Français philosophie M. Tbeur Dissertation : Sujet : "[…] comme sujet, nous sommes toujours responsables des effets de notre parole, même si celle-ci, comme on dit souvent, dépasse notre pensée. À ne pas suivre cette éthique, c’est vers une déshumanisation et un renforcement de son aliénation que l’on oriente le sujet." Dans quelle mesure ce propos de Martin Pigeon éclaire-t-il les trois œuvres au programme ? Problématique : Dans quelle mesure, et à quelles condition, la maîtrise de la parole peut-elle aider le sujet (émetteur et récepteur du discours) à éviter les pièges de l'aliénation ? Plan de la dissertation : I- La maîtrise de la parole, entre discours conscient et inconscient 1) La parole, en tant qu'acte conscient 2) Quand la parole dépasse la pensée Transition : Les enjeux d'une parole inconsciente, non contrôlée, peuvent être parfois très conséquents sur l'individu, dans sa relation avec lui-même et avec autrui. Comme le dit l'auteur de la citation que nous analysons, ceci peut provoquer la "déshumanisation" et l'"aliénation" du sujet. II- L'aliénation par la parole 1) Les formes d'aliénation par le discours 2) Les conséquences de cette aliénation Transition : Etant une source d'aliénation possible, la parole constitue pour les psychanalystes un lieu de réalisation et de fixation de la subjectivité. En étant justement conscient de la nécessité de respecter l'éthique de la parole, on peut éviter de sombrer dans la "déshumanisation" ou l'"aliénation" du sujet. III- Comment peut-on se désaliéner grâce à la parole ? Grâce à quelles éthiques" autres que celle qui s'inscrit dans le champ psychanalytique ? 1) La parole permet à l'individu de se réconcilier avec sa vérité propre, celle d'autrui et celle des dieux 2) La parole, comme moyen d'affirmation de soi et d'accomplissement 1 Corrigé complet : Merleau-Ponty affirme dans sa Phénoménologie de la perception que « La parole est un véritable geste et […] contient son sens comme le geste contient le sien. C’est ce qui rend possible la communication ». Cette affirmation souligne certainement un fondement essentiel de la parole, celui d'être un moyen favorisant la communication, mais laisse entendre plus fortement autre chose. Que la parole est douée d'une grande force agissante, grâce à l'impact de sa signification, comme peut l'être un geste intentionnel et tout-à-fait conscient. Martin Pigeon, l'auteur de la citation soumise à notre analyse abonde dans le même sens, quand il écrit : "[…] comme sujet, nous sommes toujours responsables des effets de notre parole, même si celle-ci, comme on dit souvent, dépasse notre pensée". Martin Pigeon souligne ainsi que l'éthique fondamentale de la parole réside dans notre capacité à contrôler ce que nous disons. Néanmoins cela n'est pas toujours possible, puisque l'auteur relève en même temps que la parole peut parfois dépasser notre pensée. Cette remarque traduit évidemment les résultats des travaux freudiens sur le discours inconscient, notamment les lapsus, ou les actes manqués du discours. Martin Pigeon ira même jusqu'à associer cette nécessité de rester maître de son discours à une éthique, en ajoutant : "À ne pas suivre cette éthique, c’est vers une déshumanisation et un renforcement de son aliénation que l’on oriente le sujet." Nous retenons de cette seconde partie de la citation la prédominance du champ lexical clinique ou psychopathologique (déshumanisation, aliénation, sujet). Ceci laisse entendre à quel point le discours peut être dangereusement aliénant, si on n'en contrôle pas le flux, la signification et les mécanismes. Ainsi, en étendant cette réflexion de Martin Pigeon aux œuvres du programme, à savoir Phèdre de Platon, Les Fausses confidences de Marivaux et Romances sans paroles de Verlaine, nous nous demanderons dans quelle mesure, et à quelles conditions, la maîtrise de la parole peut aider le sujet (émetteur et récepteur du discours) à éviter les pièges de l'aliénation. Nous commencerons tout d'abord par considérer la parole comme étant un discours susceptible d'être tantôt conscient, tantôt inconscient. Nous tâcherons ensuite de considérer les formes et les conséquences de l'"aliénation" induite par une parole non maîtrisée, avant d'évoquer les moyens de désaliénation du sujet par le biais de la parole, en tant cette fois-ci que discours curatif. La parole constitue généralement un acte conscient, une démarche rationnelle fondée sur la verbalisation sensée de la pensée, la communication intentionnelle d'idées dans le but d'informer, de persuader ou d'agir sur autrui. Qu'il s'agisse donc d'un discours mû par de bonnes intentions (Dubois voulant servir son ami), ou d'une parole maligne et trompeuse (le discours séducteur de celui qui n'est pas amoureux), la parole se situe à un niveau de conscience et de maîtrise totale, aussi bien des mots que de leur signification. En outre, cette parole consciente de ses objectifs et de ses effets se révèle être un moteur d'action au fort pouvoir performatif. Ce dont témoignent Phèdre et Les Fausses confidences, qui disent l'influence du discours maîtrisé et, surtout, canalisé afin d'induire des comportements attendus. Socrate évoque dans ce sens le pouvoir des rhéteurs, maîtres par excellence du discours, en disant : "La rhétorique ne serait-elle donc pas dans son ensemble un art de conduire les âmes au moyen des discours ?". La pièce de Marivaux illustre à merveille les pouvoirs de la parole contrôlée, élaborée comme une stratégie au service de la construction dramaturgique. Toutes les répliques de Dubois engagent une action nécessaire à l'évolution de l'intrigue, et son discours construit progressivement l'événement principal, à savoir l'aveu d'Araminte. D'ailleurs, ce n'est pas un hasard si 2 les scènes les plus stratégiques sont celles qui énoncent une confidence. Et qu'est-ce qu'une confidence, sinon un discours, d'abord conscient, révélateur, et surtout longtemps réfléchi. Même dans son expression poétique, qu'il veut incertaine et traduisant l'évanescence de la perception, Verlaine travaille à verbaliser sa pensée, ses émotions. Il le fait malgré les hésitations et les interrogations qui minent son discours, comme quand il s'interroge sur l'origine inconnue de son spleen : "Quelle est cette langueur/Qui pénètre mon cœur ?/[…] C'est bien la pire peine/De ne savoir pourquoi,/Sans amour et sans haine,/Mon cœur a tant de peine !" Mais les mots ne constituent pas toujours un flux maîtrisé par le sujet parlant, ni par le récepteur du discours non plus. Les propos énoncés peuvent parfois dépasser notre pensée, quand notamment la perception de la réalité représentée est incertaine, flouée par une mauvaise appréhension de la chose, ou par une vision naïve et trop en deçà de la vérité. Ainsi par exemple se traduit la situation d'énonciation relatée par Marivaux dans la scène 6 de l'acte II. Les deux personnages féminins, Araminte et Marton, en disent plus qu'il n'en faut au sujet de Dorante, exprimant l'une et l'autre leur intérêt dissimulé pour le jeune homme, mais surtout devenant par là même les dupes de leur propre langage. En témoigne cette réplique de Marton à Araminte : "Vous ne sauriez mieux choisir. Êtes-vous convenue du parti que vous lui faites ? ". Elle ne sait pas si bien dire, évidemment, puisqu'Araminte finira par épouser le jeune homme courtisé par sa servante. L'expression poétique de Verlaine, nous le savons aussi, constitue un discours à travers lequel s'exprime l'émotion refoulée, le sentiment tabou, celui de l'attachement de Verlaine pour Rimbaud. En surface, nous lisons une poésie amoureuse conventionnelle (un homme s'adressant à sa bien (ou mal) aimée) ; mais l'implicite du discours laisse entendre autre chose, comme dans le poème "A poor young shepherd", quand le poète écrit : "J'ai peur d'un baiser/Comme d'une abeille […] Mais quelle entreprise/Que d'être un amant/Près d'une promise !". Une autre dimension de la parole traîtresse, capable de biaiser la pensée dans sa pureté foncière est démontrée par Socrate, qui fait la preuve qu'un discours peut être "terrible", quand il ne correspond pas exactement à la vérité que l'on porte en soi. Les enjeux d'une parole inconsciente, non contrôlée, peuvent être parfois très conséquents sur l'individu, dans sa relation avec lui-même et avec autrui. Comme le dit l'auteur de la citation que nous analysons, ceci peut provoquer la "déshumanisation" et l'"aliénation" dudit sujet. Le discours peut être en effet un outil d'aliénation, dans le sens où il peut servir à déposséder l'individu et à lui faire perdre ses forces propres au profit d'un autre individu ou de la société en général. A partir de cette définition, nous pouvons donc considérer tout discours fondé sur le mensonge, la tromperie, la coercition, comme une parole aliénante. Mais en dehors de cette parole volontairement fausse et mensongère, il existe dans les trois œuvres des formes inconscientes de discours trompeur, source égale d'aliénation. Dans le Phèdre de Platon, Socrate évoque à ce propos les genres de déviations dont la parole peut devenir un enjeu inconscient (discours colportant un semblant de vérité) : "[…] celui qui connaît la vérité, en faisant du discours un jeu, égare les auditeurs". En outre, lorsqu'on se trompe en croyant dire vrai, on ne s'en tient généralement qu'à l'apparence de la vérité, et on en demeure éloigné. L'essence même du vrai reste hors de portée, tant que l'apparence n'est pas vaincue, c'est-à-dire dépassée, pour permettre à l'âme de retrouver son unité perdue, en 3 connaissant la vérité, qui est sa vérité propre. L'ignorance, qui prend la forme d'un discours tronqué et erroné, est ainsi pointée par Socrate comme une source d'aliénation. Dans la pièce de Marivaux, M. Rémy incarne parfaitement le type d'individu dont les propos sont irréfléchis, devenant ainsi sans vraiment le vouloir une source profonde d'aliénation pour autrui. C'est notamment le cas quand il fait accroire à Marton que Dorante l'aime et veut l'épouser. Ce même thème est développé dans l'œuvre poétique de Verlaine, notamment dans "Birds in the night", où le sujet poétique se plaint justement d'être victime d'un discours plein d'ambiguïté, où la femme aimée, qui continue à avouer son amour, ne sait pas elle-même qu'elle ment. Ce qui pousse le poète à dire : "Je ne veux revoir de votre sourire/Et de vos bons yeux en cette occurrence/Et de vous, enfin, qu'il faudrait maudire,/Et du piège exquis, rien que l'apparence." Les confusions induites par l’espèce de discours aliénant peuvent être par ailleurs grandement conséquentes, sur soi-même ainsi que sur autrui. Ainsi, la personne qui ne maîtrise pas vraiment sa parole, qui n’en saisit ni le sens, ni la portée, ni les enjeux, devient en quelque sorte étrangère à ellemême, dans la mesure où sa pensée ne coïncide plus réellement avec ses propos. Le sujet poétique verlainien offre un cas typique de ce genre de déphasage, voire de schizophrénie, lorsqu’il s’exprime ainsi : « Et mon âme et mon cœur en délires/Ne sont plus qu’une espèce d’œil double/Où tremblote à travers un jour trouble/L’ariette, hélas ! de toutes les lyres ! ». L’imprécision et l’indécision guette le poète, en même temps qu’elle nourrit sa poésie et sa vision du monde. A cet état s’articule sa situation amoureuse, ontologique, puisqu’il est un être double, amoureux ambivalent, en fuite permanente mais en même temps mû par un retour nostalgique vers sa patrie et vers son épouse, lesquelles se confondent toutes deux dans ces vers : « Vous qui fûtes ma Belle, ma Chérie,/Encor que de vous vienne ma souffrance,/N’êtes-vous pas toujours ma Patrie,/Aussi jeune, aussi folle que la France ? ». Ce même dédoublement, dû toujours à une expression trouble ou à des paroles équivoques, est exprimé par Arlequin, sur un ton mi-comique, mi-sérieux, lorsqu’il répond à Araminte : « Comment, Madame, vous me donnez à lui ! Est-ce que je ne serai plus à moi ? Ma personne ne m’appartiendra donc plus ? ». Figure du serviteur aliéné, dont la condition est définie selon la volonté des maîtres, Arlequin soulève ici une problématique sociale importante, à partir d’un simple quiproquo de langage, un quiproquo forcé faut-il le rappeler, car Araminte ne pensait pas que ses propos seraient ainsi détournés, lorsqu’elle avait dit : « Arlequin, vous êtes à présent à Monsieur ; vous le servirez ; je vous donne à lui. » Le « je vous donne à lui » n’en demeure pas moins ambigu, au point qu’on pourrait le lire comme un lapsus. Enfin, dans le texte de Platon, les dangers du discours que pointe Socrate ont également trait à cette tendance de la parole à déguiser, altérer et aliéner notre pensée et notre être authentique. Ceci est justement illustré par cette déclaration du philosophe : « C’est de cette manière qu’ils (les deux discours) ont commis une faute envers Eros. En outre, leur naïveté est pleine de ruse : alors qu’ils ne disent rien de sain ni de vrai, ils se glorifient tous deux d’être quelque chose, et s’ils parvenaient à tromper certains esprits faibles, ils jouiraient parmi eux de considération. » La non-maîtrise du champ du discours, que Martin Pigeon associe à l’absence d’une éthique de la parole, peut induire une « aliénation » et une « déshumanisation » du sujet. En même temps, le psychanalyste considère que la parole est le seul outil dont nous disposons pour fixer notre subjectivité et construire notre égo. Cause d’aliénation, lorsqu’elle est mal contrôlée, la parole est aussi un outil efficace de désaliénation, à condition de la soumettre à une certaine éthique. 4 La parole permet en effet de créer les conditions d’une union harmonieuse avec soi et avec la société dans laquelle baigne tout individu. Il faut néanmoins fonder le discours sur des règles éthiques, dont la vérité constitue un pilier essentiel. Ainsi, la première vertu de tout discours est de traduire et de révéler une vérité donnée. C’est ce qu’affirme sans détour Socrate, qui proclame l’adage suivant : « il faut oser dire ce qui est vrai ». Cette maxime se trouvera répétée dans le Phèdre, signe qu’elle constitue le message philosophique central de l’œuvre : « il n’y a pas et il n’y aura jamais d’art authentique de la parole sans lien à la vérité. » En outre, Socrate associe clairement « l’art authentique de la parole » à une éthique philosophique, c’est-à-dire au désir et à l’amour de la sagesse, qui doit servir à corriger et à purger toute parole de ses défauts et de ses faiblesses : « Pour le moment, si le discours que nous avons tenu Phèdre et moi était dur à ton égard (Eros) rends-en responsable Lysias, le père du discours, et fais-le cesser de tels discours, tourne-le vers la philosophie ». D’ailleurs, il n’est pas anodin que lorsque Socrate s’apprête à prononcer sa palinodie, il identifie son second discours à un acte de purification. Car il s’était aliéné les dieux, notamment Eros, lorsqu’il avait parlé en termes sacrilèges au sujet de l’amour. A présent, il va chercher à se les réconcilier, et en même temps à se réconcilier avec lui-même : « je crains Eros : c’est pourquoi je désire, par l’eau pure d’un second discours, laver l’amertume de celui que tu viens d’écouter. » De même que dans le champ de la philosophie la quête de la vérité s'avère essentielle pour sortir du piège de l'erreur, le même principe prédomine dans le champ des relations humaines. C'est ce qu'affirme par exemple Dorante, parlant à Marton : "Croyez-moi, disons la vérité." Ce principe est fondamental, dans une pièce où règnent les faux-semblants et les discours à double sens et à double entente. Mais la parole amoureuse constitue l'ultime foyer de vérité, et elle s'avère difficile à aliéner. C'est ce que prophétise Dubois dès le début de la pièce : "Quand l'amour parle, il est le maître, et il parlera." La déclaration finale de Dorante confirmera ce principe, ce qui se traduit par une inclination totale d'Araminte aux propos du jeune homme : "Après tout, puisque vous m'aimez véritablement, ce que vous avez fait pour gagner mon cœur n'est point blâmable : il est permis à un amant de chercher les moyens de plaire, et on doit lui pardonner lorsqu'il a réussi." Le triomphe de la parole amoureuse, quelque coûteuse que soit cette dernière, s'affirme également dans Romances sans paroles, où l'on peut identifier dans certains poèmes de véritables déclarations au sujet de la difficulté d'assumer le rôle d'un amant conventionnel: "… quelle entreprise/Que d'être un amant/Près d'une promise !". Ce disant, le sujet poétique avoue , entre les vers, son inclination pour d'autres amours. Faire enfin coïncider ses propos avec le contenu de sa pensée a également pour effet positif de s'affirmer pleinement et d'accomplir sa "subjectivité", loin de toute forme d'aliénation. Tant qu'ils n'ont pas su dire clairement leur être réel, leurs sentiments cachés, leurs obsessions ou leurs angoisses, les personnages dans les trois œuvres demeurent étrangers à eux-mêmes. C'est pourquoi l'une des premières observations de Socrate à propos de ce qu'il croit être vrai ou non au sujet des mythes est éludée et remplacée par une autre question : se connaît-on suffisamment bien soi-même ? Il répond ainsi à Phèdre : "… je ne suis pas encore capable de me connaître moi-même, conformément à l'inscription delphique. Il serait donc ridicule qu'ignorant cela, j'examine des choses étrangères. C'est pourquoi j'ai laissé tomber tout cela : en ces matières je me fie à la croyance générale, et, comme je le disais à l'instant, ce n'est pas cela que j'examine, mais moi-même, en me demandant si je suis une bête fauve plus compliquée et plus enfumée d'orgueil que Typhon, ou bien l'animal le plus doux et le plus honnête, doué d'une nature divine, et dépourvu de cette fumée d'orgueil." L'attitude de Socrate est celle d'un sage, en quête de vérité, et notamment de cette vérité immanente, grâce à laquelle il pourra 5 enfin définir ce qu'il est, loin de toute fausse croyance ou illusion. Il y parvient au bout d'un long cheminement intellectuel, grâce notamment à sa maîtrise du logos : "Eh bien, moi, je suis amoureux de ces divisions et de ces rassemblements, qui me rendent capable de parler et de penser. Et si je pense que quelque autre est apte, par sa nature, à porter son regard en direction d'une unité qui soit l'unité naturelle d'une multiplicité, je m'en vais à sa poursuite, "derrière lui, suivant sa trace comme celle d'un dieu". Et remarque bien que ceux qui en sont capables, je les appelle jusqu'à présent (à juste titre ou non, seul un dieu le sait) dialecticiens." Il dira plus loin, au sujet de celui qui "s'est appliqué avec sérieux" sur le chemin de la vérité, que le "nom de philosophe, ou un autre du même genre, lui conviendrait mieux et sonnerait plus juste". Grâce à toute sorte de discours prônant le vrai, et sans qu'il s'agisse de philosophie, on peut d'ailleurs affirmer ce que l'on est, à condition d'accepter ou d'oser le dire. C'est que réalise Araminte, à la fin de la pièce, quand elle revendique ouvertement non seulement son être amoureux, mais aussi son identité sociale : "Monsieur le comte, il était question de mariage entre vous et moi, et il n'y faut plus penser : vous méritez qu'on vous aime ; mon cœur n'est point en état de vous rendre justice, et je ne suis pas d'un rang qui vous convienne." Cette déclaration constitue une véritable désaliénation de la part d'Araminte, par rapport aux volontés de sa mère et de la société. Enfin, le ton de la confession et de la révélation, donné dans certains poèmes des Romances sans paroles, laisse également entendre une voix sujette à ce même désir de désaliénation, dont le sujet poétique est une incarnation à la fois vague et précise (il s'agit de Verlaine, mais aussi de tous les déclassés, de tous les parias, figures d'amoureuses-amoureux maudit(e)s) : "Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses/[…] Soyons deux enfants, soyons deux jeunes filles/Eprises de rien et de tout étonnées,/Qui s'en vont pâlir sous les chastes charmilles/Sans même savoir qu'elles sont pardonnées." La parole est considérée comme le reflet fidèle de nos pensées, le traducteur direct de nos émotions et de notre sensibilité, à condition que l'on puisse en maîtriser la signification. Toute parole non contrôlée peut induire des troubles, que la psychanalyse (comme en témoigne le texte de Martin Pigeon) associe à des formes d'aliénation. Autrement dit, lorsque nos propos ne sont pas le reflet de notre pensée, un décalage se produit entre le moi intérieur, et la représentation extérieure qui en est donnée à travers des propos déformés ou infidèles. Ce processus, involontaire dans le cadre du discours inconscient (lapsus, actes manqués), peut être à l'origine d'un inconfort psychologique, et même social, étant donné que le sujet parlant n'est plus capable d'appréhender son moi, et tombe ce faisant victime d'une sorte de schisme difficile à dépasser, qui fausse son identité première. Seule la pratique d'une éthique de la parole, à travers une prise de conscience de la valeur des mots et de leur pouvoir, permet de recouvrer son identité, de l'assumer et de l'exprimer sainement, en toute connaissance de cause. Nous avons ainsi vu, à travers les œuvres au programme, que cette éthique correspond à un respect et à un amour de la vérité, ainsi qu'à un refus des faux-semblants et des masques, dont les mots peuvent servir d'outil ou de moyen. 6