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LA SOCIÉTÉ PROVANCHER D’HISTOIRE NATURELLE DU CANADA
LES INSECTES
Christian Hébert est entomologiste et chercheur scientifique
au Service canadien des forêts, tout comme l’a été Luc Jobin,
maintenant à la retraite.
L’île d’Anticosti est située dans l’embouchure du golfe
du Saint-Laurent, à environ 35 km de la Côte-Nord et 72 km
de la Gaspésie (figure 1). D’une superficie de 7 943 km2, elle
couvre un territoire 17 fois plus grand que celui de l’île de
Montréal, et 50 fois plus grand que celui de l’île d’Orléans.
En plus de présenter une beauté sauvage remarquable et
des paysages spectaculaires, l’île d’Anticosti est reconnue
comme un territoire exceptionnel pour la chasse au cerf de
Virginie. Elle est aussi connue comme un milieu écologique
unique et comporte un des plus importants bassins de forêts
boréales non exploitées par l’homme au sud du 50e parallèle
au Québec.
Au début du XXe siècle, les sapinières dominaient lar-
gement le paysage forestier de l’île (40 % de la surface totale).
Aujourd’hui, on y trouve toujours des sapins centenaires
dont le diamètre atteint près de 50 cm, accompagnés de bou-
leaux blancs de plus de 200 ans (Martel, 1999) et des pins
blancs dont l’âge moyen est de 225 ans (Beaulieu et Simon,
1994). Cependant, la moitié des sapinières sont aujourd’hui
disparues (Potvin et al.,, 2000), incapables de se régénérer à
cause du broutement intensif qu’exerce le cerf de Virginie.
En 1896-1897, Henri Menier introduisait environ 220 cerfs
de Virginie
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afin de créer un paradis de chasse. En absence
de prédateurs, la population de cerfs a proliféré au point où
l’animal a profondément transformé la forêt d’Anticosti.
Les sapinières, qui n’occupent plus que 20 % du territoire,
ont été graduellement remplacées par des pessières blanches
pures (Potvin et al., 2000). Ce fut le cas sur presque tout le
territoire affecté par une importante pullulation de l’arpen-
teuse de la pruche, Lambdina fiscellaria (Guen.) au début des
années 1970 (Jobin, 1980).
Les objectifs de ce manuscrit sont les suivants:
• tracer un portrait de la forêt d’Anticosti au début du
XXe siècle et de décrire, à l’aide d’archives, sa transforma-
tion jusqu’à nos jours ;
• évaluer comment cette transformation a affecté la bio-
diversité des forêts d’Anticosti, en utilisant les insectes
comme indicateurs. Plus spécifiquement, nous aborderons
l’impact de la transformation des sapinières anciennes en
pessières blanches ainsi que celui de l’appauvrissement des
strates arbustives et herbacées au sein même des sapinières
anciennes.
• discuter des approches de conservation et de restauration
de la biodiversité des forêts d’Anticosti dans une perspec-
tive de développement durable.
Les forêts d’Anticosti au fil du XXe siècle
Aujourd’hui, l’île d’Anticosti montre une forêt lar-
gement dominée par les conifères. Or, avant l’introduction
du cerf, la forêt d’Anticosti était beaucoup plus diversifiée.
Dans un article intitulé Fin d’été à Anticosti et publié dans le
Naturaliste canadien, Schmitt (1902) écrivait: « La période
de végétation est décidément terminée pour cette année,
aussi les feuilles commencent à abandonner les arbres et la
forêt toute entière prend sa belle coloration de l’automne ».
L’auteur contemplait alors la forêt située derrière le village de
Baie-Sainte-Claire (extrémité ouest de l’île), où les feuillus
étaient abondants à l’époque. D’ailleurs, en 1905, Joseph
Bureau (Archives nationales du Québec ; Fonds Luc J. Jobin.
Documents Joseph Bureau), un forestier à l’emploi du
Département des Terres et Forêts, décrivait l’abondance du
sapin baumier, des épinettes blanche et noire, ainsi que la
présence répandue de feuillus tels que le bouleau blanc, le
frêne (d’une bonne grosseur !) le peuplier et même du pin
blanc à certains endroits. Schmitt (1904) rapportait que plu-
sieurs espèces arbustives dont l’if du Canada, les saules et
le noisetier à long bec étaient largement distribuées sur Anti-
costi. Des photos d’archives (Archives nationales du Québec ;
Fonds Luc J. Jobin) permettent d’ailleurs d’apprécier l’abon-
dance des feuillus le long de la rivière Sainte-Marie, en 1927
(figure 2-A), ainsi que dans un peuplement exploité en 1946
(figure 2-B).
Aujourd’hui, la forêt d’Anticosti est caractérisée par
l’absence d’une strate arbustive et la pauvreté de la strate
herbacée (figure 3). En 1905, Joseph Bureau (Archives natio-
nales du Québec ; Fonds Luc J. Jobin. Documents Joseph
Bureau) décrivait l’abondance et la diversité des strates
arbustive et herbacée comme suit :
Il est étonnant de voir la variété des fruits qui croissent sur
toute l’île sans distinction de lieu de terre. On y trouve
fraises, framboises, gadelles noires et rouges, pain bina,
Impact du cerf de Virginie1 sur la biodiversité des
forêts de l’île d’Anticosti
LES INSECTES COMME INDICATEURS
Christian Hébert et Luc Jobin