4
connaissant la vérité, qui est sa vérité propre. L'ignorance, qui prend la forme d'un discours tronqué et
erroné, est ainsi pointée par Socrate comme une source d'aliénation. Dans la pièce de Marivaux, M.
Rémy incarne parfaitement le type d'individu dont les propos sont irréfléchis, devenant ainsi sans
vraiment le vouloir une source profonde d'aliénation pour autrui. C'est notamment le cas quand il fait
accroire à Marton que Dorante l'aime et veut l'épouser. Ce même thème est développé dans l'œuvre
poétique de Verlaine, notamment dans "Birds in the night", où le sujet poétique se plaint justement
d'être victime d'un discours plein d'ambiguïté, où la femme aimée, qui continue à avouer son amour,
ne sait pas elle-même qu'elle ment. Ce qui pousse le poète à dire : "Je ne veux revoir de votre
sourire/Et de vos bons yeux en cette occurrence/Et de vous, enfin, qu'il faudrait maudire,/Et du piège
exquis, rien que l'apparence."
Les confusions induites par l’espèce de discours aliénant peuvent être par ailleurs grandement
conséquentes, sur soi-même ainsi que sur autrui. Ainsi, la personne qui ne maîtrise pas vraiment sa
parole, qui n’en saisit ni le sens, ni la portée, ni les enjeux, devient en quelque sorte étrangère à elle-
même, dans la mesure où sa pensée ne coïncide plus réellement avec ses propos. Le sujet poétique
verlainien offre un cas typique de ce genre de déphasage, voire de schizophrénie, lorsqu’il s’exprime
ainsi : « Et mon âme et mon cœur en délires/Ne sont plus qu’une espèce d’œil double/Où tremblote à
travers un jour trouble/L’ariette, hélas ! de toutes les lyres ! ». L’imprécision et l’indécision guette le
poète, en même temps qu’elle nourrit sa poésie et sa vision du monde. A cet état s’articule sa situation
amoureuse, ontologique, puisqu’il est un être double, amoureux ambivalent, en fuite permanente
mais en même temps mû par un retour nostalgique vers sa patrie et vers son épouse, lesquelles se
confondent toutes deux dans ces vers : « Vous qui fûtes ma Belle, ma Chérie,/Encor que de vous
vienne ma souffrance,/N’êtes-vous pas toujours ma Patrie,/Aussi jeune, aussi folle que la France ? ».
Ce même dédoublement, dû toujours à une expression trouble ou à des paroles équivoques, est
exprimé par Arlequin, sur un ton mi-comique, mi-sérieux, lorsqu’il répond à Araminte : « Comment,
Madame, vous me donnez à lui ! Est-ce que je ne serai plus à moi ? Ma personne ne m’appartiendra
donc plus ? ». Figure du serviteur aliéné, dont la condition est définie selon la volonté des maîtres,
Arlequin soulève ici une problématique sociale importante, à partir d’un simple quiproquo de langage,
un quiproquo forcé faut-il le rappeler, car Araminte ne pensait pas que ses propos seraient ainsi
détournés, lorsqu’elle avait dit : « Arlequin, vous êtes à présent à Monsieur ; vous le servirez ; je vous
donne à lui. » Le « je vous donne à lui » n’en demeure pas moins ambigu, au point qu’on pourrait le
lire comme un lapsus. Enfin, dans le texte de Platon, les dangers du discours que pointe Socrate ont
également trait à cette tendance de la parole à déguiser, altérer et aliéner notre pensée et notre être
authentique. Ceci est justement illustré par cette déclaration du philosophe : « C’est de cette manière
qu’ils (les deux discours) ont commis une faute envers Eros. En outre, leur naïveté est pleine de ruse :
alors qu’ils ne disent rien de sain ni de vrai, ils se glorifient tous deux d’être quelque chose, et s’ils
parvenaient à tromper certains esprits faibles, ils jouiraient parmi eux de considération. »
La non-maîtrise du champ du discours, que Martin Pigeon associe à l’absence d’une éthique de
la parole, peut induire une « aliénation » et une « déshumanisation » du sujet. En même temps, le
psychanalyste considère que la parole est le seul outil dont nous disposons pour fixer notre
subjectivité et construire notre égo. Cause d’aliénation, lorsqu’elle est mal contrôlée, la parole est
aussi un outil efficace de désaliénation, à condition de la soumettre à une certaine éthique.