sera développé. Ce
cadre textuel constitue le fond du texte lui-même, et il est distinct des autres informations
qui représentent le relief (1992: 313).
Le cadre textuel est constitué de ces énoncés qui, ayant le pouvoir d’imposer
certaines présuppositions, sont ou doivent être assumés comme
incontestables et acquis par les interactants: "Le relief représente l’information
ouverte à la contestation, et le fond est l’information protégée de la
contestation de l’auditeur" (1992: 324), et il ajoute aussitôt:
Nous parlons d’une tendance d’emploi, non d’une règle grammaticale. Il est moins
probable, en termes pragmatiques, que le contenu présupposé d’une construction
présuppositionnelle soit contesté, étant donné sa nature de fond. Mettre des informations
en position de fond rend la contestation moins naturelle (1992: 324).
Dans sa "sémantique à instructions en forme d’encyclopédie", Eco donne une
grande importance à la description du pouvoir présuppositionnel des unités
lexicales, en spécifiant les éléments présupposés et en représentant les
instructions relatives à l’insertion textuelle de ces unités. Dans la pragmatique
textuelle d’Eco, tout texte est une machine inférentielle complexe, "une sorte
de mécanisme idiolectal qui établit des corrélations encyclopédiques ne valant
que pour ce texte spécifique" (1992: 342). Le concept de présupposition se
rapproche alors du processus global d’interprétation d’un texte au point de
recouvrir une gamme de phénomènes "présuppositionnels" beaucoup plus
amples que ce que la présupposition linguistique prend en compte:
Pour comprendre un texte, le lecteur doit le "remplir" d’une quantité d’inférences
textuelles, liées à un vaste ensemble de présuppositions définies par un contexte donné
(base de connaissance, assomptions de fond, constructions de schémas, liens entre
schémas et texte, système de valeurs, construction du point de vue, etc.) (1992: 342).
Les propositions d’Eco prennent place entre la présupposition linguistique et
la définition des préconstruits de l’AD. Il me semble qu’une théorie plus
économique que celle d’Eco a été utilement développée par l’Ecole
neuchâteloise de sémiologie, dans le cadre de la logique naturelle de JeanBlaise Grize et Marie-Jeanne Borel.
10
Intertextualité et Interdiscours: filiations et contextualisation de concepts hétérogènes
1.2.3 Les préconstruits culturels dans la sémiologie de Jean-Blaise
Grize
À la fin des années 1960, dans le cadre de l’Ecole pratique des hautes études
en sciences sociales, Grize a donné, à Paris, un enseignement préparatoire à
la recherche approfondie en sciences sociales placé alors sous le chapeau de
la sémiologie. C’est là qu’il a beaucoup discuté avec Pêcheux. Effectivement,
sa "logique naturelle", qui convenait mieux à ce dernier que la logique
classique, en porte des traces significatives que je n’ai pas la place
d’énumérer ici. Grize intègre les préconstruits dans son modèle de la
communication et sa théorie de la schématisation. À côté des postulats de
l’activité discursive, des finalités de l’interaction en cours, de la situation
d’interlocution, des représentations psychosociales des interactants, d’une
façon proche d’Eco par bien des côtés, il ajoute (2004: 24-25) un postulat des
préconstruits culturels (PCC). Par ces PCC "un texte est à la fois un produit
verbal et un produit social" (1996: 67). Aspects de la compétence
encyclopédique qui englobe les connaissances des sujets sur le monde, les
PCC sont définis par Grize comme des savoirs qui ont leur source dans trois
lieux:
Il y a d’abord, ce que l’on peut appeler les matrices culturelles qui sont faites de la
mémoire collective d’une société ou d’un groupe; de l’idéologie ensuite, c’est-à-dire de
tout ce que transportent les multiples discours qui circulent, qui s’opposent et entre
lesquels chacun choisit ce qui lui convient; enfin de la pratique quotidienne […]. Les
préconstruits culturels servent en quelque sorte d’intermédiaires entre le monde et la
façon dont nous l’appréhendons, ils nous permettent d’interpréter les réalités qui s’offrent
dans des situations déterminées (Grize, 1992: 66).
La logique naturelle n’a pas à prendre en charge la théorie des PCC, mais elle
peut en saisir indirectement les contenus en cours d’analyse, en particulier
dans les mouvements argumentatifs, dans la mesure où ces PCC fournissent
"le cadre obligatoire dans lequel le discours doit s’insérer et ceci par le double
mécanisme piagétien d’assimilation et d’accommodation. […] Il ne s’agit pas
que du sens des mots. Les lieux, à juste titre dits lieux communs, sont
indispensables à soutenir les raisonnements, même les plus élémentaires qui
permettent la compréhension" (1996: 66). Les propositions de Grize
permettent de ne pas tout faire passer dans l’interdiscours et de maintenir
ainsi les distinctions opératoires de l’analyse de discours. Maintenus en
dehors de la schématisation proprement dite, les PCC ne sont pas énoncésschématisés, mais ils en sont une des composantes, souterrainement
structurante tant à la production qu’à l’interprétation (Adam, 1999: 101-116).
Jean-Michel Adam
2.
11
Interdiscours, séquentialité intradiscursive et "discursif
textuel" 5
La priorité théorique et pratique accordée à l’inter- sur l’intra-discours est déjà
remise en cause par les derniers travaux de Pêcheux, au début des années
1980. L’analyse linguistique de la séquentialité intradiscursive devient
essentielle, sous l’influence des critiques que Jean-Marie Marandin (1979)
adresse à la "délinéarisation" de l’intradiscours. Maldidier résume ainsi
l’évolution de la position de Pêcheux: "On s’attachait désormais à étudier le
fonctionnement combiné de marques linguistiques, syntaxiques, lexicales et
énonciatives, contribuant à produire l’effet de séquentialité. […] Si naguère,
l’idée d’un 'travail' de l’interdiscours à l’intérieur même de l’intradiscours était
forte, elle restait abstraite, elle avait besoin de relais dans l’analyse de la
matérialité discursive elle-même et il lui manquait un maillon décisif du côté
des marques énonciatives" (1990: 77-78). Les travaux sur les complétives,
menés avec Françoise Gadet et Jacqueline Léon (Linx 10, Paris X-Nanterre,
1984), sont, avec les relatives, un autre aspect de l’attention intra-discursive à
la syntaxe des énoncés. L’apport des thèses de Jacqueline Authier-Revuz sur
la double hétérogénéité (1982 & 1984) sera quant à lui décisif pour tout ce qui
concerne l’énonciation et la réflexion sur le discours autre. Avec sa conception
de l’hétérogénéité constitutive et de l’hétérogénéité montrée, c’est une
appropriation linguistique des thèses de Bakhtine qu’elle introduit, annonçant
ainsi le croisement entre les thèses du Cercle de Bakhtine et l’ADF.
2.1
Interdiscours et dialogisme: origines des concepts
C’est dans les années 1970 qu’apparaissent les traductions françaises des
travaux de Mikhaïl M. Bakhtine et surtout, en 1977, celle du Marxisme et la
philosophie du langage dont on sait aujourd’hui qu’il s’agit d’une version de la
thèse de Valentin N. Voloshinov, publiée sous la double signature de Bakhtine
et de Voloshinov. La bakhtinisation de l’interdiscours, si fréquente dans les
travaux actuels, apparaît de façon éclairante dans les derniers textes de Jean
Peytard:
C’est l’instance du tiers-parlant qui constitue l’axe de l’analyse. Entendant par ce concept
la désignation d’un ensemble indéfini d’énoncés prêtés à des énonciateurs sous les
espèces de: "les gens disent que…", "on dit que…", "on prétend que…", énoncés
doxiques (ceux de la doxa). Ces énoncés appartiennent à la masse interdiscursive à
laquelle empruntent les agents de l’échange verbal pour "nourrir" leurs propos (1995:
121).
Peytard s’est intéressé au "change interdiscursif" (2000: 23) qui résulte de la
reformulation, du transcodage ou de la réécriture. Il rapproche ces opérations
5
Expression de M. Pêcheux dans "Lire l’archive aujourd’hui", Archives et documents de la
Société d’histoire et d’épistémologie des sciences du langage, 2. Saint-Cloud, 1982: 35-45.
12
Intertextualité et Interdiscours: filiations et contextualisation de concepts hétérogènes
de la question du discours relaté qui occupe les derniers chapitres du
Marxisme et la philosophie du langage: "Toute 'mise en mots' du tiers-parlant,
comme acte de discours "relaté", comporte une attitude évaluative de la
parole 'relatée'. […] Les énoncés du tiers-parlant obligent le locuteur à situer
ceux-ci dans son discours recteur et à se situer par rapport à eux" (1995:
121). Ce glissement de l’interdiscours vers le dialogisme de Bakhtine est
manifeste dans un article dont la dernière partie est intitulée: "Bakhtine et la
sémiotique (inter)discursive" (1980: 33-44). Peytard parle également
d’"interdiscursivité bakhtinienne" (1995: 109) et ajoute, à propos des
transformations du "Pont Mirabeau" d’Apollinaire (ponctué puis déponctué),
des ratures du nom de Dazet dans les Chants de Maldoror ou de la
transformation-altération des textes scientifiques dans le discours de
vulgarisation:
L’altération visée n’est plus seulement intrinsèque à une phrase ou à une série de
phrases, ou même à un discours constitué comme unité, mais elle oppose au moins
deux discours. Nous quittons l’intraphrastique et l’intradiscursif pour atteindre
l’interdiscursif (Peytard, 2000: 24).
Si Peytard glisse ainsi du champ de l’AD aux thèses du Cercle de Bakhtine,
c’est que, pour lui, "tout discours est relaté" (2000: 25), de la même manière
que, pour Gilles Deleuze et Félix Guattari: "tout discours est indirect" (1980:
97 & 106) ou, mieux encore, "indirect libre" (1980: 101 & 107). Suivant en cela
les thèses de Bakhtine et de Voloshinov, Deleuze et Guattari considèrent que
"la première détermination qui remplit le langage, […] c’est le discours
indirect" (1980: 97). Comme le souligne Peytard, le discours relaté est "ce
point de suture où la langue (dans sa systématicité) est suscitée pour
produire/insérer l’énoncé de l’autre dans la discursivité d’un agent singulier.
Nouage de la langue et du discours" (2000: 25-26). Ce qu’il reconnaît, dans
cette lecture deleuzienne de Bakhtine et Voloshinov, c’est le fait que le
discours indirect (DI) ne suppose pas le discours direct (DD), c’est le DD qui
s’extrait, en quelque sorte, du DI et mieux encore du DIL: "Mon discours direct
est encore le discours indirect libre qui me traverse de part en part" (Deleuze
& Guattari, 1980: 107). Ce qu’ils explicitent en ces termes:
C’est précisément la valeur exemplaire du discours indirect, et surtout du discours
indirect "libre": il n’y a pas de contours distinctifs nets, il n’y a pas d’abord insertion
d’énoncés différemment individués, ni emboîtement de sujets d’énonciation divers, mais
un agencement collectif qui va déterminer comme sa conséquence les procès relatifs de
subjectivation, les assignations d’individualité et leurs distributions mouvantes dans le
discours. Ce n’est pas la distinction des sujets qui explique le discours indirect, c’est
l’agencement, tel qu’il apparaît librement dans ce discours, qui explique toutes les voix
présentes dans une voix […] (Deleuze & Guattari, 1980: 101).
Jean-Michel Adam
13
Sans m’étendre plus longuement sur la conception de la langue comme
"réalité variable hétérogène" (1980: 127) 6 , il faut bien insister sur le fait que le
cadre théorique de Peytard, Deleuze ou, comme on le verra plus loin, de
Kristeva est très différent de celui de l’AD de Pêcheux. Peytard et Deleuze
associent le dialogisme du Cercle de Bakhtine à la (socio)linguistique
variationnelle de William Labov. En revanche, comme le montre Maldidier
(1990: 19), le concept d’interdiscours apparaît pour la première fois dans une
note de Pêcheux sur la théorie énonciative du langage d’Antoine Culioli, dans
un ouvrage collectif sur le traitement formel du langage (Culioli, Fuchs &
Pêcheux, 1970). Pêcheux parle de "formations discursives" dans la note 2 de
la page 14, et d’"inter-discours" dans la note 7 de la page 18. Il dérive son
opposition entre "inter-discours" et "intra-discours" de la distinction culiolienne
entre "préasserté" et "asserté". C’est tellement évident que, dans l’état actuel
de la linguistique énonciative de l’Anglais de l’école de Culioli, le concept de
"préconstruit" a définitivement remplacé celui de "présupposé", en recouvrant
une partie de son sens. Jean Chuquet définit ainsi le concept de "construction
préalable" qui donne son assise aux préconstruits: "Par construction préalable
nous entendons soit une relation prédicative déjà posée par un énonciateur
dans un énoncé antérieur, soit une relation posée de façon fictive, comme si
elle précédait l’énoncé en question" (1986: 74). Lorsqu’un énoncé est dit
conditionné par la construction antérieure d’un autre énoncé, il est fait allusion
à un autre énoncé présent dans le co-texte gauche ou à un élément présent
dans le contexte situationnel ("préconstruit situationnel") ou à un "préconstruit
notionnel" impliqué (les maisons ont un toit, les voitures un moteur) ou enfin à
une donnée déductible de l’énoncé lui-même (présupposition classique). La
forme interrogative anglaise en wh- est ainsi analysée comme un renvoi à
l’existence d’une relation préconstruite et, comme le montre Odile Blanvillain,
"la forme interrogative en why semble jouer un rôle dans l’interprétation de
l’énoncé comme remise en cause de ce préconstruit" (1997: 193). Dans la
forme "Why should", "should" intervient en ajoutant à cette remise en cause
une "non-prise en charge du préconstruit par le locuteur [qui] reporte cette
prise en charge sur une autre instance subjective" (ibid). Comme le note
Paveau (2006), la différence majeure entre le pré-asserté prélexical de Culioli
et les notions de Pêcheux tient au fait que le premier relève d’un niveau
cognitif "très profond" tandis que le second a pour but d’articuler le langagier
et le social.
6
Je prends appui sur ces thèses de Deleuze dans le chapitre 2 du Style dans la langue (Adam,
1997).
14
2.2
Intertextualité et Interdiscours: filiations et contextualisation de concepts hétérogènes
Étude de cas: la CIA et les Trois Petits Cochons
Pour ne pas rester dans un parcours épistémologique un peu abstrait, je
propose d’exemplifier brièvement une analyse de l’interdiscours et des
préconstruits par le long récit, paru dans le magazine Le Point du 18 août
1980 (n° 413: 92), qui interrompt un entretien de Pierre Desgraupes avec le
Général Vernon Walters, haut responsable de la CIA. Ce récit
métalinguistique est déclenché par un arrêt sur le mot "pénitentiel". La
demande d’explicitation que le journaliste adresse au général tient au fait
qu’un problème de PCC rend opaque la signification, en français, de ce signe
à caractère religieux, assez inattendu dans le co(n)texte d’un entretien sur la
CIA. Pænitentialis, en latin religieux comme en anglais (penitential), renvoie
aux sept psaumes de la pénitence et plus largement aux rituels de la
pénitence. Ce signe est un révélateur de l’idéologie politico-religieuse
américaine:
Pierre DESGRAUPES
Quelle est la morale de la CIA?
Général Vernon WALTERS
La CIA a une mission qui lui est confiée par l’Acte de défense nationale de 1947. Et
comme les Américains sont très "pénitentiels" sur ces questions, il y est simplement dit
qu’elle fera ce que dira le Conseil de sécurité nationale. Nous n’avons jamais voulu
codifier, et d’ailleurs il ne le faut pas.
P.D. Qu’entendez-vous par "pénitentiel"?
V.W. Je vais vous raconter une histoire. L’histoire de trois marins qui sont naufragés sur une
île du Pacifique habitée par des cannibales. L’un est français; l’autre, anglais, et le
troisième, américain. Arrivés sur la plage, ils sont aussitôt faits prisonniers par les
cannibales et conduits devant le roi, qui leur dit: "Messieurs, j’ai pour vous une mauvaise
nouvelle et une bonne nouvelle. La mauvaise nouvelle, c’est qu’on va vous avoir à
déjeuner demain à midi, et ce ne sera pas comme invités! Après cette mauvaise
nouvelle, vous en avez besoin d’une bonne: d’ici là, je vous accorderai tout ce que vous
voulez, sauf de vous mettre en liberté". Il se tourne alors vers le Français et lui dit: "Toi,
qu’est-ce que tu veux?" Le Français lui dit: "Moi, si je dois être mangé demain à midi,
j’aimerais passer les heures qui me restent avec cette charmante cannibale que je vois
là-bas". Alors, on libère le Français, et il part dans les bois avec la jolie cannibale. On se
tourne vers le Britannique, qui dit: "Moi, je veux une plume et du papier. – Ah! pour quoi
faire? – Parce que je veux écrire au secrétaire général des Nations Unies pour me
plaindre de votre attitude inhumaine à notre égard". On lui donne une case, son papier,
et il commence son "Cher Monsieur Waldheim…". Quand vient le tour de l’Américain, il
dit: "Moi, je veux qu’on me conduise au milieu du village, qu’on me mette à genoux et
que le plus grand des cannibales me "botte le derrière" en public". Le roi se retourne vers
son Premier ministre et dit: "Je savais que les Américains étaient bizarres, mais aussi
bizarres que cela, je ne le savais pas". On conduit l’Américain au milieu du village, on le
met à genoux; le plus grand cannibale s’élance et lui donne un grand coup de pied dans
le derrière qui l’envoie à cinq mètres de là. Et, en tombant, il sort de sous ses vêtements
une mitraillette qu’il avait cachée, et abat tous les cannibales qui sont là. Le Français et
l’Anglais, entendant les rafales de mitraillette, sortent du bois et de la case, et regardent
l’Américain, la mitraillette encore fumante à la main. Ils lui demandent: "Mais tu avais
donc cette arme depuis le commencement?" Il dit: "Bien sûr! – Et pourquoi ne t’en es-tu
pas servi plus tôt?" L’Américain les regarde d’un air très blessé et leur dit: "Mais vous ne
comprenez rien du tout! C’est seulement lorsqu’ils m’ont botté le derrière que j’ai enfin eu
une justification morale pour exercer ce genre de violence". Le "pénitentialisme" voilà ce
qui nous pèse, Monsieur Desgraupes!
Jean-Michel Adam
15
P.D. C’est intéressant votre histoire…
Dans les catégories de l’interdiscours, ce récit relève plus du genre de
l’histoire drôle et de la blague de comptoir que du récit politique traditionnel.
La caricature des stéréotypes nationaux du Français, de l’Anglais, de
l’Américain et des sauvages ne fait sens que dans le cadre de PCC. Le fait de
mettre en scène un Français et un Anglais sauvés par un Américain renvoie,
dans la mémoire collective, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. L’image
des "sauveurs du monde libre" et les stéréotypes actionnels cachent
l’invraisemblance du fait que le marin américain puisse dissimuler aussi
longtemps sa mitraillette à ceux qui l’ont capturé: seule la bêtise présupposée
des sauvages peut rendre plausible une situation aussi absurde, qui étonne
d’ailleurs les deux autres marins. D’un point de vue toujours interdiscursif, ce
récit recourt à une règle narrative connue: la triplication ou triplement des
héros et de leurs actions. Par là, il s’apparente aux contes qui mettent en
scène trois frères ou sœurs. L’échec des deux premiers personnages est
généralement expliqué par leurs faiblesses physiques, intellectuelles et/ou
morales et le triomphe du troisième par la valeur personnelle qui lui donne le
droit d’épouser la princesse et de diriger à son tour le royaume. Il n’est pas ici
question de princesse et ce n’est ni son dévouement, ni sa gentillesse, ni son
courage, ni les aides magiques reçues en récompense de services rendus
tout au cours de sa quête qui permettent au héros américain de triompher.
C’est seulement la mise en œuvre de sa puissance de feu, rendue possible
par son humiliation publique. Nous sommes en apparence loin du genre du
conte merveilleux quand Vernon Walters tire la morale de son histoire:
Vous savez, Che Guevara a dit une fois: "Il faut commencer par donner mauvaise
conscience aux bourgeois". Ça a été très réussi. Surtout en Amérique. […] Pour en
revenir à l’espionnage et à sa "morale", les Américains, tant qu’ils n’ont pas peur,
estiment que l’espionnage est immoral, que ce n’est pas "américain", qu’on ne doit pas le
faire. Mais ils changent quand ils ont peur; et, en ce moment, ils ont peur.
On peut entendre sous ce récit l’ombre portée d’une histoire importante de la
culture anglo-saxonne. La présence des Trois Petits Cochons dans la culture
de langue anglaise est attestée, au milieu du XIXe siècle, par les Nursery
Rhymes and Nursery Tales de James Orchard Halliwell-Phillips (1843) et par
les English Fairy Tales de Joseph Jacobs (1898). On connaît aujourd’hui cette
histoire par Three Little Pigs, dessin animé de court-métrage de Walt Disney
(1933), auquel on peut ajouter Blitz Wolf de Tex Avery (1942), même si son
caractère antifasciste le distingue du très moralisateur film de Disney 7 . On
7
Je renvoie au chapitre que Jack Zipes (2006: 193-212) consacre à l’idéologie conservatrice de
Disney. Pour lui, Three Little Pigs "is the triumph of the master builder, the oldest pig, who puts
everyone and everything in its right place. The image of the hardworking, clean-living pig is
contrasted with his dancing brothers. […] The one serious stalwart pig, the entrepreneur, who
knows how to safeguard his interests, is the only one who can survive in a dog-eat-dog, or a
wolf-eat-pig world" (2006: 202).
16
Intertextualité et Interdiscours: filiations et contextualisation de concepts hétérogènes
peut établir un parallèle entre les deux configurations actantielles. Les marins
français et anglais ressemblent à Piper (le joueur de pipeau Nif Nif) et à
Fiddler (le joueur de violon Nouf Nouf), le marin américain à Practical (le
pragmatique Naf Naf) et les sauvages cannibales au Loup (Hitler dans le film
de Tex Avery). Cette lecture intertextuelle nous met sur le chemin de l’autre
point que cet article veut examiner. C’est moins l’intertextualité proprement
dite qui me paraît ici signifiante que le substrat idéologique qui nourrit
l’interdiscours et les PCC manifestés autant par l’histoire racontée par le
général Vernon Walters que par la relecture de l’anonyme conte folklorique
que propose Disney. Comme le dit ironiquement P. Desgraupes, le récit a
répondu à la question posée au-delà de ce que l’on pouvait espérer. Cette
histoire dit beaucoup du conflit entre l’usage de la force armée et la morale
religieuse dans laquelle baigne la nation américaine, mais elle parle aussi de
ses rapports aux nations européennes et plus lointainement "sauvages". Pour
sauver les uns et exterminer les autres, selon Vernon Walters, il faut que la
morale cesse d’entraver l’action militaire. Soulignons au passage la dérivation
nominale de "pénitentialisme" à partir de l’adjectif. Le résultat de cette
dérivation est une création de concept chargée de tout expliquer. Nous
sommes très précisément là au cœur d’un mécanisme profondément
idéologique de nomina(lisa)tion.
3.
La construction du sens intertextuel de certains énoncés
Dans L’argumentation dans le discours, Ruth Amossy déclare que "la notion
d’interdiscours [est] construite sur le modèle d’intertexte" qu’elle propose "de
réserver pour les études littéraires, où cette notion a d’abord été employée"
(2006: 109-110). Il y a là un double problème. Non seulement il est
difficilement admissible de limiter l’intertextualité au seul champ littéraire, mais
l’idée que le concept d’interdiscours ait été construit sur le modèle de
l’intertexte n’est historiquement pas recevable. Même s’ils émergent dans les
mêmes années 1970, ces deux concepts ont des origines très différentes.
C’est en 1967, dans un article de la revue Critique intitulé: "Le mot, le
dialogue, le roman" et dans la préface, en 1970, de la traduction française de
La poétique de Dostoïevski, que Julia Kristeva va diluer le dialogisme
bakhtinien dans l’intertextualité. C’est de façon totalement indépendante de la
constitution du concept d’interdiscours que Kristeva élabore le concept
d’intertextualité. Elle le tire de sa lecture et traduction des écrits de Bakhtine,
dans le cadre de sa "sémanalyse" (1969) qui est une sémiotique littéraire
largement inscrite dans le textualisme du groupe Tel Quel. Cette position est
ainsi résumée par Roland Barthes:
Tout texte est un intertexte; d’autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables,
sous des formes plus ou moins reconnaissables: les textes de la culture antérieure et
ceux de la culture environnante; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues
(1997: 816-817).
Jean-Michel Adam
17
Dans un chapitre de La révolution du langage poétique ("Le contexte
présupposé", 1974: 337-358), Kristeva parle de "présupposition généralisée"
et elle déplace la notion linguistique de présupposition en direction du corpus
littéraire et du dialogisme bakhtinien. La "présupposition généralisée" est un
des résultats ou effets de l’intertextualité qui, selon elle, commande les
rapports contextuels de grandes unités du discours:
Quel que soit le contenu sémantique d’un texte, son statut en tant que pratique
signifiante présuppose l’existence des autres discours, au sens fort du terme de
"présupposition", celui qu’il a dans l’analyse de la locution. C’est dire que tout texte est
d’emblée sous la juridiction des autres discours qui lui imposent un univers: il s’agira de
le transformer. Par rapport au texte comme pratique signifiante, tout énoncé est un acte
de présupposition qui agit comme une incitation à la transformation. La valeur
sémantique du texte est à chercher précisément à partir de ce statut dialogique où tout
énoncé autre est un acte de présupposition; faute de prendre en considération cette
présupposition généralisée, on rate le fonctionnement spécifique du texte (Kristeva,
1974: 338-339).
L’opération de "présupposition généralisée" relie un ensemble d’énoncés d’un
texte donné à des "ensembles d’énoncés (ou de phrases) d’autres discours
qui ne sont pas présents dans le texte analysé" (1974: 339). Exemplifiant ce
procès par les Poésies d’Isidore Ducasse-Lautréamont, Kristeva montre
comment le texte de Lautréamont se pose en polémiquant avec les
ensembles d’énoncés des "grandes têtes molles" qu’il présuppose (Pascal,
Vauvenargues, etc.). Dans son rapport à l’intertextualité, cette version du
dialogisme bakhtinien est moins claire que ce que dit Peytard de la
transformation-altération.
L’intertextualité gagne à être reconsidérée dans le cadre plus large des
opérations de transposition. Comme le dit fort justement Dominique Ducard, le
passage d’un système signifiant à un autre "n’entraîne pas seulement une
translation et une redistribution des signes mais modifie la position énonciative
du sujet. […] Le sens se trouve ainsi repris et converti dans une énonciation
qui dit plus et autre chose que ce qu’elle semble dire" (2004: 177). Il n’y a
aucune raison de réserver ce fonctionnement au seul champ littéraire et l’on
ne doit considérer l’intertextualité que comme un aspect de l’interdiscours et
des PCC: l’existence, dans la mémoire discursive des sujets, de stocks de
textes et d’énoncés sur lesquels l’énoncé qui les intègre effectue des
transcriptions des signifiants et des transferts de sens. Un énoncé/texte X est
ainsi mis en relation à la production et/ou à l’interprétation avec des fragments
discursifs d’un intertexte Y, selon des modalités très différentes: X parodie Y
au point d’en opérer une forme de destruction; X cite allusivement Y dans le
but d’établir une connivence culturelle entre énonciateur et énonciataire; X
utilise Y comme une composante nécessaire de sa signification, Y fait alors
partie du sens de X.
Bien qu’il travaille dans le cadre limité des œuvres littéraires et de la
perception de leur littérarité, dans "La trace de l’intertexte", Michael Riffaterre
(1980) a eu le mérite de sortir le concept d’intertextualité du flou de son
18
Intertextualité et Interdiscours: filiations et contextualisation de concepts hétérogènes
utilisation critique. Il localise l’intertextualité dans le texte et dans la perception
par l’interprétant-lecteur d’une résistance du sens. Une unité lexicale,
syntaxique ou plus largement sémantique présente, à la lecture, une
résistance qui apparaît comme un problème de langue ou comme un
problème de compatibilité avec le co-texte environnant: "Vide à combler,
attente du sens, l’intertexte n’est alors qu’un postulat, mais le postulat suffit, à
partir duquel il faut construire, déduire la signifiance" (1980: 6). À titre
d’exemple, considérons les énoncés suivants, choisis volontairement dans la
presse écrite, la littérature et la publicité:
2.
3.
4.
5.
6.
Swissair m’a tuer...
(24 Heures, 07.12.01)
ALLEGRE
M’A TUER
(calicot brandi par des lycéens, 10-11 octobre 1998)
La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas. (fin de Nadja, d’André Breton)
JE PENSE
DONC
J’AI SOIF:
nouveau
Rivela vert.
(Publicité pour une boisson au lactosérum et thé vert)
j’ai osé
j’ai goûté
j’ai aimé.
SUZE
l’inimitable
(Publicité pour la boisson Suze)
Les énoncés (2.) et (3.) présentent une agrammaticalité que les lycéens ont
pris soin d’indexer comme faute d’orthographe en soulignant le R final. Cette
résistance de la langue est telle que, après avoir titré (2.) en Une du 7
décembre, la rédaction du quotidien suisse 24 Heures a été obligée de
publier, le lendemain, le rectificatif suivant (8-9 décembre 2001):
7.
24 HEURES PRECISE
Non! Nos correcteurs n’avaient pas failli à leur tâche, avant-hier soir, et cet infinitif n’était
pas une monstrueuse coquille. Le meurtre symbolique du père de Crossair par les
nouveaux pilotes financiers de Swissair nous a suggéré un titre inspiré de l’inscription –
en lettres de sang! – "Omar m’a tuer". Formule censée évoquer instantanément la
malheureuse saga du jardinier Omar Raddad, écroué en France pour un meurtre qu’il
n’avait pas commis.
Merci aux nombreux lecteurs qui ont pris la peine d’appeler la rédaction et de nous
envoyer e-mails et fax. La prochaine fois, nous ne nous contenterons pas, comme hier,
d’indiquer la référence dans la légende de la photo!
Ironiquement, la fin du communiqué traite quasiment les lecteurs suisses
d’illettrés incapables de lire et de faire jouer l’intertexte qui explique la faute
d’orthographe. Ce qui n’empêchera pas le magazine TV d’un autre journal
suisse de titrer, dans sa livraison de la semaine du 21 au 27 février 2004:
8.
TF1 m’a tuer...
Bernard Gardin (2005) a étudié un corpus complémentaire de ce qui est
visiblement devenu une formule:
9.
10.
Édouard m’a tuer... (Première page du Monde, 17.02.94)
Le RPR m’a financer... (caricature du dessinateur Plantu, Le Monde, 14.05.96)
Jean-Michel Adam
19
Ces énoncés n’ont pas de sens hors de la présence en mémoire discursive du
célèbre fait divers rendu spectaculaire par la dénonciation "Omar m’a tuer",
écrite en lettres de sang sur la porte de la cave à vin, et incomplètement
("Omar m’a t") sur celle de la chaufferie de la maison de Madame Marchal,
retrouvée morte, le 24 juin 1991, dans le sous-sol de sa villa des Alpesmaritimes. Cette inscription avait conduit la justice à soupçonner et à
condamner Omar Raddad, le jardinier marocain de la victime. C’est ainsi que
le quotidien Info-Matin titre, en transposant seulement le pronom personnel
référant à la victime, le 3 février 1994, au lendemain du procès:
11.
Les jurés ont tranché: "Omar l’a tuer"
À la suite d’une grâce présidentielle très politique (liée à la visite du roi du
Maroc en France), le journal Libération titre, le 7 mai 1996:
12.
Chirac m’a gracier
Si l’énonciation de (12.) était effectivement lue comme écrite de la main du
"M' " que désigne l’énoncé, on pourrait y voir une preuve orthographique de la
culpabilité du jardinier marocain! Pris entre la critique du pouvoir du roi du
Maroc et la croyance en l’innocence du jardinier, il semble que la rédaction de
Libération ait opté pour un titre très ambigu. Cette reformulation est beaucoup
plus ambiguë que tous les autres exemples. L’immense mérite de (3.) est de
jouer sur la dénonciation du ministre de l’éducation Claude Allègre exemplifiée
par une dégradation des études que symbolise la faute d’orthographe. Émise
par ceux qui occupent la place de l’agonisante, cette dénonciation utilise le
sens de l’intertexte pour signifier, par le symptôme de la dégradation de
l’orthographe, l’agonie des lycées de France. On a là un merveilleux exemple
de la fonction de démultiplication du sens que permet la transpositionaltération de l’intertexte. Littéralement, l’énoncé (3.) ne signifie qu’avec
l’intertexte que la faute d’orthographe signale comme citationnelle. C’est bien
ce que les lecteurs suisses de (2.) avaient visiblement manqué.
La dernière phrase (4.) de Nadja (1928) d’André Breton est une phrase assez
énigmatique, décrochée du reste du texte en position de clausule. On se
trouve en difficulté d’interprétation si l’on reste dans le seul co-texte gauche de
cet énoncé. Son caractère assez mystérieux s’éclaire partiellement si l’on
considère la définition médicale de la convulsion donnée par le Larousse du
XXe siècle, dans son édition de 1929: "[Convulsion] Méd. Contractions
musculaires, involontaires et instantanées, locales et intéressant un ou
plusieurs groupes musculaires, ou généralisées à tout le corps". On constate
alors, en revenant à Nadja, que le texte situé peu avant la clausule exploite le
sens médical de l’épithète:
13.
[…] ni dynamique ni statique, la beauté je la vois comme je t’ai vue. […] Elle est comme
un train qui bondit sans cesse dans la gare de Lyon et dont je sais qu’il ne va jamais
partir, qu’il n’est pas parti. Elle est faite de saccades […]. La beauté, ni dynamique ni
statique. Le cœur humain, beau comme un sismographe.
20
Intertextualité et Interdiscours: filiations et contextualisation de concepts hétérogènes
La phrase nominale "La beauté, ni dynamique ni statique" apparaît comme
une annonce paraphrastique co-textuelle de l’énigmatique "beauté convulsive"
de (4.). La phrase finale de (13.) "Le cœur humain, beau comme un
sismographe" ouvre quant à elle sur l’intertexte des Chants de Maldoror
implicite dans Nadja, mais explicitement signalé au début de L’Amour fou
(1937), dans une phrase (14.) qui actualise la collocation rare du substantif
beauté et de l’adjectif convulsive et confirme la présence de l’interdiscours
médical:
14.
Il ne peut, selon moi, y avoir beauté – beauté convulsive – qu’au prix de l’affirmation du
rapport réciproque qui lie l’objet considéré dans son mouvement et dans son repos.
Une phrase de la fin de L’Amour fou fait coexister la formule de Lautréamont
et l’épithète de Breton dans une véritable déclaration surréaliste:
15.
Les "beau comme" de Lautréamont constituent le manifeste même de la poésie
convulsive.
Dans ce cas, on peut parler à la fois d’un intertexte interne ou auctorial et d’un
intertexte externe par renvoi aux très nombreux "beau comme" des Chants de
Maldoror.
Si l’on poursuit l’exploration en langue des collocations du lexème
"convulsive", on constate qu’une autre sphère d’emploi autorise une autre
contextualisation de (4). Le Larousse du XXe siècle ajoute au sens médical un
sens figuré: "Fig.: Les CONVULSIONS du désespoir. Les CONVULSIONS
politiques". Notons d’abord la même graphie en majuscules dans le
dictionnaire que dans la clausule de Nadja. Cette définition nous guide de
l’interdiscours politique vers l’intertexte d’une phrase du discours politique
français. Élu chef du pouvoir exécutif de la République française par
l’Assemblée nationale depuis février 1871, Louis-Adolphe Thiers, dans un
message à l’Assemblée du 13 novembre 1872, a résumé sa conception
politique par une phrase célèbre:
16.
La République sera conservatrice ou elle ne sera pas.
Si on tient compte du fait que (4.) vient après le collage d’un fait-divers
tragique en provenance de l’interdiscours journalistique et si on fait de (16.) un
possible intertexte de la clausule de Nadja, on peut dire qu’on est en présence
d’une transposition en forme de collage-détournement à la fois littéraire et
politique. Dans le champ littéraire, cette phrase est une application de la
poétique de Lautréamont-Isidore Ducasse et de son jeu favori avec le plagiatdétournement. Je rappelle sa déclaration des Poésies II: "Le plagiat est
nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se
sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste".
Dans le champ politique de l’engagement surréaliste, le détournement de la
phrase-"idée fausse" de celui qui réprima l’insurrection de la Commune
devient particulièrement pertinent. Je souligne à l’appui de ce rapprochement
la presque identité de structure syntaxique qui se prolonge dans les échos
phoniques des signifiants des lexèmes CONSerVatrICE et CONVulSIVE:
Jean-Michel Adam
21
même syllabe d’attaque et redoublement du phonème /s/ dans le premier, /v/
dans le second et, pour finir le mot, appui sur la même voyelle /i/ suivie d’une
des deux consonnes /s/ ou /v/ et d’une finale muette identique: /is–/ et /iv–/:
16.
4.
La République
La beauté
sera
sera
CONSerVatrICE
CONVulSIVE
ou elle ne sera pas.
ou
ne sera pas.
Si ces adjectifs sont sémantiquement en relation d’antithèse (la convulsion
s’opposant au statisme conservateur), leurs signifiants sont en relations de
similitude. Un effet d’iconicité se dégage de ce parallélisme. Bien connue
aujourd’hui en linguistique (Kilani-Schoch & Dressler, 2005: 39-40), cette
relation de similarité ou d’homologie qui opère sur le signifiant et le signifié du
signe est clairement située dans l’esprit du locuteur et/ou de l’interprétant.
L’iconicité est un fait de cognition et de mémorisation qui a quelque chose à
voir avec la convocation mémorielle d’un énoncé intertextuel. Au-delà du lien
entre signifiants (ici les deux adjectifs), les énoncés (4.) et (16.) relèvent d’une
forme d’iconicité formulaire. Entre slogan et formule, cette "petite phrase"
idéale dans le champ politique a connu un indéniable succès. Sans recherche
documentaire fouillée, j’ai noté sa présence, sous la plume de Zola, en 1885,
dans une forme qui, par l’ellipse du pronom "elle", annonce la clausule de
Breton:
17.
La République sera naturaliste ou ne sera pas.
On trouve également, sur le site web de la Convention pour la 6e République,
un titre qui reprend une phrase de John Palacin (15.09.03):
18.
La 6e République sera laïque ou ne sera pas.
La structure formulaire de l’énoncé est également un indice d’intertextualité
dans les exemples (5.) et (6.). La publicité (5.) transpose le célèbre énoncé en
forme d’enthymème du Discours de la Méthode (1637) de René Descartes:
"Je pense, donc je suis". Le connecteur "donc" est, en (5.), assez platement
causal: la soif est présentée comme la conséquence de l’effort intellectuel. Le
connecteur "donc" est redoublé dans un signe de ponctuation":" qui a la
même valeur que lui: "[donc buvez le] nouveau Rivela vert". Dans cette
publicité, l’intertexte joue peu de rôle dans l’interprétation de l’énoncé.
L’allusion à Descartes renforce seulement le fait que le travail intellectuel
puisse être une cause de soif comparable à l’activité physique qui est plus
généralement utilisée pour vendre ce type de produit.
L’exemple (6.) est une transposition du célèbre récit minimal de Jules César:
"Veni. Vidi. Vici". Au guerrier "Je suis venu. J’ai vu. J’ai vaincu", la publicité
substitue une narration plus pacifique, transférée sur le plan sémantique de la
séduction. L’image qui accompagne ce slogan est celle d’un couple buvant un
verre dans un bar. La structure rythmique des trois énoncés est conservée
dans le slogan: Ve-nI. Vi-dI. Vi-cI devient J’AI-o-sE. J’AI-goû-tE. J’AI-ai-mE.
Un travail de transcription est opéré sur la matière phonique qui permet de
garder, pour chaque énoncé, la même attaque et la même fin. La transposition
22
Intertextualité et Interdiscours: filiations et contextualisation de concepts hétérogènes
conserve l’italianité commune au nom propre intertextuel (César) et au nom
propre du produit (Suze). Tous deux sont rapprochés par une ressemblance
iconique de leurs consonnes d’attaque /s/ et médianes /z/. Le lien intertextuel
est établi à partir du style formulaire du slogan. Sa structure ternaire,
rythmiquement soulignée par les redondances phoniques, devient l’indice d’un
calque formulaire. L’énonciation publicitaire gagne dans (5.) et (6.) une plus
value de connivence cultivée avec ses destinataires, complicité qui participe à
l’occultation de sa perspective marchande.
4.
Conclusion méthodologique
Dans les derniers travaux de Pêcheux, l’interdiscours est redéfini comme un
domaine de mémoire caractérisé par un certain usage de la langue, par un
système de genres discursifs et par un réservoir d’énoncés. Les formations
socio-discursives sont des lieux de circulation de textes (état de la mémoire
discursive d’un groupe avant d’être celle d’un individu, mémoire qui comporte
des intertextes à côté des préconstruits culturels dont nous avons parlé plus
haut) et de circulation de catégories génériques (état des systèmes de genres
des communautés socioculturelles). C’est dans une formation socio-discursive
qu’un fait de textualité devient un fait de discours. Il n’est en quelque sorte de
discours que par l’insertion du singulier textuel dans l’historicité des langues et
des genres discursifs, par l’immersion d’un texte dans ce qui en déborde la
clôture, dans ces "marges peuplées d’autres discours" dont parle Foucault. La
notion floue de "formation discursive" de Foucault est ainsi redéfinie par
Pêcheux:
[Les] formations discursives […] déterminent ce qui peut et doit être dit (articulé sous la
forme d’une harangue, d’un sermon, d’un pamphlet, d’un exposé, d’un programme, etc.)
à partir d’une position donnée dans une conjoncture donnée: le point essentiel ici est qu’il
ne s’agit pas seulement de la nature des mots employés, mais aussi (et surtout) des
constructions dans lesquelles ces mots se combinent, dans la mesure où elles
déterminent la signification que prennent ces mots […], les mots changent de sens selon
les positions tenues par ceux qui les emploient; […] les mots "changent de sens" en
passant d’une formation discursive à une autre (1990: 148).
Même si le mot n’apparaît pas, il est manifeste que Pêcheux dresse ici une
liste de genres (harangue, sermon, pamphlet, exposé, programme).
L’établissement d’un lien entre les genres et les formations discursives est
une des avancées importantes de l’analyse de discours contemporaine. Je
terminerai par une autre avancée déterminante. Dans un de ses derniers
textes, Pêcheux intitule les trois pages d’un livre blanc pour la recherche en
linguistique auquel il collabore: "Spécificité d’une discipline d’interprétation"
(Buscila 1, Paris, 1984: 56-58). Maldidier va également dans ce sens: "Le
concept de conditions de production en particulier réglait le rapport de
détermination du discours par un extérieur pensé en termes d’idéologie, il était
directement producteur d’homogénéité, responsable donc du 'ratage de
l’hétérogène'" (1993: 118). Et elle ajoute un peu plus loin: "Evanoui le
Jean-Michel Adam
23
fantasme scientiste, l’analyse de discours est devenue une discipline
interprétative" (1993: 119). C’est aussi la position de Jacques Guilhaumou,
selon lequel le tournant herméneutique de l’analyse de discours n’est possible
que si l’on "situ[e] les sources interprétatives des textes en leur sein" (2002:
32). C’est ce que nous aide à penser le concept d’intertextualité.
Les exemples analysés plus haut nous ont permis d’établir des régimes ou
degrés différents de relations entre textes que nous pouvons considérer
comme des faits d’intertextualité. Ces analyses permettent, par ailleurs, de
donner un statut plus large à l’interdiscursivité. Alors que l’intertextualité est
une relation d’un énoncé appartenant à un texte X avec un autre énoncé d’un
texte Y, l’interdiscursivité est une relation à un genre de discours, à une
famille de textes, à une pratique discursive. Nous avons ainsi vu le lexème
"convulsion" entraîner la clausule (4.) d’un texte littéraire A (Nadja) en
direction d’un interdiscours médical de la neuropsychiatrie que nous n’avons
pas localisé dans un texte Y, mais seulement identifié, par le biais d’un
dictionnaire de langue. Cette relation interdiscursive lâche et vague peut
certes être étayée par le fait que l’auteur André Breton a suivi des études de
médecine et surtout par l’intérêt porté par les surréalistes au vaste champ des
recherches psychiatriques et psychanalytiques, mais il ne s’agit pas d’une
composante discursive localisable et donc pas d’un fait d’intertextualité. En
revanche, le glissement vers l’interdiscours politique, autorisé de la même
manière par le biais du dictionnaire de langue, s’est ancré dans un énoncé
intertextuel (16.) dont j’ai en tant qu’interprétant postulé la possible existence.
La phrase formulaire de Thiers n’est pas signalée par le texte, elle est
seulement postulée par ma lecture comme une possible interprétation du
travail opéré par la clausule de Breton (4.) sur un énoncé (16.) d’un homme
politique qui incarne l’écrasement du mouvement révolutionnaire de la
Commune de Paris. La relation intertextuelle auctoriale entre l’énoncé de
clôture de Nadja (4.) et le début de L’Amour fou (15.) et entre ces deux textes
et les "beau comme" des Chants de Maldoror de Lautréamont possède
beaucoup plus d’indices textuels et donc plus de plausibilité. On le voit, la
phrase-clausule de Breton n’a pas un intertexte mais plusieurs possibles, à
des degrés divers d’évidence. Le sens de la phrase-clausule de Breton est, à
la fois, dans le co-texte de Nadja, dans l’intertexte auctorial du début de
L’Amour fou, dans l’intertexte politique de la phrase de Thiers, dans l’intertexte
littéraire du Lautréamont de Chants de Maldoror.
Il me semble que cela pose une question essentielle aux sciences du texte:
celle des limites de l’unité texte et des limites de l’interprétation co(n)textuelle
des énoncés. Nous avons besoin d’une redéfinition de la co-textualité des
énoncés, (ce que certains linguistes appellent "contexte intra-textuel").
Lorsque l’interprétation du sens d’un énoncé A (comme les exemples
construits sur la matrice de "Omar m’a tuer") exige la prise en compte de la
présence d’un énoncé B inscrit dans sa lettre et son sens, lorsque le sens
24
Intertextualité et Interdiscours: filiations et contextualisation de concepts hétérogènes
d’un énoncé A est dépendant d’un énoncé B, nous pouvons parler
d’intertextualité forte. Dans le cas où le sens d’un énoncé A ne dépend pas
aussi étroitement de la présence d’un énoncé B, l’intertextualité faible
s’apparente soit à une allusion (mouvement reconnu de A vers B comme dans
le cas des exemples publicitaires (5.) et (6.) ou de l’allusion de Breton à
Lautréamont), soit à une hypothèse interprétative (mouvement de B vers A
comme dans le cas de la relation postulée à la lecture entre la phrase de
Thiers et la clausule de Breton). Cette gradation du phénomène intertextuel
ressemble par bien des aspects, on l’a vu plus haut avec les positions de
Deleuze et de Peytard, aux diverses formes de discours représenté, aux
modalisations en discours second et autres îlots textuels, qui sont autant de
formes de combinaison du dire avec le dire des autres, autant de translationsaltérations, de "points d’hétérogénéité" plus ou moins montrée (Moirand,
2000: 103). Si l’intertextualité est un aspect de la circulation des textes d’une
culture donnée dans la "mémoire interdiscursive" des sujets (Moirand, 2004),
elle n’est pas pour autant assimilable à l’interdiscours et aux préconstruits
culturels. Elle en est un aspect et, en ce sens, l’intertextualité, issue du champ
de la sémiotique littéraire, peut être considérée comme un concept opératoire
de l’analyse textuelle des discours en général. Elle pose les problèmes
théoriques de la contextualisation des énoncés et de leur interprétation ainsi
que de la définition de l’énonciation comme "moment où langue et discours se
conjoignent" (Peytard, 2000: 26). La saisie des "traces de ce nouage de la
langue et du discours" (2000: 25) est tout l’enjeu de ce que Benveniste
appelle la "translinguistique des textes, des œuvres" (1974: 66).
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La situation de communication comme lieu
de conditionnement du surgissement
interdiscursif
Patrick CHARAUDEAU
Université de Paris 13 (France)
Centre d’analyse du discours
[email protected]
After we have specified why in this paper we will not make a distinction between the
concepts of intertextuality and interdiscursivity, the author proposes to analyse this
question in a socio-communicational discourse model within which first of all he will
specify the basic parameters. Firstly, it is shown by an example that the interdiscursivity
depends on an inference mechanism, and that the interpretation of a text demands
multiple inferences. Secondly, this interdiscursivity mechanism is described through a
triangular interconnectedness of "I – third person – You" around shared knowledge. This
leads the author to the definition of "socio discursive imaginary". Finally, this
interdiscursivity mechanism that rests on the socio-discursive imaginary is demonstrated
on the basis of several examples taken from media discourse.
Je ne ferai pas dans cet exposé de différence entre les notions
d’intertextualité et d’interdiscursivité, bien qu’il soit possible de le faire:
l’interdiscursivité pourrait être considérée comme une notion générique de
mise en relation de ce qui a été déjà dit, quelle que soit la forme textuelle sous
laquelle apparaît ce déjà dit, alors que l’intertextualité pourrait être considérée
comme sous-ensemble de l’interdiscursivité dans la mesure où il s’agit de
configurations textuelles répertoriables telles qu’on peut les trouver dans les
citations directes ou indirectes, ce que J. Authier Revuz nomme
"l’hétérogénéité montrée". Mais il faudrait pouvoir développer ce point en
l’étayant d’exemples, ce qui n’est pas ici mon propos. J’emploierai donc le
terme d’interdiscursivité dans un sens générique pour en décrire le
mécanisme au regard d’un modèle socio-communicationnel du discours.
1.
La production du sens, résultat d’inférences multiples
Voyons d’abord comment est produit le sens des énoncés en situation réelle
de communication, et partons pour cela d’un exemple: celui de l’extrait d’une
émission littéraire de télévision intitulée Apostrophes, dans laquelle
l’animateur, Bernard Pivot, après avoir interrogé l’un de ses invités, JeanFrançois Revel, à propos d’une interview que celui-ci avait donnée à la revue
Play boy, se tourne vers les deux autres invités et leur demande:
-
Bernard Pivot: "Et vous, est-ce que vous lisez Play boy?"
Jean Cau (ton sec): "Non!"
Jean Dutourd (ton bonhomme): "Oui, ça m’arrive, parfois, chez le coiffeur".
28
Surgissement interdiscursif
La réplique de Jean Dutourd peut être interprétée – pour faire vite – de la
façon suivante: "Je lis cette revue quand l’occasion se présente, dans un lieu
d’attente, sans que j’aie besoin d’aller l’acheter chez le marchand de journaux.
De plus, me trouvant chez le coiffeur, c’est-à-dire dans un lieux de détente (il
ne s’agit pas d’un cabinet de dentiste), où les sens du corps sont à la fête
(parfums, musique, abandon du corps), j’en assume la légèreté, voire la
frivolité qui font écho à ce que représente le magazine Play boy". Tout se
passe comme si Dutourd faisait appel au discours d’un méta-énonciateur qui
dirait: "Un intellectuel institutionnellement reconnu 1 doit aussi être curieux de
tout" et, corrélativement, laisserait entendre: "Dans la vie, il faut savoir faire
preuve de tolérance".
Cette réplique répond en apparence à B. Pivot, qui, en l’occurrence, devient le
destinataire auquel J. Dutourd signifie qu’il n’est pas tombé dans le piège de
la question: répondre "non" serait se montrer sectaire, répondre "oui" serait se
montrer frivole. Mais aussi cette réplique institue J. Cau en tiers, indirectement
adressé, construisant de celui-ci une image de sectaire et, par opposition, J.
Dutourd se construisant de lui-même une image de personne tolérante.
De plus, on peut considérer que cette même réplique vise également, et de
façon peut-être encore plus indirecte (bien que l’on n’ait pas les moyens de
mesurer le degré d’indirection d’une énonciation), J.F. Revel en suggérant
quelque chose comme: "Ce n’est pas très sérieux, quand on est un homme de
lettres, de donner une interview dans une telle revue que l’on lit de façon
distraite, en la feuilletant, chez le coiffeur".
Enfin, et cela simultanément, cette réplique est comme un clin d’œil adressé
au public téléspectateur, autre acteur potentiellement destinataire des propos
tenus sur le plateau de télévision, et donc prévu dans le dispositif de
l’émission. Un clin d’œil qui signifie: "Vous voyez comment on se sort d’une
question piège: en faisant de l’humour". J. Dutourd appelle donc le
téléspectateur à entrer en complicité avec lui. Évidemment, cet appel à
complicité ne préjuge pas de ce que sera la réaction effective de ce public, par
définition hétérogène, dont une partie pourra porter un jugement positif ("il est
vraiment malin") et un autre négatif ("c’est un hypocrite").
On voit comment ces discours s’entremêlent, comment ils interagissent les
uns sur les autres, mais on voit également qu’ils sont tirés d’inférences qui ne
sont pas toutes du même ordre. Il faut donc décrire ces différents types
d’inférences, et pour cela, il nous faut poser les bases de notre
positionnement en analyse du discours.
1
J. Dutourd est écrivain et académicien.
Patrick Charaudeau
2.
29
Un positionnement socio-communicationnel
Il s’agit d’un modèle de communication sociale qui n’est pas seulement de
transmission d’intention, mais de production de sens et d’interprétation dans
des situations d’interaction, l’interaction étant entendue ici comme phénomène
général fondateur de tout acte de langage (même en situation monolocutive)
et non pas seulement comme ce qui relève d’une situation interlocutive.
Un tel modèle implique que l’on se pose les questions de savoir: "qui parle?",
"au nom de quoi parle le sujet?" et "comment lui vient le droit à la parole?",
questions qui conditionnent, par voie de conséquence, le processus
d’interprétation. La réponse n’est pas simple car le sujet du langage qui
s’institue en JE se trouve pris entre trois types d’activité: activité de relation à
l’autre, activité de catégorisation du savoir, activité de sémiologisation.
L’activité de relation à l’autre détermine un espace dans lequel le JE se trouve
aux prises avec l’autre de la communication dans un rapport d’altérité
intersubjective, un autre qui peut être un TU et/ou un IL. Dans cet espace, il
agit en fonction de ce que sont les contraintes des dispositifs de
communication dans lesquels il se trouve (les conditions situationnelles de la
communication), et de la marge de manœuvre dont il dispose dans sa quête
pour s’individuer (les stratégies discursives). Cela exige de tout sujet parlant
une "compétence communicationnelle" 2 .
L’activité de catégorisation du savoir consiste à construire des visions du
monde en univers de discours qui résultent de la façon dont les êtres sociaux,
à force d’échanges langagiers 3 , se représentent le monde. Ils le font en
partageant des savoirs de connaissance et de croyance, savoirs qui circulent
dans les groupes auxquels ils appartiennent et qui sont mobilisés plus ou
moins spontanément. Il s’agit ici d’une activité de sémantisation constructrice
d’"imaginaires socio-discursifs" 4 . Cela exige du sujet qu’il possède une
"compétence sémantique".
L’activité de sémiologisation (au sens de Saussure) consiste pour le sujet à
articuler ces catégories de signifiance avec des catégories de langue et de
discours, de telle sorte que celles-ci, loin d’être un simple support ou habillage
de celles-là, se donnent à la fois comme la mémoire, la trace et la possibilité
des premières dans un jeu de combinaisons à la fois morphologique,
2
Parfois appelée situationnelle, voir Charaudeau (2000).
3
Mais pas seulement langagiers.
4
Pour ce concept, voir Charaudeau (2005).
30
Surgissement interdiscursif
syntaxique et discursif, le tout lié au sens. Cela exige du sujet une
"compétence sémiolinguistique" 5 .
C’est donc dans un jeu de va-et-vient constant entre ces trois types d’activité
mobilisant chacun un type de compétence que le sujet construit du sens, ce
qui inscrit ce modèle dans une problématique du sujet: un sujet à la fois
agissant et agi, conscient et non conscient, surdéterminé et s’individuant. Dès
lors, pour l’analyste, tout acte de langage (quelle que soit sa dimension et sa
structure) se présente comme un ensemble de "possibles interprétatifs" 6 ,
lesquels doivent être traités sans hiérarchie de niveau (surface/profondeur),
mais comme ce que R. Barthes a appelé des "avenues de sens" 7 : ni
premières ni secondes, ni au-dessus ni en dessous, mais toujours à côté les
unes des autres en une co-existence plurielle.
3.
Les différents types d’inférences
Si l’inférence est cette opération par laquelle on tire du sens implicite d’un
énoncé en le mettant en relation avec autre chose que lui-même, alors on
pourra distinguer trois types d’inférence.
L’inférence qui a permis de considérer que la réplique de J. Dutourd mettait en
évidence le caractère "sectaire" de J. Cau, construisant le locuteur lui-même
en image de personne tolérante, et l’inférence qui a permis de dire que J.
Dutourd montrait à B. Pivot qu’il n'était pas tombé dans le piège alternatif de
sa question n’ont été possibles qu’en mettant en relation la réplique de J.
Dutourd avec les autres énoncés faisant partie du contexte conversationnel.
On dira qu’il s’agit d’inférences contextuelles: mise en relation d’un énoncé
avec d’autres du contexte linguistique.
L’inférence qui a permis de faire l’hypothèse que J. Dutourd, par sa réplique,
faisait un clin d’œil au téléspectateur repose sur la mise en relation de cet
énoncé avec le dispositif situationnel de communication, dispositif triangulaire
du fait que les débatteurs sur un plateau de télévision savent qu’ils sont vus et
écoutés par un acteur, le public, présent-absent 8 . On peut même faire
l’hypothèse que l’enjeu de l’échange est davantage tourné vers celui-ci que
vers les autres interlocuteurs, ou vers celui-ci via les autres interlocuteurs. Ce
type d’inférence sera appelé inférence situationnelle: mise en relation de
5
Pour ces différents types
situationnelle…", op.cit.
de
6
Charaudeau (1983).
7
Barthes (1970).
8
Parfois représenté dans le studio.
compétence,
voir
Charaudeau:
"De
la
compétence
Patrick Charaudeau
31
l’énoncé avec certains éléments de la situation de communication (ici, les
différents partenaires du débat).
Enfin, les inférences qui ont permis d’interpréter "le coiffeur" comme: lieu
d’attente faisant que celui qui lit ce genre de revue n’est pas responsable de
son choix puisqu’on la lui met dans les mains, mais aussi comme lieu de
plaisir, de non sérieux, de frivolité, ce qui a des incidences sur l’image de
tolérance du locuteur et sur la critique lancée à l’endroit de J.F. Revel, ces
inférences-là ont été faites en mobilisant du savoir partagé concernant le type
de magazine dont il est question, les salons de coiffure modernes et les
jugements de moralité possibles à propos des publications dites érotiques.
C’est ce type d’inférence que l’on appellera inférences interdiscursives: mise
en relation de divers discours porteurs de savoirs sur le monde dont on
suppose qu’ils sont inscrits dans une mémoire collective.
Savoirs partagés
(inférences interdiscursives)
Situation de communication
(inférences situationnelles)
En
En
En
(Contexte)
En
Ex
(inférences contextuelles)
En
En
En
En
(Contexte)
Les inférences contextuelles sont mises en œuvre par la compétence
sémiolinguistique, les inférences situationnelles par la compétence
communicationnelle, les inférences interdiscursives par la compétence
sémantique, mais, en outre, cette dernière intervient pour l’interprétation des
deux autres.
4.
Les savoirs partagés dans le mécanisme de
l’interdiscursivité
L’espace d’interdiscursivité est celui où circulent des discours en tant qu’ils
sont porteurs de savoirs sur le monde dont les uns sont purement descriptifs
et les autres des jugements. Ayant déjà traité de cette question dans deux
ouvrages récents 9 , je me contenterai de reprendre la seule partie qui
concerne la structuration des savoirs, les uns plus objectivants, de l’ordre de
9
Charaudeau (2004, 2005).
32
Surgissement interdiscursif
ce que l’on appellera la connaissance, les autres plus subjectivants, de l’ordre
de la croyance.
Les savoirs de connaissance tendent à établir une vérité sur les phénomènes
du monde, vérité qui est censée exister en dehors de la subjectivité du sujet,
le garant étant l’existence d’un quelque chose d’extérieur à l’homme, d’une
instrumentation qui peut être utilisée de la même façon par plusieurs individus
et donc n’appartient à aucun d’entre eux en propre. Ce savoir est objectivant
car il porte sur l’existence des faits du monde, leur description et une
explication qui s’énonce à travers un "il-vrai" extérieur au sujet, un il-vrai qui
ne peut être énoncé que par un sujet neutre que l’on ne sait nommer que
comme: "l’ordre des choses", "la science" ou "la révélation". On a affaire ici à
ce que Berrendonner nomme le "fantôme de la vérité" 10 . Le sujet parlant se
réfère à ce il-vrai comme à un savoir préexistant, indépendant de tout acte
d’énonciation personnel. C’est pourquoi il faut considérer ce il-vrai comme un
impersonnel, ce qui le distingue, on va le voir, d’un "on-vrai". Ce il-vrai n’est
porteur d’aucun jugement de valeur de la part du sujet qui n’a qu’à exprimer
qu’il le connaît ou l’ignore.
Les savoirs de croyance ne portent pas tant sur la connaissance du monde
que sur les valeurs, même s’il est bien souvent difficile de faire le départ entre
les deux. La connaissance se caractérise par le fait qu’elle est un mode
d’explication qui est centré sur le monde, et qui est censé ne pas dépendre de
l’homme, ce qui s’exprime dans l’énoncé "la terre tourne autour du soleil". La
valeur, elle, procède d’un jugement, non pas sur le monde (la question n’est
pas de savoir si la terre est ronde ou pas), mais sur les êtres du monde, leur
pensée et leur comportement (la question est de savoir s’il est bon ou
mauvais, raisonnable ou fou de traverser l’Atlantique à la rame). La valeur
résulte donc d’une activité mentale polarisée sur ces objets ou comportements
(d’où son aspect affectif) et d’une prise de position (d’où son aspect
subjectivant). Ici, on n’a plus affaire à un "il-vrai" mais à un "on-vrai", le savoir
n’est plus extérieur au sujet, mais il est dans le sujet et il n’est point vérifiable.
Du point de vue de l’analyse de discours, on peut opérer à l’intérieur de ces
savoirs de croyances une distinction entre trois types de savoir qu’on
appellera des savoirs d’opinion en utilisant deux critères: (i) à quel type de
savoir se réfère le sujet pour défendre la valeur de vérité de son discours; (ii)
quelle est la nature du groupe de référence qui en est le garant et qui
détermine la portée de cette valeur:
•
Un savoir d’opinion commune qui est issu d’un groupe de référence
censé constituer l’ensemble de l’humanité, lequel porterait un jugement
10
Berrendonner (1981).
Patrick Charaudeau
33
de raison sur le monde, les êtres et leur comportement. Le jugement
aurait donc une portée universelle et serait le plus largement partagé. Ce
type d’opinion à prétention universelle pourra être déclarée "générique"
(Aristote). Dans ce cas, le sujet parlant n’a pas à revendiquer une
position particulière car il se trouve inclus dans le jugement de l’opinion
commune. Quelle que soit sa façon de s’exprimer, il dit quelque chose
comme: "Je pense comme tout le monde qui pense que…" ou "Tout le
monde pense que… et moi aussi". Les énoncés à valeur générale sont
porteurs de ce type d’opinion; on les trouve dans: les proverbes et
dictons ("Pauvreté n’est pas vice", "Il vaut mieux être beau et riche que
laid et pauvre"), dans certains slogans ("L’eau, l’air, la vie"), dans certains
commentaires de journalistes ou d’hommes politiques: "La guerre est une
saloperie".
•
Un savoir d’opinion relative qui est issu d’un groupe de référence, lequel,
contrairement au cas précédent, est limité en extension et constitué de
membres qui n’ont d’autre identité que celle du jugement qui les
rassemble. Le jugement est partagé, à l’intérieur du groupe, par des
membres qui n’ont pas une identité de nature mais de circonstance,
certains d’entre eux pouvant se trouver dans d’autres groupes à propos
d’autres jugements. Il y aurait conscience que le jugement n’est partagé
que par certains et que donc celui-ci est variable et relatif à chacun de
ces groupes. C’est pourquoi cette opinion peut être appelée relative.
L’opinion relative s’inscrit dès son émergence dans un espace de
discussion, non pas à l’intérieur du groupe mais vis-à-vis des autres
groupes. Elle est en son fondement critique. C’est pourquoi on peut
considérer que le sujet qui émet une opinion relative dit quelque chose
comme: "Je pense comme (et/ou contre) ceux (certains) qui pensent
que…" ou "Certains pensent que… et moi aussi (ou moi pas)". Ici le sujet
est toujours pour ou contre. D’ailleurs, les exemples qui illustrent ce cas
laissent toujours entendre de façon plus ou moins implicite qu’il existe
une opposition d’opinions: "Je pense (comme d’autres et contre d’autres)
qu’il faut voter pour/contre la Constitution européenne".
•
Un savoir d’opinion collective qui est issu d’un groupe de référence qui,
comme le cas précédent, est limité en extension, mais, cette fois, est
bien identifié comme un groupe ayant une identité communautaire. Ses
membres se voient comme ayant une essence d’appartenance à un
groupe dont ils partagent la même opinion dans quelque circonstance
que ce soit. De plus, le jugement émis par ce groupe porte toujours sur
les autres en tant qu’ils constituent eux-mêmes un groupe et donc ce
jugement est intrinsèquement lié à cette nature essentialiste du groupe.
Dire: "Les Anglais sont isolationnistes, les Espagnols sont orgueilleux, les
Allemands ont la tête carrée, les Français sont frivoles", c’est porter un
jugement sur les Anglais, les Allemands, les Espagnols et les Français
34
Surgissement interdiscursif
en tant que groupe essentialisé extérieur à celui auquel on appartient, et
c’est en même temps laisser entendre que le groupe auquel on
appartient de façon tout aussi essentialisée, lui, n’est pas justiciable de
ces jugements, voire possède des caractéristiques inverses: il s’agit
d’une opinion communautaire (exprimée par des stéréotypes), à forte
valeur identitaire, laquelle a force d’évidence et ne se discute pas.
Ces distinctions permettent de voir quel type de savoir l’interdiscursivité met
en jeu. Si maintenant on voit les choses du point de vue du sujet parlant, on
peut penser que celui se réfère tantôt à des savoirs de connaissance, tantôt à
des savoirs d’opinion commune, relative ou collective, mais ayant plus ou
moins conscience que ceux-ci ne sont pas susceptibles d’avoir le même
impact sur l’interlocuteur, il se livre souvent à un jeu de glissements entre ces
différents types de savoir. Par exemple, le jeu peut consister à présenter un
savoir d’opinion en savoir de connaissance, stratégie que l’on trouve souvent
dans le discours politique puisque celui-ci cherche la plus grande force
persuasive: il s’agit d’ériger en savoir absolu de connaissance ce qui n’est que
norme morale d’opinion. Ce type de discours, qu’il soit tenu par l’homme
politique ou le militant, cherche à faire se confondre une vérité d’appréciation
personnelle avec une vérité d’opinion universelle. Mitterrand, en répondant à
un journaliste qui lui demandait si son passé dans l’administration de Vichy ne
lui était pas trop lourd à porter: "Vous savez, c’est l’homme qui construit son
destin, pas la fatalité", présente une opinion relative qui pourrait se discuter en
opinion commune largement partagée (on est dans le "on-vrai"), mais en
laissant penser qu’elle s’impose à l’homme comme un "il-vrai". Le discours sur
le "droit d’ingérence humanitaire" semble suivre cette voie, mais la
conversation ordinaire est également truffée de ce genre de glissement:
sachant que l’opinion à laquelle on se réfère n’est que relative, on cherche à
lui donner une allure d’opinion commune, comme chaque fois qu’on l’exprime
sous une modalité déontique: "M’enfin (comme dirait Gaston Lagaffe) 11 , on ne
doit pas déranger les gens quand ils dorment!".
A contrario, on peut contester des opinions qui se présentent avec une forte
portée généralisante ("Dans la vie, il faut travailler, il n’y a que ça de vrai") et
les transformer en opinion relative ("Ça, c’est ce que disent ceux dont le travail
est gratifiant"). Car on n’oubliera pas que ce jeu d’interdiscursivité participe
des stratégies discursives que le sujet met en œuvre pour tenter d’influencer
son interlocuteur. Aussi doit-il être interprété en fonction de la situation de
communication dans laquelle il apparaît, de l’identité des interlocuteurs et du
contexte linguistique. Un énoncé comme "Les Français sont chauvins" ne peut
être interprété du point de vue de sa valeur d’opinion si l’on ne sait pas qui
11
Personnage de Bande dessinée du magazine Spirou.
Patrick Charaudeau
35
parle (un Espagnol sur les Français, un Français sur les Français, un Français
sur ce que disent les Espagnols) et dans quelle situation (un professeur de
français en classe, une conversation amicale, un homme politique).
5.
Un exemple d’interdiscursivité visuelle: le 11S
Je terminerai en montrant comment, à propos de la façon dont la télévision
française rendit compte des événements du 11 septembre 2001,
l’interdiscursivité peut être configurée par une sémiologisation visuelle. Ici,
l’interdiscursivité consiste à mettre en relation, d’une part, des modes de
scénarisation déjà vus dont chacun témoigne d’une certaine vision sur le
monde et de certaines valeurs, d’autre part, des images ayant une valeur de
"symptôme", c’est-à-dire renvoyant à d’autres images déjà vues.
5.1
Les modes de scénarisation
On voit un entrecroisement entre deux modes de scénarisation: celui,
fictionnel, des films catastrophe et celui, explicatif, des reportages qui traitent
de conflits, de guerres et de catastrophes naturelles.
Le mode de scénarisation des films catastrophe (type La Tour infernale) est
organisé selon le schéma narratif classique du conte populaire: (i) une
situation de départ dans laquelle on voit des gens se réunir (ou vivre) dans un
lieu (le futur lieu de la catastrophe), se préparer à une cérémonie festive (ou
vaquer à leurs occupations quotidiennes), dans un état de joie et de réel
bonheur, à moins que ce ne soit de tranquille insouciance ou même de conflits
psychologiques (ici, dans la scénarisation du 11S, il n’y eut pas de
monstration de la situation initiale, car celle-ci est présupposée comme "ordre
tranquille du monde"); (ii) surgissement de la catastrophe, à l’occasion duquel
nous sont montrées en parallèle l’énormité de son effet destructeur (ici ce fut
par le hasard de caméras qui filmèrent en direct l’impact des avions et
l’écroulement des tours) et les réactions des gens: ceux qui ont peur et crient,
ceux qui ont peur et se terrent dans un coin, ceux qui cherchent à s’en sortir
de façon égoïste, ceux qui enfin font face à la situation et tentent d’organiser
le salut du plus grand nombre (ici, furent essentiellement montrés les témoins
et les victimes); et puis, comme ces héros de l’intérieur ne sont pas suffisants,
apparaîtront les héros venus de l’extérieur (ici, les pompiers) qui au terme de
dures épreuves finiront par vaincre le péril et par sauver le plus grand nombre
de gens.
Le mode de scénarisation "reportage" ressemble fortement au précédent,
mais ne pouvant créer de toutes pièces un récit imaginé, il se contente
d’annoncer le déclenchement de la catastrophe ou du conflit, et de montrer
des images d’après l’événement (car rarement la caméra peut se trouver
présente au moment du drame) en s’attardant sur le résultat des dégâts
matériels et en s’appesantissant sur l’état des victimes et l’action des secours
36
Surgissement interdiscursif
(Croix rouge, ambulances, hôpitaux, médecins, pompiers). Ce type de
scénario met toujours en scène trois acteurs: les victimes, les responsables et
les sauveurs. Il insiste, selon les cas, tantôt sur les victimes pour produire un
effet "compassionnel", tantôt sur l’agresseur, source du mal, pour produire un
effet d’"anti-pathie", tantôt sur le sauveur réparateur pour produire un effet de
"sym-pathie" 12 .
Dans le cas du 11S, on a vu les images habituelles de quelques blessés dont
les commentaires dressaient la comptabilité, de témoins spectateurs ou
survivants racontant les mêmes choses sur ce qu’ils ont vu, entendu ou vécu,
et de sauveteurs, particulièrement des pompiers dont fut souligné l’héroïsme,
ainsi que la présence sur le terrain de personnalités politiques,
particulièrement le maire de New York, grande figure charismatique, décrété
plus tard héros de la journée. Par la suite, apparut le grand sauveur, en fait
"grand réparateur", tentant de réparer symboliquement l’outrage fait au peuple
américain, à son intégrité, sauveur qui apparaît sous la figure du "vengeur"
appelant à une croisade et promettant de faire la guerre au Terrorisme. Il
s’agit ici d’un jeu de références qui porte sur des modes d’organisation du
discours (dans ce cas visuels) engendrant une interdiscursivité multiple.
5.2
Des images symptômes interdiscursives
Une image symptôme est une image déjà vue, une image qui renvoie à
d’autres images, soit par analogie formelle (une image de tour qui s'effondre
renvoie à d’autres images de tours qui s’effondrent), soit par discours verbal
interposé (une image de catastrophe aérienne renvoie à tous les récits que
l’on a entendus sur les catastrophes aériennes). Toute image a un pouvoir
d’évocation variable qui dépend de celui qui la reçoit, puisqu’elle s’interprète
en relation avec les autres images et récits que chacun mobilise. Ainsi, la
valeur dite référentielle de l’image, son "valant pour" la réalité empirique, est,
dès sa naissance, le résultat d’une construction dans un jeu d’intertextualité
qui en fait une réalité plurielle, jamais univoque, de significations. L’image des
tours qui s’effondrent le 11 septembre 2001 n’a pas une seule et même
signification.
Une image symptôme est donc dotée d’une forte charge sémantique. Toutes
les images ont du sens, mais toutes n’ont pas nécessairement un effet
symptôme. Il faut qu’elles soient remplies de ce qui touche le plus les
individus: les drames, les joies, les peines ou la simple nostalgie d’un passé
perdu, renvoyant à des imaginaires profonds de la vie. Mais c’est aussi une
image simple, réduite à quelques traits dominants et qui apparaît de façon
12
Ces termes recouvrent des catégories décrites par nous comme des topiques discursives de
l'émotion, dans Charaudeau (2000b).
Patrick Charaudeau
37
récurrente, tant dans l’histoire que dans le présent, pour qu’elle puisse se fixer
dans les mémoires et qu’elle finisse par "s’instantanéiser". L’image mouvante,
à force de répétition, donnant l’impression que ces avions n’en finissent pas
de pénétrer dans les tours, que ces tours n’en finissent pas de s’écrouler,
devient photographie fixe. Ainsi, chargées sémantiquement, simplifiées et
fortement réitérées, les images finissent par prendre une place dans les
mémoires collectives, comme symptômes d’événements dramatiques.
Pensons à l’étoile jaune des juifs, les barbelés, miradors, corps décharnés et
crânes rasés des camps de concentration, les colonnes de populations
marchant lentement le corps courbé sous le poids de leur baluchon, fuyant
misère ou persécution.
Aussi peut-on dire, sans pouvoir préciser à quelles autres images elles
renvoient, que les images de l’avion entrant dans les twins sisters, celles des
tours qui s’enflamment puis postérieurement s’écroulent, nous donnent une
impression de déjà vu, de déjà vu, comme on l’a dit, dans des films
catastrophes et dans des reportages montrant la destruction par implosion
d’immeubles des cités ouvrières. Mais aussi, plus profondément, une
impression de déjà ressenti: le percement et la désagrégation du coeur de
quelque chose, un quelque chose qui représente la vie, ce qu’il y a de vital
chez un peuple. Ce peut être le percement et l’écroulement d’une technologie
(le défi, depuis les cathédrales, d’élever toujours plus haut une construction
contre les lois de l’équilibre et de la pesanteur), le percement et l’écroulement
d’une identité collective (fierté de pouvoir se reconnaître dans un monument
symbolique; il suffit de penser ce que cela aurait représenté pour les Français,
s’il s'était agi de la Tour Eiffel). Le percement et l’écroulement de tout ce qui
dans nos vies peut s’écrouler ou disparaître: des ambitions, des réalisations
personnelles, des êtres qui nous sont chers. Il s’agit là d’une analogie plus
abstraite, mais tout aussi prégnante, qui est renforcée par le fait que ces
images nous sont apparues sans son 13 , comme dans un film muet qui leur
donne une certaine intemporalité produisant un effet de miroir.
Ici donc, la conjonction entre cet entrecroisement de scénarisations (de fiction
et de reportage) et l’apparition d’images symptômes miroir d’écroulement
produit une interdiscursivité construisant des variations autour d’un imaginaire
de "puissance": le défi lancé à la puissance du puissant, qui court dans
l’histoire des hommes depuis Caïn en passant par David face à Goliath; la
mise en dérision de la puissance technologique par le triomphe de la main sur
la machine 14 ; l’ironie du sort comme juste châtiment de Dieu qui rappelle au
13
Ou un son faible, étrange, qui n’a rien à voir avec ce que l’on entend habituellement dans les
reportages télévisés, ni avec le son hautement décibelisant qui nous est envoyé dans les salles
de cinéma. Effet du film d’amateur?
14
Les terroristes étaient armés de simples cutters.
38
Surgissement interdiscursif
puissant qu’à se croire invulnérable, il finit par retourner le monde contre lui; la
menace du Mal suprême, devenu d’autant plus puissant qu’il est présenté –
du moins en son début – par des figures abstraites (Oussama Ben Laden que
personne ne connaissait, les Talibans), ce qui laisse envisager qu’existerait un
groupe de personnes occultes ayant la volonté d’agir en sous-main et
fomentant un complot.
L’interdiscursivité est omniprésente dans tous les actes de communication,
mais elle n’est pas toujours montrée comme dans les citations. Elle est
constituée de multiples strates discursives qui sont potentiellement présentes,
dont une partie est activée par chaque situation de communication en fonction
des instructions discursives qu’elle comporte et une autre par le sujet
interprétant en fonction de ses propres références. C’est au repérage de ces
strates que doit se livrer l’analyste pour construire ces "avenues de sens" dont
parle Roland Barthes.
Bibliographie
Barthes, R. (1970). S/Z. Paris: Le Seuil.
Berrendonner, A. (1981). Eléments de pragmatique linguistique. Paris: Minuit.
Charaudeau, P. (1983). Langage et discours. Eléments de sémiolinguistique. Paris: Hachette.
Charaudeau, P. (2000a). De la compétence situationnelle aux compétences de discours. In:
Compétence et didactique des langues (Actes de colloque de Louvain-la-Neuve). Louvain-laNeuve.
Charaudeau, P. (2000b). Une problématisation discursive de l’émotion. À propos des effets de
pathémisation à la télévision. In: C. Plantin (éd.), Les émotions dans les interactions. Lyon:
Presses universitaires de Lyon.
Charaudeau, P. (2004). La voix cachée du tiers. Des non-dits du discours. Paris: L’Harmattan.
Charaudeau, P. (2005). Discours politique. Les masques du pouvoir. Paris: Vuibert.
Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 39-55
Entre discours et mémoire:
le dialogisme à l’épreuve de la presse ordinaire
Sophie MOIRAND
Cediscor-Syled, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 (France)
[email protected]
This article tackles the question of media discourse circulation in the light of dialogism.
Yet, analysing empirical data forces one to reformulate the enunciative dialogical frame
proposed by Bakhtine and to connect it to the interdiscourse and interdiscursive memory
notions, stemming from the French discourse analysis school. Some media specific
discursive modes are uncovered, such as multi-voiced intertext constructions, memoryladen allusions, the interdiscursive characteristic of nomination, or the diverse functions
of the various forms of dialogism at work in the text pragmatic orientation (the intratext).
Lorsqu’on analyse des discours de médiation (discours des médias, discours
didactiques, discours de vulgarisation ou discours de formation), on est
confronté à la circulation des discours et aux différentes formes de cette
circulation de paroles empruntées, citées, représentées, reformulées,
imaginées, évoquées… On peut alors aborder l’analyse de cette circulation
avec les catégories du discours rapporté (discours direct, discours indirect,
discours indirect libre, formes mixtes, etc.), qui sont aujourd’hui bien décrites,
même si cela peut encore donner lieu à controverses 1 . Mais le risque qu’on
prend, c’est alors de se cantonner à l’étude du discours rapporté plutôt que de
contribuer à une réflexion sur l’analyse du discours des médias et à la mise en
œuvre d’une méthodologie adaptée au recueil et à la description des genres
médiatiques. On risque ainsi, me semble-t-il, de "rater" certains de ces
harmoniques dialogiques, dont parle si joliment Bakhtine:
[…] un énoncé ne peut pas ne pas être, également, à un certain degré, une réponse à ce
qui aura déjà été dit sur l’objet donné, le problème posé, quand bien même ce caractère
de réponse n’apparaîtrait pas distinctement dans l’expression extérieure. La réponse
transpercera dans les harmoniques du sens, de l’expression, du style, dans les nuances
les plus infimes de la composition. Les harmoniques dialogiques remplissent un énoncé
et il faut en tenir compte si l’on veut comprendre jusqu’au bout le style de l’énoncé. Car
notre pensée elle-même – que ce soit dans les domaines de la philosophie, des
sciences, des arts – naît et se forme en interaction et en lutte avec la pensée d’autrui, ce
qui ne peut pas ne pas trouver son reflet dans les formes d’expression verbale de notre
pensée (Bakhtine, 1984: 300).
1
On rappellera pour mémoire les travaux sur le français de Jacqueline Authier-Revuz, Laurence
Rosier (ici même), et Ulla Tuomarla, par ex., et on renverra à la bibliographie qui figure à la fin
de l’ouvrage publié par le groupe ci-dit (www.ci-dit.com): Le discours rapporté dans tous ses
états (Lopez Muñoz Juan Manuel, Marnette Sophie & Laurence Rosier, éds), Paris:
l’Harmattan, 2004.
40
le dialogisme à l’épreuve de la presse ordinaire
C’est pourquoi depuis quelque vingt ans, j’ai préféré aborder la question de la
circulation des discours à partir du concept de dialogisme du Cercle de
Bakhtine, tel que je l’ai compris et interprété à travers la diversité des
traductions parues en français des textes de Bakhtine, Medvedev et
Volochinov, et tel que je l’ai rapporté d’emblée aux autres problématiques
énonciatives (l’énonciation indicielle et la pragmatique) et aux orientations de
l’analyse du discours française (Moirand, 2005a). Mais mettre ce concept
opératoire (qui permet de "penser" avec) à l’épreuve de données empiriques
(des recueils d’unités discursives appartenant à un genre, un domaine ou un
monde social déterminé 2 ) contraint à rechercher les traces concrètes,
inscrites dans la matérialité langagière, de ces harmoniques dialogiques. Cela
m’a donc conduit à "re-travailler" le concept de dialogisme en relation avec un
certain nombre de notions voisines, et en particulier celles d’intertexte et
d’interdiscours. C’est ce que je développerai dans cet article.
1.
Pourquoi choisir le cadre dialogique?
La majorité des travaux d’analyse du discours qui relèvent du champ des
sciences du langage revendiquent un ancrage dans les problématiques
énonciatives, qu’on s’inscrive dans la ligne de l’ADF (analyse du discours
française, pour mémoire: Maldidier 1990) ou dans la ligne de l’ADI (analyse du
discours en interaction, pour mémoire: Kerbrat-Orecchioni, 2005) ou ailleurs
encore. Mais comme l’a dit Todorov, 1981, en proposant de replacer
l’intertexte au centre du schéma de la communication tel qu’il le dégage des
propositions de Bakhtine, seul le cadre dialogique s’inscrit d’emblée dans une
perspective réellement discursive, qui donne à la notion de situation une
épaisseur historique et sociale et donc constitutivement construite sur les
relations interdiscursives qu’elle met en jeu, et non pas sur le hic et nunc de
l’instance ou l’intentionnalité des locuteurs en présence ou les relations
interpersonnelles, comme le font le cadre énonciatif indiciel ou le cadre
pragmatique (voir Moirand, 2005 sur ce point).
Mais il s’agit là d’une conception du discours, qui rejoint ce que dit Maldidier à
propos de Pêcheux (Maldidier, 1990: 89), conception qui peut paraître
"insupportable", en particulier à certains praticiens de la communication
(médiatique, entre autres): "le sujet n’est pas la source du sens, le sens se
forme dans l’histoire à travers le travail de la mémoire, l’incessante reprise du
2
Successivement: pour analyser les discours circulant dans une revue pédagogique durant vingt
ans (Moirand, 1988), lors de travaux collectifs sur les discours de vulgarisation de l’astronomie
(Beacco, éd. 1999) ou les relations entres sciences, sociétés et médias (Cusin-Berche, éd.
2000) et enfin autour de corpus constitués de divers moments discursifs relevant d’événements
scientifiques ou technologiques à caractère politique, en particulier autour de la question des
OGM et récemment de la grippe aviaire (voir Moirand, 2004a, b, c, 2005a, b).
Sophie Moirand
41
déjà dit", et ce dans les énoncés les plus quotidiens comme dans certains
énoncés brefs des médias, où l’on repère des traces de discours autre sans
qu’on puisse réellement parler de "discours rapporté":
Ex. 1:
•
Inutile de sauter comme un cabri… l’Europe il faut la faire (France Inter, 05.12.04).
•
La Turquie, une "Chine" à nos portes
Européenne ou pas, la Turquie affole les investisseurs. "Nouvelle Chine"
économique, le pays de Kemal Atatürk fait les choux gras d’Oberthur et de ses
cartes à puce (Le Journal du Dimanche, 10.10.05).
•
Le drame serait que les oiseaux migrateurs volent vers l’Afrique qui ne dispose
d’aucun réseau sanitaire pour contenir le Tchernobyl aviaire (Paris-Match, 20-26
octobre 2005).
Le cadre dialogique est donc pour moi le seul qui place l’énonciation au cœur
du discours et dans ses relations aux autres discours et aux discours
antérieurs. Ce ne sont donc pas les relations interpersonnelles entre les
acteurs autorisés à prendre la parole dans les médias qui m’intéressent mais
les relations interdiscursives entre les discours multiples qui se croisent,
s’ignorent ou s’interpénètrent. Il s’agit donc, avec le cadre dialogique, de
penser l’énonciation dans son articulation avec une sémantique discursive, qui
tienne compte du sens des mots et des constructions dans leurs contextes et
de ce qu’ils inscrivent en eux-mêmes des discours "autres". On est donc
conduit à replacer l’énoncé (le mot, la phrase, le texte, l’interaction…) non pas
dans son seul contexte situationnel visible mais dans son histoire interlocutive,
intertextuelle et interdiscursive: l’énoncé n’est pas seulement co-construit par
les interlocuteurs (y compris la construction entre un scripteur et un lecteur qui
serait "modèle") mais il est le produit de la situation sociale dans laquelle il a
surgi; l’objet dont on parle a toujours été "pensé" avant par d’autres et les
mots sont toujours "habités" des sens qu’ils ont déjà rencontrés.
Mais si le concept tel qu’on peut le dégager des écrits du cercle de Bakhtine
est tout à fait fascinant pour construire une réflexion sur le langage et le
discours (en philosophie, en littérature, en rhétorique, etc.), Bakhtine ne fournit
pas au linguiste de corpus (si ce n’est les formes classiques du discours
rapporté) de catégories descriptives qui lui permettent de mettre au jour ses
différentes formes d’actualisation dans les données qu’on analyse. Or ce qui
intéresse celui qui travaille sur des données langagières, et en particulier sur
les médias, c’est de pouvoir mettre au jour les différentes textures
énonciatives que l’on rencontre, les différentes relations interdiscursives, les
caractéristiques des genres et leur évolution.
Cela conduit à prendre un certain nombre de décisions, que je rappellerai ici
brièvement:
•
La première, c’est de rechercher les traces de son actualisation à travers
des catégories linguistiques, pragmatiques ou textuelles, par exemple les
traces des opérations énonciatives et les formes d’interactions
42
le dialogisme à l’épreuve de la presse ordinaire
représentées dans la presse, celles des opérations de nomination
(désignation, dénomination, caractérisation), en particulier au travers des
procédés de thématisation ou de reprise, de reformulation, voire de recatégorisation, de l’objet de discours, ainsi que les formes de l’explication
ou de l’argumentation…
•
La deuxième, c’est d’articuler le dialogisme aux notions de l’ADF, telles
celles d’intradiscours, de préconstruit, de mémoire discursive,
d’interdiscours, afin de les "re-vitaliser" en les revisitant à la lumière,
entre autres, du dialogisme; ce qui contribue à une réflexion sur les
relations entre discours et mémoire, dans leurs rapports aux savoirs et à
l’histoire.
•
La troisième, c’est de mettre la réflexion sur le dialogisme et ses notions
connexes à l’épreuve de données empiriques, qui permettent de dégager
les observables nécessaires à l’analyse des données recueillies
(Moirand, 2004), par exemple des corpus constitués des genres
rencontrés dans la presse ordinaire.
L’hypothèse que l’on pose est que l’on peut repérer l’inscription des
différentes formes de dialogisme dans la matérialité verbale de la presse
ordinaire. L’objectif que l’on poursuit, c’est de mieux comprendre, à travers les
interactions interdiscursives analysées, le fonctionnement du monde
médiatique à travers les genres qu’il produit.
2.
Lieux d’inscription et formes d’actualisation
Mettre le concept de dialogisme à l’épreuve de données empiriques (ici la
presse ordinaire) conduit à inventorier les lieux et les formes de son
actualisation. On pose alors qu’au fil du texte (l’intradiscours) viennent
s’inscrire des discours autres dont on peut repérer les points d’inscription.
Ainsi, à partir d’analyses effectuées sur le discours de vulgarisation des
sciences de la terre (Moirand et alii, éds 1993) puis de l’astronomie (Beacco,
éd.1999) dans différents supports médiatiques, on avait pu proposer un
"modèle dialogique" de l’explication, considérée ici comme une activité
cognitivo-discursive prototypique des discours de médiation. On l’a ensuite
appliqué à des discours produits dans d’autres domaines et en particulier à
l’analyse du traitement d’événements scientifiques ou technologiques à
caractère politique (sang contaminé, vache folle, OGM, grippe du poulet
devenu récemment grippe aviaire…). Ce qui nous a conduit à mettre au jour
une autre forme d’explication, davantage portée à expliquer les enjeux
sociaux des événements qu’à vulgariser les sciences ou les techniques, et
d’autres formes de textures énonciatives correspondant à des genres
médiatiques différents: les éditoriaux, les chroniques, les points de vue, les
analyses.
Sophie Moirand
2.1
43
L’orientation dialogique de l’explication
Dans le domaine des sciences de la terre, comme dans celui de l’astronomie,
les textes de presse font explicitement appel aux savoirs savants du domaine,
que cela passe par les paroles rapportées des spécialistes de la communauté
scientifique concernée ou que cela soit reformulé par le journaliste. Du coup
les segments empruntés que l’on rencontre sont extraits soit de genres
discursifs normés de la communauté de référence (articles scientifiques,
rapports, expertises, actes de colloques) soit d’entretiens ad-hoc,
généralement "situés": l’intertexte ainsi mobilisé, s’il peut faire appel à
plusieurs énonciateurs différents, parle toujours d’une seule voix, celle de la
communauté de référence, qui gère elle-même ses propres controverses. Il
s’agit dans ce cas d’un intertexte monologal, représentatif des textes
d’information scientifique, dans lequel le journaliste s’efface derrière la voix de
la communauté scientifique concernée 3 :
Ex. 2:
Samedi matin, la terre a de nouveau joué sa triste et lugubre partition de la tectonique
des plaques. Un tremblement de terre de magnitude 7,6 sur l’échelle de Richter a
principalement touché le nord-est du Pakistan (Cachemire) ainsi que le nord de l’Inde
(Jammu-Cachemire), l’est de l’Afghanistan et l’ouest de la Chine. […] Plus précisément,
l’épicentre, c’est-à-dire la zone de la surface terrestre située au-dessus du foyer
souterrain, où ont été ressentis les plus importants ébranlements, a été "localisé à une
centaine de kilomètres à l’est de Sribnagar, la capitale du Cachemire indien, à une
profondeur d’environ 30 km", selon les sismomètres très précis du Réseau national de
surveillance sismique (Renass) basés au sein de l’Observatoire des sciences de la
terre (CNRS-INSU) à Strasbourg. Le séisme s’est produit à 3h50 GMT (8h50 heure
locale).
"Sa puissance dévastatrice, c’est-à-dire son intensité, dépend essentiellement de la
qualité des constructions et ne peut-être évaluée que par des spécialistes sur le terrain",
précise Michel Granet, directeur du réseau. […]
La catastrophe est provoquée par la "collision" de deux continents, le sous-continent
indien et la plaque eurasienne. "La plaque indienne remonte vers le nord à raison de 2
cm par an, en provoquant des séismes dramatiques. Celui de samedi n’a
malheureusement rien d’étonnant car il s’agit d’un grand classique de la tectonique des
plaques", explique Henri Hassler, sismologue à l’Observatoire de Strasbourg. Le
mouvement vers le nord du continent indien se poursuit depuis 45 à 50 millions d’année,
et est à l’origine des montagnes gigantesques de la chaîne himalayenne, toujours en
formation. "La plaque indienne passe un peu en dessous de la plaque eurasienne",
poursuit Henri Hassler.
En toute rigueur, il y a encore un débat à ce sujet et les sismologues ne savent pas
exactement ce qui se passe. "On a bien affaire à une collision, et non pas une
subduction comme lors du tsunami de Sumatra en décembre, explique Michel
Granet. […"] (La Croix, 10.10.05).
3
Dans les exemples, que le lecteur est ici invité à regarder, c’est nous qui soulignons en gras les
principaux observables de l’analyse, que nous ne décrirons pas en détails dans cet article. Les
italiques sont celles du texte originel.
44
le dialogisme à l’épreuve de la presse ordinaire
Si l’intertexte est manifeste, lorsqu’on a des paroles guillemetées et attribuées
à un spécialiste mentionné, on rencontre également des segments, ici
entrecoupés de paroles rapportées, parfois même des textes entiers, où l’on
gomme l’origine de ce qui est expliqué. Les reformulations proposées sont
alors construites sur une représentation des questions que les lecteurs
pourraient poser: Qu’est-ce que c’est? Comment on fait? Pourquoi cela se
passe-t-il ainsi? Autant de formes qui semblent relever d’une interaction
représentée, et qui empruntent aux dires que l’on prête aux destinataires, et
qu’on peut trouver inscrites dans les titres ou intertitres des articles:
Ex. 3:
•
La France surveille la progression de la grippe aviaire
L’épidémie en quatre questions
1. D’où vient la grippe aviaire?
2. Comment l’homme peut-il être contaminé?
3. Un virus capable de vaincre la barrière de l’espèce?
4. Quels symptômes et quels traitements?
(Le Parisien, 17.10.05).
•
La grippe aviaire progresse, l’inquiétude aussi
Faut-il redouter une pandémie? "La Croix" répond aux questions qui se posent
aujourd’hui
Pourquoi une pandémie est-elle possible?
Peut-on continuer à manger du poulet et des œufs?
Faut-il stocker des médicaments antigrippaux?
(La Croix, 17.10.05).
C’est ainsi que sur les doubles pages (les hyperstructures – voir Lugrin, 2001)
qui ont marqué l’arrivée de la grippe aviaire en Europe, certains genres
semblent fracturés de segments empruntés à d’autres textes alors que
d’autres ressemblent aux textes des manuels, effaçant toute trace apparente
de discours autre, en particulier dans les glossaires ou les encadrés qui
entourent souvent le texte d’information principal de la page.
La prise en compte des questions que l’on prête aux lecteurs relève d’une
construction discursive interactionnelle, qui illustre le caractère toujours
"doublement" dialogique du discours que souligne Bakhtine, à la fois
interlocutif (inscrivant les discours de celui à qui on parle) et interdiscursif
(inscrivant les discours antérieurs auxquels on fait appel). C’est ce qui m’a
conduit à proposer un modèle dialogique de l’explication (Moirand, 2001, à
paraître en 2006), parce que le rappel semble là s’actualiser dans certains
procédés comme la comparaison ou l’analogie: voir à la fin de l’ex. 2 le rappel
du tsunami de Sumatra, introduit par comme.
Mais lorsque le fait scientifique prend un autre tour, un tour politique ou social,
une simple observation de l’encadrement des segments rapportés montre que
ce caractère monologal de l’intertexte laisse place à une autre construction
dialogique.
Sophie Moirand
2.2
45
Une construction plurilogale de l’intertexte
Dans un certain nombre d’articles à visée informative, on peut dégager une
construction particulière faite d’un intertexte à plusieurs voix, de paroles
empruntées à différentes communautés langagières et à des mondes sociaux
différents. Cette construction inscrit dans la matérialité même du texte un
fonctionnement communicatif complexe, représentatif d’événements, dont le
point de départ peut être scientifique ou technologique, mais qui deviennent
très rapidement des faits de société, parce qu’ils ont trait à la santé, à
l’environnement ou à l’alimentation. La texture énonciative de ces articles
semble rejoindre alors la représentation dans les médias des événements à
caractère politique, économique ou social. Ainsi, dans la crise de la vache
folle, comme à propos des OGM ou, plus récemment, de la grippe aviaire, il
n’y a pas un seul discours source, qui serait l’expression d’une communauté
scientifique savante, unique et soudée, mais une diversité de communautés
impliquées: le monde politique, le monde économique, le monde du
commerce et de l’industrie, le monde associatif, le monde professionnel ainsi
que le monde des experts, à l’intersection des précédents, sans compter celui
constitué désormais par les "citoyens ordinaires" à qui les médias donnent
également la parole (Cusin-Berche, 2000).
Les articles d’information font donc appel à une grande diversité de locuteurs
appartenant à des communautés langagières différentes, et empruntent de ce
fait à des genres différents, ceux en vigueur dans ces communautés. On
assiste alors à une construction plurilogale de l’intertexte, un intertexte à
plusieurs voix distinctes "situées" (qu’on ne peut assimiler à de la polyphonie),
que le scripteur semble raccrocher à son propre texte, et qui, se trouvant
embarquées dans le fil horizontal d’un même texte, se croisent et se
rencontrent, souvent à leur insu:
Ex. 4:
Un désastre annoncé
Malgré les alertes, les bailleurs de fonds n’ont pas anticipé le fléau.
"Cauchemar", "scénario catastrophe" ou simple "peur bleue": les responsables
d’organisations chargées de combattre la grippe aviaire ne cachent pas leur inquiétude
après l’arrivée du virus H5N1 en Afrique. Interrogés pas Libération, ils dénoncent la
"chronique d’un désastre annoncé".
1. On ne l’attendait pas au Nigéria…
On scrutait l’Afrique de l’Est. Voire le Maghreb. C’est le Nigéria qui, le premier, a déclaré
en Afrique un foyer d’infection de H5N1. Ce qui ne veut pas dire que le pays est le
premier touché par la grippe aviaire, mais qu’il est le premier à le détecter. "On a des
fortes suspicions d’autres cas en Sierra-Leone", révèle un expert de l’agence des
Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Il est prématuré de dire
comment la dangereuse souche asiatique a aterri au Nigéria. "C’est une surprise", avoue
Samuel Jutzi, directeur de la division "santé et production animales" à la FAO. […]
2. On redoute le pire pour l’Afrique
Certes, on n’est pas encore dans une pandémie. Pour cela, il faudrait, rappelle Fadela
Chaïb, porte-parole de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en passer par trois
stades: "[…]". Mais, ajoute Fadela Chaïb, l’Afrique connaît déjà des pandémies: sida,
malaria, tuberculose. Voilà donc le continent en prise "au pire scénario imaginable", dit-
46
le dialogisme à l’épreuve de la presse ordinaire
elle. […]. "C’est une situation catastrophique", reconnaît Samule Jutzi, de la FAO. […]
Déjà à l’échelle d’un continent riche comme l’Europe, la tâche est ardue, alors à l’échelle
de l’Afrique…" Où se cumulent le mal-développement, le déficit d’infrastructures, le
manque d’expertises vétérinaires, de veille ou de contrôle. Jean-Louis Angot, de l’OIE:
"[…]" Que faire? […]
On blâme la lenteur de la mobilisation financière
Ce n’est plus l’inquiétude mais la colère qui prédomine chez les acteurs de la lutte.
Déjà il y a eu des divergences de stratégie entre agences onusiennes. "Quand l’OMS a
exigé du cash pour des doses de Tamiflu, des masques ou […], nous on hurlait pour
trouver des dollars et acheter des vaccins pour la volaille […]", se désole un vétérinaire
spécialiste de la grippe aviaire. Mais, surtout, "on a trop tardé à débloquer des fonds",
s’agace Samuel Jutzi, de la FAO. […] Le 19 janvier, à Pékin, la communauté
internationale a enfin décidé de mettre 1,9 milliard de dollars sur la table. Trop tard, trop
peu? Le plus remonté est ce haut fonctionnaire du Pnud (Programme des nations
unies pour le développement): "[…]". Une facture qui pourrait se révéler astronomique.
Plus le virus se répand et s’installe sur la planète, plus le risque d’une mutation – qui le
rendrait contagieux entre humains – grandit. La pandémie de 1918 a tué plus de 40
millions de personnes. Sur la plan économique, dès le 5 décembre, Milan
Brahmbhatt, de la Banque mondiale, le rappelait: une pandémie de grippe aviaire
entraînerait une chute de 2% du PIB mondial pour six mois minimum, soit 800 milliards
de dollars. Une firme de consultants, Oxford Economic Forecasting, avance de son
côté le chiffre de 2000 milliards de dollars. Des hypothèses sans doute a minima…
(Christian Losson) (Libération, 12.02.06).
On remarquera ici certains des observables de l’encadrement des paroles
rapportées, sur lesquels s’appuie la description:
•
les nominations, désignations, caractérisations des acteurs impliqués et
des locuteurs auxquels on passe la parole, qui sont le plus souvent ici
"situés" avec précision: les responsables d’organisations chargées de
combattre la grippe aviaire, un expert de l’agence des Nations unies…,
Samuel Jutzi, directeur de la division […] à la FAO, Fadela Chaïb, porteparole de l’Organisation mondiale de la santé, les acteurs de la lutte,
agences onusiennes, un vétérinaire spécialiste de la grippe aviaire, ce
haut fonctionnaire du Pnud, Milan Brahmbhatt de la Banque mondiale,
une firme de consultants, Oxford Economic Forecasting, etc.
•
les verbes de parole (verba dicendi) introduisant les segments cités, dont
certains traduisent la façon dont le scripteur rend compte de l’attitude ou
de l’émotion de l’énonciateur cité: révèle, avoue, précise, ajoute,
reconnaît, se désole, s’agace, etc.
•
les verbes décrivant des actes de parole ou des attitudes, voire des
émotions: ne cachent pas leur inquiétude, dénoncent, redouter, blâmer,
le plus remonté est, etc.
•
les éléments verbaux au travers desquels le scripteur glisse sa propre
voix entre les voix des autres, ou même par-dessus la voix des autres,
lorsqu’il semble s’agir d’une reformulation non marquée d’un dire des
interviewés, qu’on pourrait retrouver s’il l’on disposait de l’entretien initial:
il est prématuré de dire, peut-être, certes, on n’est pas encore dans une
Sophie Moirand
47
pandémie, que faire?, ce n’est plus l’inquiétude mais la colère, déjà il y a
eu des divergences…, Trop tard,Trop peu?, etc.
Cela constitue autant d’observables qui actualisent la construction dialogique
de ce type d’articles, dont l’élaboration paraît reposer à première vue, sur la
combinaison d’un intertexte plurilogal à des formes de dialogisme
interactionnel.
Or, à l’intérieur ou à l’extérieur de ces bribes de discours cités, on trouve des
mots qui, à l’insu parfois des locuteurs cités et du scripteur lui-même,
semblent charrier en eux-mêmes des discours autres (des mots "habités" au
sens de Bakhtine): c’est là que surgit, me semble-t-il, de "l’interdiscours" au fil
d’un texte ou d’un segment cité qui fait, consciemment ou pas, la part belle
aux fils verticaux, c’est-à-dire aux discours transverses qui viennent se blottir
dans le fil horizontal du texte, à l’insu souvent du scripteur/énonciateur de
l’article (celui qui signe l’article, ici Christian Losson).
3.
Dans l’acte de nommer surgit l’interdiscours…
L’acte de nommer soit des objets de discours, soit des acteurs impliqués, soit
les événements eux-mêmes, en particulier dans les controverses qui
surgissent lors de crises sanitaires ou de débats de société, devient par luimême un lieu d’émergence de l’interdiscours. On a pu ainsi systématiquement
observer, à propos d’un événement récurrent (comme la controverse autour
des OGM), ou d’un événement à un autre ou d’une famille d’événements à
une autre, la fréquence de mots, de formulations, de constructions
syntaxiques qui charrient avec eux les différents sens et les représentations
qu’ils acquièrent au fur et à mesure de leurs voyages dans les différentes
communautés langagières qu’ils traversent.
3.1
Des désignations qualifiantes
Le texte de l’ex. 4, qui est publié en page 7–8 de Libération (les pages 6 et 7
formant une hyperstructure consacrée à l’arrivée du virus H5N1 en Afrique),
est en partie annoncé par le titre de la une:
Grippe aviaire
Un fléau de plus en Afrique
Mais "fléau" est une désignation qualifiante qui trimballe avec elle, depuis
longtemps, l’image de la peste, et renforce de ce fait la représentation de
l’événement "grippe aviaire" telle que le construisent les médias, d’autant que
le segment de plus fait resurgir les souvenirs, qu’on a emmagasinés en
mémoire, des autres fléaux qui touchent l’Afrique avant même que le texte de
l’ex. 4 nous le rappelle également: le sida, la malaria, la tuberculose… Ainsi le
titre de la une, qui joue à la fois sur un interdiscours antérieur (le rappel des
objets, en particulier les crises sanitaires antérieures caractérisées par "fléau")
et sur l’annonce du texte qui commence en page 7 (voir le sous-titre de
48
le dialogisme à l’épreuve de la presse ordinaire
l’ex. 4). Mais le début de ce texte, reprenant en italiques et entre guillemets
les désignations qualifiantes attribuées aux responsables d’organisations
chargées de combattre la grippe aviaire, fait également émerger cet
interdiscours que trimballent avec elles des formulations comme cauchemar,
scénario catastrophe, peur bleue, ainsi que la chronique d’un désastre
annoncé, défigement récurrent d’un titre de roman qu’on a peut-être oublié,
mais dont on a mémorisé le rythme et la structure, harmonique dialogique
dans le sens de Bakhtine et forme particulière de dialogisme, à mi-chemin
pour moi de l’intertexte (on peut retrouver le texte d’origine) et de
l’interdiscours (les usages successifs que l’on a fait du défigement de ce titre
dans tous les discours antérieurs à celui-ci, et qui sont autant de fils verticaux
susceptibles de s’inscrire dans la formulation défigée que l’on rencontre dans
le fil du texte qui se déroule devant nous (l’ex. 4)).
On retrouve là une des métaphores de l’analyse du discours française, à
savoir que dans le fil horizontal du texte (ou de l’interaction), s’inscrivent "en
douce" des discours transverses, de l’interdiscours donc, et que JeanJacques Courtine avait proposé d’appeler une mémoire discursive (Courtine,
1981: 52) et que j’ai moi-même re-nommé mémoire interdiscursive (Moirand,
2000). Ce qui est nouveau peut-être, c’est de repérer systématiquement les
lieux d’inscription de cette mémoire comme autant de formes actualisant des
harmoniques dialogiques différents, et donc en premier lieu ce que j’ai appelé
la mémoire des mots, celle qui semble inscrite dans certains sons, certains
sèmes, certaines formulations et, en particulier, dans les mots eux-mêmes,
qu’ils soient ou non accompagnés de désignations qualifiantes.
3.2
Les mots et la mémoire
Au fil des événements analysés, des "mots-événements" (Moirand, 2004c)
tissent des liens mémoriels entre des événements antérieurs et l’événement
présent. Un titre comme "Bruxelles n’a pas tiré les leçons de la vache folle"
dans une double page consacrée à l’arrivée d’un OGM en France montre bien
que vache folle, ici sans guillemets, ne désigne plus l’animal au comportement
anormal mais la crise sanitaire elle-même. Mais ce titre était lui-même
annoncé par celui de la une "Alerte au soja fou", rappel à la fois du sème de la
folie et d’une série télévisée, condensant de ce fait deux types d’harmoniques
dialogiques: dans le mot "fou", rappelant la folie des vaches, d’une part, dans
le rythme et les sons rappelant "Alerte à Malibu", d’autre part.
Fonctionnent ainsi un certain nombre de mots-événements tels que le sang
contaminé, l’amiante, le poulet à la dioxine, et dans un autre paradigme
d’événements Bhopal ou Tchernobyl. Mais, outre que ces liens mémoriels se
transmettent d’une famille d’événements à une autre (voir le Tchernobyl
aviaire de l’ex. 1), ils sont souvent inscrits dans des constructions de type
analogique ou comparatif qui inscrivent de la temporalité, contribuant ainsi à la
construction de mémoires collectives (Halbwachs, 1994):
Sophie Moirand
49
Après la "vache folle" britannique et la dioxine belge, le scandale des farines
françaises montre, une nouvelle fois, que pour faire face à l’horreur alimentaire, nous
avons plus que jamais besoin d’un Etat fort […] (Le Monde, éditorial, 15.08.99).
Il existe ainsi plusieurs procédés qui paraissent tisser des liens entre
événements, et qui semblent correspondre, chacun à leur manière, à la notion
d’harmonique dialogique:
•
Il y a ainsi les mots qui désignent les acteurs de ces événements, ou
leurs actes, lorsque ces désignations qualifiantes surgissant au fil des
textes et de dires produits par des locuteurs différents renvoient à
l’histoire, récente ou ancienne, tels que, par exemple, à propos des antiOGM 4 (voir Moirand, 2004b, dans Tranel 43):
"terroriste", "obscurantisme", "démarche totalitaire" [mots du directeur général du groupe
Limagrain, rapportés dans Le Monde du 25.08.01]
"nouveaux vandales", "actes de vandalisme" [mots d’intellectuels, écrivant dans Le
Monde du 04.09.01]
"c’est le retour de Vandales" (propos de Claude Allègre à la télévision et rapporté dans
Le Canard enchaîné du 27.11.02).
•
Il y a aussi des désignations qualifiantes récurrentes, en nombre réduit,
qui viennent caractériser les mots-événements, les rangeant ainsi dans
une même catégorie et un même domaine de mémoire:
Une affaire comparable à celle du sang contaminé [hormone de croissance]
En quoi on n’est pas loin du scandale, dans un autre domaine, du crédit Lyonnais
[hormone de croissance]
Cette "grippe du poulet" qui nous vient de Chine, via Hong-Kong, est exemplaire des
nouveaux fléaux qui alimentent nos phantasmes (celle de Noël 1997).
•
Il y a enfin des désignations construites sur le rappel de formes, sonores
ou syntaxiques (formes mémorisées que l’on déconstruit pour mieux
reconstruire), comme dans l’exemple déjà cité Alerte au soja fou, et qui
constituent parfois une série mémorielle à l’intérieur d’un même type
d’événements (depuis "le poulet aux hormones qu’on mangeait dans les
HLM" stigmatisé par une chanson de Jean Ferrat dans les années 1970
jusqu’au fameux "colza pollué aux OGM" – Moirand, 2003):
Alimentation Les réponses aux cinq questions qui vous font peur
Vache folle, poulet aux hormones, maïs génétiquement modifié
1. Poulet à la dioxine: est-ce inévitable?
2. Œufs aux salmonelles?
3. Faut-il refuser le bœuf aux hormones? […] (Supplément au Journal du Dimanche,
14.05.00).
On pourrait s’interroger ici sur l’image mentale qui semblerait se construire
dans la tête des individus à l’écoute de ce type de formulations: quelle
4
Dont certains se nomment eux-mêmes "faucheurs volontaires", inscrivant ainsi un autre
domaine de mémoire et une revendication de "désobéissance civile" qui nous renvoient à un
autre domaine de l’histoire.
50
le dialogisme à l’épreuve de la presse ordinaire
visualisation de la structure, car c’est sans doute de cela qu’il s’agit, est ici
mémorisée? La question des relations entre visualisation et lexique reste
encore un trou noir des recherches actuelles (Grunig, 2005), et porte à
s’interroger sur ce qui relèverait du discours et ce qui relèverait des images
non verbales dans cette réflexion sur la mémoire, et par suite sur ce qu’il y a
"avant" le discours, donc sur les pré-discours (Paveau, 2006).
3.3
Des fonctionnements dialogiques à discuter
Il reste en effet à discuter ici du statut de ces rappels mémoriels: sont-ils de
nature interdiscursive? ou s’agit-il plutôt d’allusions à des faits plutôt qu’à du
discours? ne renvoient-t-ils pas à des images mentales, pas forcément
verbales, plutôt qu’à des dires? D’autre part, quelle est la part intentionnelle
du scripteur (ou de l’auteur du titre, lorsqu’il s’agit du péritexte de l’article) et
quels pans de la mémoire des lecteurs ces allusions réveillent-elles? Tout cela
mérite discussion. Car, si l’on est d’accord avec Paul Siblot (2001) sur le
fonctionnement dialogique de la nomination (proche de ce que j’ai appelé la
mémoire des mots), et si cela explique le choix du concept de dialogisme, qui
semble pouvoir intégrer d’autres formes de mémoire que celle que l’on prête
aux paroles rapportées, il n’en reste pas moins que l’on s’interroge sur la
discursivité des représentations véhiculées par les mots et les constructions.
Une de ces interrogations (on se contentera ici d’en esquisser quelques-unes)
concerne l’objet du rappel que le mot évoque: lorsque l’on rencontre dans la
presse la formulation "le 11 septembre" (après le 11 septembre, depuis le 11
septembre), c’est la destruction des tours de New York en septembre 2001
qui semble revenir en mémoire (encore que certains étudiants qui suivaient
mes cours l’été dernier au Chili semblaient se remémorer en premier le coup
d’Etat de septembre 1973 dans leur pays…). Or est-ce de l’interdiscours qui
surgit ou est-ce l’image des tours qui tombent que l’on a vu cent fois repasser
à la télévision?
Il en est de même des mots-événements comme Tchernobyl ou Bhopal, noms
propres qui ne désignent plus les villes du même nom, mais bel et bien les
événements qui s’y sont passés, au moins dans les contextes cités supra:
qu’est-ce qui revient à la surface? des images? des représentations? des
discours que l’on a emmagasinés en mémoire? Ce qui est évident, c’est que
ces événements ont été connus à travers les médias, à travers quelques
images mais également de nombreux discours tenus pendant et après, et
dont on ne connaît plus très bien ni l’origine ni le contenu. Ils font partie des
mémoires collectives, des savoirs et de l’histoire, et, parfois plus ou moins
profondément enfouis en mémoire, ils sont rappelés à la conscience par un
simple mot ou une construction qui surgit dans les discours auxquels on est
exposé. Comme ce "11 septembre espagnol", entendu dans les médias après
l’attentat à la gare de Madrid, le 11 mars 2004…
Sophie Moirand
51
Mais les défigements de formulations tels les titres, proverbes ou autres
énoncés faisant partie des mémoires collectives posent un autre problème au
concept de dialogisme. Il s’agirait à première vue plutôt d’intertexte que
d’interdiscours, puisqu’on peut situer le texte d’origine et qu’il existe bel et bien
dans la réalité des archives répertoriées. Ainsi un titre comme "Grippe aviaire.
Le malheur est dans le pré" (Paris Match, octobre 2005) est directement
calqué d’un titre de film Le bonheur est dans le pré et ne semble pas d’ailleurs
faire une quelconque allusion à un domaine de mémoire qui aurait un rapport
avec la grippe aviaire, sinon montrer que le pré peut être également
synonyme de "malheur". Ce n’est pas le cas d’un autre titre du même numéro,
cité dans l’ex. 1, qui, en parlant de Tchernobyl aviaire (ce qui ne constitue pas
un défigement comme l’exemple précédent) provoque une association entre le
nuage de pollution nucléaire qui dépassa largement les frontières de l’URSS
et l’éventuelle propagation du virus de la grippe aviaire. Si l’on va plus loin que
cette image, ce sont les discours rassurants de l’époque sur l’absence de
passage de cette pollution sur la France qui reviennent en mémoire,
contredisant les discours actuels sur les retombées inquiétantes de ce nuage
polluant et ses conséquences, rapportés récemment par les médias. L’allusion
dépasse alors le jeu de langage de certains titres de presse, et prend ainsi
une fonction pragmatique autre: mettre en garde sur une non-prise en compte
des risques d’extension de la grippe aviaire. Il reste qu’il est difficile de savoir
ce qui se passe dans la tête des lecteurs, comme dans celle des journalistes
énonciateurs ou dans celles des énonciateurs cités.
En revanche, pour l’analyste du discours, ces observables fonctionnent
comme des indices de traçabilité des harmoniques dialogiques, qui permettent
de contextualiser les données et de partir à la recherche des intertextes: ainsi
un titre de Libération, Un vandalisme libéral, s’explique par la réponse que
l’article constitue à un point de vue paru trois mois avant dans Le Monde
intitulé Les OGM et les nouveaux vandales (voir Moirand, 2004b dans Tranel
43), et si l’analyste n’a pas toujours en mémoire les textes antérieurs et une
mémoire interdiscursive, il peut aujourd’hui, grâce aux moyens informatiques,
aux archives numériques, aux moteurs de recherche, etc. retrouver les
formulations ou les énoncés sources et donc "situer" l’intertexte de ces
reprises. Ainsi, l’écoute de l’énoncé cité dans l’ex. 1, dont on sent bien, même
si le souvenir est flou, qu’il doit s’agir d’une citation: "Inutile de sauter comme
un cabri/ l’Europe il faut la faire" (France Inter, 05.12.04), conduit à taper sur
Google: "sauter comme un cabri + Europe", ce qui nous a fourni 555 liens (le
22 mai 2006), et nous met sur la voie de l’énoncé d’origine prononcé par le
général de Gaulle ainsi que sur celle de toutes les reprises et reformulations
de cet énoncé qui ont suivi:
Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant l’Europe! l’Europe!
l’Europe! mais cela n’aboutit à rien et cela ne signifie rien (de Gaulle).
52
le dialogisme à l’épreuve de la presse ordinaire
Les archives des journaux, les moteurs de recherche nous permettent
aujourd’hui de repérer les différentes strates dialogiques de la formule depuis
qu’elle a surgi dans le discours de de Gaulle et jusqu’à aujourd’hui: il s’agit
bien là d’un discours "situé" et donc repérable, ce qui relève pour nous de
l’intertexte, et non de l’interdiscours, lequel renvoie plutôt à des
positionnements énonciatifs, donc à des discours qui auraient pu être dits et
qui renvoient, à l’insu du sujet, "à du discursif qui se perd dans la nuit des
temps et que nous avons toujours su!" (Maldidier, 1993: 114).
4.
De l’interdiscours à l’intradiscours…
Certaines formulations, certaines constructions syntaxiques semblent inscrire
du discours autre, sans qu’il soit possible de revenir à un texte originel situé,
ni à une situation d’énonciation précise. Ce qui est alors inscrit réfère bien à
des constructions discursives antérieures, à des éléments discursifs déjà-là
mais dont on a oublié l’énonciateur et le moment d’énonciation, ou la
communauté langagière qui est à l’origine de ces constructions et donc de ces
prises de position.
Ainsi un titre comme L’OGM ou la faim? (Libération, 13.10.01) condense en
deux mots le débat des OGM et interroge du même coup les arguments des
pro-OGM, à savoir que les OGM permettront de résoudre la faim dans le
monde. On serait donc là pour moi dans l’interdiscours, qui se marque par des
formes autres que les mots, ici dans l’interrogation, ailleurs dans des formes
de relatives, de thématisation, de négation, de nominalisation, etc., formes qui
inscrivent donc du déjà-dit sans qu’on sache l’origine exacte de ce qui est dit.
Mais le titre est ici à la fois un rappel (pour ceux qui sont au courant) et une
annonce (pour ceux qui ne le sont pas) du cahier spécial qui suit.
Au fil des textes de commentaire dans la presse, et en particulier dans les
éditoriaux, on se trouve ainsi face à des dires qui ne renvoient ni à des textes
précis, ni à des énonciateurs "situés". On se contentera ici de donner
quelques exemples de ces dires qui opposent, à propos des événements
scientifiques et techniques à caractère politique, ceux qui voient dans la
science un facteur de progrès et ceux qui pensent qu’il ne faut pas contrarier
la nature, deux positions antagonistes qui relèvent de l’histoire à long terme
des relations entre science, nature et société:
•
•
•
•
L’arrivée sur le marché européen du premier aliment génétiquement modifié montre
que la leçon de la crise de la vache folle – on ne joue pas impunément avec la
nature – n’a pas encore été tirée par l’Union européenne.
Ce qu’on appelle aujourd’hui manipulation […] en des temps plus optimistes
s’appelait tout simplement progrès.
Ce ne sont pas les OGM qui vont résoudre la faim dans le monde!
OGM: l’obscurantisme, ça suffit!
On est proche ici des traces de ces constructions antérieures mises au jour
par l’analyse du discours française sous le nom de pré-construit, et qui allait
Sophie Moirand
53
devenir central dans les recherches sur le discours de Michel Pêcheux, Paul
Henry et Jean-Jacques Courtine: "la réinscription, toujours dissimulée, dans
l’intradiscours, des éléments de l’interdiscours" (Maldidier, 1993: 114).
Mais face au fonctionnement actuel de la presse ordinaire, on a élargi
l’interdiscours à tout dire qui, bien que "non situé" et non "situable", reste
repérable, et on s’interroge sur la fonction de ce dialogisme particulier dans
l’orientation pragmatique ou argumentative du texte lorsqu’il se combine avec
d’autres formes de rappel (dialogisme intertextuel, d’ordre monologal ou
dialogal, mémoire des mots ou des sons, allusions à des dires, à des faits et à
des savoirs, etc.).
Un éditorial fonctionne souvent à coup d’allusions. Au fil du texte, de
nombreux rappels à des faits, des dires, des savoirs, etc. contribuent à
"l’éclairage" que le scripteur donne au texte (Grize, 2005), et qui cherche à
conduire les lecteurs à se construire une opinion, guidés en cela bien
évidemment par l’univers que lui a proposé l’énonciateur. Dans cette coconstruction des opinions, différentes formes de dialogisme interviennent en
inscrivant, au fil du déroulement du texte, des extérieurs discursifs divers,
comme le montre ce dernier exemple, sur lequel on se permettra de clore
cette contribution au débat, en invitant le lecteur à s’interroger sur les
fonctions de ces différentes formes d’appel à la mémoire qui viennent
"éclairer" le fil du texte (l’intradiscours), et que l’on a repérées en gras:
•
Marge d’incertitude Par Dominique Quinio (La Croix, 17.10.05).
Mission vraiment impossible. Informer sans affoler. Avertir sans semer la panique.
Expliquer qu’on ne sait pas tout, sans donner l’impression de ne rien maîtriser. En dire trop,
ne pas en dire assez. L’exercice imposé par l’avancée de la grippe aviaire en Europe aux
autorités sanitaires et politiques tient de l’équilibrisme. Parce que le risque existe, certes, mais
que le pire n’est pas sûr et que ce "pire" peut se produire lors des prochaines migrations
d’oiseaux ou dans dix ans. "C’est un phénomène naturel et il viendra", a ainsi analysé avec un
flegme tout britannique le directeur général de la santé du Royaume Uni qui a chiffré le
nombre des victimes potentielles à 50 000 morts!
Les crises sanitaires se succèdent. Il y eut la vache folle et la fièvre aphteuse. Aujourd’hui ce
sont les oiseaux migrateurs et leurs frères domestiques qui portent la menace: le virus animal
qui, s’il se combinait avec un virus humain, pourrait provoquer une épidémie redoutable,
comparable à la grippe espagnole au début du siècle dernier. La Roumanie, la Turquie sont
touchées. L’Europe hausse le niveau de ses alertes. Les procédures se mettent en place. Et on
le fait savoir…
Car les responsables politiques ont bien compris, que si survenait la catastrophe, ils
seraient vite soumis au feu des critiques et rappelés à leurs responsabilités. Y compris en
justice, comme l’ont prouvé les scandales du sang contaminé et aujourd’hui le dossier de
l’amiante. Alors le principe de précaution se met en œuvre sur toute cette partie de la
planète qui peut anticiper, et tenter de prévenir, les catastrophes qui l’atteignent. Les autres
regardent les épidémies bien réelles, comme celle du sida, continuer leurs ravages. Ou les
blessés du tremblement de terre au Pakistan mourir de ne pas être soignés à temps…
Pour l’heure, les populations gardent leur sang-froid même si, selon un sondage français,
elles se sentent mal informées. Comment pourrait-il en être autrement? Personne n’est en
mesure de délivrer une information irréfutable, celle qui rassurerait totalement ou alarmerait
à coup sûr. L’avenir ne peut être prédit qu’au conditionnel. L’incertitude, principe de réalité.
54
le dialogisme à l’épreuve de la presse ordinaire
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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 57-75
Implicatures et métareprésentations en
contexte de presse écrite
Louis de SAUSSURE
Université de Neuchâtel (Suisse)
[email protected]
The paper suggests that the notion of metarepresentation, usual in cognitive pragmatics
and philosophy of language, allows for a fine-grained analysis of specific interpretive
effects in represented thought and speech in the specific context of written press. It is
argued, on the theoretical side, that metarepresentation can significantly improve the
operability of the classical and usual concept of polyphony of the Bakhtinian tradition of
discourse analysis since it’s a more technical notion. In particular, the paper aims at
showing that metarepresentational analysis can be an efficient tool for tracking and
explaining subtle implicatures, notably about the writer’s propositional attitude on the
represented content.
1.
Introduction 1
Au moins depuis Saussure 2 , les linguistes ont souvent dénoncé le caractère
chimérique des idées de leurs prédécesseurs. Saussure déclarait la tradition
logique de Port-Royal naïve. Benveniste déclarait que l’usage du langage ne
s’analysait que par la présence et l’implication d’entités locutrices et
interlocutrices, reflétées, voire constituées, par l’usage de marques
particulières. Dans le même sillage, Ducrot dénonçait ce qu’il appelait le
mythe de l’unicité du sujet parlant: un énoncé, dans certaines configurations,
est selon lui du ressort de plusieurs instances conjointement et
"polyphoniquement". Toujours dans le même état d’esprit, divers penseurs de
la nouvelle philosophie parisienne des années 60 et 70 prenaient le parti
maximalement anti-réaliste: il n’y a de réalité que de conçue ou de perçue,
voire que de socialement et conventionnellement construite, faisant écho à
l’Evêque Berkeley, à l’Ecole de Chicago, bref développant la tradition du rejet
radical de la référence. Toujours dans les années 70, les sciences du langage
découvrent, notamment grâce à l’influence de Todorov, la polyphonie
bakhtinenne (ou: volochinienne), qui, comme celle de Ducrot, fait intervenir
1
Je remercie Annik Dubied de ses remarques précieuses sur une première version de cet
article.
2
Pour la plupart d’entre eux, je ne donne pas les références aux œuvres des auteurs cités dans
cette introduction, œuvres à la fois trop nombreuses et trop connues, et que j’envisage dans
leur ensemble.
58
Implicatures et métareprésentations en contexte de presse écrite
l’idée que l’énoncé n’est pas du ressort d’un seul sujet, mais qui le fait de
manière beaucoup plus radicale: toute parole est le fruit, échoïque ou
contradictoire, d’une multiplicité de discours qui se condensent en lui et où se
cristallise une pensée non pas individuelle mais sociale, collective, et
relativement indépendante du sujet parlant physique. C’est la naissance du
dialogisme et des concepts d’interdiscours et d’intertextualité, à savoir une
forme de polyphonie généralisée à tout discours et non isolée comme
explication de cas particuliers.
L’approche polyphonique a été abondamment exploitée pour résoudre des
questions linguistiques comme le discours ou la pensée rapportée, le discours
que la tradition grammaticale, mais aussi cognitive contemporaine, nomme
allocentrique. La notion d’intertexte constitue ainsi une clé d’analyse
privilégiée et heuristiquement d’une grande efficacité dans l’analyse
linguistique du discours médiatique, notamment sous l’influence de la
conception habermasienne de la culture et de la communication. Mais l’étude
du discours médiatique requiert fondamentalement également l’analyse microlinguistique, je veux dire essentiellement sémantique et pragmatique, à des
fins descriptives mais aussi explicatives, comme je voudrais ici l’illustrer.
En effet, en-deçà de tout schéma de la communication, qu’il soit inspiré de
Shannon & Weaver, de Jakobson, de la praxéologie de Roulet, etc., seule
l’analyse micro permet de déterminer ce qui revient d’une part au processus
de compréhension, ou d’interprétation lui-même, et ce qui ne serait pas
déterminé par lui mais par le niveau conventionnel de l’interaction, dont
l’analyse se fait de manière plus macroscopique et psychosociale.
Bien que fondées sur des présupposés très variables, les approches
macroscopiques du discours forment un paradigme héritier à la fois de
l’énonciation benvenistienne, de la communication jakobsonienne, des
déterminations sociales goffmaniennes et du dialogisme bakhtinien qui
s’oppose radicalement aux positions formelles et naturalistes du langage
naturel.
A mon avis, cette opposition est regrettable et a miné durablement la
collaboration et la recherche d’interface entre la pragmatique, entendue
comme théorie de la compréhension, et l’analyse macro (voir Saussure, 2004
pour un argumentaire).
Pour mesurer que cette opposition est malheureuse, il faut voir que les
critiques à l’égard de ce paradigme par ces approches formelles et
naturalistes sont également très efficaces. Dans ce dialogue de sourds, il y a
aujourd’hui entre ces deux pôles beaucoup plus d’indifférence que de
fertilisation mutuelle. Avec Chomsky bien sûr mais aussi avec le fait que la
norme outre-Atlantique en linguistique théorique est donné par l’héritage de la
sémantique de l’Ecole de Vienne (en particulier le védricondionnalisme de
Tarski) et celui de Grice, puis aujourd’hui avec l’émergence de plus en plus
Louis de Saussure
59
visible de modèles formels ou proto-formels de l’argumentation, de la
compréhension du langage, de modèles cognitifs venus de la philosophie de
l’esprit et de la psycholinguistique, la notion de communication a trouvé de
tout autres outils, venus de l’analyse micro-linguistique, et presque
exclusivement fondés sur la méthodologie empirique hypothétique-déductive,
et qui converge avec le développement récent de la pragmatique cognitive
expérimentale 3 .
Dans un premier temps, je m’attarde un peu sur la conjecture polyphonique;
ensuite, je me pencherai sur la situation particulière représentée par la presse,
situation instaurant un biais communicationnel dans le discours rapporté, qui
concerne des contenus implicites précis, ce qui me permettra de présenter le
problème de certains implicites fins, les implicites attitudinaux et interprétatifs.
Je ne peux toutefois dans cet article qu’esquisser ce à quoi pourrait
ressembler un axe de recherche dans ce domaine pour les sciences du
langage et de la communication, et je me bornerai donc presque
exclusivement à la mise à plat de considérations théoriques.
2.
La conjecture polyphonique
Il ne vient à personne de contester ce double caractère, maïeutique et
heuristique, de la notion de polyphonie. Les questions qui surgissent sont
donc des questions techniques: comment faire en sorte que les intuitions qui
ont suscité cette notion soient évaluées et préservées dans un cadre
techniquement plus précis, moins livré à la simple démarche d’opinion? En
effet, la critique classique faite à ces modèles est qu’ils sont "intuitifs". C’est
également une critique largement formulée contre les modèles qui prennent
comme point de départ non pas des énoncés mais des contenus déjà
interprétés, comme l’analyse du discours issue de Goffman (typiquement celui
de Roulet), la Critical Discourse Analysis, la théorie des structures rhétoriques
de Mann & Thompson 4 , les théories discursives de l’argumentation, etc. Si
ces modèles sont intuitifs, c’est qu’ils explicitent et détaillent des intuitions,
mais ne présentent pas d’explication dans laquelle l’intuition elle-même serait
sinon absente du moins réduite, condition posée par l’épistémologie classique
pour qu’une explication, et non une opinion, soit produite (même si dans les
3
Le programme de la pragmatique expérimentale, extension de la psycholinguistique
expérimentale née de sa rencontre avec la philosophie de l’esprit, avec la pragmatique
gricéenne dans le cadre des neurosciences, se trouve exposé de manière passionnante dans
Noveck & Sperber (2004).
4
Une approche dont les auteurs ont admis par la suite le caractère non valide sur le plan de la
constitution théorique.
60
Implicatures et métareprésentations en contexte de presse écrite
deux cas, il y a toutes sortes d’autres limites qui ne font pas l’objet de mon
propos ici).
Je voudrais remarquer d’abord que tant Saussure que Ducrot ou Bakhtine
prennent pour cible le sens commun, qui veut que les expressions du lexique
représentent des objets extra-linguistiques (comme une nomenclature), et
que, quand je parle, je suis bien moi, seul avec mon cerveau personnel et
mes cordes vocales, et non l’involontaire teatrum mundi sur la scène duquel
de multiples orateurs, réels ou fantasmés, surgissent et s’affrontent. Il me faut
bien revenir cependant à Saussure pour mieux faire comprendre ce que je
disais en introduction, quitte à mettre davantage de temps à venir au cœur de
mon propos. Si le système linguistique chez Saussure est un système de
signes, que le signe est l’atome de langue, que le signifié – de nature
conceptuelle – est une partie du signe, alors on est tenté de conclure que le
concept est un objet linguistique. Certes, l’idée saussurienne est plus
relationnelle, mais tout porte à croire que cette subordination de la pensée par
rapport à la langue a été assumée, sinon présupposée, par des successeurs
de Saussure en particulier dans le courant postmoderne: il n’y a pas de horstexte, dira Derrida, et la notion foucaldienne de discours n’a plus grand-chose
à faire avec le discours linguistique du sens commun.
Sans aller si loin, c’est tout de même bien la filiation saussurienne d’inscription
de la pensée de la langue qui sera défendue par Ducrot et Anscombre sous
l’idée de l’argumentation dans la langue d’où est issue aujourd’hui la théorie
des blocs sémantiques proposée par Ducrot et Carel; dans ce mouvement
scientifique, les propriétés de la cognition, comme l’inférence, ne sont pas du
ressort de la rationalité naturelle, cognitive, mais sont déterminées
lexicalement. On associe ainsi à des lexèmes, comme valeur sémantique, des
schémas argumentatifs en donc et en pourtant. Un exemple, si besoin était,
fera comprendre en quoi l’approche ducrotienne est internaliste et non
externaliste: celui du mot porte. Pour Ducrot et Carel (Ducrot sous presse), la
sémantique du mot porte consiste en une "argumentation interne" du type
séparation pourtant communication. Ceci, pour le dire dans des termes qui me
sont plus familiers, conventionnaliserait ou lexicaliserait l’implicature qu’une
porte dont on parle est ouverte plutôt que fermée à clé. Ceci est illustré par
cette élégante observation: (1.) est naturel mais (2.) est bizarre:
1.
2.
Il y a une porte, mais elle est fermée.
? Il y a une porte, mais elle est ouverte.
Dans Saussure (à paraître), je propose une analyse au contraire externaliste,
défendant l’hypothèse que ces effets de sens implicite sont dus à de
l’enrichissement pragmatique contextuel et donc ne font aucunement partie
des schémas conventionnels sémantiques. Mais quoi qu’il en soit, au-delà de
la finesse de l’observation de Ducrot, on peut donc faire deux hypothèses:
l’une internaliste, qui veut que notre capacité à tirer des inférences soit
déterminée par la sémantique lexicale, et l’autre, externaliste, qui veut qu’elle
Louis de Saussure
61
soit une propriété de l’esprit, qui se reflète, évidemment, mais par ailleurs,
dans l’usage que nous faisons du langage.
L’approche argumentative ducrotienne explique un ensemble de
phénomènes, comme l’ironie, la négation polémique et le discours rapporté,
par l’idée qu’une énonciation peut faire cohabiter deux "voix" d’énonciateurs
"représentés". C’est le versant polyphonique de la conception ducrotienne de
la langue. C’est également le point qui a permis à cette tradition de
développer l’idée que l’unicité du sujet parlant est un "mythe". Cette nonunicité du sujet parlant est une position contraire au sens commun, et en ceci,
elle est séduisante, tant chez Ducrot que chez Bakhtine. Leurs idées
convergent vers le caractère polyphonique de l’énonciation, mais chez
Bakhtine, cette conjecture a pour conséquence le primat causal du social sur
l’individuel; chez Ducrot, c’est plutôt du primat de l’illocutoire sur le descriptif
qu’il s’agit, à cause de l’inscription de l’argumentatif – donc de la dispute entre
énonciateurs contradictoires – dans la langue elle-même.
Même si elle est parlante, la conjecture polyphonique a son coût et sa fragilité,
d’une part parce qu’elle imagine des êtres abstraits et imaginaires qui
prennent la parole, et d’autre part – peut-être surtout – parce qu’elle mélange
deux problématiques bien distinctes: celle de l’engagement du locuteur (ou
d’une autre subjectivité) sur les contenus explicites et implicites (qui parle, qui
pense, qui assume les propositions?), et la question, toute autre, des
déterminations sociales de l’activité langagière. Le cas prototypique du
discours polyphonique, lui-même typique de la situation "dialogique" ou
"intertextuelle", est le cas du discours rapporté. C’est un cas que je voudrais
donc traiter sans recours à l’idée de polyphonie mais pour observer si d’autres
outils, plus théoriques, comme celui de métareprésentation, peut venir
apporter une contribution positive sur ce thème. Cela se justifie
particulièrement, à mon avis, dans le discours médiatique, comme je vais
essayer de le suggérer.
3.
Définitions et problèmes
Si la notion d’intertextualité est particulièrement utilisée pour analyser le
discours de la presse, c’est notamment grâce à une propriété évidente du
discours médiatique: non seulement les avis exprimés dans la presse rendent
compte d’opinions partagées et non pas strictement assumées par le
journaliste, mais par ailleurs, le texte n’est pas conçu pour une audience
clairement identifiée (c’est-à-dire comme un individu précis ou un groupe
fermé). Autrement dit, le locuteur/scripteur d’un texte de presse, même s’il
implique une représentation prototypique de sa cible, ne peut attribuer à son
destinataire qu’un environnement cognitif minimal (il ne peut que se
représenter les connaissances et croyances de son interlocuteur que de
manière très schématique). Cet aspect des choses rend l’étude pragmatique
62
Implicatures et métareprésentations en contexte de presse écrite
et sémantique du discours et de la pensée représentée dans la presse très
complexe.
Du point de vue de l’intertextualité, cette propriété évidente du discours
médiatique implique un certain nombre de conséquences parmi lesquelles le
fait que d’une part le contexte d’interprétation et de réalisation des actes de
langage est un contexte idéalisé par le locuteur, et d’autre part, par voie de
conséquence, le contexte établi en réception par le destinataire est lui-même
une reconstruction conjecturale de ce contexte d’interprétation idéal (un point
qui ne peut être nuancé que superficiellement, lors de changements
apparents de cible, un point que je n’ai pas le loisir d’aborder ici). Comme ce
ou ces contexte(s) idéal(s) ne peut être bâti que sur la base de conventions
réputées partagées, il semble on ne peut plus naturel d’admettre que c’est
l’étude sociale des conventions à l’œuvre dans la production médiatique qui
en livre les clés fondamentales au sein d’une culture donnée.
Le point important concerne ici le processus interprétatif généré par le
discours journalistique dans un cas où il est tentant de préciser ces questions,
et de les recentrer, à l’examen des raisonnements intuitifs qui ont lieu chez les
individus en jeu dans la communication. Ce cas bien précis concerne ce que
je voudrais appeler la gestion des implicites attitudinaux dans les discours et
la pensée représentée.
Lorsqu’un locuteur/scripteur, pour les besoins du commentaire, de l’opinion ou
de l’information recourt à la représentation des avis d’autrui (dans les
différentes formes d’interview mais également dans toutes sortes de cas de
figure apparentés), il représente à l’intention de son destinataire (idéal) des
représentations déjà construites par autrui, des représentations allocentriques.
Autrement dit, il fait des métareprésentations 5 . Une métareprésentation se
présente sous la forme suivante:
Métareprésentation = R { R (P,SC), L}, où:
•
•
•
•
5
R correspond à représentation et associe des contenus à des sujets de
parole ou de pensée (sujet de conscience),
P correspond à un contenu de nature propositionnelle,
SC correspond à un sujet de conscience auquel le locuteur attribue la
parole ou la pensée,
L correspond au locuteur.
On peut utilement se référer à Récanati (2000) pour la notion de métareprésentation. Je l’utilise
ici dans une acception réduite, qui correspond à l’usage interprétatif de Sperber & Wilson,
utilisée pour rendre compte d’abord de l’ironie (Sperber & Wilson, 1978) et dans une série
d’autres cas de figure (Sperber & Wilson, 1989 et 1995).
Louis de Saussure
63
On peut également montrer l’enchâssement dans un exemple concret:
Jules:
L’expert dit que
La centrale doit être fermée.
Les types classiques de la métareprésentation sont représentés en (3.), (4.) et
(5.):
3.
4.
5.
Emma dit alors: "Que le bal me semble loin!".
Emma s’exclama que le bal lui semblait loin.
Elle se promena dans son jardinet, passant et revenant par les mêmes allées, s’arrêtant
devant les plates-bandes, devant l’espalier, devant le curé de plâtre, considérant avec
ébahissement toutes ces choses d’autrefois qu’elle connaissait si bien. Comme le bal lui
semblait loin! Qui donc écartait, à tant de distance, le matin d’avant-hier et le soir
d’aujourd’hui? (Flaubert, Madame Bovary).
Dans ces cas, le locuteur/scripteur métareprésente la pensée allocentrique de
son personnage, Emma Bovary, qui se représente le bal comme lointain.
Il se trouve que les métareprésentations posent en relation avec le discours
médiatiques au moins quatre problèmes majeurs.
Premièrement, elles sont des interprétations de la parole ou de la pensée
d’autrui: autrement dit, elles instaurent un biais sémantique, car le contenu de
la représentation originale est transformé dans la métareprésentation. Ce
problème se pose pour le destinataire à divers degré en fonction du type de
forme syntaxique choisie (DD, DI, SIL et apparentés) et en fonction du verbe
introducteur, nous dirons de la préface, qui peut être locutionnaire (verbe de
parole), psychologique (verbe de pensée) ou indéterminée (pour les verbes
comme considérer qui signalent une pensée mais peuvent également signaler
une parole). Cette préface, en outre, est parfois explicite (DI et apparentés) et
parfois implicite (SIL et apparentés). Il faut donc identifier ce biais sémantique,
et je ferais l’hypothèse qu’un aspect fondamental à ce sujet réside dans des
contenus implicites particuliers, qui concernent le deuxième problème posé
par les métareprésentations.
Deuxièmement, en effet, ces métareprésentations non seulement
communiquent la représentation enchâssée, mais elles peuvent communiquer
au sujet de cette représentation enchâssée. Notamment, elles peuvent
déclencher, chez le destinataire, des conjectures sur deux types de contenus
implicites:
i)
D’abord, elles peuvent communiquer de l’information à propos de
l’interprétation que le locuteur a réalisée de la représentation source: il
s’agit alors pour le destinataire d’évaluer en termes de fidélité
l’interprétation que le locuteur/scripteur a faite de la parole originale, ou
64
Implicatures et métareprésentations en contexte de presse écrite
de la pensée qu’il attribue à l’instance allocentrique. L’indice central de
cette information est constitué par le verbe locutionnaire ou
psychologique employé par le locuteur/scripteur.
ii)
Ensuite, elles peuvent servir à communiquer une attitude à propos de la
représentation enchâssée: attitude d’adhésion, de doute, de rejet, etc.,
qui sera, le cas échéant, également spéculée sur la base de la structure
introductive 6 . Ce sont ces informations qui constituent ce que j’appellerai
ici des implicatures attitudinales. Elles posent une série de problèmes
définitoires théoriques en regard de la notion d’intentionnalité, mais je les
laisserai ici de côté 7 .
Avec plus ou moins de nécessité selon les cas, le destinataire d’une
métareprésentation peut devoir évaluer la représentation originale sur le plan
général de sa pertinence, d’une part, ce qui peut impliquer de devoir évaluer
la qualité de l’interprétation réalisée par le journaliste lui-même, et d’autre part
il peut avoir besoin d’évaluer la position que le journaliste adopte à propos de
la représentation enchâssée, en particulier parce que le journaliste peut être
identifié par son lecteur comme l’expert de second degré, qui a eu la
possibilité lors de l’interview de convoquer les éléments contextuellement
pertinents pour l’interprétation des paroles qu’il rapporte ou pour attribuer des
pensées à son interlocuteur. Cela vaut tout particulièrement quand le thème
représente un intérêt important pour le lecteur, par exemple s’il s’agit de
communiquer sur un risque, par exemple sanitaire (on pense tout de suite à la
grippe aviaire p.ex.).
Il faut préciser que, bien entendu, le fait pour le destinataire de conjecturer ces
divers types d’information au sujet de la métareprésentation est automatique,
spontané, non réfléchi, tout comme l’est la dérivation des implicatures simples
(dans le modèle déductif-non-démonstratif).
Troisièmement, dans l’écriture journalistique, la communication implicite est
particulièrement sujette à risque interprétatif. Les contenus interprétatifs et
attitudinaux dont je parle constituent en effet l’un des cas typiques de
l’implicite dans la presse. Or la gestion des implicites dans le contexte de la
6
Cela entre autres paramètres, bien entendu, étant donné que le simple fait de mentionner un
contenu dans un environnement textuel donné peut suffire à faire conjecturer, chez le
destinataire, une attitude propositionnelle.
7
Il faudrait, pour être complet, ajouter que, une fois une telle attitude attribuée à l’égard de la
proposition elle-même, le destinataire peut conjecturer relativement librement que l’attitude
porte non pas uniquement sur le contenu, mais sur l’individu allocentrique en tant qu’être du
monde, mais c’est une question que je n’aborderai pas ici. C’est également cette notion qui
viendrait idéalement définir ce que j’appelle ici par commodité des implicatures attitudinales
mais qui sont en fait, pour les familiers de ces notions, soit des implicatures faibles (Sperber &
Wilson, 1995, "weak implicatures") soit, selon les cas, des conjectures libres (Saussure, 2005).
Louis de Saussure
65
presse est particulièrement délicate. Il ne s’agit bien entendu pas de dire, bien
entendu, que le texte de presse est exempt d’implicites ou minimise
systématiquement la présence d’information implicitées – ou même
présupposées: la communication de presse implique des éléments comme
l’arrière-plan "searlien", ou l’instanciation de procédures conventionnelles, et
fait comprendre des contenus non explicites – le contraire serait impossible,
étant donnée la nature des processus humains de la compréhension du
langage naturel. Mais il reste vrai que la gestion des implicites en contexte de
masse est complexe; cela tient à la nature même de la compréhension
implicite, qui diffère de la compréhension explicite sur le plan de la complexité
du contexte de déduction à construire. Cela n’a pas vraiment besoin d’une
illustration, mais si l’on considère d’abord qu’un contenu implicite est une
inférence, sa nature implicite tient au fait qu’une (au moins) des prémisses est
à trouver dans la bonne contextualisation de l’énoncé, cette contextualisation
étant construite de manière ad hoc par le destinataire et n’étant en aucun cas
épuisée par l’environnement textuel (ou co-texte). Si précisément le contexte
de la communication journalistique est un contexte idéalisé ou, pour m’en tenir
à une terminologie que je préfère, sous-déterminé, le risque qui doit être
assumé pour incorporer une prémisse contextuelle est beaucoup plus grand
que dans la communication en face-à-face ou dans d’autres types de
situations moins contraintes qui permettent un ajustement mutuel au cours de
la communication, ou dans lesquels les contextes d’interprétation sont
beaucoup mieux contrôlables grâce au partage d’un arrière-plan plus
exploitable 8 . Ceci dit le problème de la contextualisation est complexe dans
toute communication métareprésentationnelle car le locuteur/scripteur fait état
d’un contenu, et non d’une situation à partir de laquelle il faut construire la
contextualisation originale, celle-ci étant réputée déjà faite par le destinataire
(au moins dans les cas de discours indirect).
Quatrièmement, enfin, dans l’écriture journalistique, il existe un biais
stylistique, au moins en français, qui impose la non-répétition; une
conséquence majeure de ce biais stylistique est l’impossibilité de reprendre un
verbe de préface locutionnaire ou psychologique même s’il aurait été le plus
approprié du point de vue de sa qualité informationnelle en ce qui concerne la
8
On pourrait sur ce point m’objecter avec justesse que le raisonnement que je tiens s’applique
aussi bien à d’autres genres à destinataire non spécifique, comme le roman littéraire, la
publicité, la communication d’entreprise en général, etc. Pour la publicité ou, disons, la
communication non narrative non fictionnelle en général, nous sommes en effet dans un cas de
figure semblable en ce qui concerne les contenus implicites. En revanche, dans une structure
romanesque, il ne s’agit aucunement de contexte sous-déterminé: on a affaire à un contexte
fictionnel bien précis construit pas-à-pas par les énoncés qui composent le texte, si bien qu’il y
a congruence entre les contenus explicites qui deviennent des contenus contextuels pour la
suite de l’interprétation. C’est un point que j’évoque avec un peu plus de détail dans Saussure
(2005).
66
Implicatures et métareprésentations en contexte de presse écrite
gestion de ces fameux contenus implicites interprétatifs et attitudinaux, que je
vais exemplifier ci-dessous 9 .
Sur tous ces points "micro", les approches qui prennent comme entrée
d’analyse des énoncés déjà pourvus de sens complet (déjà interprétés), pour
observer des phénomènes comme la structuration de ces énoncés en
discours (leur organisation macrosyntaxique ou argumentative), leur
polyphonie ou les schémas d’action censés les déterminer, empêchent de
prendre correctement en compte les mécanismes d’enrichissement de sens
qui conduisent précisément à l’interprétation. En particulier, un certain nombre
d’effets qu’il identifie au niveau macro comme des effets de structuration
rhétorique sont parfois explicables par les processus sémantiques et
pragmatiques d’interprétation eux-mêmes (ainsi, une connexion rhétorique
peut se voir comme faisant partie du sens enrichi d’un énoncé).
Pour en revenir au sujet qui m’occupe ici, il me faut donc esquisser quelques
pistes de recherche, qui restent à développer, pour entrer avec un certain
détail dans la description et l’explication de ces implicatures fines, d’attitude et
d’interprétation.
4.
Verbes métareprésentationnels et implicatures
Tout d’abord, les implicatures, par leur nature implicite, sont susceptibles
d’être dérivées par le destinataire de manière erronée, c’est-à-dire sans
correspondre à une intention informative du locuteur. C’est vrai dans la
conversation ordinaire où de nombreux éléments de contexte sont partagés. A
fortiori elles doivent faire l’objet d’un contrôle particulier de la part du
journaliste, pour qu’elles soient correctement dérivées, puisque le contexte
partagé est sous-déterminé, idéalisé, schématique. Cela tient aussi aux autres
raisons que j’ai évoquées, en particulier aux contraintes stylistiques de
l’écriture journalistique 10 .
9
Il y a également un cinquième problème, que je ne peux pour des raisons de place que survoler
ici (notamment dans un exemple avec être sceptique, plus bas): les métareprésentations
peuvent être opaques aux implicatures originales: Si un locuteur L1 dit P pour impliciter Q dans
le contexte C1, le locuteur L2 qui représente P ne peut déclencher directement l’implicature que
L1 implicitait Q car le contexte C2 n’est pas conforme au contexte C1; il faut donc soit que L2
représente directement Q, soit qu’il donne le contenu de la contextualisation originale, soit que
C2 et P permettent d’inférer C1, par exemple enthymématiquement (par inférence d’une
prémisse implicitée).
10
Un autre aspect concerne le fait qu’elles peuvent avoir un caractère subreptice et être intégrées
sans passer par la conscience critique du destinataire, comme les usages "impropres" qui
exploitent une connotation sans que la dénotation soit consistante avec le contexte (voir
notamment Allott, 2005 dans le contexte de la pragmatique cognitive). Ici pourtant, je laisserai
ce cas en suspens, pour des raisons de place, mais aussi parce qu’il n’y a pas là de spécificité
claire du texte journalistique.
Louis de Saussure
67
Pour aborder ceci, je voudrais d’abord prendre l’exemple du discours indirect,
qui présente un verbe qui a la propriété de prendre pour arguments un sujet
allocentrique de pensée ou de parole et une proposition, souvent avec
subordination, parfois infinitive (p.ex. "La direction prétend devoir procéder à
une restructuration"), et d’attribuer sémantiquement la responsabilité de la
proposition à l’agent de la principale, censé assumer le contenu. Une
conséquence classique et aujourd’hui abandonnée devant l’évidence était de
penser que dans le discours direct ou indirect, rien ne remonte
vériconditionnellement de la proposition enchâssée. Ce qu’on ignore
largement, et ce qui crée le débat aujourd’hui, c’est de savoir comment des
contenus enchâssés parviennent à remonter.
Mais surtout, il faut ranger dans cette catégorie également des verbes
psychologiques ("L’expert s’étonne que la centrale soit encore en activité";
"Paul sait que P") et admettre que la frontière entre la métareprésentation en
discours indirect et celles introduites par des locutions verbales psychologiques à argument propositionnel ("Paul ne se résigne pas à V"; "Paul est
triste que P" / "Paul est triste de N"; "L’expert dénonce N") ne tient pas
pragmatiquement. Ces derniers partagent en effet une structure sous-jacente
identique puisqu’ils font également intervenir un verbe de parole ou de pensée
et donnent lieu à une métareprésentation, même quand leur complément est
un simple syntagme nominal comme dans dénoncer N où N peut se
comprendre comme synthétisant une proposition complète. La catégorie du
discours indirect, éventuellement justifiée sur le plan strictement formel, est
donc beaucoup trop restrictive: au niveau des effets pragmatiques, elle doit
s’augmenter d’un ensemble de cas de figure dans lesquels la proposition est
sous la portée d’un verbe quelconque renvoyant à un état subjectif privé
(psychologique) ou public (parole). Ainsi, mais bien sûr non exclusivement,
des constructions comme s’étonner que P, être sceptique au sujet de P,
douter que P, admettre que P, etc., très présents dans le texte journalistique,
notamment à cause des contraintes de variation stylistique lexicale.
Le problème des implicatures qui concernent l’interprétation réalisée par le
locuteur-scripteur de la parole ou pensée représentée est peut-être le plus
central. Il concerne ce que le locuteur implicite au sujet des conditions de
production du contenu métareprésenté. En effet, le locteur, en
métareprésentant un contenu, peut communiquer un degré de plausibilité qui
lui est assorti. En particulier, lorsqu’une communication est présentée comme
ayant eu lieu de manière explicite, le fait que la représentation enchâssée soit
bien du ressort de la personne à laquelle elle est attribuée est présenté par le
locuteur comme sûr. En revanche, lorsque ce contenu propositionnel est
présenté comme ayant été communiqué implicitement, le locuteur exhibe au
destinataire l’interprétation par nature risquée d’un contenu explicite original
potentiellement différent et qui n’est pas reproduit au destinataire pour
68
Implicatures et métareprésentations en contexte de presse écrite
évaluation. Le destinataire est alors invité à s’en remettre à l’interprétation
réalisée primo loco par le locuteur.
Du point de vue théorique, on peut ainsi distinguer différentes classes de
verbes métareprésentationnels en ce qui concerne la nature de la
communication du contenu original métareprésenté, à savoir selon que ce
contenu a été communiqué de manière explicite ou implicite: les verbes de
communication explicite, qui implicitent que le contenu a été présenté
explicitement par le locuteur original, les verbes de communication implicite,
qui implicitent que le contenu a été présenté implicitement par le locuteur
original, les verbes de communication non marqués, et les verbes de pensée,
qui, bien entendu, ne renvoient ni à une communication explicite ni à une
communication implicite, mais à des spéculations du locuteur au sujet des
pensées entretenues par l’entité allocentrique concernée.
Les verbes de communication explicite sont les verbes de parole dont la
description sémantique contient une donnée sur la nature normalement
explicite du contenu propositionnel. La tête du paradigme de ces verbes est
dire, qui implicite conventionnellement dire explicitement; on y a ajoute des
verbes comme affirmer, préciser, prétendre… et des locutions qui de manière
générale conditionnent la satisfaction de leurs conditions de vérité au
caractère explicite de la communication originale, comme être clair sur le fait
que P. Notre hypothèse est donc que dans une forme du type Dire (X, P), X
est représenté comme communiquant P de manière explicite (à moins bien
sûr d’une annulation par un complément quelconque inconsistant avec le
caractère explicite). Ces verbes n’impliquent pas que la communication
originale a été explicite. Ils l’implicitent plus ou moins fortement selon les
verbes. Il est facile d’argumenter en ce sens à l’aide du test de la défaisabilité
des implicatures. Surtout, le fait que de tels verbes ne communiquent que
normalement une telle implicature de "communication explicite" se montre
aussi par le fait que leur introduction par une modalisation rend l’énoncé
étrange:
6.
7.
8.
Paul a affirmé qu’il fallait fermer la centrale 11 .
? A mon avis, Paul a affirmé qu’il fallait fermer la centrale 12 .
? A mon avis, Paul a dit qu’il fallait fermer la centrale.
Sans entrer dans un détail inutile, on voit que tel n’est pas le cas pour les
verbes suivants:
9.
A mon avis, Paul a admis qu’il fallait fermer la centrale 13 .
11
Tous les exemples de cette section, sauf indication contraire, sont fabriqués aux fins d’illustrer
le dispositif théorique.
12
Pour communiquer "telle est mon interprétation de la parole de Paul". On remarque que cette
forme serait naturelle s’il s’agissait de régler un problème de mémoire, si on ne se souvient pas
des paroles originales du sujet de conscience, cas que je n’évoque pas ici.
Louis de Saussure
10.
11.
69
A mon avis, Paul a sous-entendu qu’il fallait fermer la centrale.
A mon avis, Paul a menacé de fermer la centrale.
Une modalisation comme à mon avis, qui signale que le contenu enchâssé est
spéculé interprétativement par le locuteur, n’est possible que s’il y a eu
nécessité d’enrichir un contenu explicite en un contenu implicite. C’est un cas
évident avec admettre, où le locuteur peut tirer d’un contenu explicite différent
l’implicature selon laquelle le sujet de conscience admet P. Ainsi, si le sujet de
conscience a proféré "d’accord", cette forme peut avoir, en contexte, implicité
J’admets que P. Cela est encore plus évident pour des verbes qui excluent la
possibilité d’une communication originale explicite comme sous-entendre:
(10.) est ainsi parfaitement naturel dans un contexte approprié. En (11.), c’est
le verbe qui permet l’attribution au sujet de conscience d’une visée
perlocutoire qui fait remonter à une communication du type d’un acte de
langage indirect – donc implicite.
Dans un cas comme (6.), ou (12.) ci-dessous,
12.
L’expert a dit [/précisé /confié /affirmé…] que la centrale doit être fermée.
le locuteur implicite que l’expert a explicitement communiqué le contenu
propositionnel P. Il va de soi que cela n’implique pas que la forme reproduite
dans la métareprésentation soit fidèle à la forme originale: ainsi, l’expert peut
très bien avoir dit "Keiseraugst doit être démantelée", ayant désigné la
centrale par métonymie, et démanteler une centrale nucléaire impliquant
lexicalement sa "fermeture". Autrement dit, ici, le contenu explicite est ici
préservé: les explicitations ou explicatures sont préservées (sur la notion
d’explicature, voir Sperber & Wilson, 1995).
Que la communication a été explicite est une implicature fortement
communiquée. Mais elle est défaisable, bien que coûteusement comme
l’illustre (13.), où les deux énoncés coordonnés par mais ne sont pas
contradictoires; c’est donc bien une implicature:
13.
L’expert a dit [/a affirmé…] que la centrale doit être fermée, mais à demi-mot [/
implicitement / pas très clairement…].
Le test du renforcement concorde: il n’y a pas tautologie dans dire
explicitement. Avec ces verbes, le locuteur implicite donc (fortement) que la
communication originale a été explicite, et que donc sa compréhension est
fiable. En d’autres termes, avec les verbes de cette classe, le locuteur
s’engage fortement sur sa compréhension de l’énoncé original et la présente
implicitement comme peu susceptible d’erreur car portant sur un contenu
original explicite. Pour ce qui concerne cette classe de verbes, nous avons
donc un schéma d’interprétation pour lequel la métareprésentation concerne
13
Toujours pour communiquer "telle est mon interprétation de la pensée / parole de Paul".
70
Implicatures et métareprésentations en contexte de presse écrite
une parole, et cette parole est implicitement représentée comme étant ou
ayant été explicite, une implicature supplémentaire concernant,
éventuellement, et à certaines conditions linguistiques, le fait qu’il s’agit d’une
pensée entretenue de manière continuelle (une croyance) par l’énonciateur de
la parole originale.
Certains de ces aspects peuvent échapper au locuteur qui produit une
métareprésentation tout comme au destinataire qui interprète un énoncé
métareprésentationnel. Pourtant, ils conditionnent fortement l’admission d’une
croyance dans l’environnement cognitif du destinataire. Et c’est tout de même
sans doute le point crucial de l’analyse du texte journalistique, puisque c’est la
question de l’influence, de la modification de croyances, qui est ainsi soulevée
au niveau micro, sémantique et pragmatique. La mauvaise gestion de ces
aspects par le locuteur/scripteur peut donc s’avérer très problématique.
Enfin, en vertu du simple fait qu’une assertion verbale engage le locuteur sur
ses croyances, dire que P implicite penser que P, ce qui autorise le passage
de (12.) à l’implicature supplémentaire le sujet pense P. Toutefois, je voudrais
remarquer qu’il n’est pas trivial qu’il s’agisse bien d’une implicature. S’il est
mutuellement manifeste pour les interlocuteurs que P est faux, une forme du
type X dit que P peut servir à impliciter, selon le contexte, que X ment, au lieu
de X pense P. Il ne s’agit donc pas d’une implication, mais bien d’une
implicature au sens classique.
Une deuxième classe de verbes et locutions verbales métareprésentationnels,
de loin la plus importante, ne favorise en elle-même aucune implicature
particulière au sujet du caractère explicite ou implicite de la communication
originale: ils sont de ce point de vue non marqués. Appartiennent à cette
classe des verbes comme admettre, considérer, estimer, suggérer, proposer,
convenir, etc. Ils disposent d’une autonomie de sens par rapport à dire (ils
n’impliquent pas dire ni ne sont impliqués par dire); de plus, certains d’entre
eux sont très ambigus sur le fait qu’ils métareprésentent une pensée ou une
parole. Les verbes d’acte de langage qui autorisent la situation indirecte ou
implicite appartiennent à cette classe.
Je propose de l’observer par l’intermédiaire d’une comparaison: si un locuteur
dit (14.) (verbe de communication explicite), on peut fiablement prédire que
l’énoncé métareprésentationnel ne sera pas interprété comme décrivant des
conditions de vérité du type de celles de (15.), proposition qui n’a guère de
sens:
14.
15.
L’expert a affirmé que la centrale doit être fermée.
L’expert a dit P, et P déclenche l’implicature que l’expert a affirmé que la centrale doit
être fermée.
A l’inverse, (16.), comme la littérature classique sur les actes de langage
indirects le montre, peut décrire des conditions de vérité du type de (17.), qui
cette fois n’a rien de problématique:
Louis de Saussure
16.
17.
71
L’expert a promis de venir.
L’expert a dit P, et P déclenche l’implicature que l’expert a promis de venir.
De la sorte, promettre appartiendra à la classe des verbes
métareprésentationnels non marqués en termes de communication explicite
ou implicite.
Je voudrais maintenant en venir à une observation cette fois sur les
implicatures attitudinales: ces verbes et locutions verbales communiquent
davantage qu’un acte de parole ou de pensée, ils apportent une nuance, soit
légère (comme estimer ou considérer par rapport au paradigme de penser),
soit forte (comme affirmer par rapport au paradigme de dire). Cette propriété
est d’associer une information qui concerne l’attitude propositionnelle du
locuteur/scripteur sur le contenu propositionnel de la métareprésentation.
Ainsi, admettre que P implique lexicalement une attitude propositionnelle
correspondant à quelque chose comme P est considéré vrai à regret ou
contrairement à des arguments jusque-là entretenus. Pour admettre, il y a
donc un élément sémantique de l’ordre de la présupposition, qui correspond à
P est accepté comme vrai en provoquant l’annulation de plusieurs hypothèses
auparavant entretenues. Cela rejoint l’idée bakhtinienne du "discours antérieur
présupposé", mais en la précisant pragmatiquement: il y a des hypothèses
accessibles au destinataire au moment où il traite un énoncé, et en particulier,
le destinataire dispose d’hypothèses au sujet des hypothèses dont dispose
autrui, par exemple le locuteur ou le sujet de conscience allocentrique.
De la sorte, le locuteur, en choisissant un verbe de cette classe, communique
une attitude propositionnelle. S’il s’agit de (18.), le locuteur peut communiquer
implicitement quelque chose comme (19.):
18.
19.
La direction a admis que la centrale doit être fermée.
La direction a communiqué qu’il est vrai que la centrale doit être fermée, que cette
proposition "la centrale doit être fermée" a un caractère coûteux pour elle (pour son
argumentation, pour la survie économique de la compagnie, etc.), et qu’elle n’était pas
prête à priori à le communiquer.
Cet effet attitudinal est dû au fait que ces verbes sont ambigus sur le fait que
le sujet allocentrique a émis explicitement la proposition P ou non. Ainsi, (18.)
n’implicite ni (20.) ni (21.), mais laisse cette question indéterminée:
20.
21.
La direction a admis explicitement que la centrale doit être fermée.
La direction a admis implicitement que la centrale doit être fermée.
Ainsi, le lecteur d’un article de journal dans lequel figure une formulation du
type de (18.) est invité à comprendre que la communication originale a été
indifféremment explicite ou implicite, et que le journaliste en livre une
interprétation. On remarque, à cause de cela, une propension à fournir le
contenu en discours direct avec une forme verbale au présent, notamment
pour en justifier l’interprétation et sa permanence au moment de l’écriture (cas
également possible pour dire pour des raisons liées à l’aspect non borné du
72
Implicatures et métareprésentations en contexte de presse écrite
présent et au caractère ponctuel de l’acte de parole, ce qui provoque
l’enrichissement en termes de pensée):
22.
La direction admet que la centrale doit être fermée: "Nous étudions les différentes
possibilités de transférer l’activité de l’usine sur un site sécurisé".
Enfin, les métareprésentations à verbe de communication implicite explicitent
le caractère implicite de la communication originale, si l’on me passe la
lourdeur de cette formulation. Autrement dit, par leur emploi, le locuteur
présente explicitement que la métareprésentation est le fruit d’une
interprétation à caractère risqué. Dans ce cas de figure, la parole originale du
sujet de conscience est explicitement absente, seule est présente une
interprétation de celle-ci par le locuteur; le sens commun parle d’information
de seconde main. Dans cette configuration, le locuteur, même s’il ajoute un
dispositif rhétorique destiné à convaincre du bien-fondé de son interprétation,
ne peut la présenter comme entièrement fiable, du simple fait que toute
implicature implique un degré de conjecture (car elle est calculée avec une
prémisse contextuelle risquée). Dans cette classe de verbes et locutions
verbales, relativement restreinte, on signale: laisser entendre que P, insinuer
que P, sous-entendre que P, impliciter que P, faire allusion au fait que P, etc.
Il y a un paradoxe pragmatique à vouloir se montrer catégorique sur sa propre
interprétation de sous-entendus. Les mêmes remarques valent pour les
verbes et locutions verbales psychologiques, comme je l’ai déjà mentionné. Ils
partagent la propriété de conduire le destinataire à attribuer des états mentaux
aux individus allocentriques, et déclenchent le même type de raisonnement.
Je terminerai maintenant par deux exemples
problématique de ces implicatures dans la presse.
concrets
de
gestion
Dans une page spéciale consacrée par Le Temps en janvier 2004 à
l’augmentation des taxes universitaires, on remarque un exemple
particulièrement intéressant à cet égard, où le sujet allocentrique est
représenté comme communiquant son propre état psychologique, ce qui
devrait conduire à une parfaite transparence entre le propos originalement
tenu et sa représentation par le journaliste. Or c’est ici un cas typique de
mauvaise gestion de ces implicites fins, attitudinaux et interprétatifs. On lit,
dans le chapeau d’une interview au sujet du débat sur l’augmentation des
taxes d’étudiants:
23.
Le recteur lausannois Jean-Marc Rapp se dit sceptique (Le Temps, 24.01.04).
En lisant la suite du texte, on comprend que Jean-Marc Rapp dit son "hostilité"
à l’augmentation des taxes. A la simple lecture du chapeau, le journaliste
s’attend premièrement à ce que son lecteur reconstruise quelque chose
comme Jean-Marc Rapp disant "Je suis sceptique", ce qui se produit en effet,
mais également, et là se trouve son erreur, à ce que le destinataire retrouve
automatiquement l’implicature, assez conventionnelle, générée par une parole
comme celle-ci, et qui est renforçante: de "Je suis sceptique à propos de P",
Louis de Saussure
73
on entend généralement "Je suis opposé à P" ou "Je suis convaincu que P est
une erreur" (effet classique d’indirection). Pourtant, l’intérêt de (23.) est que
précisément le lecteur ordinaire peut très bien échouer à récupérer cette
implicature et s’en tenir au fait que le recteur est en effet littéralement
sceptique, et qu’il est donc sans avis tranché. Cela tient au caractère
relativement opaque de la métareprésentation par rapport aux implicatures
générées par la communication originale (voir la note 7. à ce sujet).
On pourrait faire une analyse fine de cet effet particulier en variant les
formulations disponibles pour obtenir un résultat conforme aux souhaits du
locuteur/scripteur. Quoi qu’il en soit, combinés à d’autres prédicats, ces
verbes et locutions psychologiques peuvent même donner lieu à des chaînes
d’inférences au sujet de propriétés qu’on peut attribuer non seulement au
contenu mais, par déduction, aux individus ou aux instances en question.
Prenons ne pas cacher son intention (qui d’ailleurs pose un ensemble d’autres
problèmes liés à la négation):
24.
[La nouvelle chaîne de télévision qatarie Al-Jazira Internationale] ne cache pas son
intention de "cibler" en particulier les jeunes issus de l’immigration (Tribune de Genève,
03.03.06)
Dans cette métareprésentation, le journaliste utilise une locution introductive
qui décrit l’intentionnalité des personnalités qu’il interroge. Certes il n’est pas
impossible que l’interviewé ait explicitement dit “Je ne vous cache pas notre
intention de P”, mais la conclusion à laquelle parvient le destinataire de
l’article peut parfaitement être très différente, attribuant des propriétés à
l’interviewé comme la morgue ou la suffisance, ou alors, au contraire, la
transparence. Autant d’effets qui sont directement générés par l’emballage de
l’information métareprésentée, sa mise en mots, dont l’analyse sémantique et
pragmatique met au jour les ressorts fondamentaux.
Il reste bien entendu à savoir si le journaliste assume pleinement ces risques
interprétatifs ou s’il cherche à les minimiser. Dans de nombreux cas, comme
celui de (24.), on peut envisager qu’il y a recherche non pas d’ambiguïté mais
plutôt de sous-explicitation: au destinataire d’adopter la posture qu’il souhaite.
C’est un point d’éthique journalistique qui ne concerne pas l’étude linguistique.
Il n’en reste pas moins que dans l’autre cas, illustré en (23.), il y a
vraisemblablement mauvaise gestion des contenus implicites. J’en ai
rencontré une série d’autres que je souhaite davantage documenter dans des
travaux ultérieurs. De tels cas, quoi qu’il en soit, sont assez largement
corrigibles grâce à une sensibilisation à de tels effets.
5.
Conclusion
Les points que j’ai évoqués ci-dessus constituent la base d’observations qu’il
reste à mener en détail et qui impliquent une série d’autres classes de verbes,
notamment les verbes d’état psychologique comme craindre que P ou être
74
Implicatures et métareprésentations en contexte de presse écrite
sceptique au sujet de P. Parallèlement, un phénomène directement lié à ces
aspects concerne le transfert d’implicatures produites par le sujet dont on
rapporte les paroles ou les pensées vers l’énoncé métareprésentationnel luimême, un aspect qui met en question la tradition vériconditionnelle classique
qui établit une sorte de frontière opaque entre les conditions de contenu
enchâssés et enchâssant (les conditions de vérité de Pierre a dit P ne
concernent pas P). Aujourd’hui, la pragmatique est en plein débat sur ce
thème, notamment autour de projets de recherche importants réunissant
linguistes et philosophes 14 .
S’il s’agit, comme je le crois depuis des années, de faire dialoguer approches
macro, comme l’intertextualité bakhtinienne ou la détermination des textes par
la culture, et les approches micro, développées dans le sillage de la
méthodologie de l’investigation sémantique, il faut trouver les voies d’une
interface entre ces deux notions de pragmatique que sont d’une part l’étude
de la construction du sens (donc la théorie cognitive de la compréhension du
langage) et d’autre part l’étude de la pratique sociale du langage.
La proposition que je défendrais serait de réagir aux modèles dominants en
analyse du discours qui voient les textes uniquement comme des touts
obéissant à une macrostructure, en proposant de mettre en application le
projet de Wallace Chafe quand il dit que le discours gagne à être envisagé
comme un processus cognitif se déroulant dans le temps (Chafe, 1987: 48).
De la sorte, l’inscription de l’analyse – pragmatique – du discours devrait
s’entendre comme déterminée par une science de la communication humaine,
laquelle devrait à son tour s’inscrire, entre autres, dans un sciences des
changements de croyance ou de pratique des individus sous l’action d’autrui.
Un point qui se laisse étudier par le double sens qu’a pris la notion de
pragmatique aujourd’hui: science des conditions et des déterminations de la
production, d’une part, et science des conditions et des déterminations de
l’interprétation automatique et naturelle (et non dans la perspective des
théories dites "de la réception"), d’autre part, une perspective dans laquelle
cet article s’inscrivait.
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14
Comme le projet de recherche transversal métareprésentations du CNRS à l’Institut Jean Nicod
(Paris).
Louis de Saussure
75
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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 77-89
Cadres et points de vue dans le discours
journalistique
Anne BEAULIEU-MASSON
Université de Fribourg (Suisse)
[email protected]
This article deals with the expression of viewpoints by means of frame adverbs in the
press. It presents the notion of viewpoint frames compared to mediative and
praxeological frames, before examining in details how these frame adverbs take place in
a sentence. It distinguishes 3 types of structures (in term of macrosyntactic analyses),
that are connected to different semantical effects: a restrictive use, an enonciative one
and an argumentative one. Finally, it presents some examples of the uses of such frame
adverbs in the press, to investigate the kind of context in which they appear.
Ce travail se situe un peu en marge des travaux ici présentés, puisqu’il porte
sur des marques précises de référence à un autre discours, à savoir les
introducteurs de cadre qui indiquent l’adoption d’un point de vue particulier par
le locuteur: les cadres de point de vue. Il s’agira de déterminer comment, dans
ce cas, se déroule le mécanisme de prise en charge, au travers des trois
sous-opérations qui le caractérisent: désignation d’une source, indication
d’une prise en charge, explicitation d’une modalité.
Un long préambule sera nécessaire avant de se pencher sur l’emploi de ces
cadres dans la presse.
1.
La notion de cadre
Le terme de cadre fait référence aux travaux de Charolles (1997). Les cadres
y sont définis comme des rubriques dans lesquelles l’information se trouve
répartie, ou plus exactement des segments textuels dans lesquels se trouvent
regroupées plusieurs propositions devant être interprétées selon un critère
commun (spatial, temporel, énonciatif, etc.). Les introducteurs de cadre sont
définis comme des "constituants:
•
•
•
phrastiques
compléments facultatifs, adjoints, modifieurs, occupant une position
extraprédicative, non argumentale
détachés en tête de phrase (en position préverbale)" (Charolles, 2002).
Ce sont des marques d’indexation, qui permettent de fixer un critère
sémantique par rapport auquel la phrase qu’ils indexent doit être interprétée.
On notera que ce critère peut valoir non seulement pour la phrase d’accueil de
l’adverbial, mais aussi pour les suivantes, et c’est l’ensemble des phrases
ainsi regroupées que Charolles appelle cadre.
78
Cadres et points de vue dans le discours journalistique
Charolles (2002) en propose une typologie succincte, où il isole les univers de
discours, dont les cadres de point de vue devraient faire partie. La notion
d’univers de discours désigne les cadres qui donnent les conditions de vérité
d’une proposition. Les introducteurs qui leur correspondent sont le plus
souvent des expressions adverbiales figées comme en général, sauf erreur, à
vrai dire, etc. Selon Charolles (1997), ces "univers de discours ont rapport aux
circonstances des événements, procès et états dénotés dans le cours d’un
texte" et "précisent les conditions dans lesquelles la proposition qu’ils indexent
peut être dite vraie ou fausse". (Charolles, 1997: 5). Il en distingue cinq types,
parmi lesquels les cadres de point de vue n’apparaissent pas:
G1:
G2:
G3:
G4:
G5:
A Paris, il y a beaucoup de cinémas. [spatiaux]
Il y a 10 ans, il y avait plus de cinémas. [temporels]
Dans le film de Luc, Paul joue un rôle de boxeur. [représentatifs]
En botanique, on considère que … [praxéologiques]
Pour un botaniste/Selon X, les champignons … [médiatifs]
Charolles (1997) prenait pourtant comme exemple d’univers de discours les
expressions d’un point de vue purement technique, sur le plan scientifique et
politiquement qui pourraient être incluses dans la classe des cadres de point
de vue. Elles semblent bien répondre à la définition des univers de discours,
dans la mesure où elles posent les conditions de vérité d’un contenu, et ce,
même si elles spécifient "non pas à proprement parler, des circonstances
mais plutôt des secteurs d’activités, des domaines de connaissance dans
lesquelles certaines assertions sont vérifiées" (Charolles, 1997).
2.
Les cadres de point de vue
Pour définir les cadres de point de vue, je partirai des formes que l’on peut a
priori regrouper dans la classe des introducteurs de cadre de point de vue: les
adverbes de domaine ou point de vue (cf. Molinier & Lévrier, 2000, p.ex.).
Cette classe regroupe des expressions comme historiquement,
linguistiquement, leurs paraphrases en du/d’un point de vue + Adj., ainsi qu’en
Adv + parlant (historiquement parlant). Il faut y intégrer personnellement, qui
est paraphrasable par d’un point de vue personnel, mais qui a souvent été
écarté des études en raison du fait qu’il ne semble pas initier un "domaine"
(Molinier & Lévrier, 2000). Elle peut être élargie à un certain nombre
d’expressions anaphoriques formées sur un nom de base évoquant un point
de vue: de ce point de vue, sous cet angle, à cet égard. La classe est ouverte,
ne serait-ce que parce que la construction d’un point de vue + Adj. (voire N)
est créative: d’un point de vue européen, quantique, logiciel, cinéma, etc. ...
Cette catégorie des cadres de point de vue est susceptible d’être apparentée
à au moins deux autres catégories recensées dans la typologie donnée par
Charolles: les cadres médiatifs qui renvoient au discours d’un autre (pour un
botaniste, les champignons…) et les cadres praxéologiques, dans la mesure
où les points de vue semblent aussi, en un sens, délimiter des domaines de
Anne Beaulieu-Masson
79
connaissance (en botanique, on considère que…). Il existe en effet un certain
nombre de contextes dans lesquels les expressions semblent grosso modo
équivalentes – même si cette équivalence n’est pas systématique. Ainsi (1.),
(2.) et (3.), où les expressions manifestent une certaine parenté.
1.
2.
3.
En biologie, les métaux représentent un paradoxe. Ils sont à la fois essentiels et très
toxiques (Internet).
Biologiquement, les métaux représentent un paradoxe. Ils sont à la fois essentiels et très
toxiques.
Pour un biologiste, les métaux représentent un paradoxe. Ils sont à la fois essentiels et
très toxiques.
Les cadres de point de vue se distinguent néanmoins des cadres
praxéologiques dans la mesure où ces derniers font référence à un domaine
d’activité (Vigier, 2003): selon Vigier, les adverbes de point de vue en –ment
et les éventuelles locutions prépositionnelles du type en N qui leur
correspondraient ne sont pas dans un strict rapport de paraphrase, puisqu’en
(4.), il faut comprendre que en politique renvoie à une activité – le sujet fait de
la politique -, interprétation possible, mais nullement nécessaire en (5.).
4.
5.
En politique, il se situe au centre droit (Molinier < Vigier).
Politiquement, il se situe au centre droit (Molinier < Vigier).
En outre, les cadres de point de vue se distinguent des cadres médiatifs: ces
derniers posent clairement le discours comme étant celui d’un autre locuteur,
dont on rapporte le point de vue. En ce qui concerne les cadres de point de
vue, les choses sont moins claires: historiquement n’est pas équivalent à
selon les historiens, le second semblant induire une prise de distance plus
grande que le premier – cf. (6.) et (7.).
6.
7.
Saviez-vous que le nom d’Acadie, selon les historiens, remonte à 1534 alors que
Giovanni da Verrazano, d’origine italienne, encouragé par le roi de France, est venu
explorer les côtes septentrionales de l’Amérique à la recherche de nouvelles routes
maritimes (Internet)?
Saviez-vous que le nom d’Acadie, historiquement, remonte à 1534 alors que Giovanni da
Verrazano, d’origine italienne, encouragé par le roi de France, est venu explorer les
côtes septentrionales de l’Amérique à la recherche de nouvelles routes maritimes?
Avec les cadres de point de vue, le locuteur semble certes faire appel à
l’autorité d’une autre instance, mais sans cet effet de distanciation – alors que
les cadres médiatifs marquent explicitement que la source du savoir est
différente du locuteur. Même si éventuellement il s’associe au point de vue
évoqué, avec les cadres de point de vue, le locuteur laisse toutes les
possibilités ouvertes concernant la source du savoir. Il semble même que le
locuteur fasse en quelque sorte sien le discours évoqué.
Mais avant de me pencher sur ce point, je souhaiterais d’abord raffiner la
délimitation du groupe de marqueurs sur lesquels je travaille. Car partir des
formes listées supra n’est pas suffisant. Le problème est de repérer, ou de
discriminer, les constituants adverbiaux véritablement cadratifs. Il est évident
que tous les SP en selon X ou en en N ne sont pas cadratifs. Certains,
intraprédicatifs, sont peu mobiles, rarement détachés, etc. – cf. (8.).
80
8.
Cadres et points de vue dans le discours journalistique
J’ai agi selon vos instructions (Charolles, 1987).
Mais ces indices ne suffisent pas toujours à les distinguer des emplois dans
lesquels ils sont cadratifs – cf. Charolles (1987). De même, au sein des
cadres de point de vue, on peut remarquer assez rapidement des
phénomènes d’ambiguïté: toutes ces expressions ne sont pas
systématiquement à interpréter comme cadres de point de vue, si l’on accepte
comme principe de base que ces cadres doivent marquer l’adoption d’un point
de vue.
3.
Première approche
Il existe, grosso modo, deux grands types d’emplois de ces expressions: ces
marqueurs peuvent fonctionner comme introducteurs de cadre de point de
vue, ou comme des restricteurs de prédication. Il y a en effet un premier
emploi des cadres de point de vue que l’on pourrait cataloguer adverbe de
phrase, et un autre emploi dans lequel la portée de l’adverbe semble plus
difficile à établir.
La première possibilité d’emploi est illustrée par:
9.
10.
J’ai pensé qu’il était plus intéressant de couvrir cette guerre depuis les Etats-Unis. Ce qui
se passe dans ce pays, historiquement, est plus important et plus profond que ce qui se
passe en Irak (Libération, 02.09.04).
M. Koizumi a-t-il la carrure pour réformer simultanément le système socio-économique et
la vie politique de son pays? Ou bien a-t-il simplement réussi à donner le change?
Homme politique moderne, il sait à quel point l’image compte. Et, de ce point de vue, il
devait réagir après la fusion, début octobre, des deux principaux partis d’opposition, le
Parti démocrate et le Parti Libéral, sous la bannière du premier, dont le leader Naoto
Kan, 57 ans, est populaire (Le Soir, 08.11.03).
En (9.), historiquement signifie quelque chose comme si l’on adopte le point
de vue de l’histoire. De même, en (10.), de ce point de vue sert à montrer que
l’on adopte une hypothèse (si l’on considère le fait que c’est un homme
politique moderne qui sait à quel point l’image compte). Dans cet exemple,
l’expression "point de vue" est donc prise dans son sens habituel de "manière
d’envisager une question, de traiter un sujet; opinion personnelle résultant de
la manière d’envisager les choses" (TLF). En ce qui concerne les adverbes en
–ment, on retrouve un peu le même fonctionnement sémantique, le nom de
base ou plutôt l’adjectif auquel ils peuvent être associés constituant alors une
manière d’envisager les choses: il y a une manière historique de voir les
choses, qui est différente de la manière politique, ou militaire, etc.
Dans ce premier emploi, les expressions fonctionnent donc comme marques
d’une source différente, voire d’une instance de prise de charge différente –
ce qui pourrait être le cas de (9.).
Mais il existe aussi un deuxième emploi dans lequel les locutions adverbiales
semblent plus intégrées, et donc l’interprétation sémantique différente:
Anne Beaulieu-Masson
11.
12.
81
Mathématiquement, les lois des grands nombres se traitent par les statistiques qui
indiquent les tendances des faits (Internet).
Mais certains, comme le Dr Atl, alias Gerardo Murillo, vont initier une rupture face à un
enseignement trop rigoriste. Son pseudonyme Atl, "eau" en nahuatl, préfigure le
rapprochement et l’appropriation par les peintres mexicains d’une culture préhispanique
bien vivante. De ce point de vue, le tableau la Jeune fille au perroquet, peint en 1917 par
le Guatémaltèque Carlos Mérida, est exemplaire (L’Humanité, 21.09.04).
Ces emplois sont à rapprocher de toute une série d’autres occurrences
possibles des mêmes expressions employées de façon intraprédicative, postverbale:
13.
14.
15.
Je suis un fan des Patlabor, la 3e partie n’y fait pas vraiment référence, dommage, mais
l’histoire, la qualité des animations et colorisations rattrape cette négligence, en ce qui
me concerne. Bref, j’ai aimé et vous? Vous connaissez des séries qui leur ressemblent?
(Historiquement ou graphiquement) (Internet).
Mais l’actualité de Vilar est aussi dans sa proposition de penser historiquement les faits,
les choses et les processus du monde présent (L’Humanité, 06.10.04).
- Vous allez conserver le même maillot?
- Dans l’immédiat, oui. On verra ensuite si on revient à des couleurs plus proches de
celles rappelant historiquement la Franche-Comté (L’Est Républicain, 14.09.04).
En (13.), historiquement ne signifie plus si l’on adopte le point de vue de
l’histoire mais constitue plutôt une modalité de la ressemblance – ressembler
sur le plan de l’histoire, par opposition à ressembler graphiquement. On est
donc en face d’un adverbe intraprédicatif, et il n’y a alors plus de marquage de
la source par les adverbes. Dans certains cas, comme (14.), ils ont
évidemment leur sens étymologique de manière. Dans d’autres cas, ils
semblent s’éloigner de leur sens "manière" pour restreindre le champ
d’application de la prédication, comme en (15.), où historiquement semble
constituer une modalité du rappel, par opposition à d’autres modalités
possibles.
Dans ce cas, les adverbes prennent une fonction "restrictive". Cette même
valeur se retrouve dans les emplois de ce point de vue.
16.
Je ne dirais pas que nous avons assisté à une résignation générale, mais il n’y a pas eu
de velléité ni de vraie tentative de panache. Pourtant nous avions pensé que le terrain
proposé par la direction du Tour cette année aurait permis, justement, ce genre
d’audace. C’est une relative déception de ce point de vue (Jean-Marie Leblanc,
L’Humanité, 24.07.04).
En (16.), l’expression sert à mettre l’accent sur un côté particulier du sujet sur
lequel on prédique, un peu comme si l’on "zoomait" sur une de ses facettes.
Ici le terme "point de vue" désigne alors un aspect (Grize, 1984) de l’objet-dediscours examiné, et non plus une "instance énonciative" comme c’était le cas
en (10.). Dans ce type d’emploi, de ce point de vue est généralement
paraphrasable par à ce niveau, en la matière ou sur ce point. Ainsi, dans (16.),
il signifierait quelque chose comme en ce qui concerne le panache.
Cette interprétation est largement majoritaire dans les emplois post-verbaux
non détachés prosodiquement des expressions étudiées. Elle est néanmoins
possible dans les emplois détachés à l’initiale des adverbes. Ainsi en (17.),
82
Cadres et points de vue dans le discours journalistique
mathématiquement est régi par traiter, et on peut supposer qu’en (11.), la
situation est similaire.
17.
Les lois des grands nombres se traitent mathématiquement par les statistiques qui
indiquent les tendances des faits (Internet).
Ainsi, vu que l’on peut déplacer les adverbes restrictifs à l’initiale, l’emploi en
tête d’énoncé peut paraître ambigu entre l’interprétation "point de vue" (6.)-(9.)
et l’interprétation restrictive (12.)-(11.).
En effet, il existe un certain nombre de cas litigieux, comme (18.), où l’on ne
sait pas clairement si l’on doit interpréter l’adverbe à l’initiale de l’énoncé
comme un cadre de point de vue ou comme un restrictif disloqué: dans la
première interprétation, historiquement constituerait le cadre dans lequel on
énonce "les faits sont avérés", tandis que dans la seconde, l’adverbe
modifierait le prédicat "être avéré" (de façon historique).
18.
Tout est vrai, disons inspiré de la réalité: historiquement les faits sont avérés, enfin, il y a
des points litigieux et qu´on ne peut garantir à 100% (Internet).
# Si l’on prend le point de vue de l’histoire, les faits sont avérés…
# Les faits sont historiquement avérés…
Cependant, ces intuitions sont difficiles à étayer au moyen des tests
classiques. En effet, cette différence entre adverbe restrictif et adverbe de
phrase ne se manifeste guère dans leurs réactions face aux tests pour
distinguer les adverbes de phrase, en particulier celui de l’extraction dans une
clivée (cf. Guimier, 1997):
19.
20.
Légalement, Marie est mariée.
C’est légalement que Marie est mariée (Guimier).
Chimiquement, l’oxygène est un corps simple.
C’est chimiquement que l’oxygène est un corps simple (Guimier).
Si (20.) semble un peu moins naturel que (19.), ne serait-ce que parce qu’il
est difficile de trouver un contexte dans lequel le contraste chimiquement vs.
un autre point de vue se justifie, on peut pas dire qu’il soit totalement exclu.
Inversement, l’adverbe restrictif semble pouvoir apparaître en tête de phrase
négative, au même titre que l’adverbe de phrase (ce qui devrait être
impossible ou du moins difficile pour un véritable adverbe de manière):
21.
22.
Légalement, Marie n’est pas mariée (Guimier).
Chimiquement, l’oxygène est un corps simple (Guimier).
Le problème est que la position de l’adverbe influence son interprétation, et
qu’il n’y a donc pas de frontière nette entre les deux interprétations possibles:
"c’est chimiquement que l’oxygène est un corps simple" est possible
moyennant une interprétation différente du rôle de l’adverbe – par exemple,
l’oxygène est un corps chimiquement simple, c’est-à-dire au niveau théorique,
car en réalité l’oxygène que l’on trouve dans les bouteilles d’oxygène, par
exemple, est loin d’être un corps pur donc simple. Inversement, le fait qu’une
paraphrase en Adv + parlant soit possible lorsque l’adverbe de manière se
Anne Beaulieu-Masson
83
trouve antéposé est un indice pour y voir la marque de l’adoption d’un point de
vue, et non une simple restriction de la prédication.
Enfin, un autre problème est lié au fait que, référentiellement, la différence
entre les deux interprétations n’est pas toujours flagrante – cf. (23.) et (24.).
23.
24.
Légalement, il a le droit de faire appel.
Il a légalement le droit de faire appel.
Logiquement, il n’y a en effet guère de différence entre (légalement (avoir le
droit de faire appel)) et (avoir légalement le droit de faire appel).
Mais ces problèmes de différenciation sont en grande partie dus à l’approche
syntaxique traditionnelle: en déplaçant l’adverbial, on passe en fait d’une
interprétation à une autre, sans que la syntaxe traditionnelle soit à même de
pointer clairement cette transition. D’où l’analyse qui suit, effectuée d’un point
de vue macro-syntaxique, selon le modèle fribourgeois, et qui présente une
analyse plus complexe de ces adverbiaux, afin de mieux en déterminer le
rendement sémantique.
4.
Approche macro-syntaxique
On sait que la macro-syntaxe offre de ne plus se fonder sur la phrase pour
l’analyse syntaxique. L’hypothèse soutenue est que le discours présente en
fait deux ordres de combinatoire superposés et irréductibles l’un à l’autre, d’où
deux notions concurrentes dont la phrase pourrait être une approximation: la
clause et la période (cf. Berrendonner & Béguelin, 1997).
Si on regarde les SP et les adverbes étudiés à la lumière de ces outils, les
bizarreries notées plus haut deviennent explicables: ce qui détermine la
réaction des expressions étudiées aux tests, c’est selon que le SP/l’adverbe
est intégré non pas à la phrase, mais à la clause qu’il introduit. Comme les
rapports de rection ne sont pas toujours transparents, plusieurs interprétations
peuvent être en concurrence pour une même forme de surface. On peut
finalement distinguer trois à quatre emplois, c’est-à-dire autant de structures
syntaxiques qui vont de pair avec autant d’interprétations sémantiques.
[ADV / SP P]Clause
Emploi microsyntaxique: la locution adverbiale/adverbe est sélectionnée par le
verbe. Ce sont les emplois du type (25.), où l’adverbe prend une fonction
restrictive. Normalement, l’adverbe figure en position post verbale: il y aurait
une certaine difficulté à déplacer historiquement en (25.).
25.
Il revenait au duc de Polignac d’évoquer historiquement l’art abstrait et la démarche qui
conduit à l’abstraction (Le Progrès de Lyon, 08.07.04).
L’emploi à l’initiale de l’énoncé est cependant éventuellement possible dans
certains cas, comme on l’a vu en (18.). Mais ceci est simplement dû à une
manipulation de la structure informationnelle. Ce phénomène est comparable
à ce qui se passe dans certains cas de topicalisation, lorsqu’un argument se
84
Cadres et points de vue dans le discours journalistique
trouve déplacé en position préverbale: on extrait par focalisation un élément
sur un paradigme.
26.
Le journal, j’ai acheté (le reste, non).
Les adverbes présentent d’ailleurs alors les caractéristiques usuelles du
thème: ils échappent à la portée de la négation, de l’interrogation, des
opérateurs restrictifs.
27.
28.
Physiquement, mesurer une couleur n’est pas une opération facile.
Physiquement, qu’est-ce que mesurer une couleur?
Encore cet emploi ne semble-t-il pas très fréquent – comme c’est le cas des
arguments déplacés en initiale. De fait, cela n’est guère justifié que dans un
contexte contrastif, de mise en balance de deux cadres possibles. Dans ce
cas, l’emploi des adverbiaux s’apparente plus aux cadres thématiques qu’aux
univers de discours à proprement parler.
[ø ADV / SP ]Clause # [P]Clause
Emploi macrosyntaxique: déplacée à l’initiale, la locution adverbiale forme une
clause elliptique. Elle est régie par un verbe zéro, et forme à elle seule une
clause autonome; il n’y a alors aucun rapport de rection entre la locution
adverbiale et la clause qu’elle introduit. La position à l’initiale ou l’incise
semblent alors obligatoires. Ces emplois peuvent être rapprochés des cas de
clauses dans lesquelles le verbe recteur apparaît. Lorsque ces verbes sont
exprimés, ils appartiennent généralement au paradigme de l’expression de la
vision-compréhension: voir, examiner, analyser, étudier, considérer,
envisager, etc., mais aussi des expressions adopter, se placer, en partant
(d’un point de vue + Adj.) et surtout pour parler ou Adv. + parlant.
29.
Comment peut-on qualifier ce film de documentaire, dès lors que les sources ne sont pas
clairement exposées aux spectateurs? En partant de ce point de vue, la crédibilité des
propos avancés par Michael Moore est réduite (Internet).
Le rendement est alors de type méta-énonciatif, avec une clause à fonction
préparatoire.
30.
Historiquement, c’est la Révolution qui a fait des juifs de France des citoyens (Le Monde,
23.07.04).
L’adverbial paraît alors revêtir une fonction de commentaire. C’est lui qui rend
l’assertion introduite valable: c’est dans ce cas qu’il semble véritablement
approprié de parler de "cadre", non pas en tant que borne ou compartiment
dans lequel on répartit l’information, mais dans la mesure où l’adverbe fonde
l’information, en lui fournissant son cadre d’interprétation. Du coup, ces cas ne
sont pas essentiellement contrastifs, même si l’emploi de tels cadres peut
induire, pragmatiquement, un effet de contraste.
Quant à de ce point de vue, il semble revêtir dans ces emplois une valeur
particulière:
31.
Emmenés par quatre anciens présidents successifs du Mouvement des jeunes
socialistes (Benoît Hamon, Hugues Nancy, Régis Juanico et Gwenengan Bui), ils sont
Anne Beaulieu-Masson
85
vent debout contre "la droite du parti". Et font leur la phrase de Blum: "Etre de gauche,
c’est être en colère". De ce point de vue, ils le sont (Libération, 09.12.02).
Probablement du fait qu’il est anaphorique, il n’endosse plus le seul rôle de
cadre de point de vue, mais tend à assumer une valeur proche de celle d’un
connecteur: il code la façon dont le locuteur apprécie le rapport entre les
énoncés qu’il lie, à la façon de donc ou de ce fait, tandis que dans le premier
emploi, il restreignait le domaine de prédication. L’énoncé qui précède, et
qu’anaphorise, de ce point de vue en (31.) introduit une définition d’"être de
gauche", à laquelle le SP renvoie: ce que dit en fin de compte le dernier
énoncé de (31.), c’est qu’il est pertinent de dire qu’ils sont de gauche dans la
mesure où ils sont en colère, et le reste importe finalement peu. C’est donc la
définition, reprise par de ce point de vue, qui ouvre les conditions nécessaires
à la validité de l’affirmation selon laquelle "ils sont de gauche"; l’adverbial ne
pose pas seulement "les conditions dans lesquelles la proposition qu’[il
indexe] peut être dite vraie ou fausse" (Charolles, 1997: 5), ce qui serait le rôle
d’un introducteur d’univers de discours, mais il établit la possibilité même
d’énoncer la proposition.
[ADV / SP # P]Clause
Enfin, il convient de distinguer un troisième emploi, l’emploi périphérique, qui
est microsyntaxique: il n’y a pas de rapport de rection clair, mais la locution ou
l’adverbe ne forme pas pour autant une clause autonome. On pourrait
considérer cet emploi comme une "fossilisation" de l’emploi macro. En effet,
lorsqu’on a deux clauses adjacentes dont l’une contient un régime zéro et
l’autre a fonction de commentaire, il arrive, diachroniquement, que ces
clauses se voient réinterprétées comme une seule et unique clause (Béguelin
& Corminboeuf, 2005), ce qui semble être le cas ici, le point de vue devenant
régime de l’autre clause. Cet emploi est majoritaire pour les adverbes en
-ment. Il paraît tenir à la fois du premier cas micro- et de l’emploi macro-.
32.
Réalisé en janvier 2003, ce document est, historiquement, exceptionnel et d’une rareté à
signaler puisqu’en cinquante ans le dirigeant cubain n’a accordé que cinq interviews de
ce type (Le Figaro, 14.06.04).
Cependant, là encore, les cadres de point de vue ne sont pas à proprement
parler véridictifs. En effet, ils constituent alors une façon de contourner le
problème de la vérité, pour réduire le jugement introduit à une croyance
relative à un domaine. Il s’agit donc plus d’un cadre argumentatif que d’un
cadre véridictif. S’ils ne sont pas non plus intrinsèquement contrastifs, le
contraste reste néanmoins valable au niveau de l’argumentation. En effet, ces
procédés font penser à ce que Perelman nomme "dissociation": en relativisant
la vérité de ce qu’il affirme à un cadre donné, le locuteur met en œuvre un
procédé de restructuration des idées, consistant à distinguer des éléments au
départ confondus – en l’occurrence, la division d’une argumentation en
différents champs de validité: ce qui est vrai historiquement ou
mathématiquement ne l’est pas nécessairement de façon générale.
86
Cadres et points de vue dans le discours journalistique
Les cadres de point de vue se distinguent donc une fois encore des cadres
médiatifs, qui sont reliables pragmatiquement à une expression-cible "douée
de la parole" (cf. Charolles, 1987), qui pourrait être conçue comme une
instance d’énonciation, une "voix" différente de celle du locuteur, à laquelle il
se réfère comme argument d’autorité (Ducrot, 1984).
Cet emploi est presque systématique pour un adverbe comme théoriquement
– qui ne se présente d’ailleurs plus tellement comme la marque de l’adoption
d’un point de vue: dans la majorité de ces emplois, il s’oppose à pratiquement,
ce qui fait que certains auteurs comme Molinier et Lévrier (2000) ne le
considèrent pas comme adverbe de point de vue. Il est pourtant
paraphrasable par d’un point de vue théorique – par opposition au point de
vue pratique.
33.
Théoriquement, c’était une conversation confidentielle. (…) Mais voilà, une petite fuite a
rendu public l’avis du ministre (Libération, 08.11.01).
Quant à l’emploi de de ce point de vue dans de telles structures, il semble
avoir les mêmes effets sémantiques que les adverbes en –ment, et ressortir
d’une stratégie argumentative.
34.
De nombreux exemples montrent que, même de nos jours, il faut parfois de nombreuses
luttes et de fortes pressions pour imposer au patronat le respect de la législation en
vigueur en matière de droit syndical. De ce point de vue, les deux décennies qui
précédèrent mai 1968 ne manquent pas d’intérêt (L’Humanité, 30.09.04).
[… ADV / SP …]Clause
P
Enfin, il existe une variante de l’emploi précédent, dans laquelle les adverbes
peuvent se trouver réintégrés au sein de l’énoncé qu’ils introduisent.
35.
36.
Les élections européennes se traduisent par une vague de protestation dans les vingtcinq pays de l’Union. La participation est historiquement faible (Le Monde, 16.06.04).
L’Occident reste hanté par une rationalisation hégémonique. Je ne pense pas que
l’Orient soit démuni de toute démarche rationnelle. Les chrétiens d’orient participent de
ce point de vue de deux cultures (Le Figaro, 07.08.04).
Ainsi en (35.), "la participation est historiquement faible" peut apparaître
comme une transformation fossilisée de quelque chose comme
"historiquement/d’un point de vue historique, la participation est faible".
Le rendement sémantique est du même ordre que celui de l’emploi précédent,
à la nuance près que l’adverbial est re-focalisé.
Ainsi, lorsqu’on est face à un adverbial du type "point de vue", trois cas sont
possibles, qui correspondent à divers effets sémantiques:
1.
2.
3.
emploi micro: restrictif
emploi macro: cadre énonciatif, clause à fonction préparatoire
emploi périphérique: cadre argumentatif
Seul le deuxième cas ferait donc véritablement référence au discours d’un
autre locuteur, tandis que le troisième cas serait un moyen d’indiquer une
Anne Beaulieu-Masson
87
prise en charge partielle de l’énoncé, qui laisse au locuteur la possibilité de se
rétracter en convoquant un autre champ d’argumentation.
Il est cependant parfois difficile de déterminer avec certitude à quel cas on a
affaire: nombreuses sont les situations de métanalyses.
37.
38.
Seule manque, déjà perceptible dans les esprits de beaucoup, l’eau. Eh oui, de ce point
de vue, Beach Beauvais ressemble plus au Sahara qu’à Bora-Bora (Le Parisien,
25.07.04).
La leçon à tirer est simple: nul parti, nul pays n’est en mesure d’imposer sa volonté à lui
seul. Il sera crucial de construire des coalitions. De ce point de vue, l’attitude des
socialistes français est plutôt un mauvais départ (Ouest France, 21.07.04).
Ces exemples sont en effet analysables selon plusieurs schémas, selon que
l’on interprète de ce point de vue comme régi ou pas par le reste de l’énoncé.
Eu égard à la fonction sémantique de la locution adverbiale (prise en charge
partielle), c’est une structure de type 3 qui semble le plus probable.
5.
Corpus
Cette analyse nous a permis de distinguer les différents rendements
sémantiques des cadres de point de vue; je souhaiterai maintenant présenter
un bref parcours des exemples du corpus, afin d’illustrer les emplois qui en
sont faits dans la presse.
Dans les journaux, les cadres de point de vue sont en fait assez rares: sur une
recherche systématique de quatre items (historiquement, d’un point de vue
historique, du point de vue historique, de ce point de vue) sur dix quotidiens
pendant trois mois, on n’obtient qu’une moyenne de trois occurrences au total
par jour.
De fait, les cadres que l’on rencontre peuvent être classés en quelques
grandes catégories, selon le rendement de ces cadres:
•
expressions figées ou jeu sur
microsyntaxique, restrictif (cas 1):
celles-ci.
L’emploi
est
toujours
L’intelligence et l’expérience de Wenders permettent quelques belles scènes, mais
l’ensemble, totalement dépourvu de pertinence, n’est qu’un exutoire politiquement
correct (L’Express).
Le parcours de Fillon est très chiraquement incorrect (Le Monde, 08.11.03).
La sexualité médicalement assistée, la vie amoureuse en rose et bleu! (Le Monde,
09.06.98).
•
atténuations, qui correspondent à un souci d’exactitude ou à un blocage
d’inférences. On a alors affaire à un emploi microsyntaxique des
adverbes, qui peut marquer soit la restriction, soit la prise en charge
partielle de l’énoncé (cas 1 et 3):
Officiellement, le discours multiculturel en vogue dans les années 80, qui insiste sur le
droit de chaque minorité, reste de mise mais le thème de la "mixité" ethnique est
aujourd’hui valorisé dans le discours du gouvernement travailliste (Le Monde, 06.11.98).
Il faudra, a dit M. Chirac, évoquer le problème de l’embargo pétrolier, problème
politiquement délicat (Le Monde, 22.12.98).
88
Cadres et points de vue dans le discours journalistique
Les chiffres avancés par M. Allègre ont, sans surprise, provoqué une vive réaction du
Syndicat national des enseignements du second degré (SNES), qui les taxe de
"mensonges" et du Syndicat national des lycées et collèges (Snacl), qui propose au
ministre d’annoncer un calendrier de réduction à 30 élèves par classe, puis 28, au lycée.
M. Allègre pourrait sans doute rétorquer que c’est déjà chose faite. En quoi il aurait
statistiquement raison et politiquement tort. Car les lycéens, en classe et dans la rue, ont
au moins appris à se compter (Le Monde, 21.10.98).
Avec sa tête en poire, qui fait le délice des caricaturistes, et sa démarche d’éléphant un
animal dont il collectionne les statuettes, Helmut Kohl est politiquement un "tueur" (Le
Monde, 05.04.97).
•
effets de "scientificité". L’adverbe se situe alors en général à l’initiale de
la proposition et marque le référence à un autre discours, le discours
scientifique (cas 2 ou métanalyse). Cet emploi est peu fréquent:
Mathématiquement, le "oui" ne peut pas perdre, puisqu’il est prôné par les deux partis qui
dominent largement la vie politique locale (Le Monde, 02.11.98).
Mathématiquement le "bloc" nationaliste pourrait former sa propre majorité (Le Monde).
•
exposés de théories (vulgarisation). Tous les cas sont possibles:
Cependant, du point de vue de la physique, et bien qu’il ait fallu recourir au téléphone
d’où l’absence d’instantanéité de l’opération chère aux fans de Star Trek, cette
expérience permet bien la téléportation d’une particule, ou, comme le disent les
physiciens, d’un état quantique (Le Monde, 18.12.97).
La [stratégie moléculaire] plus courante est celle du "clonage positionnel", qui permet de
localiser physiquement sur son chromosome un gène recherché pour son intérêt médical
ou industriel (Le Monde, 10.06.97).
et dans les rubriques où il est conventionnellement possible d’argumenter, et
où l’on retrouve les quatre types d’effets sus-mentionnés:
•
argumentaires (éditoriaux, tribunes, critiques):
La France a économiquement besoin d’immigrés (Le Monde, 07.11.03).
Le conseil national du Culte musulman, mis en place par Nicolas Sarkozy, a également
rempli sa mission, en tenant devant l’opinion arabe un discours apaisant sur le voile
islamique à l’école. De ce point de vue, il faut admettre que l’ancien ministre de l’Intérieur
a eu raison de penser que l’intégrisme de l’UOIF, majoritaire au sein du conseil national,
se modérerait au contact direct des responsabilités. Les apparences lui donnent
actuellement raison (Le Figaro, 10.06.04).
Mathématiquement, les pourcentages évoqués précédemment sont appelés à évoluer.
Je dis mathématiquement parce que socialement, ni M. Perben ni aucun membre du
gouvernement ne manifeste la moindre envie de s’attaquer à la racine du problème, pas
plus que les pourvoyeurs du capital ne prévoient d’organiser l’égalité économique (Le
monde libertaire, 7.10.04).
•
interviews et citations:
En 1928, le poète Oswaldo de Andrade, publiait un Manifeste de l’anthropophagie dans
lequel il proclamait: "Il n’y a que l’anthropophagie qui nous unit. Socialement.
Economiquement. Philosophiquement" (Le Monde, 04.12.98).
Le premier des droits de l’homme est de manger, d’être soigné, d’avoir et de recevoir
une éducation et un habitat. De ce point de vue, la Tunisie est très en avance sur
beaucoup de pays. Naturellement, nous avons chacun nos critères d’appréciation, et je
souhaite évidemment que le caractère libéral, respectueux des libertés, soit de plus en
plus affirmé en Tunisie, ce dont je ne doute pas (Chirac, 05.12.03).
Elle [Leïla Shahid] a ajouté: "C’est tout à fait possible qu’ils l’aient empoisonné puisqu’ils
en ont empoisonné d’autres. Je ne peux pas vous dire que, médicalement, nous en
ayons les preuves". (…) Et d’ajouter: "Il n’y a toujours pas de diagnostic. Les médecins
Anne Beaulieu-Masson
89
n’ont confirmé que ce qu’on voyait, les symptômes. Les examens médicaux ne peuvent
pas tout révéler" (L’Humanité, 15.11.04).
Les occurrences de tels adverbes apparaissent donc peu fréquentes et
cantonnées à un petit nombre de contextes. Cela peut s’expliquer par la vision
que l’on a du discours journalistique. On sait qu’on fait généralement peser
des contraintes sur celui-ci: il se doit de présenter une information sûre et de
la façon la plus objective possible. C’est peut-être pourquoi les emplois des
cadres de point de vue sont rares: l’un de leurs emplois majoritaires, on l’a vu,
est associable à un procédé argumentatif; il semblerait normal qu’un
journaliste doive l’éviter, hors de certains terrains où il lui est justement permis
d’argumenter.
Bibliographie
Béguelin, M.-J. & Corminboeuf, G. (2005). De la question à l’hypothèse: aspects d’un phénomène de
coalescence. In: C. Rossari et al. (éds). Les états de la question. Québec: Nota Bene, 67-89.
Berrendonner, A. & Béguelin, M.-J. (1997). Left dislocation in French: varieties, use and norms. In: J.
Cheshire and D. Stein (eds). Taming the vernacular: from dialect to written standard language.
London & New York: Longman, 200-217.
Charolles, M. (1987). Spécificité et portée des prises en charge en "selon A". In: Pensée naturelle,
logique et langage; Hommage à Jean-Blaise Grize. Université de Neuchâtel, 243-267.
Charolles, M. (1997). L’encadrement du discours; univers, champs, domaines et espaces. In: Cahier
de Recherche Linguistique 6. Université de Nancy 2.
Charolles,
M.
(2002).
Les
adverbiaux
cadratifs
http://www.lattice.cnrs.fr/article.php3?id_article=164.
et
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fonctionnement
textuel.
Grize, J.-B. (1984). Sémiologie du raisonnement. Berne: Peter Lang.
Guimier, C. (1997). Les adverbes en français, le cas des adverbes en -ment. Gap-Paris: Ophrys.
Molinier, C. et Lévrier, F. (2000). Grammaire des adverbes. Genève-Paris: Librairie Droz.
TLF-i. Le Trésor de la Langue Française Informatisé. http://atilf.atilf.fr/tlf.htm.
Vigier, D. (2003). Les syntagmes prépositionnels en "en N" détachés en tête de phrase référant à des
domaines d’activité. In: Linguisticae Investigationes 26 (1). Amsterdam: John Benjamins, 97-122.
Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 91-105
Nouvelles recherches sur le discours rapporté:
vers une théorie de la circulation discursive?
Laurence ROSIER
Université libre de Bruxelles (Belgique)
[email protected]
On the basis of the traditional forms of the reported speech, we try to work out a theory of
discursive circulation who articulates social praxis, transmission resources and material
circulation of the speeches. We successively review linguistic markers of surmarquage of
the chain of enunciators, discursive configurations which aim erasing this chain and at
even describing the statement by its circulation and, finally, a practical case, the
circulation of a gossip, going from media confidence to sociological testimony.
Il a toujours été permis, il le sera toujours, de mettre en circulation un vocable marqué au
coin du moment (Horace, Epîtres, cité par Marie-Anne Paveau, 2000: 19).
Si les discours se répètent, c’est qu’ils sont répétés (Courtine et Marandin, 1981: 29).
1.
Introduction
Depuis notre livre de 1999 (Rosier, 1999), nous avons progressivement élargi
notre champ d’études du discours rapporté, d’une approche philologique et
linguistique vers une approche discursive attentive aux rapports entre genres
de discours et formes de discours rapporté. Cette piste n’avait véritablement
été défrichée que dans les années 90, bénéficiant des acquis de la
linguistique textuelle et d’une analyse du discours aux confins de la sociologie,
la littérature et la linguistique. Dans cette perspective, c’est sans doute le
champ du discours médiatique qui a été le plus labouré. Nous avons montré
ailleurs (Rosier, 2002a, 2002b) que pratiquer la citation dans la presse ou
dans le discours scientifique n’était pas du même ordre qu’intégrer du
discours direct dans la fiction. L’appareil formel limité dont nous disposons
pour mettre à distance et attribuer à autrui son dire montre d’importantes
variations en fonction des genres de discours 1 . Ainsi, dans notre étude parue
en 2002 sur le discours de la presse, nous avons mis en avant des formes de
DR caractérisant des rubriques particulières. Ainsi le métadiscours sur la
fidélité citationnelle trouve particulièrement à s’exprimer dans des rubriques
comme le courrier des lecteurs. Ainsi, les discours rapportés surmarqués (soit
discours indirect mimétique, soit discours direct avec que) servent
1
Nous n’entrerons pas dans ce vaste sujet, nous contentant de l’utiliser au sens où
Maingueneau le définit pour parler des dispositifs de communication socio-historiquement
définis.
92
Le discours rapporté: vers une théorie de la circulation discursive?
préférentiellement à introduire des séquences où la littéralité est mise en
avant: citations de l’écrit, citations officielles (produites par des instances
d’énonciation officielles) et citations marquées stylistiquement ou véritables
DD (personnes énonciatives). Enfin, dans la scénographie particulière des
journaux dits de référence, type Le Monde, l’exhibition des retouches
énonciatives – ces crochets et parenthèses 2 qui marquent les coupes et les
transpositions personnelles ou temporelles – atteste de la déontologie,
construit l’image de praticiens soucieux du rendu exact de l’énonciation
d’autrui autant que de la leur propre. En retour, cette exhibition participe à
l’effet d’objectivité implicite de ce qui n’est pas signalé comme retouché.
Un examen attentif des formes classiques du DR et de ses avatars affine à la
fois le projet discursif auquel participent les formes de DR, les contraintes de
littéralité auxquelles elles sont soumises, et les marques spécifiques du
rapport au discours d’autrui des genres de discours. La question de l’origine
énonciative et des transformations subies par la circulation du discours initial
est clairement posée.
2.
Du discours rapporté à la circulation discursive
Se profile alors, en plus de l’affinage de la typologie des formes du discours
rapporté, l’idée d’une théorisation plus globale de la notion de circulation, dans
un but heuristique, pour tenter de mettre sur pied une grammaire des
"marqueurs" de circulation des discours rapportés.
En relisant les articles et ouvrages des premiers analystes du discours "à la
française", on repère cependant une certaine méfiance à l’égard de la
circulation. Ainsi, on peut lire sous la plume de Pêcheux (1981):
"Ça circule", comme on a pris l’habitude de dire, en faisant de cette circulation l’image
positive de notre modernité discursive libérée, ou au contraire la fausse monnaie de
langues de vent (…) N’est-il pas temps de destituer cette image doublement
complaisante de la circulation, en prenant acte du fait que les circulations discursives ne
sont jamais aléatoires, parce que le "n’importe quoi" n’y est jamais "n’importe quoi"? (p.
18).
Dans son acception banale, la circulation implique l’idée d’une répétition
inchangée de l’énoncé, ce qui est contraire aux principes de base de l’analyse
du discours, pour laquelle tout énoncé répété, même à l’identique, est
foncièrement déplacé et sémantiquement autre. On peut d’ailleurs avancer
que les analystes de discours se sont plutôt occupés de transmission en
privilégiant les corpus d’histoire, en questionnant le rôle des institutions dans
2
Vides, ou comportant des points de suspension où les termes supprimés ou modifiés, ces
"sous-marins énonciatifs", comme nous les avons appelés, sont les symétriques inverses des
îlots textuels.
Laurence Rosier
93
la pérennisation des discours et en conceptualisant la mémoire
(inter)discursive. Pourtant, la notion de circulation nous apparaît
consubstantielle à l’analyse du discours (et on peut relire la citation de
Pêcheux ci-dessus comme une invite à creuser la notion): les conditions de
production, de propagation et de circulation lexicale dans les discours
politiques, médiatiques, y compris télévisuels, ont du reste mobilisé l’attention
des chercheurs dans des études remarquables (Tournier, Fiala, Bonnafous,
Krieg, Moirand en bibliographie).
Entre communiquer et transmettre, que signifie circuler? Les formes que nous
retenons indiquent des conditions de circulation de discours rapporté et non
des phénomènes de circulation lexicale 3 stricto sensu.
Au-delà du lexique et des formes classiques du DR, qu’entendons-nous alors
étudier?
Nous nous concentrons sur les manifestations discursives du discours citant,
par surmarquage ou effacement, au-delà des "sources de savoir" et des
prises en charge énonciative largement étudiées (voir notamment pour une
synthèse Adam, 2005), plutôt que sur le discours cité: c’est la raison pour
laquelle ce sont la médiation, la pratique et l’objet-support du discours qui
retiennent notre attention.
La récolte de ces nouveaux observables invite à travailler de concert des
corpus différents: discours médiatique et ordinaire, discours de l’internet,
pratiques conversationnelles, … afin de tenter de mettre au jour des chaînes
de circulation/transmission, ainsi que les représentations socio-culturelles
attachées à ces transmissions, et les pratiques et techniques qui les fondent.
Ainsi la délation (donner les noms, rapporter un fait) est considérée
socialement comme un acte lâche et abject, "même s’il existe et est parfois
encouragé par l’Etat" (Nérard, 2004). Si nous prenons la figure du corbeau,
elle se caractérise historiquement par une pratique épistolaire spécifique, la
lettre rédigée à l’aide de lettres découpées et collées, dont la forme a évolué
grâce à la technique: ainsi aujourd’hui, les fax et les emails, à l’aide d’un call
center, permettent de dénoncer en toute confidentialité.
Dans ces exemples, c’est la fonction messagère du discours qui prime.
Nous cherchons donc à articuler des formes de discours à des pratiques
sociales et historicisées. C’est ce qui nous a amenée du discours rapporté à
des formes de discours plus "vagues" comme le potin ou la dénonciation,
moins ou pas du tout grammaticalisées (ce qui ne veut pas dire qu’il n’en
3
Bien entendu ces deux approches peuvent se rencontrer puisque la circulation d’items lexicaux
passe aussi par des formes de discours rapporté.
94
Le discours rapporté: vers une théorie de la circulation discursive?
existe pas de marques formelles), plus socialisées en tout cas et qui ont
davantage préoccupé les domaines de la sociologie, de l’anthropologie, de
l’ethnologie, de l’ethnographie de la communication, de la psychologie sociale
et de l’histoire culturelle.
C’est cette double dimension, discursive et sociale, qui nous pousse à les
poser en nouveaux "observables", que nous classerons parmi les
"circulèmes". Le terme circulème, créé sur le patron du sème lui-même dérivé
du phonème, est un calque lexical des culturèmes du sociologue des médias
Abraham Moles (1967), utilisés pour désigner les idées nouvelles qui tournent
dans un circuit médiatique. Il s’inscrit dans un paradigme où l’on retrouvera les
idéologèmes (sociocritique), les relationèmes (Kerbrat-Orecchioni), les
pathèmes (Amossy), les propagèmes (Carine Karitini Doganis)… qui ont en
commun de tenter de donner corps à des dynamiques, à des vecteurs de
représentations plus ou moins actualisés sous des formes de discours, de la
notion à la maxime, en passant par d’autres micro-systèmes sémiotiques.
Petite parenthèse épistémologique: dans la conceptualisation d’ensembles
discursifs déjà là, la question fondamentale est toujours de tenter de pointer
des manifestations visibles, discursives, sans pour autant réduire à néant la
pré-discursivité des concepts comme l’interdiscours, l’intertextualité, le
préconstruit. Ainsi en analyse du discours, si la proposition relative était une
manifestation syntaxique du préconstruit, celui-ci ne se laissait pas ramener à
une paraphrase ou proposition logique formalisable. A cet égard, les différents
dérivés en –èmes que nous avons énumérés sont des points d’accroche, des
révélateurs discursifs de phénomènes extralinguistiques comme l’Idéologie,
les relations sociales, les effets du discours, phénomènes qui conservent une
part de non-saturation discursive (on ne peut établir une équivalence totale
entre une manifestation discursive et une manifestation sociale, culturelle,
idéologique). C’est cette part non discursive qui avait amené les premiers
analystes du discours à distinguer, en les articulant, les trois notions de
préconstruit, d’interdiscours et d’intra-discours (Paveau, 2004, Rosier et
Paveau, 2005).
Dans cette lignée, le circulème, comme manifestation linguistique de la
fonction messagère du discours, relèverait à la fois d’un ancrage énonciatif et
de locutions indiquant les conditions de production et de mise en parcours des
discours. Pour l’instant, nous distinguerons:
1.
Le circulème énonciatif désigne les énonciateurs susceptibles de faire
circuler des discours. Les énonciateurs se définissent par leur
positionnement légitimé et idéologique, leur place dans l’interaction et
leurs postures énonciatives dans le discours. Ces énonciateurs peuvent
être emblématiques et incarner un statut socio-culturel: ainsi le voisin, la
concierge, l’indiscret, la commère du village sont des "passeurs" de
discours (on pourrait aussi les désigner sous le terme d’"agents de
Laurence Rosier
95
rumeur" cf. Corinne Coulet, 1996 ou, de façon plus neutre, d’"agents de
circulation" Rosier, 2003): ainsi la délation est incarnée par la figure du
corbeau ou du traître 4 (celui qui répète ce qu’on lui a demandé de taire).
Le circulème énonciatif pourra adopter la figure du "déclencheur" (C’est
pas moi qui l’ai dit, c’est X), du passeur (Je vous tiens au courant de: , je
me suis laissé dire que), du propagateur (J’avais promis de ne pas le
dire) ou du stoppeur (Arrêtons de faire circuler ce discours, garde ça pour
toi, je serai muet comme une tombe).
2.
Le circulème morpho-syntaxique est un terme ou une expression qui
indique les conditions de circulation des discours rapportés et donne des
indications sur la nature de la relation nouée (amicale, amoureuse,
indifférente, professionnelle, conflictuelle, haineuse): il peut s’agir de
noms (actes de paroles potin, ragot, commérage, calomnie…), il peut
s’agir de verbes (répéter, redire, asséner, médire, dénoncer), d’adverbes
ou de locutions adverbiales ou de périphrases (officieusement,
officiellement, entre nous, je vais te faire une confidence…). Ils peuvent
indiquer des conditions de circulation restreintes (en toute confidentialité,
de vous à moi, entre nous, que cela reste entre nous) ou des conditions
matérielles de propagation: bouche à oreille, circulation sous le manteau,
confidences sur l’oreiller, c’est le téléphone arabe…
A ce stade, nous en restons à des manifestations de circulation
essentiellement scripturales, qui linéarisent des processus de circulation
complexes, ou à des phénomènes paratextuels qui identifient, par la
dénomination, un discours selon ses modes de circulation (par exemple les
rubriques potins des magazines).
En pointant des figures comme circulème énonciatif, nous évoluons vers des
pratiques socialisées et incarnées par des "types sociaux" censés représenter
des valeurs parfois contradictoires (ainsi certains délateurs considèrent qu’ils
informent ou révèlent un dysfonctionnement au pouvoir et ne se voient donc
pas comme des traîtres).
Nous voulons par la suite creuser le sillon d’une recherche sur la circulation
matérielle des discours 5 parce que les discours se déplacent spatialement et
4
Roger Martin, dans son article "De l’indic au doulos" (revue Autrement en bibliographie) signale
que "le mot informer comme le mot délateur est de ceux qui comptent le plus de
parasynonymes. Dans les dictionnaires d’argot il n’y a guère que l’alcool, les attributs génitaux
et les armes pour leur damer le pion". Et de citer: "indicateur, mouchard, mouton, espion, agent,
donneur, vendu, balance".
5
Ce que Paveau (2005) nomme la technologie discursive qui recouvre "des outils linguistiques
(grammaires, dictionnaires, mémentos, listes, guides de conversation, essais puristes, etc.),
d’écrits et inscriptions de toutes sortes (des étiquettes de bureau aux inscriptions des
monuments aux morts, en passant par les emballages alimentaires, les cartons d’invitation et
96
Le discours rapporté: vers une théorie de la circulation discursive?
temporellement grâce à des supports matériels, corps, objets ou artefacts,
eux-mêmes produits dans des contextes socio-historiques particuliers: ainsi
les contraintes de circulation clandestine de certains discours et les objetsoutils-pratiques comme l’encre sympathique ou la lettre-collage anonyme.
Dans la suite de cet article, nous allons examiner d’une part des marqueurs
morpho-syntaxiques de récursivité du discours citant (c’est-à-dire des
marques micro-linguistiques); d’autre part une configuration discursive, le
potin, caractérisée par une absence de discours citant. Nous terminerons par
l’examen d’un cas exemplaire de circulation médiatique, où surgit un conflit de
dénomination de l’événement mis en circulation discursive.
3.
Une circulation remarquée
Une articulation contrainte/formes de DR amène à raffiner notre
description suivant la démultiplication des origines énonciatives. En effet la
mise en abîme du discours citant n’est pas une forme banalisée mais
correspond à des emplois précis liés à des genres de discours et donc à leurs
contraintes spécifiques. Ainsi la citation, mise en exergue dans cet article que
nous remettons pour mémoire: "Il a toujours été permis, il le sera toujours, de
mettre en circulation un vocable marqué au coin du moment" (Horace, Epîtres,
cité par Marie-Anne Paveau, 2000: 19) illustre une pratique de seconde main,
puisqu’on reprend une citation qui a déjà servi. Cette pratique, certes
condamnée par la philologie puriste – pour laquelle il faut toujours aller soimême à la source – est néanmoins devenue monnaie courante en raison
notamment de la prolifération des sources et des facilités d’accès (digest,
internet…). Le parenthésage, la double attribution (de l’origine, à gauche, aux
différents maillons successifs, à droite), la date sont les caractéristiques
formelles de cette récursivité du discours d’autrui. Cette mise en abîme de la
citation existe-t-elle dans d’autres corpus et donne-t-elle lieu à des formes
particulières? Le double enchâssement attributif (type: X dit que Y a dit) est
généralement inversé dans d’autres corpus où la parole s’appuie sur les dits
antérieurs (minutes de procès, forums de discussion), l’origine énonciative se
situant le plus à droite (il a dit que) et le dernier maillon énonciatif à gauche
(qu’on lui avait dit) comme dans les exemples ci-dessous, où l’on notera un
discours potinant en 3:
Ensuite, il m’a dit qu’on lui avait dit que la guerre allait atteindre la Bosnie et qu’il
assisterait aux mêmes événements. Il a eu peur.
http://www.un.org/icty/transf21/980713fe.htm
les graffitis) et de nombreux artefacts comme les blocs-notes, les listes, les carnets d’adresse,
les agendas, etc." (p. 119).
Laurence Rosier
97
et il m’a dit qu’on lui avait dit que le film qu’il est en fait allé voir était super...
http://www.aufeminin.com/__f104605_Couple1_Est_ce_un_mensonge_grave_ou_pas_.h
tml
Le hic, c’est que j’ai pas su répondre, je me suis trouvée con surtout quand il m’a dit
qu’on lui avait dit que cela n’allait pas avec mon mari. Les gens ont dû interpréter notre
problème à avoir le 2ième enfant comme étant un problème de couple.
http://www.aufeminin.com/__f48183_Matern4__recap_des_cadettes_du_24_nov_.html
Dans le domaine littéraire, les auteurs de la modernité ne se sont guère
emparés de l’enchâssement, pourtant matériau idéal d’une mise en procès du
langage, lui préférant le "floutage énonciatif" (d’Aragon dans Front rouge en
1932 à Sollers dans H en 1962).
Le néo-romancier des éditions de Minuit François Bon fait figure d’exception.
Son Calvaire des chiens est construit, dès les premières phrases, sur
l’ambiguïté énonciative, un narrateur apparaissant en tant qu’interlocuteur
dans l’intervalle des propos attribués au personnage nommé Barbin, d’abord
en discours direct puis en discours direct libre:
Ce mur était indestructible, dit Barbin. Il portait un vêtement rouge décoré de l’ours
emblème de B., avait posé son gros cartable et rejeté ses cheveux en arrière: un livre
comme un film, c’est ça qui me tenterait; si seulement j’avais un peu de temps, il ajouta
quand même. On avait eu un quart d’heure pour la visite, reprit Barbin. Travailler avec un
acteur pareil, tu te rends compte. Mais l’acteur venait d’être opéré (…) (Fr. Bon, Calvaire
des chiens, 1990, incipit).
Quand l’enchâssement survient (p. 34, puis p. 48: "Et puis non, madame, Mort
a tout pris", finit Andreas, dit Barbin.), il ne produit de désambiguisation qu’en
apparence puisqu’il manifeste que le propos d’Andreas, pourtant entre
guillemets, est filtré par Barbin, et en relativise ainsi l’authenticité formelle.
Notre second exemple littéraire est en revanche des plus fréquents.
L’enchâssement y marque l’ironie:
... et ça n’est pas une blague... un potin... une parole en l’air: non, Joseph en est sûr...
Joseph le tient du sacristain, qui le tient du curé, qui le tient de l’évêque, qui le tient du
pape... qui le tient de Drumont... ah! (Mirbeau, Journal d’une femme de chambre, 1900:
120).
Ici, la dénégation (ce n’est pas une blague…) semble d’abord faire croire que
le discours relayé serait fiable, gagnant en légitimité au fil de la hiérarchie;
mais l’ironie, décelable déjà dans l’accumulation des cinq énonciateurs
successifs, et dans la répétition du même patron grammatical (qui le tient),
culmine lorsque l’autorité énonciative passe du souverain pontife, non pas au
seul "sur-énonciateur" possible, Dieu, mais à l’idéologue antisémite Édouard
Drumont (auteur de La France juive en 1886). A nouveau, on se trouve face à
un discours certes de dénégation mais qui indique, de façon paradoxale, une
opposition entre un dire rapporté selon le mode du potin, par la mise en abîme
du discours citant, mais auquel on dénie cette composante.
Ainsi, nous passons du discours rapporté à des formes qui regardent plus
généralement des phénomènes de circulation, au-delà de deux espaces
énonciatifs vers des relais énonciatifs et des parcours plus complexes. Cette
98
Le discours rapporté: vers une théorie de la circulation discursive?
récursivité du discours citant est une forme marquée: en effet très souvent, il y
a bien une chaîne et des relais de messages multiples mais le discours tend à
les effacer, sans doute en raison des effets (ironiques notamment) produits
par cette sorte de surenchère énonciative.
Qu’en est-il alors du potin, dont on peut poser qu’il n’existe que répété et
rapporté encore et encore?
4.
Une circulation effacée
En 1979, dans un numéro de Communication consacré à la conversation
Roland Barthes et Frédéric Berthet écrivaient, "une science n’oserait retenir
dans son filet quelque chose comme le 'potin'"… alors, poursuivaient-ils, qu’il
est un élément relationnel indispensable.
En 1981, dans la revue Pratiques consacrée au pouvoir des discours, Van
den Heuvel remarquait: "le genre du potin est encore indéfini, son corpus
encore problématique" (49). Et de rapprocher le "discours potinant" de
l’allusion, l’insinuation, du sous-entendu, du commérage, de la médisance, de
la calomnie et de l’outrage.
Un an plus tard, dans Ce que parler veut dire, Pierre Bourdieu insistait sur la
nécessité de prendre pour objet les opérations sociales de nomination et les
rites d’institution à travers lesquels elles s’accomplissent (99). Traitant des
nominations institutionnelles, le sociologue mentionnait la "petite monnaie
quotidienne des actes solennels et collectifs de nominations" (idem) grâce aux
pratiques suivantes: ragots, calomnies, médisances, insultes, éloges,
accusations, critiques, polémiques, louanges. Ces actes illustrent ce que
Bourdieu appelle la magie performative. Mais au-delà de l’effet illocutoire de la
nomination, ce qui retient notre attention est la mention de l’importance de
l’étude de la circulation des discours: "La science des discours comme
pragmatique sociologique (…) s’attache en effet à découvrir dans les
propriétés les plus typiquement formelles des discours les effets des
conditions sociales de leur production et de leur circulation" (165).
Dans le champ de l’analyse du discours, la même année, Boutet, Ebel et Fiala
critiquaient une AD française centrée exclusivement sur les écrits
institutionnels, et proposaient de s’intéresser à la diversité de productions plus
spontanées qui participent à la "rumeur" politique, et à leur circulation, en
étudiant notamment le courrier des lecteurs des journaux.
Suite à la liste de Bourdieu, nous avons commencé à travailler une série de
"sous-genres" allant de la confidence à la médisance et à la dénonciation.
Pourquoi un tel programme et quel lien avec le discours rapporté? D’une part,
les formes de discours que nous avons isolées se matérialisent souvent dans
des marqueurs de discours rapportés c’est-à-dire qu’elles empruntent des
voies de circulation, fussent-elles minimales (d’un locuteur-énonciateur à un
Laurence Rosier
99
autre): c’est le versant "micro-linguistique" de notre approche, qui vise à créer
un répertoire des marqueurs qui nous renseignent sur la manière dont on se
représente les régulations des circulations des discours.
En voici trois exemples issus de la littérature, de la presse et de sites
internets, avec la forme DR correspondante (respectivement attribution
rétrospective du dire dans le potin, locution introductrice pour le ragot,
discours indirect de la calomnie; c’est nous qui soulignons dans les
exemples). Le rôle cataphorique des dénominations (ou du verbe dans l’ex. 3)
prévoit le mode de circulation et de réception des discours rapportés:
Parmi les potins de New York, j’ai été littéralement sidérée par la désintégration de la
famille B. Blanche a l’air folle, et ce qui est extraordinaire c’est qu’il le dit dès qu’elle a le
dos tourné (Sollers, Le cœur absolu: 225)
Je vous rapporte un ragot qui vaut ce qu’il vaut: un pote à moi, programmateur de
cinéma, a eu l’occasion il y a quelques années d’assister à la projection du film “Le coeur
fantôme” de Philippe Garrel, à côté de Serge Kaganski. Ce dernier a dormi pendant tout
le film! Le lendemain, il expliquait à la radio que ce film était “la merveille de la semaine”!
http://www.liberation.com/page_forum.php?Template=FOR_MSG&Message=26394
tinky a écrit: salam, bonjour,
Citation: tinky m’a calomnié
Je m’en souviens j’avais dit que tu étais un bo gosse... je m’excuse hicham d’avoir menti
à tout nos bladinautes
Tawmat non pas celle là msiou tinky! une autre fois où tu m’avais désigné comme le
bourreau de coeur d’un bladinette hystérique! je te collerais le lien dés que j’aurais mis la
main dessus
http://www.bladi.net/modules/newbb/sujet-24660-6-la-calomnie
Si le discours potinant illustre des itinéraires et des formes classiques de
discours rapporté, il ne s’y restreint pas. En effet, nous pouvons rencontrer
des potins, ragots, dénonciations et calomnies qui n’empruntent pas ces
chemins formels et où l’interprétation se fait de façon pragmatique. En effet, le
potin est généralement décrit comme illustrant une rhétorique de l’insinuation,
comme un discours mal intentionné à l’égard d’un tiers absent (Van den
Heuvel, op. cit. 49).
Au-delà de l’acception commune du potin, qui recoupe très massivement
celles du ragot, du commérage et de la médisance en général, on se doit
d’affiner la description si l’on articule la pratique du potinage à des lieux
médiologiques (milieux de la diplomatie, des médias, etc.). Il s’agit de
dispositifs de communication relativement contrainte qui se caractérisent par
le statut des énonciateurs, les circonstances, le mode de médium et sa
scénographie particulière (les photos par exemple 6 dans la presse people ou
6
La photo et sa rhétorique particulière utilisée dans le potin (dans les magazines à sensation, le
"floutage" caractéristique des photos volées, les photos de stars cachant leur visage ou, au
contraire, faisant un doigt d’honneur aux photographes, le légendage, …) doivent être intégrées
à l’étude du potin médiatique.
100
Le discours rapporté: vers une théorie de la circulation discursive?
à sensation), la thématique (petites informations ordinaires sur les habitudes
intimes des personnages médiatisés (Yannick Noah déteste porter des
chaussures), petits récits montrant une facette peu reluisante, vaguement
transgressive, des mêmes personnages, récits de liaisons amoureuses
cachées ou nouvelles dans les conversations…), les formes (phrases
comportant des noms propres, verbes au présent ou au conditionnel, …).
L’intention malveillante n’y est donc pas toujours présente ou, en tout cas,
première. Comme nous avons mentionné l’ambivalence du rôle social de la
délation, nous devons tenir compte que le potin est aussi une parole qui
entretient le lien social, à tel point que les manuels de savoir-vivre l’intègrent
comme un véritable savoir-faire mondain (tout en perpétuant l’idée qu’il s’agit
quand même toujours de dire du mal de ses connaissances):
On peut encore parler des amis communs et qui ne sont pas encore là ou qui n’ont pas
été invités. Vous commencez par en dire du bien et vous attendez qu’on vous en dise du
mal. Sur ce sujet, vous pouvez broder indéfiniment (Hervé de Peslouan, Le vrai savoir
vivre, sd: 277).
Le potin, généralement annoncé comme tel, est donc alors un circulème car
tout propos dénommé potin indique voire impose son mode de circulation,
dans un réseau, souvent présenté comme naturel. Nous pensons aux
métaphores du vent, de la neige (effet dit boule de neige) utilisées par les
écrivains pour caractériser leur circulation inéluctable, occultant l’origine
énonciative, échappant aux énonciateurs multiples, s’imposant par sa
circulation même: "Un souffle de commérages s’enflait depuis quatre jours,
éclatait en une malédiction universelle" (Zola, Germinal: 1518).
Dans le discours médiatique, le discours potinant sera organisé et hiérarchisé
selon les rubriques et sous-rubriques où il apparaît: potins à plus ou moins de
pourcentage de probabilité dans l’hebdomadaire Voici, potins d’importance ou
négligeables sous les rubriques: on est content pour eux et on s’en fout dans
le même Voici, rubriques différentes pour news, indiscret, canal potins sur
canal stars.com, présentation d’interviews de stars sous la mention "potin"
(ainsi le magazine Elle présente sous la dénomination Potins les impressions
de Valérie Lemercier comme présidente de la cérémonie des Césars 2006).
Comme le potin est, au mieux, considéré comme une pratique futile, au pire
comme une pratique malveillante et condamnable, les organes de presse non
dévolus spécifiquement aux potins et ragots (comme Voici, France Soir,
Public) vont utiliser diverses stratégies pour produire une sorte de discours
d’escorte légitimant le potin, sur le mode ludique, humoristique:
Oh, les beaux potins
(…) Dr Aga, voici mon problème; je suis une mauvaise communicante. Quand je tiens un
bon potin sur quelqu’un, j’ai du mal à le vendre. Même si c’est un super ragot sexuel,
formulé par moi, il tombe à plat.
(…) réponse du docteur AGA: (…) Vous souffrez d’un déficit de talent narrativo-potinier.
(…) Dans votre lettre vous dites avoir livré votre ragot "à la cantonade". Erreur
monumentale! Un potin se chuchote à l’oreille, règle numéro 1 (ELLE, 15.05.05: 97).
Laurence Rosier
101
Pratique sociale, le potin a donc ses règles selon les modes de circulation
(ainsi à l’oral il est conseillé de le chuchoter comme dans l’exemple cidessus), ses thématiques récurrentes (généralement tournées autour des
histoires d’amour et des habitudes intimes des proches ou des "stars"
présentées comme des "gens normaux"), et ses formes d’annonce qui
orientent son intention et sa réception (pour rire, à croire, à ne pas croire…).
5.
Parcours d’un discours
Selon les genres de discours, on peut avoir l’impression que certaines
circulations sont balisées, vouées à la circularité et à une progressive
disparition par épuisement discursif en quelque sorte. Ce serait le cas du potin
qui, une fois "éventé", ayant circulé dans la totalité des sphères où il peut
susciter un intérêt, retombe dans l’oubli ou bien change de statut et devient un
énoncé stabilisé.
Or il est des cas, où la "machine médiatique" montre des circulations plus
complexes, où un "potin", en l’occurrence, est sorti de sa trajectoire obligée
parce que les protagonistes ont cherché à modifier le cours du discours, que
les frontières entre les médias spécialisés dans ce genre de rapport de
discours (type Voici, Public, et dans un registre proche mais non assimilé,
Paris-Match) et les autres (médias légitimes comme Le Monde, Le Figaro,
Libération), sont devenues étanches.
C’est le cas de ce que nous avons nommé "l’affaire Adjani-Jarre" qui a occupé
les médias durant l’été 2004. Rappelons en quelques mots l’histoire qui s’est
déclinée dans les médias dès la rencontre et le début de la relation
amoureuse des protagonistes: apprenant que Jarre entretient une relation
avec une autre actrice, ce qui a été dévoilé par la presse dite "à scandale",
Adjani décide d’annoncer leur rupture par voie de presse en utilisant des
circuits de la presse "légitime", notamment par une interview à L’Express.
Cette "affaire Adjani-Jarre" semble conjoindre les différents points mis en
avant jusqu’ici: point d’émission médiologique aisément repérable puisque le
circuit médiatique a été tout à fait balisé; volonté de maîtrise de l’événement
par l’un des protagonistes; questions des valeurs, des déplacements de
circuits des discours; ambivalence des frontières entre confidences
médiatisées, potins, ragots, médisances, témoignages…; valse hésitation
entre discours autocentré (celui de la confidence/confession par voie
d’interview) et hétérocentré (celui du potin), pour sauvegarder l’ethos de la
principale intéressée, entre amoureuse trompée et star secrète et discrète.
Si les médias type Voici fonctionnent entièrement et naturellement sur et par
le discours potinant, les médias classiques se sont vus contraints, pour le
relayer, de produire un discours sur l’événement/potin médiatique et sur cette
circulation débridée. Premier changement de cap d’un discours, qui oblige à
102
Le discours rapporté: vers une théorie de la circulation discursive?
revoir l’idée communément admise que le potin est sans intérêt notionnel: les
"histoires de coucherie" du discours potinant peuvent "s’élever" au rang
d’objet sociologique (tabou de l’infidélité masculine, adultère comme
inconduite universelle).
"Elle" et lui ont fait la une de Paris-Match pour dire qu’ils s’aimaient. Photos noir et blanc
d’un couple qui avait visiblement l’adresse d’une bonne thalasso à jouvence. Deux ans
plus tard, "elle", toujours en une, annonce qu’elle le quitte parce qu’il la trompe. Les
rotatives s’emballent. Avis de recherche sur la maîtresse. Vient l’Express, "elle" veut
briser le tabou de l’infidélité masculine. Rarement potin mondain, banale histoire de
coucheries chez les quinquas qui ont l’air d’en avoir 20, aura à ce point circulé aux
vitrines du grand jour (Libération, juillet 2004).
Pour ceux qui ne lisent pas la presse "pipaul", un bref rappel des faits s’impose. L’actrice
Isabelle Adjani, qui avait jusqu’ici choisi de garder jalousement pour elle sa vie privée, a
étalé sur la place publique sa rupture avec le musicien électronique et artificier JeanMichel Jarre. Elle est même allée beaucoup plus loin en érigeant ce qu’elle appelle
"l’adultère" de son ancien compagnon en exemple quasi universel d’inconduite (Le
Monde, télévision, 14.09.04).
Une autre stratégie mise en place fut la dérision, ce qui permettait de
bénéficier de l’intérêt des lecteurs pour l’affaire tout en gardant ses distances,
comme l’illustrent ces titres aux jeux intertextuels très ironiques:
Adjani et Jarre, c’est fini sauf dans les kiosques (Libération, 24.07.04).
De l’art de rompre médiatiquement (Le Monde, 05.08.04).
Le grand cri d’Adjani a duré tout l’été (Le Monde, 14.09.04).
Acheter le nouvel album de Jean-Michel Jarre en signe de solidarité après un
été meurtrier (Le Figaro Magazine: "rentrée snob", 28.08.04).
Dans le cas de cette histoire, on est passé d’une "confidence" médiatisée à un
détournement de ce qui aurait pu rester dans la rubrique potin pour l’élever à
un autre rang de discours circulant.
C’est devenu une pratique relativement convenue de mettre sciemment à jour
son intimité afin qu’elle n’apparaisse pas de toute façon de façon volée dans
les rubriques à potin (l’un n’empêche pas l’autre bien évidemment). Adjani le
sait et va d’ailleurs en user puisque l’annonce officielle de la relation fera la
une de l’hebdomadaire français Paris-Match, via une mise en scène habile: le
rôle du confident relatant l’histoire est assumé par une personnalité de choix,
ni traître, ni indiscret, commentateur bienveillant et ayant le blanc seing des
protagonistes:
Récit de Frédéric Mitterrand dans Match: "Isabelle l’a rejoint dans la belle maison du
fleuve et ils n’en sont pratiquement pas sortis, sauf pour une escapade où des paparazzi
toujours en planque ont réussi à les apercevoir et où des jeunes rappeurs ont nettoyé le
pare-brise de la voiture à un feu rouge en lançant à Jean-Michel Jarre qu’ils avaient
reconnu: "Pour toi, c’est gratuit et pour ta meuf aussi, c’est dingue ce qu’elle est belle".
(site: http://www.telepoche.fr/canalstars/canalstars.nsf/).
Dans l’un des ELLE du mois de mai 2004, Adjani choisit cette fois de confier
son bonheur, ses projets d’avenir, son amour avant, quelques semaines plus
tard, de témoigner et de provoquer un débat de société sur l’infidélité et ses
tabous (En juillet 2004, L’Express ouvre un forum avec ses lecteurs sur cette
Laurence Rosier
103
question). Le discours dès lors tend à occulter la dimension privée (ainsi
l’actrice ne cite jamais nommément le nouveau couple formé par Jarre et
Anne Parillaud, elle use d’une rhétorique générale sur le comportement
pervers des hommes: "Et puis libérer la parole, c’est attirer l’attention sur un
phénomène non pas pour incriminer une personne en particulier, mais un
comportement: celui du pervers (…)", idem), alors qu’"en face" (on assiste en
effet à une dichotomie des positions des grands groupes de presse à propos
de cette affaire, chacun choisissant de soutenir médiatiquement l’un ou
l’autre), Jarre replace sans cesse l’affaire dans le cadre intime, en usant
d’ailleurs de la rhétorique visuelle correspondante (photos avec sa nouvelle
compagne sur le mode "photos volées", de dos, léger flou dans Paris-Match):
"J’ai eu l’impression d’être pris dans un show de télé-réalité. J’ai évidemment une autre
version des faits, je ne la donnerai pas par respect des gens, y compris pour elle (…)
Prendre un cas d’espèce pour lever un tabou français, c’est n’importe quoi" (Libération,
13.09.04).
Confidence, potin, témoignage, récit, show de télé-réalité: la valse des
circulèmes et des sous-genres savamment distillés (on ne qualifie pas de
potin le dire de Frédéric Mitterand p.ex.), utilisés dans le paratexte ou dans les
commentaires métadiscursifs des médias ou encore dans les interventions
des protagonistes directs, témoigne du parcours insolite d’un potin devenu
autre par sa mise en circulation centrifuge. Suivre un discours à la trace et
décrire les méandres de sa circulation révèle les représentations liées aux
différents circuits empruntés par le discours. Si le discours potinant a pu sortir
de son circuit balisé, c’est aussi parce que, au-delà des protagonistes euxmêmes (le trio amoureux), il y a bien un discours objet du potin (l’adultère,
l’infidélité).
Actuellement, notamment à cause du médium internet, se propagent de façon
concomitante d’une part des potins, hoax et rumeurs en nombre croissant et
des sites de veille visant à les repérer, voire à les désamorcer et d’autre part,
un discours notamment sociologique très critique sur les effets néfastes de
ces pratiques, toujours assimilées à des pratiques négatives centrées sur
l’axe de la vérité/fausseté: désinformation, médisance, calomnie,
déstabilisation. A l’oral, le potin serait juste un bruit social, à l’écrit il serait
néfaste. Dans le cas que nous avons choisi, il ne s’est pas agi de s’interroger
sur la vérité ou la fausseté de l’information mais de déplacer le propos "trivial"
du potin (Van den Heuvel, op. cit.) vers une signification sociale. C’est
précisément les changements de circuit de circulation, via la dénomination,
qui ont permis ce déplacement.
6.
Conclusion générale
Entre surmarquage et effacement, entre récursivité du discours citant et
parcours balisé par des circulèmes, analyser la fonction messagère des
104
Le discours rapporté: vers une théorie de la circulation discursive?
discours ouvre la porte à l’étude des manifestations spontanées ou construites
de la représentation, par les locuteurs, de la régulation des discours. Nous en
sommes restés pour le moment à des parcours relativement banalisés dans
des corpus médiatiques mais l’intégration des supports médiologiques et
matériels de ces discours comme pratiques sociales devrait par la suite ouvrir
de nouveaux horizons théoriques via de nouveaux corpus. À suivre donc…
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Les énoncés détachés dans la presse écrite.
De la surassertion à l’aphorisation
Dominique MAINGUENEAU
Université Paris XII (France)
[email protected]
This article differs from most of the research on reported discourse in the newspapers. It
focuses on utterances that were detached from a text, but were not inserted into a new
set of sentences. The press can be considered as a medium that systematically detaches
utterances deprived of context and puts them into circulation. In the first section, I reflect
on the very fact of detaching utterances and introduce the concept of "overassertion"
("surassertion"), i.e. the operation that emphasizes in a text what fragments can be
detached. In the second section a distinction is made between "overassertion" and
"aphorisation", whose pragmatic status is quite specific. This allows us to distinguish
between two types of utterances: "textual enunciations" ("énonciations textualisantes")
and "aphorizing enunciations" ("énonciations aphorisantes").
De nombreuses recherches ont été menées sur le discours rapporté dans la
presse écrite 1 . A la différence de la plupart de ces travaux, je vais
m’intéresser ici à des énoncés détachés devenus autonomes, c’est-à-dire qui
ne sont donc pas réinsérés dans la continuité d’un nouveau texte. Une telle
problématique dépasse de beaucoup le cadre de la presse, mais cette
dernière y fait massivement appel. Cela se comprend: comme tout média, la
presse peut être considérée comme une machine à découper et à mettre en
circulation des énoncés. Je commencerai par réfléchir sur le phénomène du
détachement, de façon à introduire la notion de "surassertion" (Maingueneau,
2004), qui va elle-même nous amener à un régime d’énonciation particulier,
celui de l’"aphorisation".
1.
Le détachement
Il circule dans les mémoires collectives un grand nombre d’énoncés brefs, en
général constitués d’une seule phrase, qui contribuent à renforcer l’identité du
groupe et dont le signifiant et le signifié sont pris dans une organisation plus
ou moins prégnante (par la prosodie, des rimes internes, des métaphores, des
antithèses…). J’ai parlé de "mémoires collectives" au pluriel parce qu’il peut
s’agir d’énoncés attachés à un groupe restreint (une secte, une discipline
1
Pour le français, voir par exemple Darde (1988), Laroche-Bouvy (1988), Maingueneau (1998),
Komur (2004), Flottum (2000), Rosier (2002), Bastian et Hammer (2004), Marnette (2004),
Tuomarla (2000).
108
De la surassertion à l’aphorisation
académique…) ou à l’ensemble d’une communauté culturelle: dans l’espace
francophone p.ex. "Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement" (Boileau), "Et
s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là" (Victor Hugo), etc. Ces énoncés peuvent
être des séquences autonomes par nature (ainsi les proverbes, les
devises…), ou des énoncés qui ont été détachés d’un texte. Les énoncés qui
vont nous retenir ici sont eux aussi des énoncés brefs et autonomes, mais il
s’agit d’énoncés que la presse a détachés d’un texte et qui, du moins au
moment où ils sont publiés, ne sont pas mémorisés par une collectivité.
Il ne suffit pas de constater que certains énoncés qui ont été autonomisés ont
été détachés d’un texte. En fait, ce travail de détachement ne s’exerce pas sur
n’importe quel matériau verbal; de nombreux énoncés détachés sont des
énoncés qui dans le texte source se présentaient comme détachables. Cela
n’est en rien spécifique de la presse. On peut évoquer par exemple le cas de
ces "maximes" qui émaillaient le théâtre classique français du XVIIe siècle,
surtout la tragédie. Les auteurs cherchaient constamment à produire des
formules détachables, des "sentences" bien frappées. Ainsi dans cet extrait du
Cid de Corneille:
Don Rodrigue.
Parle sans t'émouvoir.
Je suis jeune, il est vrai; mais aux âmes bien nées
la valeur n'attend point le nombre des années.
Le comte.
Te mesurer à moi! Qui t'a rendu si vain,
toi qu'on n'a jamais vu les armes à la main?
Don Rodrigue.
Mes pareils à deux fois ne se font point connoître,
et pour leurs coups d' essai veulent des coups de maître.
Le comte.
Sais-tu bien qui je suis?
Don Rodrigue.
Oui; tout autre que moi
au seul bruit de ton nom pourroit trembler d'effroi.
Les palmes dont je vois ta tête si couverte
semblent porter écrit le destin de ma perte.
J’attaque en téméraire un bras toujours vainqueur;
mais j' aurai trop de force, ayant assez de cœur.
à qui venge son père il n'est rien impossible.
Ton bras est invaincu, mais non pas invincible.
(Le Cid, Acte II, scène II).
Il est facile d’identifier dans ce passage un certain nombre de séquences qui
apparaissent détachables et que nous avons mises en gras: ce sont des
énoncés généralisants qui énoncent un sens complet; ils sont brefs et
fortement structurés. Voués à la mémorisation et au réemploi, ils doivent être
prononcés avec l’ethos emphatique qui convient.
Ces "maximes" reposent sur la combinaison apparemment paradoxale de
deux propriétés:
1.
2.
elles doivent être perçues comme inédites;
elles doivent être perçues comme immémoriales.
Dominique Maingueneau
109
C’est précisément là le nœud de l'effet recherché: le personnage produit du
mémorable, c’est-à-dire un énoncé digne d'être consacré, ancien en droit,
nouveau en fait. C'est parce que cet énoncé est digne d'être ancien, qu'il peut
prétendre à un statut "monumental". Il inaugure en aval une série illimitée de
reprises en se présentant comme l'écho d'une série illimitée de reprises en
amont. Il vise donc à produire dans la réalité ce qui n'est au fond qu'une
prétention énonciative: se présentant comme une sentence appartenant déjà
à un savoir partagé, il prescrit par là-même sa reprise.
On peut mettre ces maximes théâtrales en contraste avec des énoncés
détachés de textes philosophiques. On écarte ici le cas particulier des
philosophies, en particulier dans l’Antiquité, qui produisent des énoncés
originellement détachés, sortes de slogans qui étaient destinés à servir de
règle de vie ou de support à la méditation. Nous évoquons seulement les
textes où telle ou telle séquence est marquée comme détachable. Cette
détachabilité peut être indiquée de diverses façons:
•
Parce qu’elle est reprise dans le paratexte, en particulier sous forme de
titre ("L’existentialisme est un humanisme" (livre de Sartre)) ou d’intertitre;
•
Dans le fil du texte proprement dit: en lui affectant une position saillante,
surtout l’incipit ou la clausule;
•
Par l’embrayage énonciatif: en lui conférant une valeur généralisante ou
générique;
•
Par une structuration prégnante de son signifiant (symétrie, syllepse…)
et/ou de son signifié (métaphore, chiasme…);
•
Par le métadiscours: en faisant ressortir tel ou tel énoncé: par exemple
une reprise catégorisante, anaphorique ou cataphorique: "cette vérité
essentielle…".
Voici un exemple de séquence philosophique détachable; elle conclut le
chapitre I des Deux sources de la morale et de la religion de Bergson:
[…] Tout s’éclaire au contraire, si l’on va chercher, par-delà ces manifestations, la vie
elle-même. Donnons donc au mot biologie le sens très compréhensif qu’il devrait avoir,
qu’il prendra peut-être un jour, et disons pour conclure que toute morale, pression ou
aspiration, est d’essence biologique. (1951: 103).
Ici la détachabilité de la séquence en italique est manifeste: elle cumule une
saillance textuelle (position de clausule d’un chapitre d’une œuvre qui n’en
contient que 4), autonomisation déictique (énoncé généralisant), opération
métadiscursive ("disons pour conclure") qui fait ressortir l’énoncé; elle est
également brève et paradoxale (par rapport à la doxa et par rapport à la
représentation commune de la doctrine bergsonnienne, qui passe pour
spiritualiste). Cet énoncé est donc un candidat idéal au statut de formule
philosophique.
110
De la surassertion à l’aphorisation
Pour de tels marquages, qui formatent un fragment comme détachable,
candidat à une reprise, on ne peut pas parler de "citation": il s’agit seulement
d’une mise en relief qui est opérée par rapport au reste des énoncés. A la
différence de la maxime cornélienne, ce type de détachement semble
étroitement lié à la position finale d’une unité textuelle (section, chapitre, livre).
On parlera ici de surassertion, et l’on dira qu’une séquence surassertée dans
un texte
•
est relativement brève, de structure prégnante sur le plan du signifié
et/ou du signifiant;
•
se trouve en position saillante, le plus souvent en début ou en fin de
texte, de manière à lui donner le statut d’un condensé sémantique, le
produit d’une sorte de sédimentation de la dynamique du discours;
•
est en relation thématique avec l’un des enjeux essentiels du passage
concerné: il s’agit d’une prise de position sur un point sujet à débat;
•
suppose une "amplification" de la figure de l’énonciateur.
2.
Surassertion et détachement dans la presse
Muni de cette notion de "surassertion", nous allons maintenant en venir à la
presse écrite contemporaine. Considérons pour commencer ce dernier
paragraphe d’un article du Figaro économie:
France Telecom devient une entreprise privée
[…] Et comme deux autres formes symboles, Renault et Air France, deux groupes
publics sauvés grâce aux deniers publics privatisés pour leur permettre de devenir de
vrais champions mondiaux, France Télécom illustre à son tour la difficile métamorphose
de "France Entreprise". Car en ce début du XXIe siècle, il est impossible de faire de la
bonne industrie si on n’est pas capable d’être aussi un bon actionnaire (article signé "Y.
Le G. ", Le Figaro économie, 02.09.2004: II). C’est nous qui soulignons.
Le lecteur perçoit aisément que la dernière phrase est surassertée, par ses
propriétés énonciatives aussi bien que par son lien avec la thématique
centrale de l’article, donnée dans le titre. Néanmoins, cette surassertion n’est
pas reprise dans le paratexte de l’article, comme c’est souvent le cas dans les
journaux. Cela s’explique sans doute par l’absence d’autorité de l’auteur, qui
ne signe d’ailleurs qu’avec ses initiales. L’identité de la source joue en effet un
rôle essentiel dans cette affaire.
Dans les médias contemporains, les énoncés détachés prolifèrent. Les
journalistes et leurs collaborateurs passent leur temps à découper des
fragments de textes pour les convertir en citations (pour les titres et les
intertitres, les compte rendus, les résumés, les interviews, etc.). C’est le cas
p.ex. dans ces deux titres d’articles pris au hasard:
•
Au Quai d’Orsay: "Les déclarations prêtées au ministre ne sont pas crédibles" (Le
Monde, 24.01.04: 8).
Dominique Maingueneau
•
111
Jean-Louis Borloo, ministre de la ville, sur les zones urbaines sensibles: "Les cités
doivent devenir des quartiers ordinaires" (Libération, 10.11.03: 14).
Dans le même ordre d’idées, on peut aussi évoquer le phénomène qu’en
France les médias audiovisuels dénomment "petites phrases", ces brèves
citations qui sont découpées pour être reprises dans les émissions
d’information, car jugées significatives dans un état déterminé de l’opinion. En
fait, il est impossible de déterminer si ces "petites phrases" sont telles parce
que les locuteurs des textes sources les ont voulues telles, c’est-à-dire
détachables, vouées à la reprise, ou si ce sont les journalistes qui les disent
telles pour légitimer leur découpage. De toute façon, par le jeu classique
d’anticipation des modalités de la réception, les auteurs des textes sources,
qui sont en général des professionnels de la vie publique, ont tendance à
anticiper les réemplois qui vont être faits de leurs propos, et donc à essayer
de contrôler les détachements. C’est ainsi devenu une routine pour les
locuteurs familiers des médias que de placer des énoncés dans des positions
textuelles distinguées – le plus souvent en fin d’unité textuelle – de façon à les
rendre détachables et à favoriser leur circulation ultérieure. Comme s’ils
indiquaient en pointillés quels fragments ils espèrent voir repris. Regardons
par exemple cette interview de l’acteur Samuel Le Bihan parue dans un
hebdomadaire de télévision:
Vous dites qu’incarner un nouveau rôle, c’est partir à la découverte de soi.
Qu’avez-vous exploré cette fois?
La relation avec mon frère. Quand il a eu 16 ans, nos parents se sont séparés. Il a quitté
l’école – il était très turbulent comme son grand frère – et il est venu vivre avec moi.
J’avais 23 ans et je me suis occupé de lui avec toute la maladresse de mon jeune âge:
j’ai voulu lui donner le meilleur, pour qu’il réussisse là où j’avais échoué. Bref, je voulais
jouer au père et je n’en avais pas la carrure.
Avec les femmes, Rapha a une façon très enfantine de séduire…
Oui et en cela il me ressemble: en dépit de mes efforts pour avoir l’air adulte, il y a en
moi une part d’enfance qui ne demande qu’à exister. Quand on grandit, on joue toujours
à l’homme. Adolescent, j’ai eu l’impression qu’on me demandait de mettre en avant ma
virilité. Mon côté foufou, il a bien fallu le planquer. Finalement, "c’est quand je joue ou
quand je séduis que je redeviens un môme" (Télé Star, 12-18.04.03: 17).
Les deux énoncés placés en fin d’intervention sont détachables: par leur
position en fin d’unité textuelle, par la présence d’un connecteur reformulatif
("bref", "finalement"), par leur structure sémantique et prosodique prégnante.
Dans ce genre d’article, la détachabilité a partie liée avec le titrage,
l’intertitrage, les légendes des photos. Ainsi dans cette interview trouve-t-on
en position paratextuelle deux énoncés détachés entre guillemets, l’un près de
la photo de l’acteur ("Il y a en moi une part d’enfance qui ne demande qu’à
exister"), l’autre en titre ("Avec les femmes je joue la légèreté"). Il est normal
que dans une interview, ce soient de manière préférentielle les affirmations de
l’interviewé sur soi qui soient marquées comme détachables; en
revanche, dans un exposé philosophique la détachabilité concerne plutôt des
thèses, des énoncés génériques à teneur doctrinale forte.
112
De la surassertion à l’aphorisation
Considérons à présent cet autre entretien, accordé au quotidien gratuit 20
minutes par le mathématicien Gilles Dowek, professeur à l’Ecole
Polytechnique. Son titre est "L’âge d’or des mathématiques, c’est aujourd’hui".
Son détachement s’est fait à partir d’une surassertion, marquée à la fois par la
position en fin d’intervention, un connecteur de reformulation ("autrement dit")
et une structure sémantique prégnante, qui joue de l’opposition topique "âge
d’or" / "aujourd’hui":
[…] on pense trop souvent qu’elles (= les mathématiques) appartiennent au passé, alors
que la moitié des mathématiciens qui ont sévi au cours de l’Histoire sont… vivants et en
exercice. Autrement dit, l’âge d’or des mathématiques, c’est aujourd’hui (18.10.04: 39).
Les énoncés détachés ne figurent pas seulement dans le paratexte d’articles.
Ils sont bien souvent autonomes. On doit en effet opérer une distinction entre
détachement fort (énoncés dissociés du texte source) et détachement faible
(énoncés se trouvant dans le paratexte du texte source). A vrai dire, quand il y
a détachement "fort", pour le lecteur le texte source n’existe pas. P.ex., à
moins de faire une enquête qui n’est pas à la portée de tout le monde, il ne va
pas remonter à cet entretien dans lequel Giscard d’Estaing aurait dit du mal
de Raffarin:
La phrase qui tue: Valéry Giscard d’Estaing: "Raffarin, cela a été trois mois d’illusions,
trois mois d’incertitudes et, depuis, c’est la certitude qu’il n’est pas à la hauteur" (20
minutes, 18.12.03: 23).
A côté de cette rubrique "La phrase qui tue", on en trouve d’autres, comme
"La citation du jour":
La citation du jour: "Il y a une panne européenne, il y a une crise, mais ce n’est pas
l’explosion". Le commissaire européen Michel Barnier, hier (Métro, 15.01.03: 4).
ou encore "C’est dit!":
C’est dit! "Tous ceux qui vivent en France doivent se soumettre aux règles et coutumes
de la société française". Le Conseil représentatif des institutions juives de France a
salué, hier, le discours du chef de l’Etat (20 minutes, 18.12.03).
Il existe aussi des groupements d’énoncés détachés. Ainsi, Métro sous la
rubrique "Ils ont dit" propose des listes de citations. Par exemple l’une d’elles,
qui porte sur le Moyen Orient, juxtapose une série d’énoncés de G. Bush,
Tony Blair, Ariel Sharon, Dominique de Villepin, Kofi Annan.
Mais l’unité thématique n’est pas nécessaire pour qu’il y ait groupement,
comme le montre une rubrique courante dans les hebdomadaires du style
"news magazines": les doubles pages qui forment un patchwork de citations.
Dans l’hebdomadaire brésilien Veja, la rubrique "Veja essa" aligne par
exemple, à la date du 3 septembre 2003 (p. 34-35), dix-huit citations où se
mélangent politique et monde du spectacle.
Dominique Maingueneau
113
En voici deux:
"O Brasil deve ter cuidado para o espectaculo do crescimento nao ser um vô de
galinha". (Julio Sérgio Gomes de Almeida, economista do Instituto de Estudos para o
Desenvolvimento Industrial, em entrevista a Paulo Henrique Amorim, no site Uol News) 2 .
"Eu me acho linda". (Preta Gil, cantora, a filha robusta do ministro da Cultura, Gilberto
Gil, que posou nua para o encarte do seu CD) 3 .
Ce n’est en rien un phénomène réservé à la presse populaire, mais il prend
des formes variables, en fonction du type de journal concerné. C’est ainsi que
Le Monde, qui se veut un journal de référence pour les élites, y recourt en
marquant sa différence, du moins en surface. Un long article du 29 février
2004 (p. 22), intitulé "Les vingt jours qui ont ébranlé la rédaction de France 2",
est ainsi parsemé de cinq énoncés détachés guillemetés et en italique grasse,
associés à une petite photo en noir et blanc du visage de leurs locuteurs. Ce
qui est original ici, par rapport aux exemples que nous avons déjà évoqués,
est qu’il s’agit d’un processus de second degré, où le détachement opère sur
une citation, et non sur une énonciation première. En effet, il s’agit d’extraits
de citations qui figurent dans le corps de l’article. Voici ces cinq énoncés
détachés:
"Alain Juppé a tranché (…), il a décidé de prendre du champ […]. Un retrait qui sera
progressif". DAVID PUJADAS
"Nous ne sommes pas assez proches des hommes politiques, et voilà ce qui nous
arrive". OLIVIER MAZEROLLE
"Il faut que toute disposition soit prise pour que ce genre de faute ne se reproduise plus".
JEAN-JACQUES AILLAGON
"L’erreur commise […] doit nous conduire à revoir nos procédures dans nos journaux et
nos reportages". MARC TESSIER
"Il ne s’agit pas de tourner la page, mais de tirer les enseignements de ce qui s’est
passé". ARLETTE CHABOT
Pour deux sur cinq de ces citations l’autonomie de l’énoncé détaché est
affaiblie par la présence ostensible de coupes marquées par des points de
suspension entre parenthèses. On peut y voir le résultat d’un compromis entre
la logique du détachement et la nécessité de préserver l’ethos de sérieux que
revendique un journal comme Le Monde, qui ne se donne pas le droit de
modifier les paroles citées.
L’indépendance relative de l’énoncé détaché à l’égard du texte source se fait
plus visible quand un détachement "faible" permet de percevoir des altérations
de l’énoncé originel. En voici deux exemples particulièrement nets, puisque ce
sont de simples suppressions: celle d’une phrase incise à fonction
2
"Le Brésil doit faire attention à ce que le spectacle de la croissance ne soit pas un mirage".
(Julio Sergio Gomes de Almeida, économiste de l’Institut d’Etudes pour le Développement
Industriel, dans un entretien avec Paul Jenrique Amorim, sur le site Uol News).
3
"Je me trouve belle". (Preta Gil, chanteuse et robuste fille du ministre de la Culture, Gilberto Gil,
qui a posé nue pour la couverture de son CD).
114
De la surassertion à l’aphorisation
d’autocorrection (H. Chalayan) et celle d’un circonstant (Valéria BruniTedeschi):
(Titre) Hussein Chalayan: "Je suis très sexuel"
[…] "Les gens pensent que, parce que vous intellectualisez votre travail, vous ne pouvez
pas être quelqu’un de très physique. Les deux ne sont pas antagonistes! Je suis, et j’ai
toujours été, quelqu’un de très sexuel" (Jalouse, n° 58, mars 2003: 159) C’est nous qui
soulignons.
(Chapeau) “J’ai découvert que ce n’était pas triste de devenir adulte”.
Alors elle s’écoute grandir, se regarde évoluer: "J’ai découvert en réalisant un film que ce
n’était pas triste de devenir adulte! Comme actrice, je restais à une place un peu
enfantine, où on se laisse diriger et on s’efforce de plaire […]" (Le Figaro, 02.10.04: 28)
C’est nous qui soulignons.
On constate le même phénomène dans ce texte qui couvre toute une page du
Nouvel Observateur (23-29.10.03: 27), sous la signature de trois personnalités
du parti socialiste (Jean-Luc Mélenchon, Vincent Peillon, Manuel Valls). Il est
doublement titré par deux énoncés détachés entre guillemets, de tailles
différentes, placés dans le paratexte de leur texte source (détachement faible
donc):
"On ne trie pas les citoyens en fonction de leur origine ou de leur religion"
"Monsieur Ramadan
ne peut pas être des nôtres"
Le titre en gras renvoie à la dernière phrase du texte, qui est fortement
surassertée: "Et pour cela M. Ramadan ne peut pas être des nôtres". Il y a ici
convergence entre les intentions des locuteurs et les contraintes
journalistiques; peu importe que cette convergence soit une anticipation des
trois signataires ou, comme c’est probable, le résultat d’une collaboration
entre eux et la rédaction du magazine. Quant à l’autre titre, son détachement
s’accompagne à la fois de l’extraction d’une complétive et de l’abaissement de
la négation: "Républicains, nous ne pouvons admettre que l’on trie les
citoyens français en fonction de leur race, de leur origine, de leur religion".
On peut aller plus loin dans la transformation du texte source, comme le
montre cet entretien avec l’actrice, Alexandra Kazan, qui a pour titre:
Alexandra Kazan: "Pour durer dans ce métier, il faut être costaud"
Or, le texte placé en dessous donne une version sensiblement différente:
Les gens ne se rendent pas compte, ils ont l’impression que lorsqu’on est connu, on est
arrivé. Mais c’est difficile de durer. Il faut être très costaud psychologiquement. Parfois, je
le suis, parfois non (Télé Star, 19.10.03: 91).
On le voit, un mouvement argumentatif réparti sur quatre phrases, avec
diverses modulations du locuteur, se trouve ici transformé en une phrase
unique généralisante, une sorte de sentence.
Regardons maintenant cet entretien de quatre pages qui a été accordé par les
premiers vainqueurs de l’émission de téléréalité "Le Bachelor", Olivier et
Dominique Maingueneau
115
Alexandra. Un grand titre s’étale sur les deux premières pages, titre repris en
haut de la page suivante:
Olivier et Alexandra
"Si ça ne marche pas entre nous, on vous le dira"
Pourtant, dans le texte source cet énoncé n’a pas Olivier et Alexandra pour
locuteurs, mais le seul Olivier; en outre, l’énoncé originel est très différent:
"O.: Si, un jour, ça va moins bien entre nous, on ne le cachera pas non plus" (p.18).
Je ne vais pas commenter ici les raisons de cette transformation, mais on voit
qu’elle élimine des modulations, de manière à renforcer l’autonomie et le
caractère lapidaire de l’énoncé, de façon à projeter sur lui une surassertion
rétrospective.
Ces transformations de l’énoncé originel touchent même Le Monde, même si
c’est dans une proportion moindre. Une analyse plus attentive de l’article
évoqué plus haut révèle que deux seulement sur les cinq énoncés détachés
reprennent exactement les citations de l’article. Par exemple celle de Marc
Tessier est différente de sa source; nous mettons en gras ce qui a été
modifié:
•
Enoncé détaché:
"L’erreur commise (…) doit nous conduire à revoir nos procédures dans nos
journaux et nos reportages". MARC TESSIER
•
Texte source:
Dans un communiqué, il lui rend hommage en soulignant que "l’erreur commise (…)
doit nous conduire, dans un souci d’exigence et de rigueur, à revoir nos
procédures dans nos journaux comme dans nos reportages".
Comme on peut s’y attendre, les modifications apportées tendent à accentuer
le caractère formulaire, à formater les énoncés détachés en surassertions
rétrospectives.
Jusqu’ici nous avons centré notre attention sur des détachements qui relèvent
d’une logique de discours direct. Nous allons signaler en passant un
phénomène relevant du discours indirect qui constitue une forme apparentée.
Dans l’entretien de l’acteur Samuel Le Bihan; l’une des questions du
journaliste était la suivante:
Vous dites qu’incarner un nouveau rôle, c’est partir à la découverte de soi. Qu’avez-vous
exploré cette fois? (C’est nous qui soulignons).
La formule citée au discours indirect pourrait constituer un énoncé détaché
("Incarner un nouveau rôle, c’est partir à la découverte de soi"). Ici il n’y a pas
à proprement parler de détachement, mais le préfixe "vous dites que…", par la
reprise qu’il implique, a pour effet de marquer rétrospectivement comme
surasserté l’énoncé qui suit. On notera l’emploi du présent de l’indicatif pour
"dites"; c’est moins un présent d’énonciation qu’un présent qui suppose un
sujet invariant par rapport à la diversité des situations de communication dans
le temps et l’espace. Ce "vous dites que…" suppose une opération de
116
De la surassertion à l’aphorisation
détachement faible, à partir d’une intervention antérieure du même entretien,
ou de détachement fort si la phrase est censée avoir été énoncée dans une
autre situation. Dans ce dernier cas il y a décontextualisation.
On en voit des illustrations avec ces deux énoncés, extraits d’un corpus de
débat politique étudié par Diane Vincent (à paraître):
•
"A chaque fois vous dites que ça va bien alors que c’est évident que ça va très mal
dans le système de santé".
•
"Rappelez-vous un jour vous disiez que vous alliez couper 25% des fonctionnaires.
Vous le dites plus aujourd’hui là". (C’est nous qui soulignons).
On pourrait également verser à ce dossier ces formules autrefois rituelles
dans le Parti communiste français: "Nous les communistes/au Parti
communiste, nous disons que…", qui permettaient de présenter l’énoncé ainsi
introduit comme la reprise d’une position, d’une thèse déjà validée. Le
caractère collectif de l’énonciateur responsable et la dislocation syntaxique
contribuaient à marquer chaque occurrence comme une parmi un nombre
illimité d’autres, en amont et en aval.
3.
L’aphorisation
Nous avons jusqu’ici parlé de "surassertion" pour des énoncés qui sont
modulés par le locuteur de manière à être présentés comme détachables;
dans cette perspective la surassertion est apparue comme une sorte
d’amplification de certaines séquences du texte.
Le fonctionnement des médias a beau favoriser les séquences déjà formatées
pour devenir des "petites phrases", on a vu que rien n’empêche un journaliste,
par une manipulation appropriée, de convertir souverainement en "petite
phrase" une séquence qui n’a pas été surassertée, voire de fabriquer des
"petites phrases" à partir de plusieurs phrases. La non-coïncidence peut
même toucher l’identité du locuteur cité; dans l’exemple du "Bachelor" cité
plus haut, Olivier est le locuteur des énoncés détachés alors que dans le texte
source, c’est Olivier et Alexandra qui sont donnés comme les locuteurs de ce
"même" extrait détaché en titre. Les locuteurs sources se retrouvent ainsi bien
souvent "surasserteurs" rétrospectifs d’énoncés qu’ils n’ont pas posés comme
tels. Il se produit dès lors un décalage essentiel entre le locuteur effectif et ce
même locuteur en tant qu’il est la source d’un énoncé détaché par la machine
médiatique. Le surasserteur est alors le résultat du travail même de la citation.
C’est encore plus évident pour les textes qui sont un produit collectif où
interviennent le locuteur cité, son agent, le journaliste, le maquettiste, le
responsable de rubrique…
Arrivé en ce point, on ne peut donc plus maintenir une continuité entre la
surassertion et l’énoncé qui résulte du détachement. Une solution pour
résoudre le problème serait de dire que l’énoncé surasserté implique un
certain locuteur, et que l’énoncé détaché en implique un autre, que ces deux
Dominique Maingueneau
117
instances soient ou non indexées par le même nom propre. Mais cette
solution est sans doute trop drastique: c’est bien parce que c’est le même
auteur qui a produit le texte source et l’énoncé détaché qu’il y a surassertion.
Peut-on dire que le Giscard qui a dit "la phrase qui tue" sur Raffarin n’a rien à
voir avec le Giscard qui a produit le texte dont est extraite cette phrase
surassertée? Les problèmes soulevés par cette double auctorialité prennent
vite un tour très philosophique. Nous allons donc laisser cette question
ouverte car elle nous entraînerait trop loin, et allons plutôt mettre seulement
l’accent sur la divergence entre la logique de la surassertion, qui fait ressortir
une séquence sur un fond textuel, et une logique d’aphorisation 4 (pour être
exact de détachement aphorisant) d’un énoncé devenu autonome, en général
constitué d’une seule phrase, qui implique une autre figure de l’énonciateur et
du co-énonciateur et où un statut pragmatique spécifique est attribué à
l’énoncé.
L’aphorisation implique en effet une figure d’énonciateur qui non seulement dit
mais qui montre qu’il dit ce qu’il dit. Il présente, rend présente la force d’une
énonciation qui engage une prise de position exemplaire, une responsabilité à
la face du monde. L’énoncé aphorisé est censé offrir un "plus" qui se reporte
sur le Sujet qui en est responsable. La décontextualisation constitutive de
l’aphorisation tend à rendre énigmatique l’énoncé: en faisant entrevoir une
réserve de sens dans l’exhibition même, il appelle la glose, active le travail
interprétatif du destinataire.
On est alors conduit à s’interroger sur les implications "anthropolinguistiques"
de cette aphorisation. Pourquoi cette profusion de maximes, de devises, de
sentences, de "petites phrases", de "phrases qui tuent", de "citations du jour",
de "il l’a dit", d’énoncés détachés, titres, intertitres, accroches…?
A un premier niveau, on peut répondre à cette question en invoquant les
contraintes spécifiques des différents genres ou types de discours. De même
que la formule philosophique est liée au caractère doctrinal du discours
philosophique, aux nécessités de l’enseignement, la "petite phrase" des
médias est indissociable du fonctionnement de la machine télévisuelle ou
radiophonique contemporaine. Cela ne fait pas le moindre doute, mais la
question de l’aphorisation touche aussi à la nature même de l’énonciation, à
quelque chose qui trouve à s’inscrire dans des fonctionnements linguistiques,
variables selon les langues.
4
Le choix de ce terme n’est pas totalement satisfaisant; en grec aphorizo signifie avant tout une
opération de détermination, et aphorisma une définition. Nous préférons nous appuyer sur
l’usage français contemporain qui voit dans l’aphorisme, de manière plus large, "une phrase
d’allure sentencieuse, qui résume en quelques mots une vérité fondamentale" (Grand Larousse
de la langue française).
118
De la surassertion à l’aphorisation
On peut évoquer par exemple la question des phrases nominales en indoeuropéen, telles que les étudie Benveniste (1966: 151-167), ces phrases à
prédicat nominal sans verbe. On le sait, Benveniste s’attache à montrer que la
phrase nominale et sa contrepartie à copule (p.ex. en latin "Homo homini
lupus" et "Homo homini lupus est") constituent deux énonciations de types
distincts. Avec la phrase dite nominale "une assertion nominale, complète en
soi, pose l’énoncé hors de toute localisation temporelle ou modale et hors de
la subjectivité du locuteur". (1966: 159-160). En grec ancien, par exemple,
"La phrase nominale a valeur d’argument, de preuve, de référence. On l’introduit dans le
discours pour agir et convaincre, non pour informer. C’est hors du temps, des personnes
et de la circonstance, une vérité proférée comme telle. C’est pourquoi la phrase nominale
convient si bien à ces énonciations où elle tend d’ailleurs à se confiner, sentences ou
proverbes, après avoir connu plus de souplesse" (1966: 165).
Sur le cas de la phrase nominale on saisit nettement l’intrication entre
dimensions référentielle, modale et textuelle: c’est à la fois un énoncé non
embrayé, un énoncé qui fait autorité, dont la responsabilité est attribuée à une
instance qui ne coïncide pas avec le producteur empirique de l’énoncé, et un
énoncé qui n’appartient pas à un texte (proverbes, adages…).
Dans une société où domine l’oralité l’aphorisation entretient sans aucun
doute des relations privilégiées avec la mémoire, la généralisation, les formes
poétiques, les genres sentencieux, l’autorité des anciens ou des sages. Dans
une société dominée par les médias audiovisuels ce sont les opérations de
découpage et de mise en scène des énoncés détachés qui passent au
premier plan. Mais le type d’énonciation engagé est fondamentalement le
même. Avec l’aphorisation, on touche en effet à l’archaïque. A travers elle,
c’est le dire vrai d’un Sujet plein qui se rassemble dans l’unité imaginaire
d’une assertion autonome.
L’aphorisation ramène en deçà de la diversité générique et de la spatialité
textuelle. Le point de vue des spécialistes du discours, pour qui, dans la lignée
de Bakhtine, il n’est de parole qu’enfermée dans l’horizon d’un genre,
s’oppose donc ici à l’idéologie spontanée des locuteurs, profondément inscrite
dans l’usage de la langue. Tout se passe comme si entre une aphorisation et
un texte, il n’y avait pas tant une différence de taille qu’un changement
d’ordre: une aphorisation échappe au régime usuel de l’opposition entre
phrase et texte. La différence d’ordre entre l’énoncé aphorisé et une unité
textuelle renvoie à une coupure profonde entre ce qui relève d’un genre de
discours et ce qui excède tout genre, entre la pluralité irréductible des modes
de subjectivation énonciatives et des jeux de langage et le geste par lequel un
Sujet de plein droit se pose face à une collectivité où il y a perpétuellement
mise en jeu des valeurs. L’aphoriseur prend de la hauteur, il libère l’ethos d’un
homme autorisé, au contact d’une Source transcendante, au-delà des
interactions et des argumentations. Avec l’aphorisation l’effacement du
cotexte va de pair avec un renforcement de l’engagement illocutoire. Quand
Marx dit "La religion est l’opium du peuple", ou Olivier et Alexandra "Si ça ne
Dominique Maingueneau
119
marche plus entre nous, on vous le dira", ils sont censés énoncer une vérité
réfléchie, soustraite à la négociation, l’expression d’une totalité: une doctrine
philosophique, une conception de l’existence. La présence fréquente de
photos des locuteurs à côté des aphorisations (même dans Le Monde)
n’apparaît pas comme un accident, mais comme la manifestation de cet
archaïque: la photo, en général du visage, authentifie l’aphorisation du
locuteur comme étant sa parole, celle qui en fait un Sujet. L’ordre de
l’aphorisation est donc mobilisé de manière privilégiée par ceux qui portent
devant des tribunaux tel ou tel énoncé, préalablement détaché, pour le faire
condamner: pas question de rapporter à un genre, à une situation, ce qui
relève d’un Sujet responsable qui est dans l’erreur.
On pourrait donc compliquer un peu la typologie des régimes énonciatifs. On
sait que Benveniste avait distingué deux grands plans d’énonciation ("histoire"
et "discours"), bipartition retravaillée par différents chercheurs, en particulier
Simonin-Grumbach (1975) et Bronckart et alii (1985), récemment par Rabatel
(2005). Mais ce retravail des propositions de Benveniste s’exerce à l’intérieur
des énonciations qui se présentent comme des textes, que ceux-ci soient
monologiques ou dialogiques, écrits ou oraux. Pour prendre en compte l’ordre
de l’aphorisation, il faudrait commencer par opérer une distinction principielle
entre les énonciations d’ordre aphorisant (ou énonciations aphorisantes) et les
énonciations d’ordre textualisant (ou énonciations textualisantes). Ces
énonciations d’ordre aphorisant peuvent être originelles (proverbes, adages,
devises, slogans…) ou dérivées, quand elles résultent d’un détachement. On
a vu ce qu’il en était dans la presse.
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méthode d’analyse. Neuchâtel-Paris: Delachaux et Niestlé.
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Rosier, L. (2002). La presse et les modalités du discours rapporté: l’effet d’hyperréalisme du discours
direct surmarqué. In: L’information grammaticale 94, 27-32.
120
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Maingueneau, D. (2004). Citation et surassertion. In: Polifonia 8. Cuiabà (Brésil), 1-22.
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Vincent, D. (à paraître en 2006). Le discours rapporté dans le discours politique: un révélateur de la
construction des idéologies et de l’image publique. Actes du Colloque de Cadiz, Dans la jungle
des discours: genres de discours et de discours rapporté, mars 2004.
Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 121-131
L’allusion dans les titres de presse
Françoise REVAZ
Université de Fribourg (Suisse)
franç[email protected]
This article is aimed at observing press titles containing allusions to supposedly familiar
utterances (proverbs, movie titles, excerpts from songs, fixed formulas, advertising
slogans, etc). It begins by situating the allusion within the general context of
intertextuality, and then proceeds to show how the allusion can be spotted and what
linguistic operations it manifests itself through. Our corpus of roughly fifty recent press
titles offers numerous examples as well as detailed analyses of the most common
operation, namely substitution.
1.
Introduction
"Incroyable mais grec" titrait en une le quotidien L’Équipe au lendemain de la
victoire des footballeurs grecs à la finale de l’Euro 2004, faisant ainsi allusion
à la formule bien connue "Incroyable mais vrai". Ce type d’allusion ne semble
plus réservé aujourd’hui au seul Canard Enchaîné. De plus en plus, les titres
de la presse quotidienne jouent avec les mots et renvoient allusivement à
d’autres textes ou d’autres discours 1 . L’objectif de cet article est d’analyser la
dimension allusive dans un corpus d’une cinquantaine de titres récents de la
presse écrite. Il s’agira tout d’abord de situer le phénomène allusif dans le
cadre général de l’intertextualité puis, dans un deuxième temps, d’en repérer
les différentes opérations linguistiques pour enfin analyser de façon détaillée
l’opération la plus courante: la substitution.
2.
Intertextualité et allusion
L’intertextualité recouvre des phénomènes discursifs variés et fait l’objet d’une
littérature critique abondante 2 . Mon propos n’est donc pas de proposer une
nouvelle définition mais de montrer quels critères permettent de sélectionner
la forme qui nous intéressera dans le cadre de cet article, à savoir l’allusion.
Le terme "intertextualité" a été introduit par J. Kristeva en 1969. Il recouvre
dans les grandes lignes la notion de "dialogisme" de Bakhtine:
1
Dans le cadre de cet article, nous ne distinguerons pas allusion interdiscursive et allusion
intertextuelle, le terme "intertextualité" étant pris dans son acception la plus large.
2
Pour une présentation détaillée, voir Samoyault (2001) et le chapitre 6 de Lugrin (2006).
122
L’allusion dans les titres de presse
Le texte est une permutation de textes, une intertextualité: dans l’espace d’un texte
plusieurs énoncés, pris à d’autres textes, se croisent et se neutralisent (p. 113).
Tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et
transformation d’un autre texte (Kristeva, 1969: 146).
Il s’agit d’une définition très large en vertu de laquelle, en somme,
l’intertextualité est constitutive de tout texte. Dans un article de synthèse, R.
Barthes (1973) installe définitivement la notion:
Le texte redistribue la langue (il est le champ de cette redistribution). L’une des voies de
cette déconstruction-reconstruction est de permuter des textes, des lambeaux de textes
qui ont existé ou existent autour du texte considéré, et finalement en lui: tout texte est un
intertexte; d’autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes
plus ou moins reconnaissables: les textes de la culture antérieure et ceux de la culture
environnante; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues. Passent dans le
texte, redistribués en lui, des morceaux de codes, des formules, des modèles
rythmiques, des fragments de langages sociaux. L’intertextualité, condition de tout texte,
quel qu’il soit, ne se réduit évidemment pas à un problème de sources ou d’influences;
l’intertexte est un champ général de formules anonymes, dont l’origine est rarement
repérable, de citations inconscientes ou automatiques, données sans guillemets.
(Barthes, 1973: 816-817).
On constate qu’une définition aussi large pose le problème de l’identification
du phénomène intertextuel. A partir de quel moment parlera-t-on de la
présence d’un texte dans un autre? Dans les titres de presse que j’ai
collectés, j’ai relevé trois types d’énoncés candidats à une intertextualité
"montrée": le discours rapporté, la formule figée et l’allusion.
2.1
Le discours rapporté
Certains auteurs (Compagnon, 1979 et Authier-Revuz, 1984, p.ex.)
considèrent que la répétition d’un énoncé est l’une des formes possibles de
l’intertextualité. Prenons quelques exemples dans les titres de presse:
1.
2.
3.
Le Conseil d’État a été la "victime consentante" des dirigeants de la Banque Cantonale
Vaudoise (Le Temps, 03.06.04).
David Hiler à la fonction publique: "Il faut se secouer un peu!" (Le Temps, 15.03.06).
"J’ai été surpris de constater que la question du racisme est aiguë ici" (Le Temps,
15.03.06).
Ces discours rapportés, identifiables grâce aux guillemets, sont des citations
de propos tenus, attribuables à un énonciateur. Qu’ils aient la dimension d’un
syntagme nominal, comme en (1.) ou qu’ils constituent une énonciation
complète comme en (2.) et en (3.), la caractéristique essentielle de ces
énoncés est la reprise explicite de l’énoncé original. Cette caractéristique, on
va le voir plus loin, permet de distinguer très clairement cette forme
d’intertextualité de la forme allusive qui, pour sa part, est une reprise
transformée et non explicite de l’énoncé source.
2.2
Les formules figées
Sont également considérées comme relevant de l’intertextualité les formules
figées:
4.
Raffarin maintient le cap (La Presse Nord Vaudois, 03.06.04).
Françoise Revaz
5.
6.
7.
8.
123
Suppression du service militaire obligatoire: Samuel Schmid jette un pavé dans la mare
(Le Temps, 04.08.04).
Renault casse les prix mais pas la baraque (Le Temps, 03.06.04).
Équipe de Suisse: esprit, es-tu là? (Le Temps, 10.10.03).
Mieux vaut prévenir que guérir (La Presse Nord Vaudois, 03.06.04).
Les formules figées mises en évidence ne relèvent pas toutes de
l’intertextualité, me semble-t-il. Dans les titres (4.), (5.) et (6.), il s’agit
d’expressions idiomatiques qui ont définitivement passé dans la langue. Elles
sont consignées dans le dictionnaire comme locutions verbales figées et on
les identifie en tant que telles. Je ne les considérerai donc pas comme
intertextuelles. En revanche, en (7.) et en (8.), il y a bien une relation
intertextuelle dans la mesure où il y a emprunt d’une expression bien connue.
Ce qui semble caractéristique dans ces deux exemples c’est la reprise
littérale, ce qui va également distinguer ces cas de figure de l’allusion.
3.
L’allusion
Pour Genette (1982) l’allusion est l’une des formes possibles de
l’intertextualité à côté de la citation et du plagiat. Si la citation consiste en une
reprise littérale et explicite et le plagiat en un emprunt littéral mais non déclaré,
l’allusion est un emprunt non littéral et non explicite qui suppose cependant la
perception d’un rapport avec l’énoncé original. On notera à ce propos que
l’énoncé original peut ne pas être identifié, l’allusion nécessitant un travail
interprétatif qui dépend largement des connaissances encyclopédiques du
lecteur. Selon le lecteur "modèle" visé l’allusion peut être plus ou moins
difficile à repérer. Par exemple, si l’allusion à "Incroyable mais vrai" a toutes
les chances d’être correctement décodée, à l’inverse, le titre de presse suivant
risque fort de poser un problème d’identification de l’énoncé source:
9.
L’orange je rebaise (Le Temps, 15.01.05).
Même pour un public lettré l’énoncé original semble difficilement repérable 3 . Il
s’agit d’un vers de Ronsard, extrait d’un sonnet d’amour dont je ne cite que la
partie qui nous intéresse ici:
Cent et cent fois le jour l’Orange je rebaise
Mis à part l’exemple ci-dessus, dans les titres de presse que j’ai collectés,
l’allusion semble facilement identifiable. Mais comment fait-on pour repérer
une allusion?
3
Le journaliste prend d’ailleurs la précaution de commencer son article en citant de mémoire et
de façon approximative (mais entre guillemets!) un extrait plus long et en le commentant
comme suit: "Ainsi causait Ronsard, qui n’avait pas sa langue dans sa poche et savait parler
aux femmes".
124
4.
L’allusion dans les titres de presse
Repérage de l’allusion
Genette (1982) affirme que la forme la plus voyante et la plus efficace de
l’allusion est la "déformation parodique". Il ajoute que "cette forme convient
spécialement à la production journalistique contemporaine, toujours à court de
titres et en quête de formules frappantes" (p. 54). Pour qu’une allusion soit
repérable il faut que l’énoncé parodié ait "sédimenté", qu’il se soit déposé sur
le fond culturel. En effet, pour qu’un rapport entre les deux énoncés (l’énoncé
parodié et l’allusion) soit perçu, il faut des données culturelles latentes dans la
mémoire des lecteurs. Il faut, en somme, reconnaître l’emprunt à divers
champs discursifs (art, littérature, cinéma, sagesse populaire, etc.) dans
lesquels l’énoncé parodié fait sens. En outre, il faut constater une anomalie
dans l’énoncé allusif. Riffaterre (1981) parle d’une "aberration":
[La] trace de l’intertexte prend toujours la forme d’une aberration à un ou plusieurs
niveaux de communication: elle peut être lexicale, syntaxique, sémantique, mais toujours
elle est sentie comme la déformation d’une norme ou une incompatibilité par rapport au
contexte.
[…] L’aberration constatée dans un texte est une présomption de grammaticalité ailleurs.
Ailleurs, c’est-à-dire dans un intertexte. Ce type d’intertextualité fonctionne même si le
lecteur ne parvient pas à retrouver l’intertexte: dans ce cas, sa lecture cerne un inconnu,
elle en subit l’influence sans pouvoir l’éluder, puisqu’il est aussi présent comme question
qu’il le serait comme réponse. Vide à combler, attente du sens, l’intertexte n’est alors
qu’un postulat, mais le postulat suffit, à partir duquel il faut construire, déduire la
signifiance (Riffaterre, 1981: 5-6).
Genette fait le même constat. Il précise ainsi que l’allusion est "un énoncé
dont la pleine intelligence suppose la perception d’un rapport entre lui et un
autre auquel renvoie nécessairement telle ou telle de ses inflexions,
autrement non recevable" (Genette, 1982: 8). Anomalie, "non recevabilité" ou
"aberration", prenons quelques exemples:
10.
Incroyable mais grec (L’Equipe, 05.07.04).
Dans notre univers de référence, un événement "incroyable" tend à passer
pour "non vrai" (conclusion non-Q). Le connecteur MAIS devrait amener la
conclusion inverse: "vrai" (conclusion Q). Or la structure argumentative P
MAIS Q met ici en relation deux conclusions qui sémantiquement n’ont rien à
voir entre elles, la propriété d’être "grec" ne pouvant en aucune façon être
opposée à celle d’être "non-vrai".
11.
9.
L’homme qui murmurait à l’oreille des hockeyeurs (Le Temps, 04.10.04).
L’orange je rebaise (Le Temps, 15.01.05).
Dans ces deux titres, c’est le prédicat qui pose un problème sémantique,
"murmurer à l’oreille de hockeyeurs" ou "rebaiser une orange" paraissant pour
le moins étrange. De plus, l’imparfait en (11.) et l’inversion du sujet en (9.)
attirent également l’attention.
12.
13.
Je crois moi non plus (L’Hebdo, 14.10.04).
Il ne vendra plus de pommes, de poires et de scoubidou-bidou-ah: Sacha Distel s’en est
allé (Le Temps, 23.07.04).
Françoise Revaz
125
Ici, c’est la syntaxe qui est malmenée. Dans le titre (12.) la proposition
affirmative ne devrait pas être suivie du syntagme "moi non plus" 4 . A l’inverse,
dans le titre (13.) la forme négative du verbe devrait amener à insérer des "ni"
dans l’énumération ("Il ne vendra plus de pommes, ni de poires, ni de
scoubidous"). En outre, la répétition des deux dernières syllabes de
"scoubidou", ainsi que la présence de "ah", ajoutent à l’étrangeté de l’énoncé.
14.
15.
Rouen ne va plus, les jeux sont faits (Cahiers du football, 16.12.03).
Mieux vaut deux fois Keene (Libération, 18.10.04).
Dans ces deux exemples, c’est d’abord la présence inattendue des noms
propres qui surprend. Mais de toute façon, les énoncés apparaissent en l’état
comme agrammaticaux et difficilement interprétables hors du contexte de
l’article.
16.
Shimon Peres, parce que je le vaux bien (Le Temps, 20.12.04).
Dans cet exemple, il y a aberration énonciative dans la mesure où l’on ne
comprend pas la raison du surgissement inopiné d’une subjectivité.
17.
Rien ne sert de courir? Au contraire… (Le Temps, 23.11.04).
Enfin, dans ce dernier exemple, c’est certainement l’archaïsme de la formule
"rien ne sert de" qui constitue l’aberration.
5.
Les opérations linguistiques de l’allusion
Un examen attentif des cinquante titres de presse du corpus montre trois
types d’allusions: l’allusion par adjonction, l’allusion par suppression et
l’allusion par substitution.
Je n’ai trouvé que deux exemples d’adjonction:
18.
19.
Le silence est d’or noir (Le Temps, 25.10.04; à propos du manque d’information sur
l’augmentation du baril de pétrole).
Rien ne sert de découvrir une nouvelle exoplanète, encore faut-il en parler à point (Le
Temps, 28.09.04; à propos de la première image directe d’une planète tournant autour
d’un autre soleil).
En (18.), il y a adjonction de l’adjectif "noir", élément étranger à l’énoncé
parodié, "Le silence est d’or". Mais on peut aussi verser cet exemple dans la
catégorie des suppressions, l’adage populaire complet étant: "La parole est
d’argent, le silence est d’or".
En (19.), les adjonctions sont nombreuses et seules les tournures vieillies
comme "rien ne sert de" et "à point" laissent à penser qu’il y a allusion.
4
Notons que l’anomalie syntaxique était déjà présente dans l’énoncé source: "Je t’aime moi non
plus".
126
L’allusion dans les titres de presse
Quant à la suppression, je n’en ai trouvé qu’un seul cas:
9.
L’orange je rebaise (Le Temps, 15.01.05; à propos d’une recette à base d’oranges).
Le titre de presse a supprimé ces éléments constitutifs de la formule figée:
"Cent et cent fois le jour" 5 .
Outre les trois exemples ci-dessus, le reste du corpus n’est constitué que
d’allusions par substitution. J’en cite quelques-uns avec la mention de
l’énoncé source (ci-après ES):
20.
ES:
21.
ES:
22.
ES:
23.
ES:
Orange méthodique (Le Temps, 20.10.04; à propos de recettes à base d’oranges).
Orange mécanique (film de Kubrik).
Loeb qui tombe à pic (Libération, 18.10.04; à propos de la victoire de Sébastien Loeb,
coureur automobile).
L’homme qui tombe à pic (série télévisée).
On n’est jamais si bien censuré que par soi-même (Le Temps, 17.12.04; à propos de la
relecture d’un entretien où l’artiste Hirschhorn a censuré ses propres paroles).
On n’est jamais si bien servi que par soi-même (dicton).
Souriez, on filme vos ordures (Le Temps, 18.01.05; à propos de caméras installées dans
les centres de ramassage des ordures en Suisse allemande pour éviter les dépôts non
autorisés).
Souriez, vous êtes filmé (formule affichée dans tous les lieux où il y a une surveillance
vidéo).
Dans ces exemples, on voit clairement en quoi consiste l’opération de
substitution. Un élément d’une formule figée est remplacé par un autre
élément:
L’homme qui tombe à pic
Loeb
qui tombe à pic
Parfois, il s’agit de phonèmes, comme dans (20.):
/ metdik /
/ mekanik /
Ailleurs, c’est la substitution de mots entiers: un nom propre pour le nom
commun en (21.) et le participe passé du verbe "censurer" pour le participe
passé du verbe "servir" en (22.). Dans le titre (23.), la substitution porte sur un
empan plus large. De la formule originale subsistent seulement l’injonction
"Souriez" et le verbe "filmer", mais à une autre forme (la voix active) et avec
d’autres arguments ("on" et "vos ordures"). Dans cet exemple, malgré
plusieurs substitutions, la formule originale semble pouvoir être retrouvée
sans problème. On fera l’hypothèse que la formule est tellement familière aux
locuteurs qu’il suffit de l’amorcer avec "Souriez" pour que la suite soit
immédiatement activée en mémoire.
5
On est peut-être ici à la limite entre le plagiat et l’allusion: allusion si l’on considère que l’énoncé
n’est pas littéral puisque privé de son début; plagiat si l’on considère que la suppression du
début du vers ne constitue pas une altération du caractère littéral de l’énoncé.
Françoise Revaz
6.
127
L’opération de substitution
Usant presque exclusivement de l’opération de substitution les allusions du
corpus renvoient à diverses catégories d’expressions. Je citerai dans l’ordre
d’importance: les proverbes, les titres de films, les titres ou extraits de
chansons populaires, les titres ou extraits d’œuvres littéraires ou de bandes
dessinées, les formules figées et les slogans publicitaires. Toutes ces
expressions sont censées être retrouvées par les lecteurs des titres de
presse. Pour y parvenir il ne suffit pas que l’expression ait "sédimenté", il faut
encore qu’elle soit populaire et qu’elle ait été mémorisée. Il y a donc plus de
chance qu’un titre de film ou de chanson soit retenu plutôt qu’une citation
d’auteurs, mis à part quelques extraits d’œuvres bien connus comme, p.ex.,
"Rodrigue as-tu du cœur?". Si certaines formules sédimentent dans la
mémoire collective des lecteurs et constituent un fonds culturel disponible
pour le jeu intertextuel, il ne faut pas oublier qu’il s’agit de compétences socioculturelles, donc de compétences ancrées dans un temps et dans un lieu et
différentes selon les groupes sociaux. Ainsi tel titre clairement allusif pour une
génération peut ne plus l’être pour une autre. Par exemple, le titre "Il ne
vendra plus de pommes, de poires et de scoubidoud-bidou-ah…" a paru
étrange à l’un de mes jeunes collègues à cause du "scoubidou-bidou-ah" mais
sans qu’il y ait eu reconnaissance de l’allusion au refrain d’une chanson de
Sacha Distel connue de tous dans les années soixante. Parfois aussi il y a
des modes et une formule devient pendant quelque temps une structure
modèle pour inventer des titres. Ce fut le cas de "Dur dur d’être un bébé", titre
d’une chanson qui a eu son succès il y a une vingtaine d’années et qui a été
parodié jusqu’à saturation. Dans ce cas, on parlera d’un "patron" syntaxique
pour désigner une structure fixe dans laquelle on peut insérer une multitude
de syntagmes différents. Ainsi "Dur dur d’être un bébé" a fourni le moule "Dur
dur d’être un-e X".
6.1
Rythme et sonorité
Le rapport le plus fréquent entre l’énoncé d’origine et le titre de presse est un
rapport de ressemblance phonique et/ou rythmique. Parfois il s’agit d’une
identité phonique complète:
24.
25.
Quand les bons contes font les bons amis (Le Temps, 24.12.04; à propos d’un essai
consacré aux contes et à la littérature enfantine).
Europe: aide-toi, le ciel t’aidera (Le Temps, 18.01.05; à propos du lancement de l’Airbus
380 par les Européens).
Dans ces deux cas il y a homophonie entre le titre et l’énoncé source et seule
l’orthographe permet de constater qu’il y a bien allusion et non pas seulement
citation. En (24.) c’est la substitution comptes/contes et en (25.) c’est la
différence entre le Ciel avec une majuscule qui renvoie à la puissance divine
et le ciel avec une minuscule qui renvoie à l’espace aérien. La substitution n’a
ici qu’une nature graphique et sémantique.
128
L’allusion dans les titres de presse
Le plus souvent, le rythme est identique, avec une modification mineure de la
phonie:
19.
26.
27.
28.
29.
Orange méthodique (Le Temps, 20.10.04; à propos de recettes à base d’oranges).
/   me t dik /
/   me ka nik /
ES: Orange mécanique
Incroyable mais grec (L’Équipe, 05.07.04; à propos de la victoire de l’équipe grecque en
finale de l’Euro 2004).
/ kwa jabl m k /
/ kwa jabl m v /
ES: Incroyable mais vrai
Le bonheur est dans l’été (Trajectoire, 05.04; à propos de magasins de mode)
/ l b nœ  d le te /
/ l b nœ  d l pe / ES: Le bonheur est dans le pré
Y’a bon BCE (Le Temps, 21.02.05; à propos de la Banque Centrale Européenne et de sa
politique monétaire)
/ ja b be se e /
/ ja b ba na nja / ES: Y’a bon Banania
Automne: les signatures se ramassent à la pelle (Sit info, 11.04; à propos des trop
nombreux référendums et initiatives proposés aux électeurs au mois de novembre 04).
/ le si a ty s a mas ta la pl /
/ le fœ j mt s a mas ta la pl /
ES: Les feuilles mortes se ramassent à la pelle
Dans ces cinq exemples, il y a identité du nombre de syllabes et même
répartition dans les mots, ce qui a pour effet de conserver le rythme de
l’énoncé source. Cet aspect est important car il est de nature à faciliter la
récupération mémorielle de l’énoncé original. De plus, dans les trois premiers
cas, le "patron" phonique des éléments modifiés reste très proche
(metdik/mekanik,k/v,lete/lpe).
Il peut arriver cependant que l’allusion présente moins d’analogies avec la
formule d’origine:
30.
31.
Rokia Traoré qui Mali danse (24 Heures, 25.02.05; à propos du spectacle d’une artiste
malienne).
ES: Honni soit qui mal y pense
Chirac: ah, ce qu’on est bien quand on est avec Villepin (Libération, 09.11.04; à propos
d’une visite officielle où Chirac affiche sa complicité avec son ministre).
ES: Ah ce qu’on est bien quand on est dans son bain
Dans le titre (30.), l’allusion est perceptible dans la deuxième partie de
l’énoncé, "qui Mali danse" faisant immédiatement écho à "qui mal y pense":
/kimalids/
/kimalips/
C’est une ressemblance strictement phonique avec une identité presque
parfaite, la seule différence étant la substitution "d/p". Au niveau de la
répartition des mots, on passe des quatre mots de la formule d’origine à trois
mots dans le titre, avec un jeu de mots sur la substitution "Mali/mal y". Mais ce
n’est qu’une distinction graphique. Si l’on observe le titre entier, on constate
qu’il n’a pas du tout la même structure syllabique. Là où l’énoncé source
compte trois syllabes, il en compte cinq.
A l’inverse, dans le titre (31.), c’est le début du titre ("ah, ce qu’on est bien
quand on est") qui déclenche le rappel du refrain d’une chanson de variété
Françoise Revaz
129
bien connue dans les années 70. Mais alors qu’on attend une fin d’énoncé du
même rythme que "dans son bain" on lit un énoncé de quatre syllabes au lieu
des trois attendues. La seule similitude ici est la rime en [].
6.2
Structure syntaxique
Une structure syntaxique donnée peut devenir une sorte de patron pour
produire des énoncés allusifs. C’est le cas de la formule suivante:
L’HOMME QUI + prédicat actionnel
Prenons deux exemples pour commencer:
32.
21.
L’homme qui veille sur les gorilles (Le Temps, 25.03.06; à propos d’un Suisse qui tente
de préserver la nature et les grands primates au Congo).
Loeb qui tombe à pic (Libération, 18.10.04).
A quoi le titre (32.) fait-il allusion? A une formulation culturelle déjà datée pour
un locuteur du 21e siècle, à savoir le titre de la fable de La Fontaine "L’homme
qui court après la Fortune et l’homme qui l’attend dans son lit" (1678, livre VII)
ou à d’autres titres célèbres plus ou moins connus: "L’homme qui rit" de Victor
Hugo (1869) ou "L’homme qui marche", titre d’une sculpture de Rodin (1900),
d’une sculpture de Giacometti (1960) et d’une chanson de Francis Cabrel
(1985). On constate que le procédé allusif est circulaire et qu’il est difficile de
trouver à coup sûr un énoncé source. En outre, dans ce cas on peut
légitimement se demander si l’on n’est pas à la limite du procédé allusif.
D’ailleurs il n’y a pas vraiment d’anomalie dans cette formule et il ne s’agit
peut-être que d’un cas de formule figée de la langue. Le cas du titre (21.) est
plus clair dans la mesure où l’on peut repérer une allusion au titre d’une série
télévisée bien connue: "L’homme qui tombe à pic". La parenté phonique et
rythmique entre les deux énoncés est grande et cet exemple pourrait fort bien
illustrer les cas cités plus haut (cf. § 6.1).
Les titres calqués sur la formule "L’HOMME QUI + prédicat actionnel" ont très
souvent leur verbe à l’imparfait, ce qui semble en plus connoter la littérarité:
33.
34.
11.
L’homme qui portait la Palestine sur sa tête (Le Temps, 05.11.04; à propos du décès de
Yasser Arafat).
Arafat, l’homme qui trompait la mort (Libération, 28.10.04).
L’homme qui murmurait à l’oreille des hockeyeurs (Le Temps, 04.10.04; à propos de
l’entraîneur du Lausanne HC, timide et peu bavard).
Ici aussi, les allusions ne renvoient pas toutes au même énoncé. Dans les
titres (33.) et (34.), faut-il voir une allusion à la nouvelle de Giono (1953):
"L’homme qui plantait des arbres" ou au film de Truffaut (1977): "L’homme qui
aimait les femmes"? Il y a tant de titres qui ont repris cette formulation que l’on
peut à nouveau se demander s’il ne s’agit pas d’un cas limite avec une
formule figée de la langue pour désigner une personne plutôt qu’une formule
allusive. En revanche, dans le titre (11.), il y a bien allusion au film de Robert
Redford (1998) "L’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux". A ce propos
on notera que l’énoncé source mentionné par les locuteurs est le titre du film
130
L’allusion dans les titres de presse
et pas le titre homonyme du roman de Nicholas Evans qui a été adapté par
Redford.
D’autres formules semblent être la source de titres allusifs. J’en cite deux,
repérés dans le corpus:
CIEL MON/MA/MES + nom commun
Groupe nominal + CREE LA BONNE HUMEUR
DUR DUR D’ETRE UN/UNE + nom commun
La première formule renvoie au célèbre "Ciel mes bijoux” de la Castafiore, la
seconde au slogan publicitaire bien connu "La fondue crée la bonne humeur"
et la troisième au refrain d’une chanson des années 80 "Dur dur d’être un
bébé". Ces formules sont reprises dans les titres de presse suivants:
35.
36.
37.
38.
6.3
Ciel mes réserves! Shell sème le doute sur l’avenir pétrolier (Le Temps, 24.12.04).
Le poisson crée la bonne humeur (L’Express, 09.10.03; à propos des acides gras du
poisson censés agir sur certains centres cérébraux).
Dur dur d’être un bon berger (Le Temps, 26.04.04; à propos des informations confuses
données par Alan Greenspan (considéré comme un berger) sur sa politique financière).
Dur, dur, d’être un papa (Le Matin, 01.12.04; à propos de Paul Mc Cartney père à 62
ans).
Antonymie
Outre les niveaux phonique et syntaxique, la substitution peut affecter le
niveau sémantique en remplaçant un élément par son antonyme ou en
inversant la forme positive de l’énoncé source en sa forme négative, et vice
versa. Ce type de substitution présente une particularité par rapport aux cas
analysés plus haut. Le fait de toucher au sémantisme de l’énoncé original en
inversant son contenu peut apparaître plus problématique au lecteur dans la
mesure où ce qui est perçu c’est moins, semble-t-il, une similitude phonique
ou structurale qu’un message "contraire". L’effet est qu’on ne peut guère s’en
tenir à la lecture du titre et qu’il faut aller chercher une explication de la
formule antonymique au sein de l’article:
39.
40.
41.
42.
Françoise Sagan, adieu tristesse (Le Temps, 25.09.04; à propos du décès de Françoise
Sagan).
Au malheur des dames (Le Temps, 22.11.04; à propos d’une étude sur la vie des
employés dans les grands magasins au 19e siècle et des disparités salariales entre les
hommes et les femmes).
L’homme qui n’en savait pas assez (Le Temps, 04.06.04; à propos de la démission du
chef de la CIA).
L’argent fait le bonheur (Le Temps, 22.03.06; à propos des performances des fonds de
placements).
Le titre (39.) fait allusion au titre du premier roman de Françoise Sagan
"Bonjour tristesse", la substitution du mot "adieu" permettant de renvoyer au
dernier adieu fait à la romancière dans l’article nécrologique. Le titre (40.) fait
allusion à un autre titre célèbre, le fameux "Au bonheur des dames" de Zola.
Si dans le roman cette formule correspond à l’enseigne d’un grand magasin,
la substitution fait référence d’une part aux grands magasins du 19e siècle
dont il est question dans l’article et d’autre part au "malheur" que constituent
Françoise Revaz
131
les bas salaires des femmes à cette époque. Le titre (41.) en niant le titre du
film d’Hitchcock "L’homme qui en savait trop" fait allusion ironiquement au
patron de la CIA critiqué pour n’avoir pas su éviter les attentats du 11
septembre et pour avoir diffusé des informations erronées sur les armes de
destruction massive en Irak. On remarquera à propos de ce titre qu’on
retrouve la formule "L’HOMME QUI + prédicat actionnel" déjà évoquée plus
haut. Enfin, le titre (42.) en inversant le message de l’adage "L’argent ne fait
pas le bonheur" est celui qui apparaît le plus choquant. Le poids moral du
dicton est si fort que l’inversion du message interpelle. Là encore, seule la
lecture de l’article prônant la qualité des fonds de placement permet de
comprendre le titre.
7.
Conclusion: pourquoi l’allusion?
A l’issue du repérage des opérations linguistiques de l’allusion, la dernière
question est peut être de savoir à quelle fin on détourne des formules, des
titres, des proverbes, etc. On l’a vu, l’allusion est un emprunt non littéral et non
explicite à des énoncés supposés familiers. En ce sens, son repérage repose
sur les compétences culturelles du lecteur à qui il est demandé de reconnaître
l’énoncé source. Il semble donc que l’allusion a pour but de créer une
connivence culturelle entre le journaliste et le lecteur qui parvient à identifier la
relation dissimulée. Du côté du journaliste, il y a l’attente d’un lecteur modèle
capable de décrypter le jeu de mots et du côté du lecteur le plaisir de détecter
une anomalie dans un titre et de retrouver la formule originale. La réussite du
lecteur équivaut alors à accomplir une performance culturelle gratifiante. En
outre, on peut postuler que le côté ludique de l’opération concourt à doter le
titre allusif d’une fonction d’accroche importante.
Bibliographie
Authier-Revuz, J. (1984). Hétérogénéité(s) énonciative(s). In: Langages 73. Paris: Larousse, 98-111.
Barthes, R. (1973). Théorie du texte. In: Encyclopædia Universalis.
Compagnon, A. (1979). La seconde main ou le travail de la citation. Paris: Le Seuil.
Genette, G. (1982). Palimpsestes. La littérature au second degré. Paris: Le Seuil.
Kristeva, J. (1969). Semeiotike: recherches pour une sémanalyse. Paris: Le Seuil.
Lugrin, G. (2006). Généricité et intertextualité dans le discours publicitaire de presse écrite. Berne:
Peter Lang.
Samoyault, T. (2001). L’intertextualité. Mémoire de la littérature. Paris: Nathan, (coll. 128).
Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 133-149
De la poétique à l’analyse du discours
publicitaire: l’hypertextualité, entre
intertextualité et architextualité*
Gilles LUGRIN
Université de Lausanne, Laldim (Suisse)
[email protected]
This contribution firstly redefines the three notions of intertextuality, hypertextuality, and
architextuality. Secondly, it illustrates the pertinence of these three types of relations
basing itself on a corpus of advertisements found in the written press. The various
examples used demonstrate the advantage of viewing these three types of relations as
complementary, as capable of shifting from one to another. Finally, if the transfer of these
categories from the field of poetics to that of advertising discourse is interesting, it is
because, as we have abundantly demonstrated elsewhere (Lugrin, 2006), advertising
discourse is a machine that recycles–and therefore relays–the surrounding culture.
Cette contribution se propose dans un premier temps de redéfinir les trois
notions d’intertextualité, d’hypertextualité et d’architextualité dans le cadre
plus étendu des relations interdiscursives (point 1). Dans un deuxième temps,
en les faisant fonctionner sur un corpus de publicités de presse écrite, nous
illustrerons la pertinence de ces trois types de relations (point 2-3).
1.
Intertextualité, hypertextualité et architextualité
Dès 1930, M. M. Bakhtine juge inacceptable l’analyse de la langue comme un
système abstrait. Le rejet de la conscience individuelle de l’énonciation et
l’adoption du concept de "dialogisme" le conduisent à faire de l’interaction
verbale l’élément central de toute théorie portant sur le langage:
Le locuteur n’est pas un Adam, et de ce fait l’objet de son discours devient,
immanquablement, le point où se rencontrent les opinions d’interlocuteurs immédiats
(dans une conversation ou une discussion portant sur n’importe quel événement de la vie
courante) ou bien les visions du monde, les tendances, les théories, etc. (dans la sphère
de l’échange culturel) (Bakhtine, 1984: 302).
De là ressort que toute production monologale, quelle qu’elle soit, est par
essence dialogique dans la mesure où elle est déterminée par un ensemble
de productions antérieures et où elle se présente nécessairement comme une
*
La présente contribution s’inscrit dans une recherche financée par le Fonds National Suisse de
la recherche scientifique (FNS, requête n° 1214-063943.00) intitulée "Genres et transtextualité:
l’exemple du discours publicitaire" et menée par l’auteur.
134
L’hypertextualité, entre intertextualité et architextualité
parole adressée, répondant à des attentes, impliquant des efforts d’adaptation
et d’anticipation et pouvant s’intégrer dans le circuit du dire et du
commentaire:
Toute énonciation, même sous sa forme écrite figée, est une réponse à quelque chose et
est construite comme telle. […] Toute inscription prolonge celles qui l’ont précédée,
engage une polémique avec elles, s’attend à des réactions actives de compréhension,
anticipe sur celles-ci (Bakhtine & Volochinov, 1977: 106).
Le terme de dialogisme s’est par la suite chargé d’une pluralité de sens qui,
bien que "parfois embarrassante" (Todorov, 1981: 95), parfois "auberge
espagnole" (Authier-Revuz, 1982: 102), parfois encore "enjeu d’affrontements
significatifs" (Angenot, 1983: 103), permet de pointer un certain nombre de
faits discursifs intéressants. On peut en son sein distinguer les relations
dialogiques interlocutives des relations dialogiques interdiscursives (Moirand,
in Dictionnaire d’analyse du discours 2002: 176-178).
1.1
Dialogisme interlocutif et dialogisme interdiscursif
Le dialogisme interlocutif désigne les énoncés qui intègrent, prévoient,
anticipent les réponses, objections, remarques qui pourraient être formulées
par un co-énonciateur réel ou virtuel. Cette forme de dialogisme peut être
subdivisée selon qu’elle reste latente (constitutive) ou qu’elle se manifeste
ouvertement (montrée). Le dialogisme interlocutif constitutif permet de prendre
en compte la nature construite du discours publicitaire en fonction d’une cible
pré-déterminée à laquelle il s’adresse. Le dialogisme interlocutif montré
permet quant à lui de saisir les interpellations au lecteur par des artifices
divers.
Le dialogisme interdiscursif regroupe pour sa part les énoncés antérieurs
ou contemporains avec lesquels le texte entre en résonance. Cette catégorie
peut aussi être complétée par la subdivision entre hétérogénéité montrée et
hétérogénéité constitutive (Authier-Revuz, 1982, 1985; Moirand, 1988), selon
que les énoncés sont désignés d’une manière ou d’une autre, ou qu’ils se
présentent comme des formes d’allusions lâches, non motivées (non
délibérées, non intentionnelles, non conscientes).
Le dialogisme interdiscursif désigne donc l’interdiscours, entendu dans son
acception large (ensemble des unités discursives avec lesquelles un discours
entre en relation). Mais, par commodité, nous entendrons par la suite par
"interdiscours" les relations dialogiques interdiscursives constitutives, qui se
distinguent des discours représentés 1 , c’est-à-dire des relations dialogiques
interdiscursives montrées: "L’usage a tendance à employer intertexte quand il
1
Le dialogisme interdiscursif montré regroupe l’ensemble des discours représentés (Todorov,
1981: 110; Fairclough, 1988; Roulet, 1999): intertextualité et discours rapportés.
Gilles Lugrin
135
s’agit de relations à des textes sources précis (citation, parodie…) et
interdiscours pour des ensembles plus diffus" (Maingueneau, in: Dictionnaire
d’analyse du discours 2002: 329). Nous réservons donc l’intertextualité aux
échos libres mais montrés d’un (ou de plusieurs) texte(s) dans un autre texte.
interlocutif
montré
Dialogisme
interdiscursif
Fig. 1
constitutif
constitutif
(Interdiscours)
montré
(discours représentés)
Distinction entre dialogisme interdiscursif constitutif et dialogisme interdiscursif montré
La frontière entre les deux formes de dialogisme interdiscursif n’est pas aussi
tranchée que ce schéma peut le laisser entendre au prime abord. Il serait en
effet abusif de tracer une ligne de démarcation franche entre dialogisme
interdiscursif constitutif et dialogisme interdiscursif montré, "d’où la production
de caractérisations métaphoriques: dialogisme voilé, masqué, caché ou
exhibé, etc." (Moirand, in: Dictionnaire d’analyse du discours 2002: 178). On
gagne à les penser sur un continuum, représenté dans le schéma ci-dessus
par la flèche bi-directionnelle (Lugrin, 2006: 73-80; 197-249).
1.2
L’intertextualité et l’hypertextualité chez G. Genette
Lors de son introduction par J. Kristeva dans les années soixante (et sa
diffusion par le groupe Tel Quel), la notion d’intertextualité s’est d’emblée
chargée d’une pluralité de sens. Depuis, elle a connu des théorisations aussi
variées que divergentes, parmi lesquelles celles de R. Barthes, de M.
Riffaterre ou d’A. Compagnon, plaçant toute tentative d’élaboration d’une
définition exhaustive et définitive face à de sérieuses difficultés 2 .
Après une dizaine d’années de travaux multiples et parfois divergents sur
l’intertextualité, l’entreprise générale de clarification théorique nous semble
être venue non de la critique littéraire mais de la poétique, qui cherche
précisément à transcender la singularité des textes. On doit à G. Genette l’une
des tentatives les plus abouties de l’approche transtextuelle des textes: sa
2
Confrontée à une multitude de définitions instables, l’intertextualité flotte entre un très grand
degré de généralisation et des définitions limitatives et partiales du phénomène, ce qui conduit
dans certains cas à une dilution, à notre sens contre-productive, de la notion d’"intertextualité":
si elle relève du dialogisme, elle n’est à confondre ni avec lui, ni avec l’interdiscursivité, ni
encore avec la polyphonie. Il n’est toutefois pas question, dans le cadre limité de cette
contribution, de rouvrir un débat qui a déjà donné lieu à une abondante littérature.
136
L’hypertextualité, entre intertextualité et architextualité
poétique transtextuelle couvre les différents rapports qu’un texte entretient
avec une série d’autres textes. Il ne considère plus l’intertextualité comme
l’élément central du texte "mosaïque", mais comme une relation parmi
d’autres, organisées par l’auteur de manière assez systématique:
C’est cette transcendance textuelle du texte que je baptisai alors "transtextualité":
l’hypertextualité explicite et massive est une de ces façons, la citation ponctuelle et
l’allusion, généralement implicite, qualifiées à cette époque d’"intertextualité", en font une
autre, le commentaire, […] rebaptisé métatexte, en est une troisième, les relations
"architextuelles" entre les textes et les genres auxquels on les assigne plus ou moins
légitimement en sont une quatrième, et je venais d’en rencontrer une cinquième […]. Les
œuvres hypertextuelles ne manquent presque jamais de se proclamer telles par le
moyen d’un auto-commentaire plus ou moins développé, dont le titre est la forme la plus
brève et souvent la plus efficace, sans préjudice de ce que peuvent encore indiquer une
préface, une dédicace, une épigraphe, une note, un prière d’insérer, une lettre, une
déclaration à la presse, etc. […] ensemble de pratiques dites paratextuelles […]
(Genette, 1999: 21-22).
Ainsi, avec Palimpsestes (1982), on passe d’une définition très extensive de
l’intertextualité (Kristeva, Barthes) à sa forme théorique restreinte, définie à
côté d’autres phénomènes transtextuels.
Dans ce cadre général, la distinction entre intertextualité et hypertextualité,
souvent délaissée par la critique, mérite à notre sens une attention
particulière. G. Genette distingue quatre formes d’intertextualité. La citation se
repère de manière immédiate grâce à l’usage de marques typographiques
spécifiques: guillemets (Compagnon, 1979: 101-105), italiques, décrochement
du texte, etc. Si la citation est la figure emblématique de l’intertextualité,
l’absence totale de marques la déplace en principe vers le plagiat. Ce dernier
est en effet une citation non déclarée comme telle, où toute trace
d’hétérogénéité a été effacée. La référence renvoie le texte à une source
signalée par un nom d’auteur, un titre, un personnage, etc. L’allusion fait enfin
référence de manière plus ou moins lâche à un texte antérieur, sans en
expliciter la source. Relevant d’une certaine subjectivité, elle peut ne pas être
perçue, ou l’être là où elle ne se trouve pas. Au final, il semble qu’il y ait une
gradualité entre une forme clairement repérable, la citation, et trois formes
identifiables à des degrés divers:
déclaré
identification
non
ambiguité
citation
référence
allusion
plagiat
Fig. 2. Les différents degrés d’identification des formes d’intertextualité
Si l’on suit les propositions de G. Genette, c’est la nature de la relation qui
oppose l’intertextualité à l’hypertextualité. La première, simple relation,
désigne la co-présence de deux textes (A est présent avec B dans le texte B).
La seconde, transformation, est la dérivation d’un texte (B dérive de A mais A
n’est pas effectivement présent dans B): "J’appelle […] hypertexte tout texte
Gilles Lugrin
137
dérivé d’un texte antérieur par transformation simple (nous dirons désormais
transformation tout court) ou par transformation indirecte: nous dirons
imitation" (Genette, 1982: 16). La distinction entre les notions d’intertextualité
et d’hypertextualité est donc une question de nature: alors que la première
s’inscrirait dans une relation de co-présence, la seconde passerait par une
relation de dérivation. Pour l’auteur, l’hypertextualité rend compte de
l’évocation soit d’un texte antérieur sans le citer directement (parodie), soit
d’un style imité sans qu’un texte ne soit jamais cité (pastiche) 3 .
1.3
L’intertextualité et l’hypertextualité repensées
Si nous partageons avec G. Genette la thèse selon laquelle un texte peut
engager deux types de relations "libres" avec d’autres textes, les relations
intertextuelles et les relations hypertextuelles, celles-ci gagnent à être
repensées.
Il paraît d’abord profitable d’abandonner la catégorie de la référence. Les
quatre catégories se définissent comme suit: la référence comme "emprunt
non littéral explicite", la citation comme "emprunt littéral explicite", le plagiat
comme "emprunt littéral non explicite" et l’allusion comme "emprunt non littéral
non explicite" (Bouillaguet, 2000: 31). Or, si on peut admettre que le caractère
littéral ou non d’une relation est somme toute relativement aisé à établir, le
caractère explicite ou implicite ne paraît pas pertinent. Nous préférons donc
parler d’un axe graduel allant des formes les plus conformes (citation) aux
formes les plus lâches, variablement explicitées (allusion). L’allusion est une
transformation identifiée à partir d’indices variés, parmi lesquels les données
référentielles (nom de l’auteur, titre de l’œuvre…).
Il paraît ensuite utile de redéfinir le plagiat comme une relation intertextuelle
dissimulée intentionnellement, visant à tirer bénéfice d’une telle dissimulation.
C’est dans la nature crapuleuse de l’emprunt, qui diffère considérablement
selon les pratiques discursives, en fonction de la perception variable de la
protection intellectuelle ou symbolique, et non dans sa conformité (citation,
allusion), qu’il convient de rechercher le critère discriminant du plagiat (Lugrin,
2006: 326-337).
Il paraît enfin possible de considérer la parodie comme une forme particulière
d’allusion intertextuelle. En effet, si la co-présence caractérise la citation, si
l’imitation est propre au pastiche, la transformation détermine tant la parodie
3
G. Genette enrichit ces deux catégories centrales. Il propose d’abord de distinguer la parodie et
le pastiche du travestissement burlesque, qui désigne la réécriture, dans un style bas, d’une
œuvre dont le sujet est conservé (Genette, 1982: 80-81). Il élargit ensuite ces catégories sur la
base d’autres régimes, en partant d’une logique structurelle à deux entrées (transformation,
imitation) et d’une logique fonctionnelle à trois entrées (ludique, satirique, sérieux) (Genette,
1982: 44).
138
L’hypertextualité, entre intertextualité et architextualité
que l’allusion. Or, pour que l’opération à l’origine de la relation (co-présence,
transformation, imitation) soit un critère discriminant permettant de distinguer
l’intertextualité de l’hypertextualité, il faut résoudre l’apparent chevauchement
de l’allusion et de la parodie. Lorsque l’on soustrait à la parodie son régime
ludique (pour reprendre les catégories de G. Genette), elle ne conserve plus
que sa nature transformationnelle. De ce point de vue, elle s’apparente à une
forme hypertrophiée d’allusion. La parenté entre allusion et parodie est
vérifiée dans la mesure où les deux relations portent sur des relations de texte
à texte. La parodie, redéfinie comme une allusion ludique, peut donc, de notre
point de vue, être abandonnée en tant que catégorie hypertextuelle (Lugrin,
2006: 242-244).
Au final, la distinction entre co-présence et transformation d’une part et
imitation d’autre part se fonde sur la nature de l’hypotexte, singulier dans le
premier cas (ou discours comptables), pluriel dans le second cas (ou disons
illimité). La première relève d’une relation de texte à texte(s), relation
caractérisée par le préfixe "inter". La seconde relève d’une relation de texte à
"famille de textes", relation caractérisée cette fois par le préfixe "hyper".
L’intertextualité se subdivise donc en co-présence (citation) et en
transformation (allusion) et l’hypertextualité désigne les imitations, dont il faut
encore visiter les manifestations possibles.
Si l’intertextualité décrit donc les relations à des hypotextes sédimentés, si
l’interdiscursivité prend en compte les relations avec des ensembles plus
diffus, l’hypertextualité décrit des relations avec des ensembles certes diffus,
mais plus ouvertement contractuels. La distinction entre intertextualité
(citation, allusion) et l’hypertextualité (imitation) se fonde sur une "médiation",
l’acquisition d’une "compétence générique" que seule la seconde nécessite:
L’imitation est sans doute elle aussi une transformation, mais d’un procédé plus
complexe, car – pour le dire ici d’une manière encore très sommaire – il exige la
constitution préalable d’un modèle de compétence générique […], et capable
d’engendrer un nombre indéfini de performances mimétiques. Ce modèle constitue donc,
entre le texte imité et le texte imitatif, une étape et une médiation indispensable, que l’on
ne retrouve pas dans la transformation simple ou directe (Genette, 1982: 14-15).
G. Genette propose de distinguer l’hypertextualité de l’interdiscursivité en
convoquant le critère de la "relation privilégiée". Dans la relation
hypertextuelle, l’auteur envisage "la relation entre le texte et son lecteur d’une
manière plus socialisée, plus ouvertement contractuelle, comme relevant
d’une pragmatique consciente et organisée" (souligné par nous, Genette,
1982: 19). Dès lors, si tout texte est par essence interdiscursif (dialogique), il y
a relation hypertextuelle lorsque le texte fait intentionnellement appel – si l’on
se place du côté de la réception, lorsque le lecteur prête une intention à
l’auteur –, implicitement ou explicitement, à une famille de textes.
Gilles Lugrin
1.4
139
De l’imitation stylistique à l’imitation générique
L’hypertextualité et l’architextualité sont liées, la première étant une source de
formation et d’évolution de la seconde: "[…] L’architextualité générique se
constitue presque toujours, historiquement, par voie d’imitation […], et donc
d’hypertextualité" (Genette, 1982: 17; 287). Mais la notion de style ne doit pas
être confondue avec celle de genre. Le style, dans son acception
contemporaine, prend en compte les faits de texture micro-sémiotiques:
On opposera […] la texture à la structure, unité macrolinguistique par excellence. Je
définirai le style et le fait de style comme des faits de texture, c’est-à-dire des
phénomènes linguistiques identifiables à un niveau micro-structurel (Adam, 1994: 18-20).
L’imitation peut donc être de nature stylistique ou plus largement générique.
Dans le premier cas de figure, l’"espace de régularité" fait intervenir des
aspects purement micro-sémiotiques. Dans le deuxième cas de figure, en
revanche, l’"espace de régularité" fait intervenir d’autres dimensions.
R. Vion propose de distinguer au sein d’un discours le genre dominant des
genres dominés. Il envisage l’éventualité de "l’intersection de plusieurs
genres", où "la coexistence ne s’oppose pas au fait que l’un des genres
domine tout en servant de ‹prétexte› à des activités qui dépendent d’un autre
genre" (Vion, 1999: 104):
Cette "double énonciation" confère une dimension parodique et/ou ludique à ces
développements discursifs. Ainsi en est-il des petites annonces et des fausses recettes
de cuisine de Pierre Dac (Vion, 1999: 104).
Les genres subordonnés, connaissant une "dimension parodique et/ou
ludique", doivent avoir quelques liens avec les faits d’hypertextualité. Mais
bien qu’il puisse y avoir des croisements de genres, un discours reste toujours
fidèle à un genre dominant:
[…] Tout discours, aussi complexe qu’il puisse paraître, relève d’abord d’un genre
dominant […]. Dans le cadre de [la] relation tissée au niveau du genre dominant, le
locuteur pourra, localement, faire apparaître tout un ensemble de genres subordonnés
qui procéderont par emboîtement et / ou successivité (Vion, 1999: 111).
Si divers genres peuvent donc s’immiscer dans un texte, ils restent cependant
subordonnés au genre dominant. La notion de matrice discursive paraît
particulièrement bien adaptée pour décrire discursivement l’introduction d’un
genre subordonné dans un texte. Elle se fonde sur "la constatation empirique
que chaque texte singulier peut toujours être appréhendé et décrit comme
unique, comme irréductible à d’autres, mais que certains textes présentent
des affinités, de nature diverse, entre eux" (Beacco, in: Dictionnaire d’analyse
du discours, 2002: 366). Cette notion a l’avantage de permettre d’envisager
l’introduction d’un genre dans un texte:
Ce terme de matrice, comme celui de série, constitue un autre éclairage conceptuel de
celui de genre discursif. Il présente la caractéristique d’être neutre par rapport à une
théorie générale de l’analyse du discours et sert à représenter les textes comme
conditionnés par des modèles communicatifs socialement établis mais dont la nature
exacte n’est pas interrogée. Cette suspension provisoire de la problématique des
140
L’hypertextualité, entre intertextualité et architextualité
relations texte-contexte conduit à envisager les discours, dans une phase descriptive de
l’analyse linguistique, comme des produits et non comme des productions (Beacco, in:
Dictionnaire d’analyse du discours, 2002: 367).
L’étape de médiation dont parle G. Genette s’apparente à l’identification des
similitudes constitutives de la matrice, fondée sur les divers critères de
typologisation des genres (Lugrin, 2006: 144) 4 .
En résumé, l’hypertextualité désigne pour sa part les relations de texte à
"famille de textes", soit à un genre (matrice fondée sur un panachage de
critères de typologisation des genres), soit à un style (matrice fondée sur des
similitudes de nature micro-sémiotique). Lorsqu’il y a superposition d’une
relation intertextuelle et d’une hypertextuelle (c’est-à-dire lorsque la relation
hypertextuelle est une conséquence directe de la relation intertextuelle), on
considérera l’ensemble comme une relation intertextuelle. Un texte connaît
enfin des relations architextuelles et interdiscursives: le dialogisme
interdiscursif constitutif se subdivise en interdiscursivité lorsque la relation est
libre de toute contingence et en architextualité lorsqu’elle passe par
l’importation d’un cadre scénique 5 . L’ensemble de ces propositions peut être
représenté comme suit:
Intertextualité
Hypertextualité
Architextualité
cadre
scénique
fragment de texte
"famille de textes"
co-présence (citation)
transformation (allusion)
imitation matricielle
(genre subordonné et/ou style)
Interdiscursivité
encyclopédie
langue
Fig. 3. Les différentes formes de relations dialogiques interdiscursives
2.
De l’intertextualité à l’architextualité en publicité
Bien que la distinction entre relations intertextuelles et relations
hypertextuelles soit opératoire, deux iconotextes 6 , respectivement pour les
4
Lorsque les similitudes constitutives d’une matrice seront de nature micro-sémiotique, on
parlera d’imitation stylistique.
5
"[La scène englobante et la scène générique] définissent conjointement ce qu’on pourrait
appeler le cadre scénique du texte. C’est lui qui définit l’espace stable à l’intérieur duquel
l’énoncé prend sens, celui du type et du genre de discours" (Maingueneau, 1998: 70).
6
Introduite par M. Nerlich (1990), la notion d’"iconotexte" désigne un message mixte, un
ensemble formant une unité signifiante à part entière, dans laquelle le linguistique et l’iconique
se donnent comme une totalité insécable, mais dans laquelle ils conservent chacun leur
spécificité propre "L’iconotexte publicitaire de presse écrite est formé d’un ensemble d’éléments
linguistiques, plastiques et iconiques graphiquement regroupés et complémentaires, bornés à
la limite matérielle de l’aire scripturale vi-lisible de la double page" (Lugrin, 2006: 66).
Gilles Lugrin
141
pastilles Poncelet et pour les machines à écrire Olivetti, démontrent que ces
relations gagnent parfois à être pensées de manière complémentaire (point
2.1). De même, les relations hypertextuelles peuvent glisser
exceptionnellement vers des faits d’architextualité, renégociant dès lors le
genre dominant de l’iconotexte (point 2.2 & 3).
2.1
De l’intertextualité à l’hypertextualité: le "J’accuse" d’E. Zola
En 1898 (Intransigeant, 25 janvier 1898), un iconotexte pour les pastilles
Poncelet citait le titre sous lequel avait été publiée, dans l’édition du 13 janvier
1898 du journal L’Aurore, la célèbre lettre ouverte d’Emile Zola au Président
Félix Faure (président de la république de l’époque) dans le cadre de l’Affaire
Dreyfus.
Fig. 4. Iconotexte pour les pastilles Poncelet citant le titre sous lequel a été publiée la lettre ouverte
d’E. Zola
La lettre d’Emile Zola faisait partie, du moins à l’époque de la publication de
cet iconotexte, du savoir encyclopédique partagé par tous les lecteurs
français. La popularité de ce titre était telle que le publicitaire de 1898 n’a pas
estimé nécessaire d’en mentionner la source, ou du moins la polyphonie. Bien
que l’intertextualité apparaisse libre de toute détermination générique, elle
peut néanmoins convoquer l’"espace de régularité" du texte convoqué: la
citation localisée dans le titre est le point de départ d’une relation
hypertextuelle qui opère sur l’ensemble de l’"espace de régularité" de
l’iconotexte.
La matrice générique de la lettre sert de moule au rédactionnel, sans que le
genre dominant publicitaire n’en soit altéré:
142
L’hypertextualité, entre intertextualité et architextualité
J’ACCUSE
de criminel celui qui ne connaît pas la Pastille Poncelet; c’est une ignorance qui
d’un moment à l’autre peut lui coûter la vie. Tout le monde doit employer la Pastille
Poncelet qui soulage en une heure et qui guérit en une nuit. Cette Pastille, sous le
moindre volume, renferme un trésor de vertus curatives. Chaque année un million
de guéris.
"Massin (Ardennes), 19 mars 1898.
"Monsieur Emile Poncelet,
pharmacien-chimiste.
"Permettez à un pauvre garde-chasse, ex"posé nuit et jour à toutes les intempéries,
"de vous féliciter sur les merveilles opérées
"par vos Pastilles Poncelet; si je ne les
"avais pas connues, depuis longtemps je
"serais hors de service. Chez moi elles
"opèrent instantanément, chez ma femme
"un peu plus lentement, mais sûrement.
"Toute ma reconnaissance à mon sauveur.
"DAVREUX, garde-chasse".
Si vous doutez, essayez, vous n’userez plus rien d’autre. Partout 1 fr. 50 la boîte
nickel rectangulaire avec signature Em. Poncelet, gravée et imprimée.
Toutefois, s’il y a à la fois citation dans le titre et imitation matricielle générique
dans le rédactionnel, il n’y a cependant pas de contamination (ou
prolongement) du fait d’intertextualité de l’intitulé dans le rédactionnel, à
l’exception du liage des premiers mots ("de criminel celui qui"), sans
autonomie syntaxique.
Un iconotexte pour les machines à écrire Olivetti (Defrance, 1984: 166)
manifeste une textualité beaucoup moins composite. Le titre de la lettre
reprend l’intitulé sous lequel avait été publiée la lettre d’E. Zola, mais le
publicitaire des années quatre-vingts 7 semble avoir estimé les guillemets
nécessaires pour signaler la citation.
Fig. 5. Iconotexte Olivetti imitant la lettre d’E. Zola
7
La date n’est pas précisée par A. Defrance, mais on peut admettre, en croisant la date de la
publication de l’article et le produit vanté, que l’iconotexte a été diffusé dans les années quatrevingts.
Gilles Lugrin
143
Le rédactionnel, beaucoup plus fidèle dans sa structure à la lettre d’E. Zola,
blâme la machine électrique pour louer la machine électronique:
"J’accuse"
"J’accuse les machines à écrire électriques de faire un bruit de mitraillette. De casser
les ongles des secrétaires sympas. De ne pas avoir de mémoire et d’obliger à taper
tous les jours les mêmes formules de politesse.
J’accuse les machines électriques de ne pas centrer parfaitement un titre, justifier
automatiquement à droite, mettre en colonne les chiffres, sans aucun calcul.
J’accuse les machines électriques de chauffer aux heures de pointe, ce qui vous
laisse brisée, chiffonnée, broyée, pantelante et quelques soirs hurlante.
J’accuse les machines électriques de ne pas permettre de choisir au clavier différents
modes d’écriture. De ne pas avoir l’élégance de corriger avant l’impression les fautes
de doigts.
J’accuse les machines électriques de ne pas posséder d’écran de contrôle. De
n’avoir aucune vitesse de frappe, et de ne même pas faire le geste d’offrir une
marguerite aux gentilles secrétaires.
J’accuse enfin les machines électriques d’être depuis les années 60 aussi immuables
que des monuments et de n’avoir en conséquence aucun avenir dans le traitement de
texte.
En foi de quoi, je lance à l’horizon de tous les bureaux de France: Vive la machine à
écrire électronique."
Le pronom de la première personne du singulier est conservé tout au long du
rédactionnel, contrairement au rédactionnel Poncelet, privilégiant la forme
impersonnelle (sauf dans le discours rapporté). Suite à une cascade de
"J’accuse", conforme à celle caractérisant la fin de la lettre d’E. Zola (raison
probable pour laquelle la rédaction de L’Aurore a pris la décision de titrer cette
lettre de la sorte), le dernier paragraphe ponctue le texte en ces termes: "En
foi de quoi, je lance à l’horizon de tous les bureaux de France: Vive la
machine à écrire électronique". Dans ce dernier paragraphe, la proximité des
lexèmes "France" et "Vive la" renvoie à la locution figée "Vive la France",
renforçant le caractère allusif du texte.
Beaucoup plus homogène, cet iconotexte combine la citation du titre, l’allusion
du texte et l’imitation matricielle générique de la lettre. La cohérence
d’ensemble est ainsi renforcée par la contamination (ou le prolongement) du
fait d’intertextualité de l’intitulé dans le rédactionnel.
En somme, le type (co-présence, transformation, imitation) d’une relation et
son degré d’explicitation ne sont pas déterminants dans l’ampleur que peut
prendre le phénomène. Les implications d’une relation intertextuelle sur le
texte peuvent se borner à la partie évoquée ou déteindre sur son ensemble.
2.2
De l’imitation matricielle à l’architextualité: la juxtaposition de
matrices génériques
Les iconotextes Poncelet et Olivetti incorporent la matrice générique de la
lettre, sans altérer toutefois le statut générique publicitaire. En revanche, dans
un iconotexte pour le chocolat dessert Nestlé, l’imitation matricielle de la
recette de cuisine (voir Adam, 1999: 69) en renégocie le statut générique.
144
L’hypertextualité, entre intertextualité et architextualité
D’un point de vue pragmatico-énonciatif, au cadre scénique publicitaire vient
se juxtaposer le cadre scénique de la recette: il y a "égalité" générique,
l’iconotexte étant à la fois recette et publicité.
Le bananier
Dessert pour 10 portions
Préparation: 15 minutes
Cuisson: 30 minutes
Ingrédients: 2 bananes, 200g de Nestlé Dessert, 4 œufs,
100g de sucre, 50g de farine (+ 1 cuillère à soupe pour le moule),
150g de beurre (+ 1 noix de beurre pour le moule).
Matériel: un moule carré, rectangulaire ou à manqué.
1. Préchauffez le four Th. 4 (160°C) • 2. Dans une casserole, sur feu doux,
faites fondre le chocolat avec le beurre. Mélangez. • 3. Ajoutez un à un les œufs,
le sucre et la farine en mélangeant à chaque fois • 4. Beurrez et farinez votre
moule et versez la moitié de la préparation • 5. Pelez les bananes, coupez-les en
rondelles et disposez-les dans le moule • 6. Versez le reste de la préparation et
faites cuire votre gâteau environ 30 minutes • 7. Laissez refroidir avant de déguster.
Fig. 6. Iconotexte publicitaire en forme de recette pour le chocolat dessert Nestlé
Cette "égalité" est à nuancer dans la mesure où le contexte publicitaire
hiérarchise les deux dimensions pragmatiques que sont la recommandation
d’achat et les consignes de la recette. La recette est certes utilisable, mais elle
reste subordonnée à la recommandation d’achat (et notamment à l’ingrédient:
"200g de Nestlé Dessert"). Pour saisir cette nuance (juxtaposition mais
subordination), il faut préciser la distinction, à l’intérieur du cadre scénique,
entre scène englobante et scène générique (Maingueneau, 1998: 69-76): la
scène englobante donne son statut pragmatique au discours selon le type de
discours (publicitaire, administratif, philosophique); la scène générique est en
revanche liée au contrat attaché à un genre ou un sous-genre (l’éditorial, le
sermon, le guide touristique, la visite médicale). La nature publicitaire (scène
englobante) n’est ici pas altérée. La juxtaposition s’opère sur la scène
générique, à la fois publicité de produit et recette de cuisine. En cela, nous
allons le voir, le fonctionnement de l’iconotexte Nestlé se distingue de celui de
la publicité rédactionnelle.
Gilles Lugrin
3.
145
Confusion générique et superposition de cadres scéniques
La publicité rédactionnelle va au-delà de l’imitation matricielle. L’envisager à
l’aune de l’hypertextualité et de l’architextualité permet de compléter nos
analyses des lettres (intertextualité -> hypertextualité) et de la recette
(hypertextualité -> architextualité), en présentant un cas où le genre de
l’hypotexte ne se contente pas de se juxtaposer à celui de l’hypertexte, mais
s’y superpose. On peut opposer un iconotexte Accor à un iconotexte
McDonald’s et montrer ainsi la différence entre une imitation matricielle
(Accord) et une relation architextuelle (publicité rédactionnelle).
3.1
L’imitation matricielle de l’article de presse
Il convient dans un premier temps de se départir de l’idée qu’il y aurait
publicité rédactionnelle dès lors qu’une publicité récupère certaines
caractéristiques de l’article de presse. Ainsi, un iconotexte pour les hôtels
Accor imite la matrice du fait divers sportif, sans en altérer le statut scénique
publicitaire.
Fig. 7. Iconotexte pour les hôtels Accor imitant la matrice du fait divers
Le fait divers est "une rupture dans le déroulement quotidien, un surgissement
qui interpelle d’une manière ou d’une autre" (Dubied & Lits, 1999: 53).
Distinguant les "petits faits divers" des "grands" (Dubied & Lits, 1999: 56), les
auteurs disent des premiers qu’ils sont brefs et qu’ils répondent aux questions
qui, où, quand, pourquoi, comment et quoi. Dans le rédactionnel de
l’iconotexte Accor, tous ces éléments du fait divers sont réunis:
SUPERCHERIE DEJOUEE EN SNOWBOARD
Imposture manquée hier après-midi dans la compétition de snowboard où la femme du
vainqueur de l’an passé, Bob Bullock, a pris le départ à sa place. Arrivée 3e mais
démasquée lorsqu’elle s’est remaquillée avant la photo du podium, Jennifer Bullock a
expliqué son geste par l’amour immodéré de son mari pour le petit-déjeuner de l’hôtel
Accor Vacances. "Depuis ce matin il est devant le buffet, il veut absolument tout
essayer" a-t-elle déclaré à la presse. Après enquête, nous révélons ci-contre les
coordonnées de ces mystérieux hôtels d’altitude Accor Vacances au petit-déjeuner
visiblement irrésistible.
La tricherie est d’abord thématisée par deux lexèmes: "supercherie",
"imposture". Le caractère "extraordinaire" du fait divers est explicité
indirectement par une qualification du produit vanté ("ces mystérieux hôtels"),
146
L’hypertextualité, entre intertextualité et architextualité
doublée par "l’amour immodéré" pour "le petit-déjeuner de l’hôtel". Quant aux
questions qui, où, quand, pourquoi, comment et quoi, elles trouvent leur
réponse dans le rédactionnel. Plus encore, le quand est livré par un déictique
marquant l’antériorité ("hier après-midi"), conforme à l’actualité de l’article de
presse.
La nature journalistique est cependant assez rapidement trahie. En premier
lieu, l’humour, doublé d’une allitération, émerge du texte, d’abord par la
manière dont la supercherie a été déjouée ("démasquée lorsqu’elle s’est
démaquillée"), ensuite par l’hyperbole liée au produit ("l’amour immodéré de
son mari pour le petit-déjeuner"; "petit-déjeuner visiblement irrésistible"). En
second lieu, la nature publicitaire transparaît dans l’importance accordée au
"petit-déjeuner" et à "l’hôtel Accor Vacances", notamment par "l’enquête" dont
ils profitent. En troisième lieu, enfin, le statut publicitaire se dévoile sans
ambiguïté par la présence des principales adresses des hôtels Accor. Si la
matrice du fait divers est donc manifeste, il y a aussi une volonté déclarée
d’inscrire l’ensemble dans le discours publicitaire.
3.2
Publicité rédactionnelle et confusion de genre
Le principe essentiel de la publicité rédactionnelle est le déguisement de la
finalité publicitaire sous les traits de l’information (Lagneau, 1971: 92). G.
Péninou, qui considère le discours publicitaire comme une forme de discours
identifiée comme tel dès le premier contact, signale ainsi le cas particulier de
la publicité rédactionnelle, qui masque sa nature publicitaire. Dans ce cas, le
péritexte viendrait contrarier la stratégie de masquage de la publicité
rédactionnelle (Péninou, in: Sfez, 1993: 1107). Reste que ce qui prédomine
dans les premiers instants de contact avec la publicité rédactionnelle, c’est
une confusion générique reposant sur l’appropriation publicitaire du péritexte
journalistique.
Un iconotexte McDonald’s 8 est de ce point de vue exemplaire: la mise en
forme des divers constituants (photographie, tableaux, encadré, texte)
correspond aux pages rédactionnelles du magazine. Seule l’inscription
péritextuelle "publi-communiqué" informe du véritable statut de cet iconotexte
en pleine page.
8
Faute de place, nous n’avons pas retranscrit ici l’ensemble du texte. Une version est
consultable en ligne, à l’adresse:
http://www.comanalysis.ch/PublicationsCA/THESE/Marque.htm
Gilles Lugrin
147
Fig. 8. Publicité rédactionnelle McDonald’s
Tout semble en revanche soutenir une distribution des rôles énonciateur / coénonciateur différente de celle attendue dans la publicité: le déplacement de
l’énonciateur (McDonald’s) en position de référent ("McDo"), la construction
textuelle d’une fausse identité de l’énonciateur et la complicité qu’instaure le
texte entre cet énonciateur fictif et les lecteurs.
L’absence de signature permet au texte de construire l’identité d’un
énonciateur non désigné explicitement. Le réel énonciateur, McDonald’s,
apparaît à maintes reprises sous une forme abrégée "McDo". L’emploi de ce
terme – McDonald’s ne s’auto-désignerait jamais officiellement par ce
diminutif – le déplace en position de référent, au même titre que son "Happy
Meal".
A la lecture du lead-chapeau, la place laissée libre par McDonald’s semble
être investie par un journaliste très proche de son lectorat: "Le week-end ou le
mercredi, si on demande leur avis à nos chers petits, on se retrouve
invariablement chez McDo. Que l’on proteste ou que l’on se fasse une raison,
il y a deux ou trois choses à savoir sur leur menu de prédilection". Envisager
même l’idée qu’on puisse protester reflète une ouverture d’esprit qu’il est rare
de rencontrer en publicité. On notera de plus que, dans cette introduction, rien
ne nous dit encore si ces "deux ou trois choses à savoir" sont de l’ordre du
positif ou du négatif. L’accent est mis sur de l’information objective, au
détriment d’une quelconque promotion laudative.
L’utilisation complémentaire des pronoms "on" et "nos", récurrents tout au long
du texte, crée une connivence entre la figure construite du journaliste et les
parents-lecteurs. Ces derniers sont par ailleurs les seuls à conserver leur
place d’origine dans la distribution des rôles élaborée par le texte. En effet,
tout au long de l’article, une seule phrase dissocie l’énonciateur fictif de son
lectorat: "Vous ne pensiez tout de même pas faire de McDo leur cantine
quotidienne!" Argument qui simule là aussi une information non partisane à la
cause McDonald’s… Le déplacement de l’énonciateur réel (McDonald’s) en
position de référent ("McDo"), la construction textuelle d’une fausse identité de
l’énonciateur (journaliste factice) et la complicité qu’instaure le texte entre ce
journaliste et ses lecteurs, conduisent à la (con-)fusion des instances.
148
L’hypertextualité, entre intertextualité et architextualité
Ce brouillage subtil de l’énonciateur permet à McDonald’s de lever les
suspicions qui pourraient peser sur un argumentaire qui lui aurait été
directement attribué. Ce procédé est conforme à la principale fonction de la
publicité rédactionnelle, qui tente de profiter de la confiance allouée par le
lecteur au contenu rédactionnel (impartial) de son magazine pour vanter un
produit de manière partiale et partisane.
Dans cet iconotexte, ce n’est donc plus la scène générique qui est complétée
(comme dans le cas de la recette), mais la scène englobante qui est
compromise: le cadre scénique publicitaire se voit dans ce cas partiellement
mais volontairement éclipsé par et au profit du cadre scénique journalistique.
La matrice publicitaire est d’ailleurs abandonnée au profit de celle de l’article
journalistique. Il y a donc finalement une perturbation du statut pragmaticoénonciatif de l’iconotexte.
4.
Epilogue
Ces exemples démontrent en somme l’intérêt heuristique des catégories qui
ont été présentées et discutées ici, puisqu’ils permettent d’observer de
manière fine et systématique des glissements de l’une à l’autre dans un
iconotexte. Plus pragmatiquement, ces catégories permettent de saisir le
degré de cohérence (Olivetti) ou de confusion d’un iconotexte (McDonald’s).
Mais si le transfert de ces catégories, de la poétique au champ de l’analyse du
discours publicitaire, paraît intéressant, c’est que, comme nous l’avons
abondamment montré ailleurs (Lugrin, 2006), le discours publicitaire est une
véritable machine à recycler – et donc à relayer – la culture environnante. La
publicité vampirisant tout ce qui l’entoure (Jost, 1985), elle "n’est plus un
dialecte marginal, mais un supra-langage qui emprunte aux arts graphiques et
à la littérature, à la poésie et à la technologie" (Cathelat, 1987: 238). Le
discours publicitaire, zone d’inconsistance dans l’univers des discours,
participe de plus, par bribes, à l’édification de la culture ambiante. Au-delà de
sa fonction éminemment marchande, elle construit des objets de sens qui
parfois s’autonomisent, en constituant un corpus de références communes au
corps social, que l’on partage, que l’on s’échange et que l’on critique.
Au final, à travers les relations intertextuelles, hypertextuelles et
architextuelles, la publicité participe donc à médiatiser la culture du plus grand
nombre et à enrichir, ponctuellement, le paysage culturel qui l’entoure.
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Gilles Lugrin
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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 151-163
Circulation publicitaire des discours sur les
sexes
Stéphanie PAHUD
Université de Lausanne (Suisse)
[email protected]
This article is inspired from a Thesis-in-progress which aims at complementing, through
linguistic analysis, the traditional approaches of sexual representations in advertisement.
Postulating that advertising discourse is a privileged locus for spreading the discourses of
others, we view advertising representations of the sexes as a privileged place for
observing interdiscourse, and we propose to record the identifiable traces of
interdiscourse in advertising discourse.
Through an analysis of iconotexts from contemporary magazines selected because they
reflect opinions on men and women, we shall attempt to apprehend the diversity of forms
of manifestation of social discourses on the sexes in advertising discourse, and we shall
venture hypotheses on the relation between advertising discourse and the "societal
values" which it reflects and relays.
1.
Liminaires
Depuis près de quarante ans, de nombreux travaux d’ancrages théoriques,
méthodologiques et épistémologiques divers, se sont appliqués à inventorier
et détailler les représentations publicitaires des sexes. Adoptant pour la
plupart des perspectives sociologiques et/ou critiques, ces études se sont
souvent bornées à souligner les travers des représentations des femmes en
particulier, à en dénoncer les effets supposés préjudiciables sur la perception
et la construction identitaire.
Le présent article trouve sa raison d’être dans la croyance en l’intérêt de
compléter ce type d’approches par une analyse linguistique. Il fonde sa
légitimité sur le postulat selon lequel le discours publicitaire, formation
sociodiscursive productrice de doxa, est un lieu privilégié de circulation des
discours autres, et prend ainsi le parti d’envisager les représentations
publicitaires des sexes comme une ressource particulièrement féconde pour
l’observation des phénomènes d’hétérogénéité discursive. Comme le souligne
Soulages (2004), par la mise en scène d’une "pluralité d’énonciateurs et de
destinataires", le discours publicitaire se présente comme un espace de débat
où coexistent de nombreuses "strates représentationnelles":
[…] loin d’afficher la cohérence d’un discours doté de sa propre rationalité, le discours
publicitaire constitue, comme la plupart des discours sociaux, un espace de prises de
position et de significations tout à fait disparate mais hautement significatif. D’autant plus
que le phénomène de segmentation des audiences et de multiplication des supports qui
a caractérisé son développement est marqué aujourd’hui par une hétérogénéité
discursive exacerbée, révélant des pratiques et des formes d’expression sociales tout à
152
Circulation publicitaire des discours sur les sexes
fait diverses. La publicité, au même titre que d’autres productions de la culture de masse,
représente l’une des faces du miroir social alimenté par la circulation incessante
d’attitudes et de croyances campant un terrain de confrontation et de conflit sans fin,
entre le nouveau et l’ancien, affichant même s’il s’agit bien souvent pour cette dernière
d’un positionnement ludique, une série d’énoncés critiques ou cyniques par rapport à
certaines valeurs sociétales (Soulages, 2004: 52).
Dans le dessein de proposer un outil de circonscription de la "circulation
incessante d’attitudes et de croyances" évoquée par Soulages, nous
esquisserons, après avoir brièvement défini le concept d’hétérogénéité
discursive, un inventaire des traces d’hétérogénéité repérables dans le
discours publicitaire.
L’analyse d’une série d’iconotextes 1 issus de la presse magazine
contemporaine, sélectionnés pour avoir la particularité de faire entendre des
voix sur les femmes et les hommes 2 , nous permettra d’appréhender la
diversité des formes de monstration de la présence des discours sociaux sur
les sexes dans le discours publicitaire ainsi que d’émettre des hypothèses
quant au rapport de ce dernier aux diverses "valeurs sociétales" dont il se fait
l’écho.
2.
Formes d’hétérogénéité discursive
Le concept d’hétérogénéité discursive rend compte globalement de ce que
sont présents dans chaque discours une multitude de discours autres:
Tout discours concret (énoncé) découvre toujours l’objet de son orientation comme déjà
spécifié, contesté, évalué, emmitouflé, si l’on peut dire d’une brume légère qui l’assombrit
ou, au contraire, éclairé par des paroles étrangères à son propos. Il est entortillé,
pénétré, par les idées générales, les vues, les appréciations, les définitions d’autrui.
Orienté sur son objet il pénètre dans ce milieu de mots étrangers agité de dialogues et
tendu de mots, se faufile dans leurs interactions compliquées, fusionne avec les uns, se
détache des autres, se croise avec les troisièmes (Bakhtine, 1978: 100).
Afin d’affiner notre description des représentations publicitaires des sexes,
nous prendrons appui sur la distinction amenée par Authier-Revuz entre
hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive.
L’hétérogénéité montrée correspond à la présence localisable d’un discours
autre dans le fil du texte. Authier-Revuz la définit comme:
1
Puisqu’une publicité de presse écrite combine généralement à la fois du texte et de l’image, il
nous est difficile de nous contenter de parler de "texte" publicitaire. Nous retenons donc la
notion d’"iconotexte", laquelle nous paraît la plus appropriée pour exprimer l’interrelation
texte/image.
2
Les exemples que nous analysons dans cet article ne proviennent pas d’un corpus clos, mais
d’un vaste corpus ouvert dans lequel nous archivons depuis plusieurs années tous les
iconotextes répondant au critère thématique "concerne les hommes et/ou les femmes ainsi que
les rapports sociaux de sexe".
Stéphanie Pahud
153
[…] la représentation qu’un discours donne en lui-même de son rapport à l’autre, de la
place qu’il lui fait, explicitement, en désignant dans la chaîne, au moyen d’un ensemble
de marques linguistiques, des points d’hétérogénéité (Authier-Revuz, 1985: 118).
Cette forme montrée d’hétérogénéité se manifeste tantôt sous forme
marquée, explicite (discours direct ou indirect, guillemets, gloses qui indiquent
une non-coïncidence de l’énonciateur avec ce qu’il dit, etc.), tantôt sous forme
non marquée (discours indirect libre, allusions, etc.).
L’hétérogénéité constitutive désigne quant à elle les moments où le discours
est dominé par "l’espace discursif global dans lequel s’articulent les opinions
dominantes et les représentations collectives" (Amossy, 2000: 89-90), à savoir
l’interdiscours, que l’on appréhendera dans nos analyses, comme le suggère
Amossy, en termes d’"éléments doxiques":
Nous utiliserons le terme d’interdiscours pour renvoyer à la dissémination et à la
circulation des éléments doxiques dans des discours de tous types. Dans la mesure où il
s’agit de déceler l’inscription ponctuelle dans le discours oral ou écrit des évidences
partagées ou des plausibilités d’une collectivité datée, on parlera d’éléments doxiques
plutôt que de doxa. Les notions d’éléments doxiques et d’interdiscours permettent ainsi
de marquer à quel point l’échange argumentatif est tributaire d’un savoir partagé et d’un
espace discursif, tout en évitant de conférer à ces matériaux préexistants une trop
grande systématicité (Amossy, 2000: 99).
Une série d’iconotextes sélectionnés pour les voix qu’ils font entendre sur les
femmes, les hommes et les rapports sociaux de sexe va nous permettre à
présent de décrire les types d’indices perceptibles dans le discours
publicitaire, dans un premier temps d’hétérogénéité constitutive, dans un
second temps d’hétérogénéité montrée.
3.
Formes constitutives de discours sur les sexes
A en croire certaines affirmations d’Authier-Revuz, l’hétérogénéité constitutive
"échappe[rait] largement et inévitablement à l’énonciateur", "ne se
manifeste[rait] pas dans le fil du discours par des marques linguistiques"
(Authier-Revuz, 1985: 117) et ne serait interprétable qu’"à partir d’indices
repérables dans le discours en fonction de son extérieur" (Authier-Revuz,
1982: 96-97).
Nous pensons quant à nous que l’hétérogénéité constitutive peut être
appréhendée au travers des structures discursives qui sont à même d’abriter
les voix de la doxa. Nous exemplifierons parmi ces structures l’énonciation
gnomique, le recours au champ sémantique du naturel, la modalisation
véridictoire, la modalisation déontique, ainsi que le recours à l’ironie. Nous
nous arrêterons également sur un procédé de réactivation implicite de
croyances doxiques, la remotivation de stéréotypes de pensées.
154
3.1
Circulation publicitaire des discours sur les sexes
Enonciation gnomique
Le discours publicitaire recourt fréquemment aux énoncés gnomiques, de
types proverbiaux, dont Jeandillou décrit le fonctionnement ainsi que les
composantes principales:
L’utilisation courante des proverbes, dictons ou maximes provoque en somme un
décrochage (ou un débrayage) énonciatif sans entraîner de conflit entre les instances du
locuteur de l’énonciateur universel. Le présent gnomique (ou omnitemporel), la portée
généralisante des termes (articles, noms ou pronoms), enfin la structure autonome et
figée de ces énoncés leur confèrent une valeur d’apparente universalité que chaque
individu prend lui-même en charge; au lieu de la récuser, il s’appuie sur la tradition
discursive qui, avant lui, l’a déjà assumée. Pragmatiquement comparable à la citation
d’autorité (comme le dit X), l’énonciation proverbiale s’en distingue par le fait que
l’énoncé, littéralement reproduit, relève d’un patrimoine que se partagent tous les
locuteurs de même culture (comme on dit). Pour fonctionner efficacement, le proverbe
doit en effet être identifié comme tel par l’allocutaire. Le locuteur présuppose une
connaissance préalable de ce corpus stéréotypé chez ceux à qui il s’adresse; il
présuppose de plus qu’ils en admettent la pertinence (Jeandillou, 1997: 78).
Les marques grammaticales ou syntaxiques provoquant un effet de
généralisation sont nombreuses et variées dans le discours publicitaire.
Le présent dit générique ou gnomique (à valeur panchronique) est sans doute
la plus évidente de ces marques:
1.
2.
3.
Les filles appartiennent à ceux qui se lèvent tôt (Axe). 3
Il n’y a rien de plus beau pour une maman que de découvrir que son enfant est un artiste
qui s’éveille (Nesquik).
Les filles préfèrent les durs (Garnier Fructis).
Ces trois énoncés font état de croyances stéréotypées sur les hommes et les
femmes, mais les présentent comme des vérités générales, valides en tout
temps et en toutes circonstances.
Le premier énoncé a pour intertexte le dicton populaire selon lequel "avenir
appartient à ceux qui se lèvent tôt". Le maintien dans la version parodique du
verbe "appartenir", à prendre au sens premier du terme "être la propriété de",
atteste de la familiarité de la représentation publicitaire de la femme-objet (de
l’homme). Le second énoncé conforte pour sa part l’idée que l’occupation la
plus gratifiante pour une femme est son rôle de mère. Quant au dernier
énoncé, il évoque l’attention portée par les femmes à la robustesse de leur
partenaire. Il a pour intertexte le titre d’un film français des années quatrevingts "Les hommes préfèrent les grosses", titre renvoyant lui-même à une
comédie américaine des années cinquante, "Les hommes préfèrent les
blondes", tous deux faisant allusion déjà à des stéréotypes de genre.
3
Pour des raisons pratiques, nous renonçons à respecter la typographie et la topographie des
divers énoncés publicitaires que nous citons, lesquels sont pour la plupart des slogans, pour
quelques autres tout ou partie de pavés rédactionnels (en italique). Les soulignements sont par
ailleurs de notre fait.
Stéphanie Pahud
155
Si le présent gnomique contribue à l’énonciation générique, ce n’est pas
isolément qu’il permet l’expression de vérités générales sur les hommes et les
femmes. Il est entre autres fréquemment relayé par des syntagmes nominaux
génériques référant non pas à certains hommes ou certaines femmes en
particulier, mais aux "classes" d’individus féminins ou masculins dans leur
ensemble. Ce sont comme nous allons le montrer les déterminants utilisés
dans ces syntagmes qui en définissent la portée générique.
Le déterminant
globalisante:
4.
5.
défini
"tout"
est
l’expression explicite d’une totalité
Fort de sa connaissance du corps, Adidas devient le coach de toutes les femmes, en
nous offrant des déodorants qui conjuguent efficacité optimale et très grande douceur
(Adidas).
Toutes les jeunes femmes d’aujourd’hui font mener une vie difficile à leur peau (Clarins).
Le déterminant "chaque" opère la même quantification, mais sur le mode
distributif, et produit un effet d’insistance:
6.
Un outil exceptionnel pour établir un diagnostic précis et apporter à chaque femme une
prescription anti-âge personnalisée. (Lierac)
L’article défini singulier peut également désigner, dans certains usages, une
notion prise dans sa généralité:
7.
8.
Comment l’Homme va-t-il s’occuper maintenant qu’il n’a plus de problème pour revendre
son ancienne voiture? (Fiat).
Si l’homme est ce qu’il mange, heureusement que c’est sa femme qui fait les courses
(Valtero).
On remarquera dans l’énoncé (7.) l’emploi de la majuscule qui contribue non
pas à faire du lexème "homme" un désignateur de l’"être humain" - le visuel
nous montre un homme "désœuvré" pratiquant le houla hoop sous les yeux
de sa compagne -, mais dans le cas présent, non seulement à attirer
davantage l’attention, mais surtout à renforcer la valeur générique du défini
singulier.
L’article défini pluriel connaît lui aussi une valeur générique:
9.
10.
11.
Sans vos poils, les filles vous préfèrent à leur ours en peluche (Veet).
Pourquoi les femmes préfèrent-elles Rivella bleu? Les femmes savent parfaitement ce
qui est bon pour elles. Surtout en matière de goût. Et là, grâce à son goût unique, Rivella
bleu est leur premier choix (Rivella).
Les hommes sont de retour. Les hommes et les femmes n’ont pas les mêmes désirs. Et
c’est précisément cette petite différence qui donne du piment à la vie. Le nouveau Coupé
407, symbiose parfaite d’élégance et de puissance, possède ainsi ce petit je ne sais quoi
qui fait craquer les hommes. Sous sa carrosserie distinguée se cache une technologie
Peugeot ultramoderne, […]. Laissez-vous tenter par un essai pour découvrir les charmes
du Coupé 407 (Peugeot).
Quant à l’article indéfini, il peut également avoir une valeur générique dans la
mesure où il permet de désigner chacun des individus d’une espèce:
12.
Quand même… des fois j’aimerais bien être un mec (Beerlander).
Comme le soulignent Kleiber et Lazzaro (1987: 96), il n’est possible de
percevoir le sens d’énoncés à portée générique qu’à condition d’avoir
156
Circulation publicitaire des discours sur les sexes
emmagasiné dans ses connaissances encyclopédiques suffisamment de
propriétés communes assez pertinentes pour cerner le détachement d’une
catégorie par rapport aux existences concrètes de ses éléments. Cela
présuppose que pour interpréter les énoncés (1.) à (12.), les lecteurs sont
conviés à puiser dans leur système de croyances sur les hommes et sur les
femmes.
Par le biais de l’énonciation gnomique, le discours publicitaire se fait ainsi le
porte-parole de la doxa, ce qui lui permet de demeurer en retrait derrière des
propositions consensuelles et surtout de s’adresser indistinctement au plus
grand nombre:
La doxa parle à tout le monde et à personne en particulier, elle émet des oracles dont on
ne sait d’où ils sortent, de quelle voix, de quelle bouche d’ombre (Cauquelin, 1999: 139).
3.2
Recours au champ sémantique du naturel
Le recours au champ sémantique du naturel est une autre forme d’écho de la
doxa puisqu’il renvoie à des croyances fondamentales, "essentielles", sur les
hommes et les femmes:
13.
14.
En cuisine également, les différences entre hommes et femmes sont bien réelles.
Contrairement à la femme, l’homme qui se met à cuisiner refuse toutes figures imposées
en passant directement aux figures libres. Quoique par nature il n’ait besoin d’aucune
aide, il recourt pourtant volontiers à une assistance toute particulière, les recettes Thomy
(Thomy).
Le soin, par nature c’est elle… la précision, c’est Tefal (Tefal).
L’expression "par nature" présuppose l’innéité de caractéristiques jugées
typiquement féminines (le dévouement) ou masculines (l’indépendance).
3.3
Modalisation véridictoire
L’adjectif "vrai", manifestation de la modalité véridictoire, se rencontre
couramment dans les iconotextes publicitaires:
15.
16.
17.
Pour que les petits garçons vivent une vraie vie de petits garçons (Aventis).
Raffermir la peau d’un supermannequin n’est pas vraiment un exploit. Le corps d’une
vraie femme est tout en rondeurs. Pour les célébrer, Dove a invité plusieurs femmes à
tester ses nouveaux soins raffermissants. Jugement: une peau sensiblement plus ferme.
Nouveau. Soins raffermissants Dove. Testés sur de vraies femmes (Dove).
Matiz Make Up Pour les femmes, les vraies. Le plein d’attraits et d’atouts, la Matiz Make
Up. Cinq portes, sellerie cuir intégral et alcantara assortie à la couleur de sa carrosserie,
pupitre compteur aspect aluminium, volant cuir et tapis velours, double airbag, direction
assistée, fermeture centralisée, vitres teintées électriques avant, à partir de 57 900F: la
Matiz Make Up, c’est la séduction illimitée (Daewoo.)
Les énoncés qui précèdent prennent appui sur l’existence entérinée par la
doxa de standards en matière de féminité et de masculinité. L’exemple (15.)
décrit une activité "culturelle" typique des petits garçons: son visuel montre un
garçon, dont la masculinité est soulignée par le port d’un casque et de
genouillères signalant sa sportivité, apprenant à faire du vélo avec son père.
L’exemple (16.) a pour intérêt de poser un renversement des normes
publicitaires en matière de plastique féminine: il rend en la matière les courbes
Stéphanie Pahud
157
canoniques, créant par là un nouveau standard. Quant à l’exemple (17.), il fait
passer pour attribut nécessaire de la féminité le soin porté aux atouts de
séduction.
3.4
Modalisation déontique
C’est encore en s’appuyant sur des normes doxiques que le discours
publicitaire, au travers de la modalisation déontique, s’impose à ses
destinataires féminines comme hiérarchiquement supérieur et en droit de leur
intimer indirectement un ordre visant à les faire correspondre au standard
féminin, en l’occurrence celui de s’épiler afin d’avoir la peau douce:
18.
3.5
Faites durer la sensation de douceur absolue… Bien sûr, il y a des moments où vous
vous sentez aussi douce qu’une femme devrait l’être. Le problème, c’est que si vous
vous rasez régulièrement, se battre contre la repousse du poil devient un combat
quotidien. Alors qu’en est-il de l’épilation, qui permet le retrait du poil à la racine? Braun a
toujours été précurseur en matière d’épilation, et le lancement du nouveau SoftPerfection
offre aux femmes de nouveaux horizons. Vous avez le choix… soit vos jambes restent
impeccablement lisses jusqu’à 4 semaines, soit vous optez pour d’innombrables séances
de rasage… (Braun).
Recours à l’ironie
L’ironie permet d’affirmer le contraire de ce que l’on souhaite en réalité faire
entendre. Elle est à compter au nombre des formes d’hétérogénéité discursive
puisqu’elle mêle deux voix dans un énoncé unique:
Dans le cas du (ou sans doute "des") discours indirect(s) libre(s), de l’ironie, de
l’antiphrase, de l’imitation, de l’allusion, de la réminiscence, du stéréotype…, formes
discursives qui […] semblent pouvoir être rattachées à la structure énonciative de la
connotation autonymique, la présence de l’autre […] n’est pas explicitée par des
marques univoques dans la phrase: la "mention" qui double l’"usage" qui est fait des
mots est seulement donnée à reconnaître, à interpréter, à partir d’indices repérables
dans le discours en fonction de son extérieur. Ce mode de "jeu avec l’autre" dans le
discours opère dans l’espace du non-explicite, du "semi-voilé", "suggéré", plutôt que du
montré et du dit […] (Authier-Revuz,1982: 96-97).
L’ironie transparaît notamment dans le discours publicitaire dans des formes
d’argumentation inadéquates:
20.
21.
22.
23.
L’égalité des sexes a des limites! Au volant, les femmes sont plus prudentes que les
hommes. Partant de cette observation, votre conseiller est à même d’élaborer sur son
ordinateur portable plusieurs variantes d’assurances individuelles intégrant au centime
près cette prudence toute féminine dans les calculs des primes. Grâce à Relax, vous
éprouvez un sentiment de sécurité inédit en sachant qu’à la "Zurich" nous vous éviterons
toute complication. Vous bénéficiez en outre d’un ensemble de prestations comme
(Zurich).
Les femmes fument nos Cohibas. Elles pilotent nos Harleys. Elles boivent notre
Lagavulin. Qu’elles nous laissent au moins notre IWC! Les dimensions de la Portugaise
Chrono-Rattrapante ne conviennent qu’aux larges poignets: […]. IWC Depuis 1868. Et
tant qu’il y aura des hommes (IWC).
La bière comme au bon vieux temps quand les femmes savaient encore cuisiner
(Feldschlösschen).
Vraiment pas fait pour les mains de femme. Sauf pour le paquet-cadeau. En fait, il n’a
même pas besoin de papier cadeau. Car le tout nouvel appareil numérique de Panasonic
a déjà un emballage de rêve: […]. Si vous êtes un homme et voulez savoir tout ce que le
158
Circulation publicitaire des discours sur les sexes
DMC-LC5 avec grand écran a vraiment dans le ventre, rendez-vous sur www.panasoni.fr
(Panasonic).
Les énoncés qui précèdent portent des avis en nette contradiction avec le
discours doxique. Si on les entend au premier degré, les énoncés (20.) et
(21.) prônent des restrictions à l’égalité des sexes, le (22.) regrette le temps
où il revenait aux femmes de s’occuper de la cuisine, quant au (23.), il ne
concède pas même aux femmes la manipulation de l’emballage cadeau de
l’appareil photo dont il vante les mérites.
Si à l’oral, il est possible de se fier à l’intonation d’un énoncé pour comprendre
que son énonciateur ne fait que mine d’assumer ce qu’en fait il dénonce, dans
le cas des iconotextes que nous venons de présenter, ce sont les
connaissances encyclopédiques des lecteurs qui sont sensées leur permettre
d’éviter un contresens interprétatif et de ne pas s’offusquer de la teneur des
messages véhiculés.
3.6
Remotivation de stéréotypes de pensée
De nombreux iconotextes garantissent leur argumentation par des stéréotypes
de genre, lesquels constituent une variante de manifestation d’hétérogénéité
constitutive.
Les exemples (24.) à (27.) illustrent le stéréotype de la blonde idiote, l’un des
stéréotypes de genre les plus fréquemment revitalisés dans le discours
publicitaire:
24.
25.
Idée reçue n° 21: Les blondes n’ont rien dans la tête. Idée reçue n° 1: Ce n’est pas en
dépensant de l’argent qu’on en gagne (Egg).
Tant qu’il y aura des blondes. Rédactrice en chef d’un magazine de coiffure et de beauté,
des cheveux j’en vois de toutes les couleurs. Du toupet bleu qui se croit encore
d’actualité à la crête rouge qui ne désarme pas, le pompon en matière de coloration reste
le blond. Appliqué sur des cheveux filasses, jaunes, mal entretenus, délavés… Normal
dans ces conditions qu’il nous fasse la réputation que nous connaissons. Nous? J’ai dit
"nous"? Et bien oui, vous l’aurez compris, je suis blonde! Et croyez-le si vous voulez,
malgré ma place privilégiée, je n’avais encore jamais rencontré le blond de ma vie
jusqu’à ce jour où, décidée à mener l’enquête, j’ai découvert le salon Saberny! […] Après
un diagnostic complet réalisé à trois (et oui, pour une fois, je ne suis pas une potiche
entre les mains de deux professionnels bien trop forts pour être compris par ma petite
cervelle de blonde!), nous nous décidons pour un carré légèrement effilé, rehaussé du
"Blond Marushka". […] Finies les blagues de mauvais goût sur les fausses blondes.
Désormais, je rétorquerai: "blonde, et alors?" […] Je vais enfin pouvoir parler des blonds
dans mon magazine avec la certitude, expérience à l’appui, que le juste ton existe. Que
demander de plus à une rédactrice en chef blonde et enfin fière de l’être Corinne Alouch
(Saberny).
Stéphanie Pahud
26.
159
Plus besoin d’être brune pour
construire son site (Multimania)
Droits réservés
27.
99% des blondes qui jouent
à la PS2 ont un QI anormalement
élevé (Playstation 2).
Droits réservés
Les énoncés (24.) et (25.) font de l’idiotie des blondes une idée reçue à
balayer mais ne l’en relaient pas moins. Les iconotextes (26.) et (27.) ne font
quant à eux que présupposer, dans leur slogan, le stéréotype de la blonde
idiote, en annonçant pour l’un qu’il n’est plus nécessaire d’être brune pour
construire un site internet, pour l’autre que les blondes qui utilisent la console
de jeu vantée ont un quotient intellectuel anormalement élevé. Ils offrent par
contre une schématisation visuelle du stéréotype qui va permettre aux
lecteurs de le réactiver:
Cette réactualisation se fait à deux degrés: par des anamnèses (tel schème iconique
rappelle tel concept) ou par des indexations (tel schème iconique marque tel concept).
Dans ces cas, au lieu de parler de "décodage" […], on doit insister sur le fait qu’il s’agit
seulement d’une reconnaissance de stéréotypes. Renforçant la réussite de la
communication publicitaire, ces réactualisations sont favorisées par les balises
inférentielles disséminées dans l’image: redondances, parcours de lecture dirigés ou
convergents, marqueurs saillants… (Adam et Bonhomme, 1997: 198).
Adam et Bonhomme insistent à raison sur ce que "l’interprétant ne réactualise
en général qu’une partie des topoï transférés sur l’image par le concepteur" et
que "du fait de la richesse de celle-ci", il "calcule fréquemment des topoï non
prévus, saturant l’image par des investissements personnels" (1997: 198). Les
deux visuels Multimania et Playstation 2 offrent cependant des sèmes dont la
connotation permet de lever toute ambiguïté quant à leur interprétation: les
deux femmes représentées sont vêtues de rose et affichent des moues
160
Circulation publicitaire des discours sur les sexes
relâchées; leurs attributs illustrent par ailleurs leur pratique inadéquate
d’activités convenues puisque l’héroïne de Multimania est coiffée d’un casque
de chantier, et que celle de Playstation a entre les mains un jeu réservé aux
enfants en bas âge.
L’énoncé (28.) exploite un autre stéréotype de genre récurrent, l’incapacité
des hommes à écouter les femmes:
28.
Juste avant cette page, votre femme vous annonçait que. Nouvelle Audi A3. Troublante. /
Avec ses motorisations de dernière génération 2.0 TFSI, 3.2 V6 250 ch et 2.0 TDI, sa
boîte de vitesse séquentielle DSG et son pack sport S line, la nouvelle Audi A3 dispose
de tous les arguments pour marquer les esprits. A son bord, vous apprécierez une
qualité de finition exceptionnelle et un caractère dynamique qui vous procureront un
agrément de conduite inégalé (Audi).
L’ellipse de la complétive attendue après le verbe "annoncer" traduit le trouble
éprouvé par le lecteur à la vue de la voiture exhibée sur l’iconotexte: soit il en
a oublié ce que lui avait annoncé sa femme, soit il a cessé de l’écouter.
Bien d’autres stéréotypes de genre, comme la volubilité ou la gourmandise
féminines, sont régulièrement remotivés par le discours publicitaire. Les
iconotextes qui recourent à ce procédé ont un point commun essentiel: leur
interprétation nécessite que les lecteurs puisent dans leur réservoir de
préconstruits socioculturels, recourent aux "représentations et connaissances
d’arrière-plan, de nature culturelle et sociale […] qui préexistent au discours et
contribuent à en assurer la cohérence et l’intelligibilité" (Apothéloz, 1997: 186).
Nous conclurons notre présentation des manifestations publicitaires
d’hétérogénéité constitutive en mettant en évidence l’effet général du "jeu
avec l’autre" qu’elles opèrent:
[…] c’est de ce jeu que tirent leur efficacité rhétorique bien des discours ironiques, des
anti-phrases, des discours indirects libres, mettant la présence de l’autre d’autant plus
vivement en évidence que c’est sans le secours du "dit" qu’elle se manifeste; c’est de ce
jeu "aux limites" que viennent le plaisir – et les échecs – du décodage de ces formes
(Authier-Revuz, 1982: 96-97).
4.
Formes montrées de discours sur les sexes
Les formes d’hétérogénéité constitutive que nous avons jusqu’alors décrites
relevaient du dialogisme interdiscursif, témoignaient des relations entretenues
par le discours publicitaire avec les énoncés antérieurement produits sur les
hommes, les femmes et les rapports sociaux de sexe.
Les formes d’hétérogénéité montrée que nous allons à présent aborder,
formes au travers desquelles le discours publicitaire représente explicitement
la manière dont il se situe par rapport à d’autres discours et la place qu’il leur
accorde, vont nous amener à analyser deux occurrences de dialogisme
interdiscursif, mais aussi une occurrence de dialogisme interlocutif.
30.
Réflexions sur la vieillesse. Aujourd’hui: Thévoz Jacqueline. L’homme, c’est comme le
melon, a dit je ne sais plus qui: plus il est mûr, plus il est bon. Il fait tout plus lentement,
plus posément, donc mieux. Il réfléchit avant d’agir, il rumine ses idées comme on
Stéphanie Pahud
31.
32.
161
travaille une sauce. Bref, il apporte avec lui la sécurité. Pour les femmes, c’est pareil. Ne
me parlez pas de décrépitude. Rien de plus normal que les rides. On en a dans les
mains dès la naissance. Il n’y a que le saucisson et le boudin qui ne sont pas plissés (Pro
Senectute).
Pourquoi les femmes font-elles toujours deux choses en même temps? Tout comme
Always Ultra. Parce qu’elles en sont capables! C’est un fait, les femmes savent très bien
faire deux choses en même temps. Avouez que c’est rassurant de savoir que votre
serviette est elle aussi à la hauteur. Avec Always Ultra, vous êtes doublement protégée.
Et mieux vaut deux fois qu’une, non?! (Always)
Et encore un joli popotin qui en jette. Désolé, mais c’est ainsi que la Leon Cupra préfère
être vue. Dans sa dernière exécution, elle est pourtant plus aguichante que jamais d’où
que vous la regardiez (Seat).
Les trois énoncés qui précèdent présentent des points explicites de noncoïncidence du discours à lui-même sous la forme de gloses qui signalent la
présence d’énoncés ou d’idées appartenant à d’autres discours, d’autres
univers de croyance.
Les énoncés (30.) et (31.) présentent pour le premier un fragment de discours
rapporté, pour le second une glose métadiscursive visant à rendre
incontestable le fait avancé, deux formes d’hétérogénéité montrée attestées
par Authier-Revuz.
L’exemple (32.) comprend pour sa part une marque explicite de dialogisme
interlocutif, l’interjection "désolé". L’énoncé introduit par cette interjection
constitue une forme de réponse aux lecteurs qui auraient émis des plaintes,
ou pourraient en émettre, relatives au fait que le "popotin" de la voiture –
comme d’autres "popotins" d’ailleurs, puisque l’organisateur "et" ainsi que
l’adverbe "encore", placés en attaque, présupposent que d’autres sont
exposés ainsi –, soit montré de derrière: ce type d’exposition correspondrait
au désir même de la voiture, pour la peine anthropomorphisée.
Se faisant l’écho de doléances (réellement subies ou seulement
conjecturées), cet iconotexte feint de dialoguer avec ses lecteurs et de les
soustraire au statut réducteur "de pub-lecteur[s] idé[aux] en symbiose avec le
message qu’on [leur] délivre et réduit[s] à participer au spectacle du monde
euphorique présenté" (Adam & Bonhomme, 1997: 46). Cette forme
d’hétérogénéité montrée atteste de ce que le discours publicitaire ne peut
exister indépendamment de sa cible, pour reprendre les termes d’AuthierRevuz, que "la visée du destinataire est incorporée et détermine le processus
de production du discours" (1985: 117).
5.
Conclusion
Les représentations publicitaires des sexes se sont bien avérées être une
ressource féconde pour l’observation des phénomènes d’hétérogénéité
discursive. Elles nous ont en effet permis de montrer que l’hétérogénéité
discursive trouve son expression dans le discours publicitaire dans des
marques discursives variées, tant de par les niveaux discursifs qu’elles
162
Circulation publicitaire des discours sur les sexes
affectent que par les outils linguistiques et sémiotiques qu’elles mettent en
œuvre, ces variantes permettant au discours publicitaire de moduler la
manière dont il fait entendre la voix des discours autres, allant de l’explicite,
dans le cas de l’hétérogénéité montrée, à l’implicite, dans certaines formes
d’hétérogénéité constitutive.
Nous espérons avoir prouvé en retour la pertinence d’une approche des
représentations des hommes et des femmes dans le discours publicitaire en
termes d’hétérogénéité discursive. Les contraintes tant économiques que
communicationnelles qui régissent le discours publicitaire font du
positionnement interdiscursif de ce dernier, quant à la représentation des
hommes, des femmes et des rapports sociaux de sexe, un phénomène
fondamental: comment s’adresser précisément à des femmes et des hommes
et leur proposer des produits et des services sensés répondre à leurs besoins
sans tenir compte des univers de croyances des unes et des autres?
Comme nous avons pu le constater au travers des divers exemples dont nous
avons rendu compte, le discours publicitaire prend à cet égard le parti de
s’aligner le plus souvent sur le discours de la doxa, discours le plus largement
partagé, mais aussi le plus politiquement correct:
[…] il existe un discours dominant, "politiquement et (surtout) moralement correct",
véhiculant dans les médias des positions différentes, voire opposées, sans transgresser
pour autant un certain nombre de valeurs sociales, qui y apparaissent comme
"intouchables", tout au moins pour une génération et pour un groupe social donnés
(Galatanu, 1999: 41).
Pour paraphraser les propos de Soulages (2004: 52) que nous avons cités
dans l’introduction de cet article, si le discours publicitaire fait bien circuler de
manière incessante attitudes et croyances, ce n’est en revanche que pour
proposer un certain type de produits, plutôt adressés aux jeunes générations,
qu’il prend le risque de se positionner de manière ludique et d’oser des
énoncés critiques ou cyniques qui remettraient en cause certaines valeurs
sociétales.
Nous espérons enfin avoir pu montrer l’intérêt d’enrichir les approches
sociologiques et/ou critiques des représentations des sexes dans le discours
publicitaire au moyen d’une analyse linguistique permettant d’aborder la
question des stéréotypes de genre par une description méthodique et des
analyses de détails. Nous souhaitons ici rejoindre Jost et Bonnafous, lesquels
prônent la complémentarité entre analyse de discours, sémiologie et sciences
de l’information et de la communication:
Quel est en définitive, l’apport de ces deux disciplines [analyse du discours et
sémiologie] aux sciences de l’information et de la communication? On le situera à
plusieurs niveaux. Leur mérite est d’abord de poser de façon centrale les questions de
sens, d’imaginaires, de représentations, de stéréotypes, de schèmes culturels… qui sont
l’essence de la communication sociale. D’où la fonction souvent critique de ces
recherches, qui s’exerce non pas de façon globalisante ni prophétique, mais par des
analyses techniques et méthodiques, menées sur des corpus constitués rationnellement
pour l’étude (Bonnafous et Jost, 2000: 536).
Stéphanie Pahud
163
Bibliographie
Adam, J.-M. & Bonhomme, M. (1997). L’argumentation publicitaire. Paris: Nathan.
Adam, J.-M. & M. Bonhomme (2000). Analyses du discours publicitaire. Toulouse: Editions
Universitaires du Sud.
Amossy, R. (2000). L’argumentation dans le discours. Discours politique, littérature d’idées, fiction.
Paris: Nathan.
Apothéloz, D. (1997). Les dislocations à gauche et à droite dans la construction des schématisations.
In: D. Miéville & A. Berrendonner (éds), Logique, discours et pensée. Mélanges offerts à JeanBlaise Grize. Bern: Peter Lang.
Authier-Revuz, J. (1982). Hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive: éléments pour une
approche de l’autre dans le discours. In: DRLAV 26, 91-151.
Authier-Revuz, J. (1985). Dialogisme et vulgarisation scientifique. In: Discoss 1, 117-122.
Authier-Revuz, J. (1985). Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coïncidences du
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Bakhtine, M. (1978). Esthétique et théorie du roman. Paris: Gallimard.
Bakhtine, M. (1984). Esthétique de la création verbale. Paris: Gallimard.
Bonnafous, S. & F. Jost (2000). Analyse de discours, sémiologie et tournant communicationnel. In:
Réseaux 100, 523-544.
Cauquelin, A. (1999). L’art du lieu commun. Du bon usage de la doxa. Paris: Seuil.
Galatanu, O. (1999). Le phénomène sémantico-discursif de déconstruction-reconstruction des topoï
dans une sémantique argumentative intégrée. In: Langue française 123, 41-51.
Jeandillou, J.-F. (1997). L’analyse textuelle. Paris: Armand Colin.
Kleiber, G. & Lazzaro, H. (1987). Qu’est-ce qu’un syntagme nominal générique? Ou Les carottes qui
poussent ici sont plus grosses que les autres. In: G. Kleiber (éd.), Rencontre(s) avec la généricité.
In: Recherches linguistiques 12. Paris: Klincksieck.
Soulages, C. (2004). Le genre en publicité, ou le culte des apparences. In: J. Bouchard & P. Froissard
(dirs.). Sexe & Communication, Médiation & Information 20. Paris: l’Harmattan.
Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 165-180
Parodie et publicité
Marc BONHOMME
Université de Berne (Suisse)
[email protected]
This article has a double aim. On the one side, it proposes a critical re-examination of
parody in the frame of represented discourse and interdiscursivity practices. On the other
side, it wants to study the function of parody in advertising communication. The following
points will be emphasized: the importance of comparison between parody and pastiche in
advertising, the procedures of advertising parody, the role of parody in ads transmission.
Finally, the parody appears as a media phenomenon that transpires as being ordinary
and central at the same time.
1.
Introduction
Considérée avec le pastiche comme le procédé-phare de l’intertextualité, la
parodie souffre de deux limitations, en dépit de l’intérêt actuel qu’elle suscite.
En premier lieu, on voit habituellement en elle une déviance ou un écart par
rapport à ce qui serait une pratique "normale" de la textualité, une telle optique
imprégnant même ses approches les plus ouvertes, comme Palimpsestes de
Genette (1982). En second lieu, la parodie est trop exclusivement cantonnée
dans le domaine littéraire par les nombreuses études qui lui sont consacrées 1 .
Cette littérarisation de la parodie s’explique par sa longue histoire, d’Aristote
(1964) qui la définit comme une représentation narrative dégradée, en
passant par Chklovski (1973) pour lequel elle constitue un facteur subversif de
l’évolution des œuvres.
Relativement à cet état de fait, notre étude vise un double objectif. D’une part,
nous voudrions normaliser la parodie – et son frère jumeau le pastiche – dans
la sphère de l’interdiscursivité, en montrant qu’il s’agit de phénomènes
langagiers ordinaires. D’autre part, en analysant la parodie dans le domaine
publicitaire, nous nous proposons de mettre en évidence qu’elle outrepasse la
littérature pour caractériser toutes sortes de pratiques et singulièrement celles
des médias.
1
Notamment celles de Sangsue (1994), de Bouillaguet (1996), de Piégay-Gros (1996) ou de
Samoyault (2001).
166
2.
Parodie et publicité
La parodie comme processus interdiscursif
Tout d’abord, il nous paraît utile de revisiter le champ théorique de la parodie,
avant de faire quelques propositions pour une meilleure saisie de son
fonctionnement.
2.1
Examen critique du champ de la parodie
La parodie est une notion en partie relationnelle qui trouve son identité en
confrontation avec des concepts voisins. Elle peut être connectée dans deux
couplages généraux.
2.1.1 Parodie et intertextualité
Ce premier couplage est le fait de critiques comme Rose (1979) ou Hutcheon
(1981), pour lesquelles la parodie s’avère un cas particulier des relations de
texte à texte. Cependant, si la parodie affecte le plus souvent la textualité, elle
ne lui est pas intrinsèque, comme le révèle la publicité:
•
Au niveau infra, il est possible de parodier des configurations codées en
langue, en deçà de toute mise en texte: locutions, idiotismes, lexies
complexes... Par exemple, à partir de la locution figée "à cor et à cri", une
annonce Subaru développe la transformation parodique: (1.) "A cor et à
cuir" (Le Nouveau Quotidien, 25.10.96).
•
Au niveau supra, il arrive que la parodie déborde les réalisations
textuelles pour mettre en jeu des éléments iconiques. Entre autres, dans
un slogan pour la Classe M de Mercedes (Paris Match, 02.01.03), le
troisième verbe de la citation de Jules César: "Veni, vidi, vici" est
remplacé par l’image d’une Mercedes qui constitue l’objet de l’annonce.
Cette transversalité des transformations parodiques vis-à-vis de
l’intertextualité nous conduit à abandonner ce premier couplage pour inclure la
parodie dans les manifestations interdiscursives qui recouvrent des
ensembles énonciatifs plus vastes et plus variés.
2.1.2 Parodie et allusion
Ce deuxième couplage se rencontre principalement chez Lugrin (2006) qui,
critiquant la classification intertextuelle de Genette, propose de renoncer au
concept de parodie pour le fondre dans la catégorie de l’allusion. Il est sûr
que, par son évocation d’un discours-source non référencié comme tel, la
parodie participe de la nébuleuse des pratiques allusives. Pourtant, l’assimiler
totalement à l’allusion nous semble réducteur. En effet, comme le souligne
Hebel (1991), l’allusion stricto sensu est surtout une affaire de signifié qui ne
rompt pas la continuité formelle des énoncés. Or les transformations
parodiques touchent autant l’agencement des signifiants que les signifiés,
créant des discordances sur la substance même du discours. Par conséquent,
la notion de parodie conserve sa pertinence opératoire. Ou pour le moins, il
Marc Bonhomme
167
importe d’établir une nette graduation entre les allusions courantes peu
marquées et les allusions fortement marquées que sont les parodies.
La parodie est en outre intégrée dans trois couplages plus spécifiques par
Genette (1982).
2.1.3 Parodie et hypertextualité
L’un des mérites de Genette est d’avoir distingué l’intertextualité, limitée aux
relations de coprésence entre deux textes (citation, plagiat...), de
l’hypertextualité définie par ses relations de dérivation entre un hypotexte A et
un hypertexte B. Toutefois, dans le cas de la parodie, les termes d’hypotexte
et d’hypertexte posent les mêmes difficultés que celui d’intertexte, car:
1.
La parodie dépasse les relations de texte à texte, comme on l’a vu.
2.
La notion même d’hypotexte sur lequel s’exerce un hypertexte est trop
restrictive, en ce que la parodie ne travaille pas seulement sur un
hypotexte circonscrit, mais également sur diverses sources langagières
stockées en mémoire, dont on n’est pas forcément certain de l’origine.
Ainsi en est-il pour ce slogan publicitaire de la firme automobile
Mitsubishi: (2.) "Pajero pour Homme" (Le Figaro, 16.11.02). Loin de
transformer un énoncé précis associé à tel parfum, ce slogan parodie
une formule récurrente attachée aux discours sur les parfums. C’est
pourquoi, à la place d’hypo/hypertexte, il vaut mieux parler d’un ou
plusieurs hypodiscours sur le(s)quel(s) agit l’hyperdiscours parodique.
2.1.4 Parodie et transformation
Dans le cadre de l’hypertextualité, Genette établit par ailleurs une
différenciation entre deux opérations: la transformation qui sous-tend la
parodie et l’imitation qui fonde le pastiche. Satisfaisante au premier abord,
cette distinction demande à être nuancée, au moins pour la parodie. En effet,
comme le révèle ce slogan publicitaire pour Yves Saint Laurent Beauté: (3.)
"Le Blanc et le Noir" (Marie Claire, novembre 1981), la parodie repose certes
sur la transformation d’un hypodiscours, le titre de Stendhal "Le Rouge et le
Noir" dans notre exemple. Mais cette opération technique centrale se réalise à
partir d’une visée illocutoire d’arrière-plan: celle de se nourrir d’une occurrence
positivée prise comme modèle, c’est-à-dire de l’imiter. En cela, la dérivation
parodique se développe sur la base d’une innutrition/imitation préalable. De
fait, comme nous le verrons, la distinction entre parodie et pastiche peut être
reformulée selon des principes plus simples.
2.1.5 Parodie et régime ludique
Enfin, à l’intérieur de l’opération de transformation, Genette effectue une souscatégorisation entre la parodie et le travestissement, en s’appuyant sur deux
critères:
168
Parodie et publicité
1.
La parodie garde le style soutenu de l’hypotexte, tout en vulgarisant sa
thématique, tandis que le travestissement conserve la thématique
relevée de l’hypotexte, en dépréciant son style.
2.
La parodie se déploie suivant un régime ludique, lequel s’oppose au
régime satirique du travestissement 2 .
Une telle opposition entre parodie et travestissement soulève de sérieuses
difficultés. D’un côté, il est problématique de séparer la thématique du style:
dans la parodie, si on dégrade le contenu d’un discours-source, on affecte
nécessairement son expression. D’un autre côté, il est illusoire de fixer le
régime de ces opérations hors de leur contexte. Si l’on prend la parodie
proverbiale de cet énoncé publicitaire pour le riz Perliz: (4.) "Tout ce qui est
rare n’est pas forcément cher" (Cuisiner Magazine, avril 1996), le régime
ludique y est clairement estompé au profit des régimes satirique (critique de la
doxa qui allie la cherté à la rareté) et argumentatif (valorisation du produit qui
combine les avantages d’être rare et bon marché).
2.2
Pour une définition intégrée de la parodie
En abordant la parodie par ses contours, on a pu observer qu’il n’est pas aisé
d’en donner une définition satisfaisante. Celle-ci est néanmoins envisageable,
pour peu qu’elle s’articule sur des paramètres suffisamment souples, qui
intègrent la parodie dans le fonctionnement usuel du langage, tout en la
spécifiant par rapport à sa pratique-sœur qu’est le pastiche. Sur ce plan,
l’approche parodique de Bakhtine, exposée dans Todorov (1981), nous paraît
offrir un acquis heuristique solide. L’intérêt de Bakhtine est d’analyser la
parodie comme une forme de "discours représenté" (vu qu’elle renvoie à un
discours antérieur), ce qui la normalise linguistiquement. Selon Bakhtine, la
parodie constitue du discours représenté:
•
dyphonique, en ce qu’elle amalgame deux instances d’énonciation
hétérogènes: celle du discours-source et celle du discours parodique,
•
passif, du fait que le discours parodique réexploite et se coule dans le
discours-source,
•
divergent, dans la mesure où le discours parodique effectue une
transformation décalée du discours-source.
Si la qualification de "réactif" est préférable à celle de "passif" trop neutre,
cette définition saisit bien l’essence énonciative de la parodie, encore qu’elle
2
Dans ses commentaires, Genette atténue la rigueur de ses taxinomies, en reconnaissant
finalement que les frontières sont poreuses entre la parodie et le travestissement, de même
qu’entre la parodie et le pastiche. Mais ces réserves introduisent une certaine confusion dans
ses analyses.
Marc Bonhomme
169
soit trop puissante, puisqu’elle peut aussi s’appliquer au pastiche que
Bakhtine ne prend pas explicitement en compte. En aménageant cette
définition de Bakhtine avec l’adaptation de certaines conclusions de Genette,
il est possible de distinguer une parodie telle que (5.):
Informer
tue
Reporters sans Frontières (Le Temps, 22.11.03)
d’un pastiche comme (6.):
Curiosity, n. 1. curiosité f; out of c., from c., par curiosité;
I was dying of c., je mourais de curiosité. 2. (a) (object)
curiosité, rareté f.
Curious, a. curieux; to be curious to see sth.,
être curieux de voir qch.
Buick Regal. La nouvelle Américaine de General Motors. (Le Temps, 20.12.04).
Dans la catégorie du discours représenté dyphonique réactif divergent, la
parodie et le pastiche se différencient à deux niveaux:
1.
À celui du discours-source transformé. La parodie transforme un
discours-source occurrentiel exemplarisé: tel slogan sanitaire ("Fumer
tue" en (5.)), telle citation, etc. Même si, à cause de leur célébrité, les
productions discursives particulières peuvent donner lieu à des parodies
à la chaîne, de sorte qu’on est dans l’incapacité de savoir si ces
dernières parodient l’original ou l’une de ses parodies, on reste dans le
cadre de réalisations singulières 3 . En cela, la parodie met grandement à
contribution les compétences linguistiques et encyclopédiques,
autrement dit le savoir citationnel de leurs producteurs. Par contre, le
pastiche transforme un moule de discours, soit générique (le genre
"article de dictionnaire" dans la publicité Buick (6.) sus-mentionnée), soit
stylistique (le registre "ancien français" dans l’annonce Volkswagen (7.)
reproduite en 3.1). Pour cette raison, le pastiche mobilise prioritairement
la compétence matricielle de son producteur.
2.
De plus, la parodie et le pastiche ne mettent pas en œuvre la même
visée transformatrice. Avec la parodie, celle-ci est avant tout prospective,
en ce que le détournement ou la déformation du discours-source
occurrentiel l’emportent sur sa réappropriation. Ainsi, dans la publicité
(5.) pour Reporters sans Frontières, la citation des avertissements anti-
3
Ce problème concerne par exemple les nombreuses parodies du titre de Magritte: "Ceci n’est
pas une pipe". Cf. plus loin les exemples (18.) et (19.).
170
Parodie et publicité
tabac est d’abord empruntée pour être transgressée, ce que Genette
formule par le terme de "transformation". En revanche, le pastiche a une
orientation rétrospective, du fait que la réappropriation du discours
matriciel prédomine sur son détournement. Dans la publicité Buick (6.)
relevée précédemment, la recomposition décalée du genre "dictionnaire"
(que Genette qualifie d’"imitation") est plus importante que sa distorsion,
même si celle-ci n’est pas négligeable.
On peut à présent proposer une définition de la parodie par rapport au
pastiche:
Parodie: Discours représenté opérant une transformation dyphonique et
réactive d’une occurrence-source exemplarisée, plus divergente que
convergente.
Pastiche: Discours représenté opérant une transformation dyphonique et
réactive d’une matrice-source, plus convergente que divergente.
De surcroît, comme on le constatera en 3.1 et ce qui est passablement
négligé par les analystes, la parodie n’existe pleinement qu’à travers
l’identification de son occurrence-source, même diluée, par ses énonciataires.
Cette identification se fait à partir d’un certain nombre d’indices, qu’ils soient
métadiscursifs (commentaires de l’énonciateur...), discursifs (syntaxiques,
sémantiques...) ou autres. Plus ou moins manifestes, de tels indices sont
susceptibles de déclencher diverses inférences (micro- ou macrolinguistiques,
logico-rhétoriques, etc.) chez les énonciataires. Ces inférences activent leur
mémoire interdiscursive – ou leur savoir partagé, en fonction de leurs
dispositions d’esprit, de leur culture et de leurs centres d’intérêt. Ainsi, la
publicité (5.) pour Reporters sans Frontières peut être reçue au premier degré
par un lecteur botswanais ou népalais. Mais il est probable qu’un lecteur
français y perçoive des indices marquants, de nature graphique (épaisseur
des traits noirs), lexicale (verbe "tuer"), syntaxique (construction Infinitif sujet +
Verbe) ou phonétique (canevas prosodique e/y). Indices qui évoquent en lui
l’avertissement apposé sur les paquets de cigarettes français: "Fumer tue". Se
confirme à ce stade que la parodie fonctionne à la limite, au niveau de son
interprétation, comme une allusion dissonante fortement gravée dans le
signifiant.
3.
Formes et fonctions de la parodie publicitaire
La publicité présente une interdiscursivité prédominante dans la mesure où,
plutôt que de créer des formes qui lui soient propres, elle préfère recycler des
productions discursives déjà disponibles dans la culture ambiante. Ce
phénomène a été décrit sous diverses dénominations: "publicité vampire"
(Jost, 1985), "publicité travelo" (Reymond, 1994)... La publicité apparaît de la
sorte comme une pratique communicative instable et protéiforme, ce qui pose
le problème de sa spécificité typologique. Parmi les configurations
Marc Bonhomme
171
interdiscursives sollicitées par la publicité, la parodie est sans doute l’une des
plus symptomatiques. À partir d’annonces parues dans la presse écrite, nous
analyserons les modalités de ses manifestations, à travers trois angles. Après
avoir examiné les rapports entre parodie et pastiche publicitaires, nous nous
pencherons sur quelques-unes des procédures de celle-ci, puis nous verrons
ses principales fonctions.
3.1
Parodie et pastiche publicitaires
Un premier constat s’impose à l’observateur assidu des publicités de la presse
écrite: les pastiches y sont plus fréquents que les parodies. En effet, quand on
regarde un certain nombre de publicités, on est frappé de la facilité avec
laquelle elles imitent des matrices discursives sous-jacentes, scripturales ou
génériques. Cela donne des pastiches de style, à l’instar d’une annonce
Volkswagen parue dans Le Figaro, 16.10.93, et entièrement écrite en ancien
français factice:
7.
Voici comment les Martin comptent se passer de la Vento.
Il estoy aujourd’huy moyen de protection beaucoup plus efficace que l’armure esquypant
nos preux. Son nom: Vento de Volkswagen. Venant de la lointaine Germanie, elle
protège auffi bien le gentil que sa gentille ainsi que damoiseaux. Hilderic le teigneux nous
dit grand bien des armatures de protection équipant ses flancs, de mesme que son
habytacle renforcé aussi dur que l’estoy le haume d’Arthur. [...].
Mais on remarque surtout de multiples pastiches de genre, dont la fertilité
semble inépuisable. C’est ainsi qu’on relève dans une liste non exhaustive à
la Prévert: des publicités-bandes dessinées (annonce Reynolds, TV
Magazine, 28.08.95), des publicités-romans photos (annonce Mir, Femme
actuelle, 21.06.99), des publicités-modes d’emploi (annonce Miele, Le
Nouveau Quotidien, 08.07.95), des publicités-calendriers (annonce Okapi,
Femme actuelle, 24.11.97), des publicités-passeports (annonce Peugeot 405,
Le Nouveau Quotidien, 11.07.94), des publicités-mots croisés (annonce
Camel, L’Hebdo, 14.10.00), des publicités-journaux de voyage (annonce
Office National Marocain du Tourisme, VSD, 21.09.95), des publicitéscurriculum vitae (annonce Twingo, Paris Match, 02.09.99), des publicités-avis
de recherche (annonce Dunhill, Le Figaro Magazine, 05.06.92), des publicitésarticles de presse à scandale (annonce Nissan Micra, Le Point, 20.07.96),
etc... 4
Par contre, les parodies publicitaires par transformation d’un discours-source
particulier sont davantage limitées. La publicité parodie en effet principalement
trois sortes d’hypodiscours:
4
Pour d’autres exemples de pastiches publicitaires de genre, on peut se reporter à Adam et
Bonhomme (1997).
172
Parodie et publicité
a)
Des proverbes, comme dans ces deux exemples:
8.
Qui veut voyager loin ménage ses coupures.
(Yoo Travel, Le Temps, 21.09.01).
9.
Argent qui paresse n’amasse pas d’intérêts.
(Société de Banque Suisse, Le Nouveau Quotidien, 07.11.95).
b)
Des locutions lexicalisées en langue:
10.
Il vous fait plus vite de plus belles jambes.
(Rasoir Philips, Femina, 18.06.95).
Selon les contextes, une même locution, comme "donner sa langue au chat",
peut susciter des détournements variés, homonymiques:
11.
Donnez votre langue au "chat" 5 .
(Sunrise, Le Temps, 17.02.00).
ou allotopiques:
12.
Vous donnerez votre langue au diable!
(Desserts Perle de Feu, Femme actuelle, 07.05.90).
c)
Des citations plus ou moins illustres sont enfin à la base de diverses
annonces. Ces citations sont endogènes quand elles sont prises dans le
domaine publicitaire. C’est le cas avec une parodie du slogan Marlboro
qu’on trouve dans une campagne pour la Loterie Romande:
13.
Come to Tribolo Country.
(L’Hebdo, 15.03.96).
et des avertissements réglementaires contre les dangers de l’alcool:
14.
L’abus de Nescoré est excellent pour le plaisir.
(Nestlé Nescoré, Femme actuelle, 17.12.01).
Les citations parodiées sont exogènes lorsqu’elles sont empruntées à des
domaines étrangers à la publicité. Tantôt – ce qui est assez rare – celle-ci
transforme des textes, comme la lettre ouverte de Zola à propos de l’affaire
Dreyfus:
15.
5
J’ACCUSE
de criminel celui qui ne connaît pas la Pastille
Poncelet; c’est une ignorance qui d’un moment à
l’autre peut lui coûter la vie. Tout le monde doit
employer la Pastille Poncelet qui soulage en une
heure et qui guérit en une nuit. Cette Pastille, sous
le moindre volume, renferme un trésor de vertus
curatives. Chaque année un million de guéris.
(Le Petit Parisien, 19.03.1898).
Il s’agit ici d’une annonce pour une société de communication par Internet.
Marc Bonhomme
173
Tantôt la publicité vampirise et soumet à sa réécriture des énoncés isolés:
titres de romans:
16.
Liaisons savoureuses.
(Amora, L’Express, 14.07.99).
citations scientifiques:
17.
Tout corps plongé dans l’eau trop longtemps a tendance à tout oublier 6 .
(Education.Com, Le Point, 14.08.99).
titres de tableaux, comme ces variations publicitaires sur la célèbre œuvre de
Magritte Ceci n’est pas une pipe:
18.
19.
Ceci n’est pas un savon.
(Dove, Femme actuelle, 08.06.92).
Ceci n’est pas une place libre.
(Association des Paralysés de France, VSD, 07.10.99).
Par-delà la variété toute relative des exemples précédents, on peut
s’interroger sur la dissymétrie statistique entre le pastiche et la parodie
publicitaires. Une telle dissymétrie au profit du pastiche s’explique par trois
raisons:
•
Elle tient d’abord à des raisons structurales au niveau de la production de
ces formations interdiscursives. Quand le pastiche repose sur une
recréation très souple à partir d’un moule stylistique ou générique, les
déstructurations/restructurations de la parodie sont contraintes par le
particularisme du discours-source, ce qui limite la liberté de leurs
producteurs et ce qui les rend plus délicates à adapter à l’hyperdiscours
publicitaire.
•
La prédominance du pastiche est ensuite due à des raisons de vi/lisibilité
et d’efficacité réceptive. Quand celui-ci, qu’il soit de style ou de genre,
met habituellement en œuvre des configurations macrodiscursives à haut
potentiel de mémorisation, lesquelles recouvrent une grande partie ou la
totalité des annonces, la parodie est ordinairement plus discrète et plus
microdiscursive, se fixant en priorité sur des énoncés circonscrits
(proverbiaux, locutionnaires ou citationnels). Cela en restreint la portée et
la rend moins intéressante à pratiquer dans l’optique du rendement
médiatique des annonces.
•
La prépondérance publicitaire du pastiche s’explique enfin par des
raisons d’identification au niveau du public. Le pastiche est très facile à
percevoir, faisant appel à un large savoir et à des compétences
stylistiques ou génériques que chacun est susceptible d’avoir peu ou
prou. Inversement, l’identification de la parodie nécessite un savoir précis
6
Le lecteur pourvu d’un minimum de culture aura évidemment restitué les hypodiscours des
parodies (16.) et (17.): Les Liaisons dangereuses de Laclos et la fameuse phrase d’Archimède.
174
Parodie et publicité
de la part de ses lecteurs, ce qui affecte sa reconnaissance et ce qui va
quelque peu à l’encontre du discours de masse pratiqué par les
publicitaires. Certes, comme on le vérifie avec les occurrences
précédentes, ceux-ci s’arrangent pour parodier des discours-sources
connus. Par ailleurs, ils s’efforcent au maximum d’aiguiller la réception de
leurs parodies par différents indices. Ces derniers sont typographiques,
comme dans l’exemple (11.) où les guillemets incitent le public à ne pas
interpréter "chat" dans son acception animale usuelle et à effectuer une
lecture parodique seconde. Ces indices sont péritextuels lorsqu’un titre
oriente la bonne identification, pour des lecteurs moins cultivés, de
l’hypodiscours d’un développement parodique consécutif:
20.
Scène du Cid de Corneille (revu et corrigé):
Don Diègue:
Ô rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie!
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie?
Avoir, devant mes yeux, une baignoire décatie.
Faut-il vraiment, Rodrigue, qu’ainsi on me châtie?
Rodrigue:
Je reconnais, mon père, que ce grand récipient
Ne peut, dans cet état, rester bien plus longtemps.
C’est pourquoi il nous faut agir sans plus tarder.
Je sais même vers quel lieu je dois me diriger. [...]
LE BAIN SUPERSTAR
Les spécialistes du sanitaire vous invitent à partager leurs mille idées neuves
d’installations et d’agencements qui font les bains de rêve. (L’Hebdo, 05.10.99).
L’image jointe au texte fonctionne à l’occasion comme indice
intersémiologique, dans la mesure où elle éclaire la nature de l’hypodiscours
parodié. Ainsi, le court dialogue figurant sur une annonce Apple (L’Hebdo,
16.11.95):
21.
- Dis, Apple, pourquoi as-tu une si grande puissance de calcul?
- C’est pour mieux dévorer les tableurs, mon enfant.
est simultanément illustré par la représentation du Petit Chaperon Rouge
faisant face au loup déguisé en grand-mère. On relève encore des indices
configurationnels, pour peu que la disposition de la parodie suggère celle de
l’hypodiscours, ce qui se produit avec le montage de l’annonce Poncelet (15.),
censé rappeler celui de la lettre ouverte de Zola. Toutes ces précautions
indicielles – qu’on observe peu avec le pastiche – nous montrent bien la
prudence des annonceurs dès qu’ils s’exercent à la parodie. Mais il n’en reste
pas moins que, du fait de leur caractère conjoncturel et événementiel, un
certain nombre de parodies posent des problèmes de réception. Par exemple,
si l’on ignore le contexte français du procès de 1998 suite au scandale du
sang contaminé, on risque fort de ne pas reconnaître la déclaration de
Georgina Dufoix ("Responsable, mais pas coupable"), en charge de la Santé
à l’époque, derrière ce slogan pour les édulcorants Nutrasweet (L’Événement
du Jeudi, 14.11.98):
Marc Bonhomme
22.
3.2
175
Gourmande... Mais pas coupable.
Les procédures de la parodie publicitaire
Globalement, la parodie publicitaire consiste à hybrider les univers-cibles
idiolectaux des annonces par des univers-sources typiques et actualisés selon
diverses formes. Cette hybridation suppose une conservation minimale des
univers-sources, laquelle en détermine le repérage, et leur transformation par
le biais d’opérations rhétoriques.
Les univers-sources sont partiellement conservés dans les parodies
publicitaires, formant leur cadre d’arrière-plan. Ainsi, la charpente syntaxique
de ces univers-sources demeure plus ou moins, notamment pour les
proverbes ou les citations détournées:
23.
T’as de belles dents, tu sais...
(Dentifrice Sanogyl, L’Événement du Jeudi, 07.03.91).
De même, il arrive que le canevas prosodique de base transparaisse en
filigrane, comme l’indique la parodie du Cid (cf. (20.)) qui s’appuie encore sur
des alexandrins. En outre, des éléments de la structuration textuelle des
univers-sources restent, ce qu’on aperçoit aussi avec le maintien de
l’alternance des tours de parole et du nom des personnages dans cette
parodie du Cid. Bref, les parodies publicitaires balisent au mieux leurs universsources, cela bien sûr pour en faciliter l’interprétation. On trouve néanmoins
des occurrences dans lesquelles l’univers-source se fait résiduel. Ainsi
l’exemple (15.) ne retient guère que l’incipit ("J’accuse") de la lettre ouverte de
Zola.
Les transformations effectuées sur les univers-sources sont beaucoup plus
décisives, en ce qu’elles permettent l’expropriation de leur instance
énonciative initiale et leur appropriation par le locuteur publicitaire.
Récurrentes à travers les annonces, ces transformations consistent pour
l’essentiel en quatre types d’opérations rhétoriques. En premier lieu, on
constate des opérations de substitution lexémique. Celles-ci sont
fréquemment motivées par la communication publicitaire elle-même, avec une
greffe sur l’hypodiscours du nom du produit promu:
24.
Pour vos vacances, ayez de la Suisse [/suite] dans les idées.
(Office National Suisse du Tourisme, L’Express, 10.07.00).
Ces substitutions sont encore motivées phonétiquement, avec des jeux
homophoniques entre l’hypodiscours et l’hyperdiscours:
25.
Qui viendra [/vivra] verra.
(Digital Equipment, Le Nouveau Quotidien, 06.12.93).
En deuxième lieu, on note des opérations sémantiques de réactivation
contextuelle du sens propre à l’origine du sens figuré de l’hypodiscours. Ce
cas est avant tout attesté avec les parodies de locutions. Entre autres, dans
l’occurrence suivante, la locution métaphorique "se mettre au vert" reprend
176
Parodie et publicité
son acception littérale, suite à sa réorientation sémantique par la couleur du
produit présenté:
26.
Le pastis se met au vert.
(Duval Pastis Menthe, Paris Match, 24.07.97).
En troisième lieu, on découvre des opérations de transposition énonciative qui
se combinent en principe avec les processus précédents. Celles-ci concernent
les modalités phrastiques, comme la transformation interrogative du titre
assertif du film Le Dernier tango à Paris de Bertolucci:
27.
T’as dansé le dernier Dim? 7
(Bas Dim, Jours de France, 05.12.81).
Ou l’introduction de déictiques démonstratifs dans les citations littéraires, cette
opération contribuant à une meilleure actualisation de la manœuvre
parodique:
28.
Heureux qui comme ce pied peut faire un long voyage 8 .
(Pansements Tricosteril, Femme actuelle, 20.07.98).
Dans certains cas, le cumul de ces transpositions énonciatives brouille
passablement la perception de l’hypodiscours. Cela se produit dans ce slogan
pour les pneus Dunlop qui modifie profondément le proverbe "Chien qui aboie
ne mord pas" par des transformations de nature interrogative, positive et
personnelle:
29.
Pourquoi aboyer quand vous pouvez mordre?
(L’Hebdo, 02.08.98).
Enfin, les parodies publicitaires laissent entrevoir des opérations axiologiques
de transvalorisation qui convertissent un hypodiscours soutenu en un
hyperdiscours beaucoup plus trivial et familier. De telles transvalorisations
aboutissent en particulier à la banalisation commerciale de l’hypodiscours
religieux représenté par le chant de Noël Il est né le divin enfant:
30.
Il est né l’appel moins cher vers les portables.
(FirstTelecom, Télé Obs, 26.12.98).
Les procédures qui viennent d’être décrites engendrent un mélange
tensionnel de consonances et de dissonances entre l’univers-source de
l’hypodiscours, en retrait des annonces, et l’univers-cible de l’hyperdiscours,
projeté au premier plan. La consonance se remarque quand le discours
parodique reste dans la même isotopie que le discours parodié. Ainsi en est-il
7
Cet énoncé parodique altère encore son hypodiscours par des opérations de substitution
[Dim/Tango à Paris] et d’addition [T’as dansé].
8
Cette parodie de l’incipit du sonnet 31 des Regrets de Du Bellay ("Heureux qui, comme Ulysse,
a fait un beau voyage") met aussi en œuvre une transformation aspectuelle. L’orientation
rétrospective de l’énoncé de Du Bellay devient prospective dans l’annonce Tricosteril.
Marc Bonhomme
177
dans ce slogan construit sur la base d’un transfert contiguël (poisson —>
bateau) au sein du domaine maritime:
31.
Heureux comme un bateau sur l’eau!
(Fédération des Industries Nautiques, VSD, 27.07.95).
La parodie fonctionne alors selon un régime de naturalisation. Mais dans
l’ensemble, c’est la dissonance qui l’emporte, l’univers-source et l’universcible bifurquant plus ou moins violemment sur le plan logico-sémantique, à
l’image de l’ex. (15.) déjà vu: "J’accuse de criminel celui qui ne connaît pas la
Pastille Poncelet". Mettant en jeu une liaison dépourvue de cohérence entre la
futilité de l’univers-cible alimentaire énoncé comme cause et la gravité de
l’univers-source judiciaire posé comme conséquence, une telle parodie
s’inscrit dans un registre burlesque.
3.3
Les fonctions de la parodie publicitaire
Les opérations parodiques répondent à plusieurs fonctions dans le cadre des
interactions publicitaires. D’un côté, elles apportent des solutions efficaces à
certains problèmes qui se posent pour la communication médiatique des
annonces. L’un de ces problèmes est le contact aléatoire de ces dernières
avec le public, dans la mesure où elles s’adressent à des destinataires qui ne
les attendent pas vraiment. En se concentrant de préférence dans les slogans
et en éveillant la curiosité des lecteurs, les parodies publicitaires stimulent
précisément ce contact, ce en quoi elles revêtent une fonction phatique dans
l’acception de Jakobson (1963). Cette fonction phatique est d’autant plus
importante que les parodies nécessitent une participation active des
récepteurs dans la coconstruction du sens interdiscursif. En effet, celui-ci
dépend en dernier ressort de leurs compétences encyclopédiques qui peuvent
être historiques (pour l’évaluation de l’occurrence (15.)), picturales (pour
l’éclairage des occurrences (18.) et (19.)) ou cinématographiques (pour la
résolution de l’exemple (23.)). Comme l’ont noté Böhn et Vogel (1999), au
niveau de la relation personnelle, les parodies publicitaires valorisent de
surcroît le lecteur, en flattant son savoir, tout relatif qu’il soit. Le temps de leur
interprétation, elles le mettent en position taxémique élevée, à la hauteur des
hypodiscours qu’il entrevoit, cependant qu’elles établissent une complicité
culturelle entre lui et l’annonceur. Toujours sur le plan communicatif, les
parodies résolvent en partie le problème de l’agressivité constitutive de
l’interaction publicitaire. On sait que celle-ci est facilement perçue comme une
menace territoriale, sollicitant ou agaçant un public qui n’est pas forcément
disposé à recevoir les annonces. Or en jouant sur le montré/caché des
relations interdiscursives et en transformant l’exercice publicitaire en une sorte
de devinette – même facile, les parodies endossent une fonction ludique,
faisant du lecteur un partenaire de jeu, ce qui masque le statut commercial
des annonces derrière une pratique apparemment plus gratuite.
178
Parodie et publicité
D’un autre côté, les parodies publicitaires ont une fonction argumentative
prédominante, car elles résolvent des difficultés inhérentes au rendement
effectif des annonces. D’abord, productions conjoncturelles et éphémères,
celles-ci doivent régler le problème de leur base argumentative, c’est-à-dire de
leur légitimité à proposer des normes de conduite collectives. Les
hypodiscours des parodies publicitaires fournissent justement des
formulations doxiques parfaitement aptes à ancrer les annonces sur du
préconstruit info-persuasif 9 assimilé par le plus grand nombre. Soit en effet
ces hypodiscours reposent sur de véritables topoï, au sens de Ducrot (1988)
et d’Anscombre (1995) 10 . Ainsi, la parodie Apple (21.) du Petit Chaperon
Rouge trouve sa caution doxique dans le topos + PUISSANT, + EFFICACE 11 .
Soit les hypodiscours de ces parodies constituent des arguments d’autorité
reconnus socioculturellement. C’est le cas pour la plupart des citations
parodiées provenant du monde réputé prestigieux des arts, des sciences ou
de la littérature, à l’instar de ce slogan qui emprunte son modèle à Hamlet de
Shakespeare:
32.
Être ou ne rien être.
(Montres Baume et Mercier, L’Hebdo, 14.07.90).
Soit les hypodiscours à la source de l’exercice parodique se présentent
comme des expressions partagées par le public. Cette caractéristique est
évidente pour les locutions lexicalisées à l’origine des parodies (24.) ou (31.).
Mais en tout état de cause, grâce à leurs manipulations hyperdiscursives qui
suscitent une assimilation de ces formulations doxiques, les parodies
publicitaires permettent d’étayer la singularité des annonces concernées par
l’impact peu contestable et par la valorisation générale attribués à de tels
hypodiscours.
De plus, au niveau de leur mécanisme argumentatif proprement dit, les
publicités doivent si possible persuader immédiatement leurs récepteurs, à la
lecture des annonces, sous peine d’avoir une efficacité incertaine. Du fait de
leur hypodiscours doxique, les parodies sont en mesure d’assurer cette
persuasion très rapide, selon deux procédures opposées. Tantôt en suivant
une démarche conformiste très fréquente, l’hyperdiscours parodique se
contente d’intégrer l’argumentation publicitaire dans la perspective doxique de
l’hypodiscours, surtout lorsque celle-ci est orientée positivement. Le JE-DIS
de l’annonceur fait dès lors écho au ÇA-DIT ou au ON-DIT de la doxa, à
9
Ce préconstruit pouvant lui-même varier selon les cultures.
10
D’après ces deux linguistes, les topoï sont des matrices binaires et scalaires, formalisables en
+/- X ,+/- Y, qui servent de garant au bon enchaînement de la plupart de nos argumentations.
Pour le rôle des topoï dans la publicité, voir Bonhomme (2000).
11
Ce topos se répartit sur les deux répliques du microdialogue inséré dans l’annonce.
Marc Bonhomme
179
travers une polyphonie convergente 12 . Ce qui se passe avec les exemples
(8.), (23.), (31.) ou celui-ci:
33.
Qui veut voyager loin aménage sa voiture.
(Migros Brico-Loisirs, Le Matin, 18.06.95).
Dans ce genre d’occurrence, il suffit que le lecteur accepte les valeurs
assumées
collectivement
de
l’hypodiscours
doxique
(+
LOIN,
+ PRÉVOYANCE) pour qu’il adhère sans trop de difficultés à la valorisation du
produit par cet hypodiscours. Tantôt moins souvent, selon une démarche cette
fois singulative, l’hyperdiscours parodique va à l’encontre de la perspective
doxique de l’hypodiscours, le JE-DIS de l’annonceur contestant le ÇA-DIT ou
le ON-DIT de la doxa par le biais d’une polyphonie divergente. Ce qu’on
observe à propos de l’hypodiscours du slogan (14.): + ABUS, + DANGER. La
réorientation positive de cet hypodiscours négatif par le slogan (—> + ABUS,
+ PLAISIR) possède en elle-même une force de persuasion suffisante pour
que l’annonceur n’ait pas à l’étayer par des justifications supplémentaires. De
la sorte, dans les parodies publicitaires, que l’hyperdiscours se conforme à un
hypodiscours doxique positif ou qu’il récuse un hypodiscours doxique négatif,
cet hyperdiscours permet de passer directement du DIRE de l’annonceur au
CROIRE du lecteur, en raison de son orientation invariablement relevante.
Mais dans les deux cas, on a davantage affaire à une infra-argumentation,
fondée sur l’adhésion empathique à un discours idéalisant, qu’à une véritable
argumentation rationnelle, progressive et circonstanciée.
4.
Conclusion
Au terme de ces quelques remarques, on voit que, même si elle est
quelquefois délicate à manipuler, la parodie apparaît comme une variation
discursive totalement normalisée dans la communication publicitaire et
adaptée à elle. Tout en favorisant une meilleure accommodation des
annonces à la diversité des produits à promouvoir et en mettant en évidence
la maîtrise de la parole de l’annonceur, la parodie offre les pleines garanties
d’une efficacité info-médiatique optimale. Elle concilie en effet l’importance du
savoir (l’inventio), le plaisir de la réécriture (l’elocutio) et la portée perlocutoire
(la persuasio) liée à son pouvoir de séduction. Sans doute, ses
transformations interdiscursives restent assez modestes, si on les compare à
la forte créativité de la parodie littéraire. De plus, malgré leur caractère
conventionnel, ces transformations courent le risque de ne pas être toujours
perçues par une partie de leurs destinataires. Ou inversement, du fait de leur
tendance à la facilité et de leur contenu doxal, elles peuvent être rejetées par
12
La polyphonie convergente définit les cas où un énoncé met en jeu des voix énonciatives
hétérogènes, mais qui suivent une même direction.
180
Parodie et publicité
certains lecteurs. Mais de tels échecs sont finalement rares, car la grande
majorité du public joue le jeu de la rhétorique parodique.
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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 181-197
Monde de la télévision et monde de la publicité
François JOST
Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 (France)
[email protected]
This paper is based on the idea that TV genres are built and interpreted according to
three worlds which are interpretants in a peircian sense: the real world, the fictitious world
and the ludic world. In accordance with a pragmatic approach, we claim that the statute
of the commercials varies according to strategies of the emitter and the believing of the
viewer in advertisement: it may be linked to the three worlds. It is what it is shown from
the analysis of the first and the second season of Loft Story, of Nice People and of the
commercials that are inserted in these programmes. The relationship between the
programmes and the commercials helps to define what reality and game mean for
television. If the programme authenticates commercials in certain occurrences, inversely,
commercials give meaning to the programmes, suggesting to viewers reading grids or
some interpretations of programmes.
An analysis of the commercials convinces that commercials aim less to build the under
fifties women as housewives than to tease their femininity and to play with their desire or
with their fantasy.
Autant le dire d’entrée de jeu: je ne suis pas un spécialiste de la publicité,
même si le milieu publicitaire fut le premier dans lequel j’exerçai une activité
professionnelle régulière, celle de sémiologue. Depuis cette période située
entre la fin des années 70 et le début des années 80 où j’étais chargé
d’étudier d’énormes corpus d’annonces ou de films pour préparer des
prétests, pour interpréter des post-tests et où, parallèlement je faisais un
cours sur la publicité, mes recherches ne m’ont ramené que fort
occasionnellement vers ce domaine.
Même si je n’ai pas eu l’occasion de me pencher ces derniers temps sur la
publicité, mes recherches sur la télévision, et notamment sur le phénomène
Loft story, m’ont convaincu qu’il fallait que j’approfondisse la compréhension
de l’articulation entre la publicité et les programmes. D’ailleurs, dans mes
recherches de ces dernières années, la place comme le rôle de la publicité
sont comme tracés en creux: j’y fais allusion dans ma construction
conceptuelle des mondes de la télévision et j’ai été jusqu’à affirmer que la
vraie raison des reality shows, d’abord, et de la télé-réalité ensuite était la
nécessité d’inventer des émissions qui conviennent au monde publicitaire
(Jost, 2002). Non qu’il s’agisse pour moi de donner quelque prolongement à la
célèbre phrase du patron de TF1 sur la relation entre le Coca-Cola et le
cerveau des téléspectateurs, qui postule, dans le droit fil de l’école de
Francfort, que la relation entre les programmes et la publicité se pense sur le
mode de la disponibilité du récepteur, trop abruti pour zapper.
182
Monde de la télévision et monde de la publicité
Si ce modèle mécaniste fonctionnait, tout serait simple pour les dirigeants de
chaînes. En réalité, les enquêtes sur le zapping montrent que, au contraire,
les écrans publicitaires sont le lieu d’une intense activité de la part du
téléspectateur, qui saute de canal en canal. En va-t-il autrement dans la
presse écrite? Le lecteur prête-t-il plus d’attention aux annonces? Ce n’est
pas sûr. Je connais des gens dont le premier souci, avant de lire un
magazine, est d’arracher les pages glacées des annonces. Mais le modèle
théorique de la lecture admet la plupart du temps que celle-ci est linéaire,
continue, et ne s’inquiète guère de formaliser le "feuilletage", si l’on peut dire
(exception pour Barthes, qui revendique le droit de ne lire que partiellement un
livre) 1 . Il y a une raison à cela: aucun organisme ne mesure
systématiquement les conséquences de l’acte de feuilleter sur la lecture d’un
magazine et l’exposition aux publicités, alors que, quotidiennement,
Médiamétrie est chargé de mesurer, minute par minute, la connexion avec les
chaînes hertziennes.
Cette différence de mesure, plus que de comportement, a des conséquences
épistémologiques: si l’analyse des annonces-presse demande d’expliciter
l’argumentation sur le produit, la télévision impose une autre priorité, celle de
comprendre comment, pour éviter le zapping, elle tente de convaincre le
téléspectateur que la publicité en tant que telle est regardable et qu’il est
inutile d’aller voir ailleurs. Du point de vue théorique, l’observation de ce
phénomène demande de préciser deux points, qui seront au centre de cet
article: la place de la publicité dans ce que j’ai appelé les mondes de la
télévision et la relation que les programmes entretiennent avec les écrans
publicitaires.
1.
A quel monde appartient la publicité?
Dans la mesure où la publicité appartient à la grille des chaînes et les
conditionne en partie (dès l’année 72), commençons par définir le statut de la
publicité en tant que programme de télévision. Quel est-il? Avant de répondre
à cette question, il me faut résumer brièvement le modèle de la
communication télévisuelle que j’ai été amené à construire ces dernières
années. Il est fondé sur les principes suivants:
1.
L’ensemble des programmes de télévision peut être catégorisé en
fonction de trois mondes, qui jouent en quelque sorte le rôle d’archigenre.
2.
Loin d’être fixée une fois pour toutes, la place des genres est variable
selon le point de vue dont on les considère, et c’est ce qui fait de la
1
Fragments de voix, Entretiens avec J.-M. Benoist et B.-H. Lévy (1977), coll. Les Grandes
heures, INA/Radio France.
François Jost
183
communication
télévisuelle
autre
chose
qu’une
chambre
d’enregistrement dans laquelle le récepteur entérinerait la sémantisation
des genres par l’émetteur.
3.
Le premier acte de la communication télévisuelle est la promesse de
sens que fait l’émetteur – le producteur, le diffuseur – aux
téléspectateurs. En bout de course, ceux-ci sont en droit d’exiger que ces
promesses soient respectées, puisque, comme l’a bien montré Francis
Jacques, la promesse est corrélative du droit d’exiger.
4.
Tous les genres sont catégorisés en fonction de trois mondes: le monde
réel, le monde fictif et le monde ludique. Le premier renvoie à notre
monde, au monde physique, quel que soit le contenu que l’on met sous
l’étiquette réel, le second à un monde mental et le troisième se définit par
un retour du signe sur lui-même ou, tout au moins, une opacité du signe.
C’est le territoire à la fois de ce que les linguistes appellent la suiréflexivité de l’énonciation et du jeu.
Ce cadre étant fixé, l’approche pragmatique des programmes de télévision
passe par trois étapes, qui, toutes, situent l’émission par rapport aux trois
mondes: identification des promesses par l’analyse des supports de
communication et des discours présidant au lancement d’une émission;
analyse sémiotique de l’émission: analyse de la réception (acceptation plus ou
moins grande de la promesse). Selon ce paradigme, on peut montrer, par
exemple, comment l’étiquette "télé-réalité", en remplaçant celle de real-life
docusoap a considérablement modifié le positionnement de l’adaptation de
Big Brother en France sous le nom de Loft Story (Jost, 2005). Ou réfléchir sur
les glissements plus récents du "docu-fiction" au "docu-réalité" et à la place
quasi-obligée que prend la réalité dans l’ensemble des promesses
sémantiques quant aux programmes (Jost, 1999).
Mais revenons à la publicité. Dans l’Introduction à l’analyse de la télévision, je
la situais dans le monde ludique, puisque, d’un côté "ses propriétés s’appuient
sur des propriétés du monde dans lequel nous vivons (où nous salissons,
nous mangeons, nous conduisons), en espérant bien prescrire certains de nos
comportements"; "d'un autre côté, elle se prête au jeu de l’exagération, de
l’emphase, de l’impossible, jeu dont le téléspectateur n’est évidemment pas
dupe" (Jost, 1999: 30). Adam et Bonhomme vont d’ailleurs dans le même
sens quand ils affirment que le monde représenté dans le genre publicitaire
est "un univers magique et euphorique dans lequel les tensions interactives
de la vie s’annihilent" (1997: 43) et qu’ils ajoutent, quelques pages plus loin,
que la publicité "abandonne la modalité du réel pour celle du simulacre (ou du
JOUER)" (47). Toutefois, bien qu’ils reconnaissent la nécessité d’un univers
sémantique pour interpréter tout discours, il ne vont pas jusqu’à faire du
monde ludique un monde autonome: bien qu’elle s’appuie sur le "jouer", et
qu’"aucun lecteur-consommateur ne croit vraiment au paradis-langage
184
Monde de la télévision et monde de la publicité
proposé par la publicité moderne", ils considèrent plutôt que le régime de
vérité ainsi instauré est proche de celui de la fiction. Cohabitent en effet, à la
fois, une certitude que le monde représenté n’est pas et la croyance qu’il est
quand même vrai. (1997: 54).
Bien que je sois parfaitement d’accord sur le fond avec cette description du
régime de croyance de la publicité, il me semble nécessaire d’ajouter un
monde aux mondes réels et fictifs pour le caractériser. Pourquoi? D’abord,
parce que le jeu inclut des genres et des types de discours qui ne sont pas
forcément fictionnels: jouer au loto, répondre à des devinettes ou sauter à
l’élastique. Ensuite, parce que la fiction se définit pour moi essentiellement par
la création d’un monde fondé sur la cohérence (ce que ne supposent pas des
feintises ludiques comme le gage ou l’imitation). Enfin, parce que le ludique
repose plus sur la gratuité que sur l’invention. Empruntant au réel nombre de
ses références et obéissant à un système de règles comme la fiction, le
monde ludique est donc un entre-deux, qui relève d’un troisième genre de
croyance. Les enfants l’ont bien compris, qui distinguent entre "le pour de
vrai", le "pour de faux" de la fiction et le "pour de rire", que les Québécois
nomment aussi avec justesse "pour le fun". Encore une remarque: le monde
ludique, d’un point de vue pragmatique, ne se réduit pas aux formes utilisées,
il tient plutôt à la façon dont les arguments sont inventés, posés et énoncés.
Si, comme je l’ai dit, la communication télévisuelle est un modèle dynamique
où émetteur et téléspectateur ne s’accordent pas toujours sur le sens à
donner à un programme, si ces mondes jouent comme des interprétants, au
sens peircien, il faut imaginer les genres, non comme des points sur une
carte, mais plutôt comme des plaques terrestres susceptibles de
déplacements. En sorte que, sur chaque sommet du triangle, peut être placé
un nouveau triangle qui reproduit la configuration de l’ensemble de la carte (à
l’image des fractals).
Pour le monde des jeux, c’est assez évident.
Si l’on s’appuie sur les quatre types de jeux que distingue Roger Caillois
(1967), certains jeux peuvent être définis comme essentiellement ludiques,
ceux qui comportent le plus de gratuité, et qui relèvent donc du pur amour du
jeu: l’ilinx et l’aléa. D’autres se rapprochent des mondes réel ou fictif.
Rappelons que sous le terme ilinx (="tourbillon d’eau" en grec),
l’anthropologue regroupe tous les jeux qui produisent des sensations fortes –
vertige, voltige, etc. – et dans lesquels on range facilement aujourd’hui tous
les sports de l’extrême comme le saut à l’élastique, le canyoning ou la
varappe. Ce qui les caractérise, c’est d’abord leur propre finalité et ensuite le
fait que le joueur joue avec lui-même: il n’a d’autre but que de se faire peur ou
d’éprouver des sensations fortes. Comme le bébé, selon le philosophe Alain,
crie de crier, celui qui cherche de telles émotions joue de jouer. Tous les jeux
qui appartiennent à l’ilinx ressortissent pleinement au monde ludique. Depuis
François Jost
185
quelques années, la télévision a déployé beaucoup d’imagination pour coller à
cette "tendance"; on citera ainsi: Fort Boyard qui, depuis 1998, met les
candidats dans des épreuves très physiques (du plongeon en apnée au saut à
l’élastique ou à la catapulte), La Course au trésor ou La Piste de Zapatan, qui
imposent un parcours sportif, en temps limité, à leurs candidats et, plus
récemment, Fear Factor, dans lequel une jeune femme doit supporter de
rester quatre minutes dans un aquarium rempli de serpent et de cafards ou un
jeune homme faire un parcours sur une poutrelle à vingt mètres de haut les
yeux bandés.
Les jeux d’aléa, seconde catégorie de Caillois, appartiennent aussi à ce "jeu
pour le jeu" constitutif du monde ludique: y sont inclus "tous les jeux fondés
[…] sur une décision qui ne dépend pas du joueur, sur laquelle il ne saurait
avoir la moindre prise" (p. 56). Parmi ceux-ci: le tirage du loto, le Millionnaire.
Beaucoup de jeux télévisés se distinguent des catégories précédentes en ce
qu’ils opposent des individus ou des équipes et non l’individu à lui-même. Ils
reposent sur l’âgon, du grec agonia, qui désigne le combat, la compétition,
qu’elle soit collective ou individuelle, physique ou cérébrale. La dimension de
combat n’est pourtant pas suffisante pour définir une unique catégorie: si
certaines compétitions ne requièrent qu’une activité mentale (Les Chiffres et
les lettres, Question pour un champion), ou qu’une activité physique
(Intervilles), voire les deux (La Tête et les jambes), d’autres demandent aux
candidats de se glisser dans la peau d’un autre ou de jouer un personnage.
Comme telles, elles relèvent d’une quatrième catégorie de jeu, distincte pour
Caillois, qu’il appelle la mimicry (mimétisme en anglais) et qui recouvre toutes
les activités qui simulent ou feignent un personnage sans volonté de tromper
le spectateur. Dès qu’on regarde un peu précisément la nature des imitations
demandées aux joueurs par les émissions de télévision, il apparaît clairement
qu’elles se définissent en relation avec les mondes fictif et réel. Quand le jeu
consiste à se travestir pour imiter des acteurs, des chanteurs, comme l’a
souvent fait Patrick Sébastien (Le Masque et les plumes, Carnaval), il se
rapproche du monde fictif, puisqu’il s’agit de se glisser dans la peau d’un
personnage. Ce peut être aussi le cas de programmes où l’animateur donne
un gage à un des participants, qui doivent improviser l’imitation de telle
personne célèbre ou jouer une situation (cf. Les Grands enfants, Les Grosses
têtes). Quand le jeu réside à former un couple (Loft story), à "survivre" sur une
île déserte (Les Aventuriers de Koh-Lanta), à éprouver la fidélité de son
compagnon (L’île de la tentation) ou à jouer l’écolier d’un pensionnat avec de
"vrais" professeurs et de "vrais" surveillants (Le Pensionnat de Chavagnes), il
ressemble fort à ces jeux de rôles, qui se déroulent dans la réalité tout en
empruntant la construction des personnages à la fiction.
186
Monde de la télévision et monde de la publicité
La topique des jeux télévisés peut donc être schématisée ainsi:
Monde ludique
Ilinx (Fort Boyard,
Fear factor)
Agon
Alea
Mimicry, Jeux
de rôles (téléréalité)
Mimicry
Travestissement
Imitations, gages
Monde réel
Monde fictif
Reste à savoir si ce triangle des jeux s’inscrit dans le triangle des mondes,
comme ceci:
Monde ludique
Monde réel
Monde fictif
Schéma 1
… ou s’il est extérieur et rattaché par un seul de ses points, comme ceci:
Ludique
Réel
Fictif
Monde ludique
Monde réel
Schéma 2
Monde fictif
François Jost
187
Dans le premier cas (triangle inscrit), l’enjeu de la catégorisation est de savoir
si le programme réfère à la réalité ou au monde ludique, tandis que dans le
second cas, il n’y a pas d’ambiguïté sur le statut ludique du programme, mais
simplement sur le degré de ludicité qu’il contient. Or, si l’analyste est fondé à
penser la publicité selon le schéma 2, c’est-à-dire à ne pas douter de son
statut ludique, il n’en va de la même façon pour tous les acteurs sociaux
concernés.
1.
Du côté de la promesse de l’émetteur, plusieurs stratégies sont usitées
qui prétendent, à l’intérieur de cet espace ludique défini par l’écran
publicitaire, renvoyer à des mondes différents:
• le publi-reportage ou le testimonial renvoie au monde réel et ne
devient ludique qu’à partir du moment où l’appartenance publicitaire
est identifiée (schéma 1), ce qui prête à discussion parfois: voir l’affaire
de la publicité clandestine dans les années 70 à la télévision française;
• les insertions publicitaires dans les "novelas" brésiliennes, sans
qu’aucun signe n’indique leur nature, sont fictionnalisées: ainsi, tel
personnage compare la blancheur de sa blouse avec tel autre à
l’intérieur de la diégèse;
• les publicités qui vont à l’encontre de notre réalité par leur excès ou
par la remise en cause de ses principes physiques sont ouvertement
ludiques, de même que toutes les "méta-pubs" qui jouent sur les codes
publicitaires.
2.
Du côté du récepteur se rencontrent des glissements herméneutiques
similaires:
• les publiphobes qui accusent la publicité en général d’être mensongère
lui refusent tout caractère ludique et la renvoient au monde réel, seul
monde où le mensonge prend son sens;
• d’autres publiphobes, ceux qui lacèrent les affiches dans les métros
parisiens lui reprochent d’exhiber un monde de rêve totalement inventé
sans rapport avec le nôtre et, partant, proche de la fiction;
• les publiphiles, de leur côté, apprécient le fonctionnement de la
publicité en tant que telle, en apprécient les règles et jouent avec elle,
mettant globalement la publicité du côté du ludique, comme l’analyste
(schéma 2).
2.
Relations sémantiques entre les mondes de la télévision et
de la pub
Ces prémisses sur les mondes de la télévision étant posées, il est à présent
possible de revenir aux relations, annoncées par mon titre, entre les
programmes télévisuels et les encarts publicitaires qui les précèdent, les
188
Monde de la télévision et monde de la publicité
interrompent ou les suivent. Pour les étudier, j’ai formé un mini-corpus
composé de la sixième soirée de prime time de la première saison de Loft
story en France (2001), de la première émission de la seconde saison du
même programme (2002) et de la soirée de lancement de Nice People (2003).
Le choix de ces émissions en nombre limité est justifié par les raisons
suivantes: ayant montré dans L’Empire du loft que l’invention de la "téléréalité" était principalement motivée par le besoin de diffuser en prime time
des programmes qui s’accordent au monde publicitaire, le retour sur
l’émission par laquelle tout a commencé s’imposait. Néanmoins, dans la
mesure où les annonceurs ont attendu de voir comment était l’émission avant
d’investir massivement, j’ai préféré centrer mon analyse sur un épisode
correspondant à un moment où les discours sur Loft story et son audience
commençaient à se stabiliser. J’ai choisi arbitrairement la sixième soirée de
prime time. Le choix d’un épisode de la seconde saison et du "me too" Nice
people sur une chaîne concurrente est destiné à examiner deux facteurs:
d’une part, le rôle de l’expérience de la première saison dans la
reprogrammation de l’émission par la chaîne (Loft Story sur M6) et, d’autre
part, les contraintes que fait peser l’identité de la chaîne sur ses choix
stratégiques: en l’occurrence, comment agit sur TF1 sa place de "leader". La
télé-réalité a encore un dernier intérêt heuristique pour tester le cadre
épistémologique que j’ai élaboré, dans la mesure où, comme je l’ai montré,
lors du lancement de Loft Story, son positionnement a migré d’un monde à
l’autre selon les nécessités de l’argumentation: d’abord présentée comme plus
réelle que tout autre genre avant elle, elle a glissé très vite vers le monde
ludique quand les critiques à l’endroit du dispositif se faisaient trop sévères,
pour aller vers le monde fictif, quand le téléspectateur se vit chargé d’écrire le
"scénario" vécu par les "lofteurs" par l’entremise de ses appels téléphoniques
(cf. Jost, 2004 et 2005). Face à cette grande mobilité de l’émission à l’intérieur
des mondes de la télévision, on peut formuler deux hypothèses:
•
la première est que la publicité est un symptôme du positionnement de
l’émission;
•
la seconde, corollaire, que le choix des spots sur le mapping des mondes
de la publicité va correspondre aux glissements de l’émission sur le
mapping des mondes de la télévision.
3.
Ce que réalité veut dire pour la publicité
On a beaucoup discuté dans les premiers jours de la diffusion du Loft de la
représentativité de ces jeunes par rapport aux Français. Ma position à
l’époque était que ces jeunes étaient d’abord représentatifs de la publicité. Je
le pense encore, mais je vais essayer de le dire un peu plus théoriquement.
La première fonction de l’émission est de faciliter l’ancrage de la publicité
dans le monde réel, tout en définissant, dans le même geste, ce que réalité
François Jost
189
veut dire. Au premier chef, c’est une évidence, mais il faut partir de là, la
réalité est définie globalement comme ce qui relève de l’espace domestique,
des "régions postérieures", comme dirait Goffman (1973), le propre de la
télévision étant de les mettre au premier plan. Le champ de souveraineté du
loft s’étend donc à tout produit utilisable à la maison, ce qui fait évidemment
beaucoup! Si l’écran publicitaire, annoncé par un générique, dévoile le statut
de la publicité en tant que telle dans la législation française, contrairement à
ce qui se passe dans beaucoup de pays du monde où il n’y a pas de solution
de continuité entre le monde des programmes et le commercial, le Loft a pour
fonction de naturaliser l’usage du produit et le présenter en quelque sorte "en
existence". Ainsi, lors de notre sixième épisode, vers 22h10, Laure se fait une
tartine de Nutella, et quelques dizaines de minutes après, lors du quatrième
écran publicitaire, est diffusé un spot Nutella. Un peu plus tard, on la voit
récurer l’évier, ce qui rend nécessaires, bien sûr, des poudres à récurer qui
n’ont plus qu’à payer pour entrer dans le jeu. Dans certains cas, l’émission
glisse d’ailleurs vers le magazine de l’objet: quand les lofteurs montent en
épingle le four à pain qu’ils utilisent, dont les ventes ont augmenté en
conséquence, ou que le téléspectateur contemple cet univers Ikea comme un
catalogue dont il feuillette les pages, ou, enfin, quand la psychologue sur le
plateau lance "Laure a un bonnet intéressant: j’aimerais savoir où elle l’a
acheté" (21h53). Certains produits, au packaging reconnaissable, figurent
d’ailleurs sur les tables ou les éviers, recouverts d’un pudique emballage
blanc, auquel la publicité sera chargée de donner un nom.
Plus généralement, on peut dire que tout geste accompli dans le loft – se
laver, se maquiller, se doucher, faire la cuisine, manger, etc. – légitime
l’existence de la publicité télévisuelle en tant que telle et la magnifie. Cette
relation entre les besoins des jeunes, leurs activités, et ceux que met en
scène la publicité, est la limite supérieure du mariage entre la publicité et le
monde de la télévision: la naturalisation des produits précède d’un cran la
diégétisation qu’accomplit l’incorporation telle quelle des "commerciaux" à
l’intérieur des telenovelas. Du même coup, la réalité est définie par deux
dimensions: la quotidienneté et l’intimité.
L’autre grande fonction de Loft Story par rapport au monde de la publicité est
de servir de preuve a contrario de la nécessité de certains produits. Parfois,
cette nécessité découle implicitement de certaines scènes, comme, par
exemple, quand, Laure lave son linge à la main, nous ramenant à un état,
pour ainsi dire pré-industriel, où les machines ne nous libéraient pas des
tâches ménagères. À d’autres moments, cet argument est utilisé tel quel,
notamment dans la seconde saison, quand la publicité Miele présentait les
lave-vaisselle comme une solution aux conflits et aux disputes des lofteurs
quant au fait de savoir qui était de corvée… Le monde du loft appelle donc de
ses vœux l’univers de la consommation et de la pub, que ce soit pour glorifier
190
Monde de la télévision et monde de la publicité
son rôle au quotidien ou pour tracer en creux, en négatif, ce que serait un
monde sans le secours de l’industrie.
Si, comme je l’ai dit ailleurs, la particularité de la réalité selon la télévision est
de ressortir toujours au visible, et non à l’intelligible, on peut dire que la vie
dans cet appartement-studio a pour fonction principale d’exemplifier ce que
désigne le terme "réalité" dans l’expression "télé-réalité" ou, plus exactement,
de donner des images, des illustrations, de ce qu’il recouvre. Dans une
certaine mesure, les lofteurs jouent le rôle des exempla dans la rhétorique
médiévale. Comme on sait, l’exemplum est "un récit bref donné comme
véridique et destiné à être inséré dans un discours (en général un sermon)
pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire" (1982: 38). Selon
Schmitt, Le Goff et Bremond, cette forme narrative était au service de la
démonstration d’une vérité ou d’une leçon de morale à répéter, qu’il
contribuait à étayer comme un argument à part entière. On justifiait son usage
rhétorique par ses qualités communicationnelles: il fait plus vite saisir, plus
facilement comprendre, plus fortement tenir en mémoire et plus efficacement
mettre en œuvre (Schmitt et al., 1982: 30). Au Moyen Age, la crédibilité de
l’exemplum s’appuyait soit sur "l’autorité de la chose lue", soit sur la fiabilité de
la parole de gens dignes de foi (clercs, vieillards, voisins, grands
personnages, etc.). Quant à son efficacité, elle se fonde sur une "métonymie
généralisatrice" ("ab uno disce omnes"): ce qui est valable pour l’un est
valable pour tous ceux qui partagent sa situation. À l’ère de la télévision, la
crédibilité des personnes et des informations relève de la "chose vue" et de la
parole de ces gens dignes de foi que sont devenus les témoins ou les
vedettes. On comprend dans ces conditions que le processus de starification
proposé par M6 pour faire accéder l’anonyme à la notoriété est une condition
nécessaire de la crédibilité de la publicité. Il faut que la vie de Steevy, Loana,
Laure acquière valeur d’exemple pour que le processus de prescription des
comportements fonctionne. Aussi, la production, comme dans toutes les
émissions du même genre, a traité dès les premières minutes ces jeunes
comme des stars (arrivée en limousine, haie d’honneur, "body guards", etc.)
pour indiquer clairement au public leur valeur d’exemplum. Au sixième
épisode, que j’ai pris comme point de départ, le processus était déjà bien
enclenché et les lofteurs étaient déjà en route pour la gloire, fût-elle
éphémère. Dès lors, le renvoi de la publicité à la réalité opère selon un
processus au second degré: la vie du loft est le référent du monde publicitaire;
la publicité imite Loft Story, qui imite le monde réel en le réduisant à quelquesunes de ses dimensions.
Quels sont les éléments qui sont au cœur de cette "métonymie
généralisatrice" dont sont porteurs les lofteurs? Primo, ce que j’appellerai,
faute de mieux, des "gestèmes". La vie du loft fournit des images pour des
topoï, comme, par exemple, le fait de se limer les ongles pour signifier que
l’on ne s’en fait pas: l’image d’une jeune femme se livrant à cette activité est
François Jost
191
chargée de montrer qu’avec Seat le financement n’est pas un souci (dans le
premier écran publicitaire). Secundo, les habitants du loft authentifient des
comportements moins stéréotypés, moins courants, tels que partager son
intimité dans une salle de bains. La psychologue en plateau justifie la fonction
particulière de cette pièce par un argument réaliste: c’est, dit-elle, le lieu des
confidences dans toutes les familles. Heureuses les familles qui disposent
dans nos villes européennes d’une telle surface! Cette explication fantaisiste
masque sa véritable fonction qui est de fournir un studio idéal à la monstration
de tous les soins du corps, au narcissisme et à la séduction. Ainsi, dans le
deuxième écran publicitaire, deux jeunes filles se font des confidences dans
une salle de bains, l’une mange goulûment un dessert, l’autre se savonne
langoureusement avec Perle de lait… Quelques minutes plus tard, ce sera le
tour de Loana dans ce qu’il est convenu d’appeler la "réalité". Un pas
supplémentaire est franchi par ce spot pour Crisp dans lequel on voit quatre
jeunes gens se réveiller la nuit pour manger des céréales dans un
appartement dont le désordre est à l’image de celui du loft. L’argument, sans
doute hyperbolique, selon lequel on se relève la nuit pour grignoter des Crisp
est amplement justifié par des comportements tout aussi régressifs des
lofteurs. Aussi, ce qui pourrait apparaître comme trop ludique, comme trop
entaché par la logique publicitaire, se trouve vraisemblabilisé. Troisième
élément modèle de la publicité: le sociolecte du soi-disant "parler jeune". Le
spot Yop montre deux jeunes qui se gargarisent avec du yaourt liquide et se
conclut par ces mots: "c’est là qui faut que ça sente bon si tu veux que les
meufs y mettent la langue"…
Si le programme authentifie la publicité en certaines circonstances,
inversement, la publicité sémantise le programme en suggérant aux
téléspectateurs des grilles de lecture ou des interprétations du programme.
D’abord en formulant des enthymèmes incomplets, que le programme est
chargé de compléter. Dès le premier écran publicitaire, un spot annonce
comment les lofteurs doivent envisager leur emprisonnement volontaire: "faire
partie de l’élite exige des sacrifices". Le film The Skulls, dont on vante la sortie
DVD, décrit implicitement l’esprit qui devra animer les candidats: "le système
des fraternités est l’un des piliers du système éducatif américain. Associations
d’étudiants doués, elles offrent plein d’avantages à leurs membres: logement,
vêtements, argent... Elles ont leurs us, leurs cérémonies, leurs secrets". Cette
présentation du film par l’un de ses fans ne résume-t-elle pas parfaitement le
système que vont vanter à moult reprises les habitants du loft? Pour se hisser
au niveau de l’élite médiatique que représente le monde people, il faudra
accepter la surveillance 24 heures sur 24, les épreuves imposées par la
production, la cohabitation, la vaisselle, etc. Le quotidien de l’émission remplit
ce topos que la publicité énonce sans le démontrer. Deux écrans publicitaires
plus tard, un spot pour le CD "Tubes Jet set" donnera un contenu nouveau à
"l’élite", non plus à l’image du film américain, mais à celle de l’émission de
192
Monde de la télévision et monde de la publicité
télévision. Quant à l’idée de solidarité interne aux groupes de jeunes, elle
réapparaîtra, dès le premier écran, avec le nouvel album de Lyshees:
"Nouvelle tribu".
4.
La publicité, un jeu d’enfant
L’ancrage de Loft Story dans la réalité a très vite entraîné des objections
majeures et même des réactions passionnées, certaines allant jusqu’à
considérer que l’émission se rattachait à l’univers nazi (Cespedes, 2001).
Face à ce déferlement de critiques, la stratégie de M6 fut de tirer l’émission
vers le monde ludique en affirmant qu’il ne s’agissait que d’un jeu. Si
l’argument fut explicitement employé, les écrans publicitaires le renforcèrent
implicitement. Lors du sixième épisode, le psychiatre va d’ailleurs présenter
Loft Story comme un jeu, dont le but est la séduction. Cette entreprise
manifeste de dédramatisation trouve écho dans les spots diffusés ce jour. On
se souvient en effet que la scène de séduction éclair de Loana par JeanEdouard et sa conclusion dans l’eau limpide de la piscine avaient choqué une
partie du public au point de devenir la scène emblématique de ceux qui s’en
prenaient à la "télévision poubelle". Quelques semaines plus tard, la publicité
Kelloggs rappelle que la séduction est un jeu et qu’il ne faut pas le prendre si
au sérieux: une fille nue sort d’une piscine, tandis qu’une voix over conclut:
"c’est un plaisir de révéler son corps avec Kelloggs". Juste à sa suite, un spot
Bounty va dans le même sens: une jeune fille regarde la page d’un livre dans
une bibliothèque, dans laquelle l’image d’un indigène sur un atoll se trouble
avant de s’animer. Le petit personnage sort du livre et l’aide à entrer en
contact avec un garçon dans la salle. On touche là un trait définitoire du
monde ludique: le jeu avec l’énonciation. En l’occurrence, ce passage du livre
à la réalité s’apparente à la métalepse. Plus la soirée avance, plus la publicité
verse dans l’humour, l’absurde ou le pastiche: ainsi, dans le troisième écran
se succèdent un spot Stimrol mettant en scène une femme qui accouche
pendant que le mari regarde ailleurs avec détachement, en mâchant un
chewing-gum, un spot Décathlon, où l’on voit une jeune femme à vélo
longeant un champ de maïs et parlant avec un partenaire invisible jusqu’au
moment où celui-ci sort de ce champ à vélo. Dans la quatrième coupure, un
spot Viva Fruit montre une bouteille qui se penche vers nous, rit, et se cogne
contre la vitre du téléviseur.
Pour étayer l’hypothèse du glissement de Loft Story vers le monde ludique via
la publicité, il serait utile de comparer ce sixième épisode avec le premier. Je
ne l’ai pas fait. Mais une seconde expérimentation lui donne quelque crédit,
celle qui consiste à confronter la première saison à la seconde. L’exercice est
instructif. Le jeu a manifestement étendu son empire dans l’ensemble des
spots diffusés dès la première soirée et leur étude nous permet d’ailleurs de
préciser les critères d’identification du monde ludique.
François Jost
193
1.
La mise en scène du jeu constitue le degré zéro de l’appartenance au
monde ludique. On le rencontre dans le spot Sylphide où une jeune
femme choisit le fromage qu’elle va manger grâce à la contine "Am stram
gram". Cette mise en scène de l’aléa est un degré zéro car elle s’ancre
évidemment dans un monde identifié au réel: seule la scène représentée
tire la publicité vers le monde ludique.
2.
L’anthropomorphisme enfantin, constitutif du merveilleux, qui consiste à
doter les animaux de facultés humaines: pub Candia pour lait de ferme
sélectionné avec des vaches qui chantent; Kiri, qui met en scène le rêve
d’un enfant rencontrant des vaches et la réplique de l’enfant: "je ne parle
pas avec des vaches que je ne connais pas". Il va de soi que ce procédé
est plus proche de l’univers des dessins animés de la tranche horaire
matinale que de Loft Story. Dans les écrans publicitaires étudiés, les jeux
appartenant au monde de l’enfance sont privilégiés: dans le premier, un
père qui fait du patin à roulettes; dans le deuxième, un enfant joue avec
ses BN ou à la play station.
3.
L’incongruité sémantique: le fait que, dans notre monde, un objet a des
propriétés impossibles. Ex.: le ballon qui saute à travers la ville, passant
par-dessus les maisons, la poursuite d’un buveur par une bouteille
(Orangina, écran 2), le pilote de chasse qui poursuit une jeune femme qui
roule en Citroen C3 (écran 2) ou, encore, la statue jalouse d’une femme
mince (Boursin, écran 2).
4.
L’hyperbole: tout spot qui met en scène des situations exagérées,
comme le spot Citroen 3 ou Café Grand-mère, qui montre un jeune
homme qui s’assoit sur sa machine à laver pendant l’essorage en vue de
se réveiller.
5.
La mise en avant de l’énonciation audiovisuelle, qu’il s’agisse d’exhiber la
transformation de l’image (passage du dessin d’un couple nu qui devient
une voiture, opacité de l’écran [bouteille qui s’y cogne]) ou de tous les
phénomènes assimilables à la métalepse (animation d’images fixes ou
"libération" de personnages de leur univers fictionnel): le Prince, de la
marque du même nom, qui rend visite à un enfant s’endormant à l’école
et qui le voit en rêve; l’affiche qui libère une de ses figures: dans le
deuxième écran, un taureau s’échappe de la publicité pour la corrida,
devant la Plaza de toros.
Cette liste n’est sans doute pas exhaustive mais elle est attestée par les
écrans publicitaires de la seconde saison. Dans le premier d’entre eux, 7
spots sur 18 relèvent de ces critères, ce qui contraste très nettement avec le
premier écran de la première saison, où seul s’en rapprochait le spot Petit
écolier, dans lequel le comique Derek mettait un masque de Barthez pour
voler des biscuits à des enfants, tandis que les autres mobilisaient la
rhétorique du réel explicitée supra. Bien que je n’aie pas fait des pourcentages
194
Monde de la télévision et monde de la publicité
précis (qui n’auraient pas beaucoup de sens ici étant donnée la taille du
corpus), ce renversement de tendance indique très clairement que l’émission
a migré sur le mapping des genres et que, à la seconde saison, nous sommes
déjà bien loin de la télé-réalité.
5.
Stratégie télévisuelle et stratégie publicitaire
Si cette migration dans les mondes télévisuels accompagne un glissement de
la stratégie de communication, reste à se demander si elle correspond, plus
profondément, à un changement de stratégie publicitaire. Pour aller plus loin
dans cette direction, il faut à présent se pencher sur ce que les professionnels
appellent la cible-média, c’est-à-dire la cible représentée par les spots.
Lors du sixième épisode de la première saison, qui, je l’ai dit, situe plutôt les
spots dans le monde réel, le premier écran met surtout en scène des jeunes
femmes (7 sur 18) et presque aucun enfant. Plus la soirée avance, plus les
écrans publicitaires font place aux soins du corps, au narcissisme, l’accent
étant mis sur les produits qui permettent de rester mince. Lors de la troisième
coupure, les publicités s’érotisent: un spot pour le Crédit agricole montre un
homme et une femme qui semblent regarder des images érotiques sur leur
ordinateur et qui sont surpris par leur fils; Doriance, une jeune fille nue qui se
fait bronzer. Si la nudité du corps féminin est somme toute assez banale dans
l’univers publicitaire, deux spots sont bien plus remarquables, qui exhibent
deux hommes dans le plus simple appareil: le premier se contente de montrer
un corps sans vêtement (pour les Tubes Jet set Voltage), tandis que le
second raconte les effets que fait sur un homme une femme rendue
séduisante par la lessive Coral Black Velvet, dont on pourrait dire qu’elle lave
plus noir… les vêtements noirs: à la vue d’une femme dans sa robe noire,
celui-ci se déshabille en quelques secondes et se retrouve face à elle sans le
moindre vêtement. Le quatrième écran regroupera une scène de séduction,
trois scènes de jeunes femmes prenant soin de leur corps et un pur fantasme
féminin (la scène déjà évoquée de l’animation du dessin de l’atoll et la scène
de séduction qu’elle facilite). Deux spots montrent par ailleurs la famille et la
femme enceinte comme si enfanter était la finalité du couple que devaient
former les candidats de Loft Story… La juxtaposition de ces spots incite à tirer
une morale ou, tout au moins une maxime d’action: à prendre soin de soi,
Mademoiselle, vous exciterez le désir des hommes et les hommes euxmêmes seront un objet de désir. La cible marketing n’est pas l’ensemble des
jeunes, mais essentiellement les jeunes femmes.
La seconde saison connaît des transformations profondes. Dès la première
émission, la répartition entre spots "jeune femme" et spots "enfants" ou
"famille" s’inverse. Le premier écran montre encore cinq spots avec des
jeunes femmes qui prennent soin de leur peau ou de leur ligne (Sylphide,
Vichy Oligo, Nivea Beauté, Crème Elle et Vire), mais huit spots sur dix-huit
François Jost
195
mettent en scène des enfants, soit seuls (3 spots), soit en famille (5 spots),
soit seuls avec leur mère (2). Ces spots "famille" et "enfants" seront encore
représentés plus tard dans la soirée, entrant progressivement en concurrence
avec les scènes de séduction, mais, là encore, le corps de l’homme se
trouvera brutalement exposé au regard féminin, comme dans le spot Axe où
un homme sous sa douche, à la suite d’une rupture du rideau, se retrouve nu
devant un groupe de filles qui dansent. Ce recours beaucoup plus net à une
cible media centrée sur les enfants s’accompagne des glissements vers le
monde ludique que j’ai décrits plus haut. Bien que la famille serve de décor, la
cible "marketing" s’est rajeunie: il s’agit principalement de s’adresser aux
enfants ou aux jeunes adultes et de réunir cette tranche d’âge apparemment
hétérogène que constituent les 11-24 ans 2 .
Comparaison du nombre de spots par thèmes dans Loft
Story (saisons 1 et 2) et dans Nice People
Loft Story
1e écran
Nice People
1e saison (2001)
2e saison (2002)
JF: 7/18
JF: 5/18
Enfant: 1
Enfants: 8/18
(+ours cajoline)
dont 5 en famille, 3
seuls,
2 avec mère
27/4/03
7/18 spots montrant la
famille
Femme enceinte: 1
Couple sensualité: 2
2e écran
3e écran
4e écran
2
Enfants: 3/18
Enfant/famille: 3 dont 1
mère/fils: accent sur les
produits santé
Éros narcisse: 1
Scènes de drague
ou d’amour
physique: 3/18
Dragues: 4
Narcissisme: 4
Garçons nus: 2 (tubes jet set,
coral black)
Enfant:1
Familles: 2
Allusion érotique
Accouchement (stimrol): 1
Parodies/pastiches: 4
Famille: 3/18
Narcissisme femme:
4
Couple séduction, dont
un métaphorique
(éponge): 3
Narcissisme femme: 3
Famille/enfants
(Vitalité/santé): 3
Pas d’enfant
Narcissisme: 3
Séduction: 1
Fantasme de femme pour h: 1
Humour
Enfants dont 1 avec
mère: 4/14
Narcissisme: 3
Couple communiquant
par téléphone: 2 ("plus de
plaisir à échanger")
Découpage Médiamétrie: 4/10 ans, 11/14 ans, 15/24 ans, 15/34 ans, 15/49 ans, et 35/59 ans.
196
Monde de la télévision et monde de la publicité
À titre de vérification de ces analyses, on peut se livrer au même exercice
pour la première soirée de prime time de Nice People, lancé en 2003, pour
imiter le succès de Loft Story. On constate que, cette fois, le premier écran est
centré sur la famille (7 spots sur 18) plus que sur l’enfant, et que l’accent est
mis sur les relations de celui-ci avec sa mère, qui peuvent être sensuelles (cf.
spot Skip Aloès). Dans la plupart des spots, les mères veillent sur la santé de
leur enfant. L’émission a d’ailleurs clairement changé la formule de Loft Story
en y ajoutant des séquences sollicitant des enfants: un micro-trottoir interroge
des préadolescents sur ce qu’ils pensent de l’Europe, ce qui occasionne des
réponses fantaisistes. L’animateur fait explicitement appel à cette partie du
public: "les enfants, qui, je l’espère, sont avec nous. Il n’y a pas école
demain". Néanmoins ce centrage sur la famille passe d’abord par la relation
mère-fils et il n’empêche nullement les scènes de narcissisme ou de séduction
dans lesquelles la mère redevient une femme. Revoici la femme en robe noire
du café nommé Désir et une femme, yeux bandés, qui déguste la poire Belle
Hélène que lui fait ingérer un homme... Dès le second écran, les scènes de
narcissisme se multiplient, ainsi que celles de séduction: Lerdamer rapproche
un homme et une femme liés par des menottes, mais nous sommes encore
plutôt du côté du fantasme féminin, comme le suggère ce spot pour Vania, où
des femmes rêvent d’un homme qui les séduise, ou cet autre, où un homme
séduit une femme grâce à un geste ménager, ce qui fait dire à sa partenaire:
"c’est la première fois qu’on me fait le coup de lingettes". Cette inflexion de la
publicité précède la séquence de présentation des garçons de Nice people.
Dans le troisième écran, on retrouve la scène emblématique de Loft Story:
celle de l’homme qui se déshabille en dansant avec une femme (Garnier), qui
s’ancre une fois de plus dans le fantasme des Chippendale. On le retrouvera
dans la partie suivante de Nice People, par deux fois, avec l’image d’hommes
nus dans un sauna parmi lesquels figure le candidat finlandais.
Comme on le voit, même si la recherche de TF1, en prime time, est de fédérer
le public, la publicité s’adresse d’abord à ceux de la famille qui sont
prescripteurs, l’enfant et la mère. Néanmoins, il s’agit moins de séduire la
ménagère de moins de cinquante ans, uniquement préoccupée du ménage,
que de titiller sa féminité et de jouer avec son désir ou ses fantasmes. S’il
fallait une preuve supplémentaire de ce processus, on la trouverait dans la
dernière diffusion du spot Hollywood: alors que dans le premier écran, il
montrait une mère avec son fils souriant au père, lors du quatrième écran, le
père a été supprimé et seuls restent ensemble la mère et le fils.
Beaucoup de monographies sur la télévision continuent aujourd’hui à étudier
les émissions comme des films: le chercheur se concentre sur une collection,
en étudie un nombre important d’exemplaires et analyse les constantes et les
variables, la structure et le dispositif. Cette méthode, qui a été utilisée dans un
premier temps pour donner quelque rigueur à des études qui en manquaient,
néglige très généralement la publicité, considérée en l’occurrence comme une
François Jost
197
tâche aléatoire n’affectant pas le sens du programme. Cet article montre au
contraire qu’on ne peut comprendre celui-ci sans étudier en profondeur les
relations sémantiques entre monde de la publicité et mondes de la télévision.
Dis-moi quels spots tu choisis et je te dirai le sens de ton programme: tel
devrait être, au contraire, le mot d’ordre du chercheur. D’abord, parce que la
publicité, comme on l’a vu, a un statut variable, et que c’est, en dernière
instance, la relation qu’elle entretient avec le programme qui l’ancre dans le
réel, le ludique ou au fictif (dans les telenovelas); ensuite, parce que l’éventail
thématique des publicités révèle la vraie fonction du programme (qui ne se
limite pas à vendre du coca-cola!); enfin, parce qu’elle permet de tracer le
portrait-robot de son spectateur.
Bibliographie
Adam, J.-M. & Bonhomme, M. (1997). L’Argumentation publicitaire. Paris: Nathan.
Caillois, R. (1967). Les Jeux et les hommes. Paris: Folio-Essais.
Cespedes, V. (2001). I loft you. Paris: Mille et une nuits.
Goffman, E. (1973). La Mise en scène de la vie quotidienne: tome 1. La présentation de soi. Paris:
Minuit.
Jost, F. (1999). Introduction à l’analyse de la télévision. Paris: Ellipses.
Jost, F. (2002). L’Empire du loft. Paris: La Dispute.
Jost, F. (2004). Loft Story: Big Brother and the migration of genres. In: E. Mathis & J. Jones (eds), Big
Brother International. Londres: Wallflower Press, 105-122.
Jost, F. (2005). Comprendre la télévision. Paris: Armand Colin, coll. 128.
Schmitt, J.-C., Le Goff, J. & Brémond, C. (1982). L’Exemplum. Turnhout: Brepols.
Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 199-217
La gestion de la complexité des interactions
médiatiques
Marcel BURGER
LALDiM (Laboratoire d’analyse linguistique des discours médiatiques)
Université de Lausanne (Suisse)
[email protected]
This paper deals with the complexity of the organization of celebrities interviews on
television. Within the framework of social interactionism in the field of discourse analysis,
I first define the normative expectations of interviews as a genre. Then, I analyze the
discursive dimension of six recent excerpts of interviews to identify typical strategies by
the participants. As a matter of fact, broadcast interviews represent a rather paradoxical
form of communication. Indeed, the guest and the interviewer are supposed to engage in
familiar discourse, but they also have at the same time to remain aware of the television
viewers, that is the ultimate collective and anonymous addressee of the interview.
Focusing on the discursive dimension of interviews helps to define the presumably
shared expectations. It also allows to observe how the complexity of interviews is
managed in confronting "good" and "bad" discursive performances.
1.
Introduction
Cet article porte sur les mécanismes de co-construction d’un type d’interaction
médiatique courant: l’entretien télévisé de personnalités. Nous nous
intéressons plus précisément à détailler l’hypothèse, somme toute classique,
que la gestion des interactions suppose le recours à des normes sociales,
interactionnelles et langagières largement implicites, mais qui sont rendues
sensibles, et parfois même discutées par les participants eux-mêmes, dès que
l’interaction prend un tour jugé inhabituel. Accéder aux normes d’interactions
permet alors de considérer la communication sous l’angle des critères
sociaux, historiquement typifiés, qui en garantissent la "lisibilité" mais aussi la
légitimité et permettent de concevoir ses enjeux.
La problématique de l’interdiscours et de l’intertextualité des médias qui fonde
ce recueil est ainsi abordée à un niveau macroscopique: celui des pratiques
de communication (ou des types d’activités 1 ) qui favorisent l’actualisation de
certains genres de discours. Pour dire les choses autrement, dans le cas qui
nous occupe, on suppose l’existence dans nos sociétés d’une pratique
"information médiatique" qui se réalise par le truchement de différents genres,
notamment le genre "entretien". Dans la lignée de la réflexion de Bakhtine et
1
Au sens de Levinson (1992). Voir aussi Clayman (1991) et Heritage & Greatbatch (1992).
200
La gestion de la complexité des interactions médiatiques
de Foucault, les genres de discours ne se limitent pas à des propriétés
langagières, mais intègrent aussi des propriétés sociales et interactionnelles
qui alimentent et structurent l’interdiscours (ici celui des médias) 2 . Ainsi, nous
faisons l’hypothèse que porter l’attention sur les genres, via la gestion des
interactions par lesquelles ceux-ci se réalisent, permet d’accéder et de mieux
comprendre, au moins en partie, les mécanismes de constitution de
l’interdiscours.
2.
Corpus
Pour des raisons de place, nous limitons le propos au genre "entretien
médiatique" réalisé par le média télévisé. La télévision présente l’avantage de
manifester clairement les étapes de gestion de l’interaction, alors que celles-ci
sont pour une large part non manifestes dans les entretiens de presse écrite,
et plus difficiles à appréhender à la radio. Le corpus de l’analyse est constitué
d’extraits d’entretiens relativement récents, puisqu’ils datent du début 1999.
Nous avons réparti les extraits en deux classes selon qu’ils manifestent,
d’après nous, une gestion plutôt malhabile de l’interaction ou au contraire une
gestion plutôt heureuse.
À ce titre, ont été retenus, d’une part, des faux entretiens télévisés menés non
pas par un journaliste, mais par un humoriste français (Raphaël Mezrahi) qui
piège ses invités en sabotant sciemment l’interaction diffusée par la chaîne
privée française Canal +. D’autre part, le corpus de l’analyse comporte des
extraits de vrais entretiens télévisés menés par des journalistes chevronnés
de la télévision suisse romande. Dans les deux cas, le détail discursif de la
gestion problématique de l’interaction souligne, par contraste, les normes
implicites qui sous-tendent un entretien dont la gestion pourrait dès lors être
qualifiée d’idéale.
3.
Cadre théorique
Le propos de cet article se situe dans la perspective interactionniste en
analyse des discours. Pour faire bref, une telle perspective souligne trois
dimensions de la communication et des discours.
La première dimension a trait à l’historicité des pratiques de communication.
On fait l’hypothèse que les interactions communicatives, à force de répétition,
manifestent des régularités qui en expliquent l’organisation et qui guident
l’interprétation des comportements, y compris des discours. Ainsi, se
construisent des savoirs faire intériorisés par les sujets communicants qu’on
2
Voir Adam (2005) et Burger (2002a) pour une discussion. Pour la notion de genre au sens de
Bakhtine, voir Todorov (1987).
Marcel Burger
201
doit concevoir comme un ensemble d’attentes sur la conduite de la
communication. En d’autres termes, ces savoirs faire prennent la forme de
représentations mentales qui portent sur la gestion de la communication,
notamment sur la finalité de l’interaction, sur les identités des participants et
sur les ressources mobilisées, y compris les ressources discursives. Les
notions de "activity type" (Levinson, 1992), de "context model" (Van
Dijk,1990), ou de "contrat de communication" (Ghiglione & Trognon, 1993;
Charaudeau, 1997) renvoient toutes à cette même réalité de typification interindividuelle des interactions par laquelle on souligne l’importance de l’ancrage
cognitif de la communication.
La deuxième dimension a trait au caractère co-construit et co-géré des
pratiques de communication et d’interaction. On fait l’hypothèse que le sens
des interactions communicatives et des discours n’est pas seulement prédéfini
au plan sémantique, mais aussi largement négocié au plan pragmatique entre
les interactants. Ainsi, tout événement de communication manifeste les traces
de négociation des points de vue et des stratégies mises en oeuvre pour
atteindre certaines finalités interactionnelles. Dans un cadre interactionniste,
la réalité du monde n’existe pas en soi, objectivement, mais constitue une
réalité sociale qui émerge de la communication et de l’interaction. On pose
ainsi l’importance d’un ancrage interactionnel de la communication (pour une
discussion de cette thèse voir Cicourel, 1979; Goffman, 1983; KerbratOrecchioni, 1998; Scollon, 1998).
Enfin, troisièmement, une perspective interactionniste affirme l’importance du
discours comme ressource essentielle permettant de métacommuniquer à
propos de l’interaction et de la fixation du sens des discours. À ce titre,
l’interactionnisme constitue une alternative aux conceptions mécanistes et
déterministes de la communication et des discours par le social. Le discours
contribue à la construction des réalités sociales et les rapports de force et de
pouvoir qui fondent le social sont dès lors aussi des rapports langagiers
négociés entre les acteurs sociaux. On pose ainsi l’importance d’un ancrage
langagier de la communication (voir Habermas, 1993; Harré & Gillett, 1992;
Shotter, 1994; Fillietaz, 2002).
4.
Les entretiens médiatiques télévisés de personnalités
Dans la perspective interactionniste en analyse des discours, les entretiens
médiatiques constituent des interactions communicatives complexes (ou
"multiple activity": Jacobs, 1999: 22). On peut en effet identifier deux cadres
d’interaction distincts qui s’articulent l’un à l’autre. Chaque cadre d’interaction
engage des participants, des modes de communication et des finalités
propres; ce qu’on peut représenter par un schéma, comme suit:
202
La gestion de la complexité des interactions médiatiques
ENTRETIEN
employé
du média
intervieweur
employé
du média
avec
invité
personnalité
pour
journaliste
TV-spectateurs
citoyens
consommateurs
INFORMATION MEDIATIQUE
Fig. 1: La complexité des entretiens médiatiques
On observe, d’une part, un cadre d’entretien à proprement parler qui est activé
entre un intervieweur et son invité sur le mode d’une réciprocité de
communication. D’autre part, on observe en parallèle un cadre médiatique 3
qui est activé entre un journaliste et l’audience de téléspectateurs sur un
mode de communication non réciproque, puisque l’audience ne peut réagir
directement au discours journalistique. Ainsi, on peut poser à la suite de
Jucker (1995) et de Isotalus (1998), que l’intervieweur produit du discours
"avec" son invité (voir le trait doublement fléché sur le schéma), alors que, en
termes de communication et d’interaction, le journaliste produit du discours
"pour" l’audience (voir le trait simplement fléché sur le schéma).
Cela dit, les deux cadres d’interaction activés simultanément par un entretien
médiatique ne se situent pas au même niveau. La spécificité des entretiens
télévisés de personnalités est de faire croire à la mise en évidence, voire à
l’autonomie du cadre d’entretien à proprement parler, au détriment de la
construction du cadre médiatique, qui serait minimisée:
3
Plus précisément d’information médiatique au sens de Charaudeau (1997: 39-62).
Marcel Burger
203
INFORMATION
employé
du média
pour
TV-spectateurs
journaliste
ETRE INFORME
INFORMER
employé
du média
citoyens
consommateurs
intervieweur
SUSCITER DU DISCOURS
avec
invité
personnalité
PARLER LIBREMENT
ENTRETIEN
Fig. 2: L’articulation des cadres d’interaction
De fait, la relation entre les deux cadres d’interaction est celle d’une
hiérarchisation complexe, comme sur le schéma ci-dessus. D’un côté, on
observe que le cadre d’entretien est intégré au cadre médiatique
superordonnant comme une modalité particulière d’informer l’audience.
Comme toute forme de communication médiatique, l’entretien est en effet
construit en vue d’intéresser les téléspectateurs (voir Jacobs, 1999; Burger,
2005, 2006).
D’un autre côté, cette spécificité des interactions médiatiques en général
prend un tour particulier avec les entretiens télévisés de personnalités. En
effet, l’entretien engage une personnalité de l’espace public supposée se
confier librement. Aussi peut-on envisager qu’un entretien implique idéalement
un contexte favorable à une ambiance de connivence et même d’intimité
communicationnelle (Blanchet, 2003; Burger, à paraître). Dans ce sens, la
mise en scène télévisuelle cherche le plus souvent à minimiser les contraintes
du cadre médiatique si bien que l’entretien (c’est-à-dire l’interaction entre un
intervieweur et son invité) semble dominer en termes de visibilité (ce que nous
indiquons imparfaitement par les caractères gras sur le schéma).
On peut préciser brièvement les enjeux propres à chacun des cadres
d’interaction. Le cadre de l’entretien à proprement parler se caractérise par
des finalités "complémentaires" (Watzlawick, Beavin and Jackson, 1972: 6272), manifestes par le fait que les comportements de l’un des participants
s’adaptent à ceux de l’autre. Ainsi, l’intervieweur suscite le discours de son
invité qui est supposé s’exprimer librement. Au plan de l’identité, "faire" l’invité
dans un entretien suppose d’être une personnalité reconnue dans l’espace
204
La gestion de la complexité des interactions médiatiques
public. Corrélativement, "faire" l’intervieweur n’impose pas plus que d’être un
employé d’un média particulier 4 .
Quant au cadre d’interaction médiatique, il suppose un informateur dont la
crédibilité est assurée par le fait qu’il est un journaliste. L’informateur
s’adresse ainsi à une audience considérée sous un double aspect que nous
ne pouvons pas détailler ici: c’est une audience de citoyens intéressée à
l’actualité de l’espace public, mais c’est aussi une audience de
consommateurs d’information intéressée par le divertissement médiatique 5 .
Autrement dit, on doit supposer qu’un entretien télévisé de personnalités vise
autant à divertir les téléspectateurs qu’à les informer d’opinions d’intérêt
public. Ainsi, l’emboîtement des cadres d’interaction tout comme la double
qualité de l’audience contraint l’organisation de la communication et des
discours qui s’y tiennent, et laisse par conséquent des traces observables:
journaliste
téléspectateurs
intervieweur
invité
discours
ENTRETIEN
INFORMATION MEDIATIQUE
Fig. 3: Discours d'entretien et discours médiatique
Plus précisément, on peut faire l’hypothèse que le discours est déterminé
tantôt par le cadre médiatique et tantôt par le cadre d’entretien (voir
Greatbatch, 1991; Clayman, 1991; Heritage & Greatbatch, 1992). Dans une
interaction idéale, le discours médiatique équivaut en proportion au discours
d’entretien. Au contraire, dans une interaction mal gérée, le déséquilibre est
manifeste (Burger, 2006). Or, la gestion des entretiens télévisés de
personnalités est particulièrement délicate du fait que le journaliste du cadre
médiatique est très souvent aussi l’intervieweur du cadre d’entretien.
Autrement dit, une seule instance doit gérer des contraintes quasi
contradictoires, puisqu’il s’agit non seulement de faire parler librement son
invité dans l’entretien, mais aussi de veiller dans le même temps à ce que le
discours de l’invité satisfasse l’audience du cadre médiatique en étant attractif
et d’intérêt public.
4
Ces traits fondent ce que Goffman (1983) appelle une précondition sociale à la communication.
5
Sur ce point, voir en particulier Livingstone & Lunt (1994); Bourdieu (1996); Charaudeau &
Ghiglione (1997); Shattuc (1997).
Marcel Burger
5.
205
Les prises de rôles de l’intervieweur-journaliste et de son
invité
En fait, l’intervieweur et son invité interagissent non pas en tant que tels, mais
par la médiation de prises de rôles attendues définissant a priori leurs
identités. Un rôle se conçoit comme un "comportement récurrent et attendu
dans la situation de communication" (Goffman, 1973: 23). Dans un entretien
médiatique, on peut observer trois couples de rôles élémentaires et
complémentaires dans la mesure où ils sont le produit d’un ajustement
mutuel:
intervieweur
employé du média
écouter
relancer
questionner
parler
développer
répondre
invité
personnalité
Fig. 4: Les rôles interactionnels de l’entretien
"Faire" l’intervieweur implique au minimum d’écouter l’invité qui parle, et plus
généralement de questionner, puis le cas échéant de relancer l’invité, lequel
répond et développe le propos. D’une manière générale, on observe que
l’invité occupe le devant de la scène de parole, même si c’est l’intervieweur
qui initie chaque échange par des sollicitations.
L’interaction se co-construit et se gère sur la base de ces prises de rôle. Dans
ce sens, les malentendus et plus généralement les problèmes de
communication sont dus à des prises de rôles malhabiles, des rôles usurpés
ou encore des rôles inversés. Nous proposons de considérer dans cette
optique quatre brefs extraits d’entretien: les deux premiers portent sur les
rôles "écouter" et "parler" alors que les deux suivants portent sur le couple de
rôles "questionner-répondre" et "relancer-développer". Il s’agit à chaque fois
d’un extrait d’un faux entretien, suivi d’un extrait d’un vrai entretien.
206
5.1
La gestion de la complexité des interactions médiatiques
Rôle "écouter"
Le premier extrait est tiré du début d’un entretien entre le faux journaliste H.
Delatte et l’acteur français André Dussolier qui est connu pour son caractère
affable et coopératif.
1.
4.
6.
Entretien d’André Dussolier (acteur) par Hughes Delatte (journaliste), Canal+, 12.98 6 .
Delatte
vous qui travaillez pour éviter la déprime comme chacun le sait {oui} vous
vous attaquez à une pièce de Bergman avec Nicole Garcia {oui} vous êtes
maso
Dussolier non (...) pas du tout [profonde inspiration] c’est au contraire la possibilité
Delatte
merci [geste de la main pour signifier "stop"]
Dussolier [rires] non mais (..) non attendez je vous donne quelques explications (...)
À l’évidence, en remerciant son invité (ligne 5.) l’intervieweur estime pouvoir
clore l’échange une fois que l’invité a énoncé des informations minimales. Au
contraire, pour l’invité, répondre par "non" à la question posée ne constitue
bien sûr qu’un préliminaire au développement d’un discours explicatif. Dans
cet ordre d’idées, refuser d’écouter son invité, c’est nier la prétention de ce
dernier à endosser le rôle élémentaire de "parler".
En fait, on observe que l’identité d’invité est d’emblée mise à mal par un sousentendu, puis par la question même de l’intervieweur. Les enchaînements
manifestent en effet que les deux contenus "travailler à éviter la déprime"
d’une part, et "s’attaquer à une pièce de Bergman avec Nicole Garcia" d’autre
part, sont interprétés comme contradictoires. Dès lors la question indirecte:
"vous êtes maso" (ligne 3.) communique une image globalement négative de
l’invité qui pourtant l’accepte.
Cet extrait oppose ainsi un intervieweur particulièrement malveillant à un invité
particulièrement bienveillant. En fait, les deux activités sont mal gérées. Se
montrer sans égard pour son invité constitue un défaut d’entretien. Mais
énoncer des assertions au contenu sensible pour la face de l’invité, c’est
l’exposer exagérément aux téléspectateurs. On peut faire l’hypothèse que les
assertions préliminaires aux questions de l’intervieweur activent le cadre
médiatique où elles sont à la charge du journaliste. Très souvent ces
assertions portent sur la biographie de l’invité et ciblent les téléspectateurs
parce qu’elles sont redondantes pour l’invité. En vertu de ce qui précède, le
cadre d’entretien est "dévalué" sans qu’on en récupère quelque bénéfice dans
le cadre médiatique.
6
Les conventions de transcription sont les suivantes: (.), (..) ou (...) indiquent les pauses courtes;
les soulignements indiquent des chevauchements de paroles; les annotations entre crochets
droits informent des réalités non verbales. Les noms dans la marge de gauche réfèrent au
locuteur en cours et les numéros indiquent les lignes du texte retranscrit en rapport avec le
commentaire que nous en faisons.
Marcel Burger
5.2
207
Rôle "parler"
Le second extrait manifeste le cas de figure contraire. En effet, l’invité ne parle
pas (ou peu), mais un cadre médiatique relativement performant se trouve
cependant activé. L’extrait est tiré du début d’un entretien entre un journaliste
suisse romand connu: Pierre Stücki et Daniel Vasella, le grand patron de la
multinationale Novartis.
1.
3.
5.
7.
Daniel Vasella (CEO Novartis) par Pierre Stücki (journaliste), TSR2, décembre 1998.
Stücki
il y a deux ans (.) quand vous avez été pressenti (.) pour prendre la direction
du paquebot Novartis (.) très sincèrement (.) est-ce qu’il y a eu un moment
d’hésitation de recul
Vasella
non [silence 3,5 sec. et sourire de Daniel Vasella ]
Stücki
vous n’avez pas été effrayé par l’ampleur de la tâche (..) de ce qu’impliquait
une fusion aussi titanesque
Vasella
non [silence 2,5 sec. et sourire de Daniel Vasella ]
Manifestement, l’invité ne ressent pas le besoin de parler même après une
relance de l’intervieweur. On peut donc faire l’hypothèse que sa réponse
minimale (c’est-à-dire le double "non" des lignes 4. et 7.) constitue une
réplique adéquate (pour lui) dans ce contexte particulier. En d’autres termes,
le cadre d’entretien est défait au profit du cadre médiatique. Plus précisément,
la fragilité du cadre d’entretien aurait pour corollaire un renforcement du cadre
médiatique parce que l’effacement de la dimension verbale (qui est propre à
l’entretien) se fait au profit de l’affirmation de la dimension visuelle, c’est-à-dire
de la spécificité médiatique de l’interaction (la télévision). En quelque sorte,
Vasella, l’invité d’entretien se montre littéralement et directement aux
téléspectateurs sans la médiation usuelle de l’intervieweur journaliste.
D’ailleurs, le montage filmique (gros plan systématique sur l’invité) témoigne
du fait qu’on minimise l’échange de parole entre l’intervieweur et l’invité pour
maximaliser l’échange visuel entre les téléspectateurs et la personnalité
publique.
En fait, l’intervieweur accepte cette inversion des rôles. On peut même faire
l’hypothèse qu’il recherche cette situation. En effet, on observe d’abord que la
question et sa relance admettent une réponse en "oui-non", c’est-à-dire une
réponse minimale, peu attendue dans un entretien prototypique. On observe
ensuite que la question et la relance construisent un invité exceptionnel par le
biais de traits identitaires connotés positivement. Ainsi, Vasella est-il celui "qui
a pris la direction du paquebot Novartis" (ligne 1.) et qui gère raisonnablement
"une fusion aussi titanesque" (ligne 6.).
En évoquant ainsi l’imaginaire de la démesure, l’intervieweur du cadre
d’entretien active le journaliste du cadre médiatique. Il cherche en somme à
"captiver" les téléspectateurs. Cette stratégie repose d’une part sur la
référence plus ou moins indirecte à un prérequis identitaire (à savoir que
Vasella est un homme important), et d’autre part, sur le pari que l’invité saura
produire une réaction spectaculaire à la hauteur du portrait de "battant" qui
208
La gestion de la complexité des interactions médiatiques
vient d’être fait de lui. Vasella confirme un tel portrait parce qu’une réponse
lapidaire en dit plus, dans ce cas, qu’un long discours explicatif.
On observe globalement que l’accent mis sur la relation entre un journaliste et
les téléspectateurs (basée sur la mise en scène visuelle et langagière)
empêche ici la construction de la relation entre un intervieweur et son invité
(basée essentiellement sur l’échange conséquent de paroles). Ainsi, au plan
du discours, on peut prétendre que le discours journalistique, c’est-à-dire les
assertions à contenu spectaculaire et les questions fermées, domine le
discours d’entretien. Quant au plan de l’interaction, on observe que
l’intervieweur s’exclut lui-même du cadre d’entretien en pré-formant, en
quelque sorte, un invité "attractif" au plan médiatique et décevant au plan de
l’entretien.
5.3
Rôles "questionner" et "répondre"
L’extrait suivant porte sur deux prises de rôles élémentaires: questionner et
répondre. Il est tiré du début de l’entretien entre le faux journaliste Hughes
Delatte et l’ancien footballeur vedette français Jean-Pierre Papin.
1.
3.
5.
7.
J.-P. Papin (footballeur) par H. Delatte (journaliste), Canal+, décembre 1998.
Delatte
alors Jean-Pierre Papin bonjour
Papin
bonjour
Delatte
heu heu heu vous êtes jeune (.) sportif (.) riche (.) célèbre (.) père de famille
(..) que manque-t-il à votre palmarès
Papin
pas grand chose
Delatte
Venise peut-être
Papin
ah j’suis déjà allé [sourire]
Delatte
vous êtes déjà allé (.) ouais (...) [silence]
En dépit d’une complétude au niveau structurel, l’échange est dysfonctionnel
au niveau de la gestion des deux cadres d’interaction. La perplexité mutuelle
des participants atteste d’un raté, et la faute en revient sans doute à l’apprenti
journaliste qui ne sait pas endosser un rôle de questionneur pertinent, c’est-àdire permettant un rôle corrélatif de l’invité.
Déjà les assertions préalables à la question: "vous êtes jeune, sportif, riche,
célèbre, père de famille" (ligne 3.) paraissent malhabiles. En effet, elles
activent un cadre médiatique instable parce que les contenus sont peu
informatifs (trop généraux) et peu attractifs (ne caractérisant pas un invité
intéressant). Plus précisément, on ne saisit pas la cohérence d’un ensemble
où se mêlent des traits positifs pour le sens commun (comme "être riche et
célèbre") et d’autres traits identitaires: "être sportif et père de famille" plus
difficiles à situer sur une même échelle.
Quant à la question proprement dite: "que manque-t-il à votre palmarès" (ligne
4.), elle est également malhabile du fait de reposer sur un présupposé a priori
anodin ("il vous manque quelque chose"), mais potentiellement négatif compte
tenu de la difficulté à interpréter ce qui précède. En tout cas, la réponse
Marcel Burger
209
hésitante de l’invité: "pas grand-chose" (ligne 5.), semble accréditer cette
hypothèse. La relance de l’intervieweur est du même acabit.
En somme, un cadre d’entretien est co-construit par des prises de rôles
attendues. Mais l’entretien proprement dit ne démarre pas parce que le
propos active en parallèle un cadre médiatique où il ne trouve aucune
pertinence.
5.4
Rôles "relancer" et "développer"
Le dernier extrait pour illustrer la notion de gestion des rôles est tiré du début
d’un entretien entre le journaliste et éditeur suisse romand Bertil Galland et
une personnalité du monde des Lettres, François Daulte.
1.
3.
5.
7.
10.
12.
F. Daulte (homme de lettres) par B. Galland (journaliste), TSR2, décembre 1998.
Galland
qu’en est-il de la France
Daulte
je n’ai pas voulu choisir (.) entre la Suisse (.) pays de mon père et la France
pays de ma mère
Galland
donc vous n’avez jamais acquis la la nationalité française
Daulte
je n’ai jamais acquis la nationalité française (..) que j’aurais pu faire
évidemment très facilement
Galland
membre de l’institut heu (..) associé heu (.) ayant (.) votre maison d’édition à
la fois à Lausanne et à Paris (.) vous êtes toujours resté avec le passeport
suisse
Daulte
je suis toujours resté avec le passeport suisse
Galland
mais quel attachement à la France (.)
Daulte
mais quel attachement à la France et (...) finalement (.) heu (.) ma vocation
(..) et je mesure mes termes (..) est née certainement à Montpellier (.) où
très souvent je passais les vacances de Pâques ou les vacances d’été chez
ma grand-mère avant la dernière guerre [développement narratif]
On observe une attention et un respect mutuel exagérés de part et d’autre. La
relation d’entretien se construit ainsi au détriment de la relation médiatique.
Plus précisément, le cadre d’entretien domine le cadre médiatique au sens où
le degré d’informativité et d’attractivité du discours pour les téléspectateurs
paraît moins décisif que les égards à l’encontre de l’invité par l’intervieweur.
Ce dernier relance trois fois l’invité qui débute ses tours de parole en
reprenant littéralement les termes et même le contour prosodique du dernier
énoncé de l’intervieweur 7 .
Faire l’intervieweur (plutôt que le journaliste) consiste à solliciter l’invité sur un
mode peu contraignant en favorisant la finalité "parler librement". On observe
ici que les demandes d’intervieweur sont soit peu dirigées ("qu’en est-il de la
France", ligne 1.) ou implicites ("vous êtes toujours resté avec le passeport
suisse... ", ligne 8.). En somme, grâce à l’intervieweur, il s’établit une relation
basée sur une sorte d’altruisme interactionnel: dans le cadre d’entretien,
7
Dans ce sens, l’invité paraît affecté de ce que j’ai appelé ailleurs le syndrome du perroquet
(Burger, 2002b).
210
La gestion de la complexité des interactions médiatiques
l’invité bénéficie d’une grande latitude thématique, et de tout son temps
(lequel est compté dans le cadre médiatique).
Les réactions de l’invité renforcent cet état de choses, c’est-à-dire qu’elles
affermissent le cadre d’entretien et qu’elles fragilisent le cadre médiatique
activé en parallèle. L’invité paraît en effet excessivement réservé, au point que
l’intervieweur conclut même le discours à sa place (voir les lignes 7.-9.).
Quant à l’effet d’écho donné par le "syndrome du perroquet", il a pour
conséquence une faible progression de l’information qui rend le discours peu
attractif pour les téléspectateurs.
Lorsque les interactants focalisent sur une relation d’entretien, ils empêchent
nécessairement la co-construction d’une instance journalistique dans le cadre
médiatique. Dans l’extrait précédent on avait pu observer comment Daniel
Vasella, l’invité, se projetait en quelque sorte d’un bond dans le cadre
médiatique à la place du journaliste. Ici, le journaliste paraît absent. "Faire" le
journaliste dans un entretien consiste notamment à produire un discours
directif en sélectionnant les thèmes, en reformulant certains contenus, et en
synthétisant le propos en fin d’échange à l’adresse des téléspectateurs. Cette
dimension journalistique du discours peut être intrusive et bloquer l’entretien
lorsqu’elle est trop manifeste. Mais dans l’extrait ci-dessus, c’est curieusement
son absence trop remarquable qui paraît empêcher l’intimité discursive propre
à l’entretien.
6.
Éléments d’une gestion habile de l’interaction
Jusqu’à présent nous n’avons considéré que des cas de gestion de
l’interaction interprétés comme malhabiles. Or, cette étude peut être
complétée par la prise en compte de deux extraits un peu plus longs qui
témoignent d’une gestion plutôt réussie de l’interaction en dépit de, ou peutêtre grâce à, quelques problèmes impliquant une négociation interactive.
6.1
La construction d’un intervieweur "pertinent" par l’invité
Le premier extrait a trait à la construction par l’invité lui-même d’un journalisteintervieweur "pertinent". De fait, l’invité conteste, puis rectifie la construction
du cadre médiatique opérée par le journaliste. Il s’agit du début d’un entretien
de Régis Debray, intellectuel et homme politique français bien connu, par
Jean-Philippe Schaller, journaliste à la télévision suisse romande (TSR).
1.
5.
Régis Debray (intellectuel) par Jean-Philippe Schaller (journaliste), TSR2, d98.
Schaller
merci de nous recevoir ici chez vous à Miremont dans ce magnifique jardin
(.) vous avez publié en début d’année heu pour par un amour de l’art le
troisième volume de votre autobiographie qui avait commencé par une
éducation sentimentale (..)[mmh] on verra tout ce que vous devez à Flaubert
donc [mmh] Les Masques qui continue par l’éducation politique Loués soient
nos seigneurs (..) et qui se clôt donc par ce cette éducation intellectuelle
[l’invité fait continuellement glisser ses mains sur les accoudoirs de son
Marcel Burger
10.
15.
20.
Debray
Schaller
Debray
25.
30.
Schaller
Debray
211
fauteuil de jardin] comme vous la sous-titrez. [mmh] alors pour ceux qui
vous
lisent heu depuis vos premiers livres (.) dans les années soixante ce qui
frappe c’est l’étonnante cohérence dans la diversité (.) une cohérence je
crois qui doit beaucoup à votre style un style qui comme vous le dites n’est
pas l’homme mais la revanche de ce qu’il veut sur ce qu’il est. [l’invité fait
continuellement glisser ses mains sur les accoudoirs de son fauteuil de
jardin] alors on va essayer de tenter d’éclaircir pendant cette heure
d’entretien ce point de voir justement ce qui chez vous est affaire de volonté
quelle vie quelle oeuvre quel type de société vous avez voulu et tout ce que
(.) quels hommes [il regarde sa fiche] heu disons heu à quels hommes vous
devez d’être ce que vous êtes devenu
vous me permettez de faire une petite remarque
bien sûr [ton très affirmatif]
vous avez dit autobiographie les trois livres auxquels vous faites allusion ne
sont pas une autobiographie le mot me fait peur j’essaie de remettre
quelqu’un en situation toujours (..) je dirais plutôt une hétéro-biographie (..)
c’est-à-dire j’essaie le portrait d’autres d’autres que moi et moi apparaissant
en creux si vous voulez au fond j’ai essayé de faire un voyage une
promenade (..) je dis cela peut-être par un reste de pudeur (.) comment
dirais-je (.) marxisante ou heu matérialiste mais heu j’ai essayé de faire
autre chose que de me raconter j’ai essayé vraiment de raconter la façon
dont j’ai
vécu disons quarante ans de de quarante ans de 20ème siècle
c’est ça (..) vous êtes au centre d’une histoire (..)
au centre (.) je suis à la périphérie de beaucoup d’histoires
Il s’agit de la "préface" médiatique à l’entretien, c’est-à-dire un moment
caractérisé par l’activation du cadre médiatique par le journaliste à l’adresse
des téléspectateurs en dépit de la co-présence de l’invité d’entretien. La
construction de la préface médiatique est particulièrement délicate, puisque
très souvent l’invité est pris à partie sur le mode de l’interlocution (voir le
pronom d’adresse "vous"), tout en endossant un rôle qui se limite à prendre
acte du discours journalistique, comme en témoignent les nombreux
marqueurs d’approbation de type "mmh" "mmh", ou les hochements de tête.
Dans l’extrait ci-dessus, on remarque des signes d’impatience voire
d’énervement de l’invité (à plusieurs reprises, il fait glisser nerveusement ses
mains sur les accoudoirs de son fauteuil de jardin, et semble soupirer). Ainsi,
l’invité estime peut-être le discours journalistique peu pertinent ou incomplet;
du moins, désire-t-il intervenir avec l’assentiment du journaliste (dès la ligne
20.). On observe alors que l’invité construit discursivement une instance
journalistique plus conforme à ses attentes. On peut considérer les étapes de
cette stratégie de reformulation en centrant son attention d’abord sur les
"maladresses" du journaliste.
6.1.1 Les maladresses du journaliste
On observe d’abord de nombreux enchaînements de phrases qui témoignent
d’un souci pédagogique excessif. Plus précisément, dans le discours du
journaliste, les liens entre les énoncés se font en reprenant assez
systématiquement au début d’un énoncé l’information nouvelle de l’énoncé
212
La gestion de la complexité des interactions médiatiques
précédent (voir ligne 11.: "ce qui frappe c’est l’étonnante cohérence dans la
diversité (.) une cohérence je crois qui doit beaucoup à votre style un style qui
comme vous le dites"). Dans le même ordre d’idées, le journaliste répète les
mêmes structures syntaxiques, à savoir l’insertion de relatives déterminatives,
et, au plan prosodique, sur-accentue les syllabes initiales 8 . On obtient ainsi un
discours témoignant trop ostensiblement d’un haut degré de planification. La
clarté du propos se paie par une progression informationnelle laborieuse,
parce que marquée étape par étape à l’adresse des téléspectateurs.
Cependant, on observe que la maladresse du journaliste s’incarne aussi dans
un discours qui littéralement s’essouffle, bégaie, et même s’arrête en butte à
la complexité des phrases (lignes 16.-19.). Quant à la configuration
interactionnelle propre au début d’un entretien télévisé de personnalités, elle
ajoute à la difficulté. En effet, on peut considérer comme un facteur inhibant le
fait de s’adresser prioritairement aux téléspectateurs tout en gérant la
présence silencieuse d’un invité prestigieux. Ainsi, le journaliste est-il
maladroit lorsqu’il modalise excessivement le propos ("alors on va essayer de
tenter d’éclaircir": ligne 15.); et lorsque, empêtré dans une longue phrase, il
regarde d’urgence sa fiche à plusieurs reprises. Le journaliste, enfin, semble
peu sûr de lui comme en témoignent les nombreuses reformulations
paraphrastiques et les hésitations ("quel type de société vous avez voulu et
tout ce que (...) quels hommes heu disons à quels hommes vous devez d’être
ce que vous êtes devenu heu": lignes 17. à 19.).
Ces maladresses sont sans doute le symptôme d’un souci journalistique de
marquer de la déférence à l’égard de l’invité. On touche ici à la dimension des
rapports de place bien décrite dans la littérature interactionniste (voir KerbratOrecchioni, 1990; Burger, 1995) qui souligne l’importance du prestige et des
pré-requis identitaires des interactants dans la gestion de la communication
(Goffman, 1983): ici, il paraît clair que la stature de Régis Debray (que tout le
monde connaît) impressionne le journaliste (que personne ne connaît).
6.1.2. L’intervention de l’invité
En fait, dans notre extrait, le déséquilibre du rapport de place initial entraîne
un malaise qui s’installe et grandit jusqu’au moment de flottement
journalistique que l’invité exploite en choisissant d’intervenir. Il formule
poliment une demande ("vous me permettez de faire une petite remarque?":
ligne 20.) qui se refuse d’autant moins qu’elle permet au journaliste de ne pas
perdre la face (celui-ci approuve d’un air soulagé, marqué d’une forte
expiration). Cependant, il s’agit bel et bien d’une ingérence de l’invité dans la
8
Ce qui constitue une propriété caractéristique de l’information médiatique parlée (voir Burger &
Auchlin, à paraître).
Marcel Burger
213
préface médiatique. Ainsi, l’invité se "fait" journaliste à la place du journaliste
du fait qu’il reprend, corrige et reformule le discours journalistique (lignes 22. à
30.). Il agit ainsi sans doute parce qu’il se soucie d’infléchir l’entretien à venir,
ou du moins par la volonté d’imprimer une autre direction interactionnelle.
En fait, Debray refuse la caractérisation globale de son oeuvre littéraire
comme étant autobiographique et il l’explique assez clairement: "j’ai essayé
de faire autre chose que de me raconter" (lignes 28.-29.). Nonobstant, et en
dépit d’une mimique approbative, le journaliste reformule le propos de l’invité,
mais pour réaffirmer curieusement la notion précisément en jeu dans la
contestation de l’invité ("c’est ça vous êtes au centre d’une histoire": ligne 31.),
ce que corrige immédiatement Debray très poliment ("je suis à la périphérie de
beaucoup d’histoires": ligne 32.). Ces répliques montrent l’entêtement
malheureux du journaliste à “faire” le journaliste; et l’entêtement poli de l’invité
à rectifier un discours qui l’expose dans le cadre médiatique sur un mode qu’il
refuse, à savoir celui d’une trajectoire de vie qu’on annonce extra-ordinaire.
Or si, au plan de la communication et de l’interaction, l’extrait paraît
globalement heureux, c’est que les instances sont plus ou moins tacitement
d’accord de redéfinir leurs rôles. Plus précisément, la négociation discursive
autour de la notion d’autobiographie (qui annonce de la part du journaliste un
discours centré sur l’ego de l’invité) construit à l’initiative de l’invité un espace
interactionnel temporaire qui ne relève pas encore assez de l’entretien
(puisque s’y tient un discours journalistique à l’adresse des téléspectateurs),
mais ne relève pas non plus fondamentalement du médiatique (puisque c’est
l’invité de l’entretien-à-venir qui parle). Le discours est donc ici clairement
hybride, relevant des deux cadres d’interaction co-construits par les
interactants.
6.2
La construction d’un invité "attractif" par le journaliste
Le dernier extrait relève d’un cas de figure semblable, sauf que l’initiative de la
co-construction des cadres d’interaction est le fait du journaliste. Il s’agit d’un
entretien de l’écrivain Georges Simenon, le père du Commissaire Maigret, par
Bernard Pivot, ex-journaliste vedette de la télévision française. Simenon vient
de publier son autobiographie, et plusieurs épisodes douloureux de sa vie
privée constituent des thèmes abordés par Pivot: en premier lieu, le suicide de
la fille de l’écrivain (qui représente la raison d’être du livre); en second lieu, le
rapport très controversé de Simenon avec les femmes, rapport entaché
également par des actes suicidaires.
1.
Georges Simenon (écrivain) par Bernard Pivot (journaliste), Antenne 2, 1981.
Pivot
bon vous êtes romantique vous êtes naïf vous êtes timide vous êtes bon
tout ça (..) mais n’empêche
Simenon
je ne suis pas bon je suis ( ...) j’ai mes défauts comme tout le monde
Pivot
oui mais enfin vous êtes (..) excusez-moi l’expression heu (..) vous êtes un
214
La gestion de la complexité des interactions médiatiques
5.
10.
Simenon
Pivot
Simenon
15.
Pivot
Simenon
20.
25.
Pivot
Simenon
Pivot
30.
Simenon
vous êtes un un drôle de lascar avec les les femmes (.) parce que vraiment
vous êtes l’infidèle total heu e et il y a tout de même votre votre première
femme vous le racontez là aussi (..) moi je (..) j’aimerais bien
ma première femme m’avait dit qu’elle se suiciderait
voilà
si je la trompais (..) or comme j’avais un besoin (.) elle était très peu attirée
par l’amour physique très très peu et je devais prendre des précautions (.)
j’ai pas besoin de vous dire (.) d’indiquer lesquelles (.) qui rendaient la
chose assez pénible par conséquent aucune femme n’a jamais autant été
été autant trompée de sa vie (.) seulement ça m’humiliait (.). il n’y a
rien qui humilie un homme comme de devoir mentir (..) en tout cas moi (..)
comme de devoir tricher eh bien j’ai triché pendant près de vingt ans
mais un jour vous racontez cette scène
un jour elle nous a trouvés en flagrant délit avec Boule et elle m’a dit c’est
cette femme-là ou moi (..) tu vas la foutre à la porte immé (..) c’est cette
fille-là ou moi (.) fille-là déjà ça m’a complètement gêné faut dire qu’elle
sortait d’une famille bourgeoise elle n’était pas du peuple comme moi (..)
alors c’était du (.) cette fille-là eh bien j’ai dit ce sera cette fille-là alors c’est
tout
mais à ce moment-là
et depuis lors nous n’avons plus jamais eu de rapports mais nous avons
continué à vivre ensemble
oui d’accord mais vous avez été très cruel à ce moment-là (..) vous lui avez
dit je te trompe pratiquement chaque jour depuis vingt ans et parfois
plusieurs fois par jour
eh oui mais je lui ai dit ça justement pour que elle comprenne qu’elle ne
devait pas porter toute sa haine sur Boule vous comprenez (...) je ne voulais
pas que ce soit Boule qui prenne tous les péchés d’Israël sur le dos.
On peut qualifier d’exemplaire cet extrait d’entretien dans la mesure où aucun
malaise communicationnel ne se manifeste en dépit de mots très durs, et de
contenus langagiers qui donnent de Simenon une image très négative. On
peut même sentir chez les deux interactants une sorte de jubilation liée au fait
de réussir à "dire", respectivement réussir à "faire dire" des choses difficiles.
Ainsi, une dimension quasi thérapeutique se juxtaposerait ici à l’atteinte de la
finalité de l’entretien médiatique.
De fait, la réussite de l’entretien paraît redevable à Pivot qui gère habilement
ses deux identités de journaliste (au service de l’audience) et d’intervieweur
(au service de son invité). Manifestement, Pivot cherche dès le début à
aborder le thème de la cruauté de son invité. En soulignant un trait identitaire
a priori exceptionnel et virtuellement susceptible d’interpeller les
téléspectateurs ("être l’infidèle total"), le discours apparaît dans sa dimension
journalistique, supporté par un cadre d’interaction médiatique (lignes 1. à 8.).
À considérer l’extrait entier, on conçoit que la première demande de Pivot
pourrait tenir en une seule formule du type: "votre femme disait se suicider si
vous la trompiez et malgré cela vous la trompiez outrageusement".
Cependant, dans les faits cette formule lapidaire n’arrive jamais. Elle est
évoquée indirectement à six reprises, ce qui montre bien l’entêtement du
journaliste à thématiser cet aspect et, respectivement, le refus de l’invité d’y
donner suite (ligne 2.; puis 7.; 9.; 17.; puis 24.; et enfin aux lignes 28.-29.).
Marcel Burger
215
Pour ces raisons, on peut faire l’hypothèse que le discours journalistique
s’accompagne dès le début de l’extrait d’un discours d’intervieweur, en
quelque sorte à part égale. Autrement dit, l’invité du cadre d’entretien est
contraint par le journaliste du cadre médiatique, mais selon des modalités qui
laissent intactes une grande marge de manoeuvre interactionnelle et
affermissent ainsi son identité d’invité. Les traces de cette stratégie habile
sont données au début et à la fin de chaque intervention de Pivot par
l’expression d’une concession qui permet de mieux relancer son invité: "bon",
"mais n’empêche", "voilà", "mais un jour", "mais à ce moment-là", "oui
d’accord mais".
À ce titre, il est intéressant d’observer que l’invité dispose d’un espace
interactionnel permettant l’expression d’une parole authentique, presque
confidente. C’est parce que celle-ci se construit pas à pas dans l’échange
d’entretien, qu’elle se donne à voir dans toute sa charge symbolique aux
téléspectateurs et acquiert dès lors une valeur forte dans le cadre d’interaction
médiatique. En effet, ne s’agit-il pas presque d’un aveu – médiatique – de la
part de Simenon que l’intervieweur finit par lui extorquer? Pour dire les choses
autrement, la dynamique interactionnelle de la peine, voire la souffrance à dire
et admettre la cruauté 9 constitue en elle-même le spectacle que le cadre
médiatique exploite grâce à l’entretien: ainsi, le rôle principal est tenu ici par la
parole dite, c’est-à-dire le discours même (et non pas l’image).
7.
Conclusion
Dans cet article, nous avons proposé une conception de l’entretien médiatique
télévisé de personnalités comme une forme d’interaction communicative
complexe. En effet, l’entretien médiatique suppose la gestion de deux activités
menées en parallèle: une activité médiatique et une activité d’entretien à
proprement parler, et engage ainsi des savoir-faire spécifiques. À ce titre, les
comportements des participants sont révélateurs d’attentes et de routines qui
déterminent l’interaction et l’organisation des discours. Ces attentes opèrent
par le truchement des rôles endossés, ratifiés ou contestés par les
interactants.
Ainsi, les rôles témoignent du caractère institutionnalisé des entretiens
médiatiques et rendent sensibles une dimension quasi paradoxale que
l’intervieweur doit apprendre à gérer: susciter un discours de confidence de
l'invité tout en pariant sur l’intérêt des téléspectateurs. De fait, l’entretien idéal
implique globalement de favoriser, par la co-construction interactive, une
intimité relationnelle entre l’invité et l’intervieweur tout en imaginant les
9
Simenon, manifestement, est nerveux comme en témoigne sa chemise trempée de sueur.
216
La gestion de la complexité des interactions médiatiques
attentes des destinataires du cadre médiatique par définition anonyme et au
degré d’interactivité quasi nul.
Les extraits analysés témoignent bien de la complexité de la gestion des
entretiens médiatiques. On y a circonscrit des négociations – ouvertes suite à
des épisodes que nous avons qualifié de défauts interactionnels – qui
montrent les attentes sous-jacentes aux entretiens. De telles attentes
organisent l’interdiscours de la pratique sociale des médias à un niveau très
général. Elles sont cependant à l’oeuvre dans l’interaction communicative ellemême, et plus précisément manifestes dans les détails micro-linguistiques des
échanges entre l’intervieweur et son invité.
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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 219
Adresses des auteurs
ADAM Jean-Michel, Université de Lausanne, Section de Français, Anthropole,
CH-1015 Lausanne
BEAULIEU-MASSON Anne, Université de Fribourg, Département de Français,
Av. de Beauregard 13, CH-1700 Fribourg
BONHOMME Marc, Université de Berne, Institut de Français, Länggass-Str.
49, CH-3000 Berne 9
BURGER Marcel, Université de Lausanne, Section de Français, Anthropole,
CH-1015 Lausanne
CHARAUDEAU Patrick, Université Paris 13, Centre d’Analyse du Discours,
99, av. Jean-Baptiste Clément, F-93430 Villetaneuse
JOST François, Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris 3, CEISME, 17,
rue de la Sorbonne, F-75005 Paris
LUGRIN Gilles, Université de Lausanne, Section de Français, Anthropole, CH1015 Lausanne
MAINGUENEAU Dominique, Université Paris 12 Val-de-Marne, Céditec, 61,
av. du Général de Gaulle, F-94010 Créteil
MOIRAND Sophie, Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris 3, CediscorSyled, 17, rue de la Sorbonne, F-75005 Paris
PAHUD Stéphanie, Université de Lausanne, Section de Français, Anthropole,
CH-1015 Lausanne
REVAZ Françoise, Université de Fribourg, Département de Français, Av. de
Beauregard 13, CH-1700 Fribourg
ROSIER Laurence, Université Libre de Bruxelles, Faculté de Philosophie et
Lettres, 50, av. F. Roosevelt, B-1050 Bruxelles
SAUSSURE (DE) Louis, Université de Neuchâtel, Institut de linguistique,
Espace Louis-Agassiz 1, CH-2000 Neuchâtel
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