ctualités Actualités analyse Travail social Faut-il réduire le nombre de diplômes ? Le récent rapport pour les États généraux du travail social défend une logique de diplôme unique et de socle commun de compétences par niveau de qualification. Les professionnels craignent de voir leurs professions déqualifiées. Une concertation sur ce sujet épineux vient de débuter. (1) www.tsa-quotidien.fr, 15 et 18 déc. 2014, 20 févr. 2015. 10 © moodboard/Fotolia E n 2013, le gouvernement lance les États généraux du travail social, dont l’ambition est d’entreprendre une refondation visant à « donner aux politiques sociales les professionnels dont elles ont besoin ». Le rapport que vient de rendre le groupe de travail « métiers et complémentarités », l’un des cinq groupes de réflexion constitués pour l’occasion, propose justement un réel bouleversement de la formation au travail social. Le groupe mandaté pour mener cette réflexion était déjà constitué : il s’agit d’un groupe de travail de la Commission professionnelle consultative du travail social et de l’intervention sociale (CPC) qui était chargé d’évaluer les effets de la réingénierie des diplômes de travail social, menée entre 2004 et 2009. Les experts rassemblés se sont donc vu attribuer un second mandat, dans le cadre des États généraux. Leur rapport (1), présenté à la CPC en décembre dernier et voté à très large majorité, vient d’être rendu public. Le texte suggère de remplacer les 14 diplômes existants par un diplôme unique à chacun des cinq niveaux de qualification. La formation des étudiants de chaque niveau reposerait sur un socle commun. Le rapport articule ses propositions autour de quatre axes. Outre la ré-architecture des diplômes (un seul diplôme par niveau de qualification), chaque niveau de formation serait L’idée de proposer un vaste tronc commun rencontre un fort scepticisme de la part des formateurs des éducateurs de jeunes enfants. organisé selon un socle commun de compétences, que les étudiants viendraient compléter, d’une part, par une spécialité et, d’autre part, par un parcours optionnel. Le texte parle d’un socle commun d’au moins 50 % de l’ensemble du cursus, pour permettre une meilleure connaissance des fondamentaux communs et faire acquérir aux étudiants des compétences transversales (« faire preuve d’autonomie dans le travail »), techniques (« utiliser les techniques de médiation ») ou relevant de l‘éthique et du positionnement professionnel (« intégrer l’analyse des pratiques »). La moitié N° 61 avril 2015 président de la CPC et vice-président CFE-CGC Santésocial. Si l’on veut mettre en place des notions de parcours et d’interventions collectives dans le travail social, il faut commencer par décloisonner les métiers. Ce serait une formidable opportunité pour que le travail social soit vraiment reconnu comme un champ disciplinaire. » Pour l’Unaforis, les propositions du rapport correspondent aussi à une évolution dans les recrutements. « Les employeurs se sont déjà éloignés de la logique du seul profil professionnel pour recruter selon une logique de compétences, observe Claude Noël. Même les conseils départementaux ont une politique d’ouverture dans le recrutement des travailleurs sociaux en employant désormais des éducateurs spécialisés ou des conseillers en économie sociale et familiale (CESF). » Manuel Pélissié estime lui aussi que cette nouvelle architecture des diplômes « simplifierait les choses pour les recruteurs publics et privés. On répondrait mieux aux besoins des employeurs avec des candidats ayant plusieurs cordes à leur arc, selon les responsabilités à exercer. » Il s’agit, selon Claude Noël, d’un changement de contexte qui ne concerne pas seulement les employeurs, mais aussi les schémas de prise en charge des personnes : « Tout se croise désormais, y compris l’articulation du sanitaire et du social. Ce qui signifie aussi, avant même de parler de complémentarité des métiers, que les ARS, conseils généraux et associations devront repenser leurs modes d’intervention pour une plus grande complémentarité des institutions. » © WavebreakmediaMicro/Fotolia Plusieurs cordes à son arc Dans le cadre des États généraux, un rapport propose un socle commun représentant 50 % du cursus. restante se répartirait ainsi : pour 40 %, au choix entre deux spécialisations : « aide et développement social » ou « accompagnement socio-éducatif » ; pour 10 % à des parcours optionnels visant davantage les publics ou les types de structures (développement de projets territorialisés, médiation, petite enfance et parentalité, addictions, etc.) Dernière proposition du rapport : les diplômes post-baccalauréat (niveaux I et II) seraient respectivement articulés aux grades de licence et de master. Pour les auteurs du rapport, ces propositions visent d’abord à simplifier l’offre des 14 diplômes français existants, jugés trop nombreux, pour offrir une meilleure lisibilité et visibilité à la filière. « D’autant plus que dans certaines formations, beaucoup d’éléments se recoupent, analyse Manuel Pélissié, vice-président de la CPC au titre de l’Unifed, administrateur du Syndicat des employeurs associatifs (Syneas) et directeur général de l’IRTS de Paris Ile-de-France. Par exemple, au niveau IV, on peut superposer les référentiels TISF et moniteur éducateur de façon assez forte. » Pour le groupe de travail, le socle commun « facilitera la construction des identités professionnelles fondées sur des références solides et étayées, valorisera et favorisera l’intelligibilité des compétences ». L’Union nationale des associations de formation et de recherche en intervention sociale (Unaforis), qui a voté pour le rapport présenté à la CPC, défend aussi cette idée de socle commun. « La réingénierie, parce qu’elle a malheureusement été menée diplôme par diplôme, a conduit à des incohérences, explique Claude Noël, administrateur à l’Unaforis et DG de l’Irtess de Dijon. Des compétences s’articulent mal entre les niveaux III et IV, des champs se mélangent, les dispositifs d’organisation de stages et les systèmes de certification sont différents. Cela freine un travail en transversalité. » Pour lui, le socle commun ne doit pas porter sur des compétences périphériques, mais bien sur le cœur du métier, le travail relationnel et l’éthique, par exemple. « Des métiers tels qu’ils ont été conçus il y a 30 ans répondent-ils encore aux besoins ? ajoute Jean-Baptiste Plarier, Incohérences dans le système avril 2015 N° 61 Il est fini le temps où les professionnels passaient toute leur carrière dans une même institution.” Manuel Pélissié Le décloisonnement induit par la réforme des diplômes permettrait de fluidifier les parcours professionnels et la mobilité intersectorielle en privilégiant un lien plus ouvert entre un diplôme et une famille d’emplois, prévoit le rapport. « Il est fini le temps où les professionnels passaient toute leur carrière dans une même institution, note Manuel Pélissié. Il faut leur permettre d’avoir un parcours à géométrie variable pour éviter les impasses. » Sylvère Cala, éducateur spécialisé membre du collectif Avenir éducs, qui s’oppose au projet de refonte, est bien d’accord sur le fait que tout professionnel doit pouvoir changer de secteur. Mais il ne voit pas comment les propositions du rapport le permettront : « Notre formation sur trois ans, avec plusieurs stages sur site, nous permet de nous familiariser avec différents terrains. Si on ne se spécialise plus qu’en fin de cursus, on risque d’avoir moins d’opportunités d’emplois. » Le président de la CPC ne « pense pas qu’il faille se spécialiser par rapport à un public ». Il imagine plutôt des possibilités d’allers-retours dans le circuit de formation au cours de la vie, pour repasser par une option et changer de public, afin de combiner formation initiale et formation continue. Le texte explique aussi que, devant les réticences 11 ctualités Actualités analyse grandissantes des organismes à accueillir des stagiaires, le stage n’est pas le modèle unique de professionnalisation. Il cite, par exemple, la possibilité que les étudiants réalisent plutôt des diagnostics de territoire ou des enquêtes. Le vrai frein à la mobilité professionnelle est le manque de passerelles entre le public et le privé pense, pour sa part, l’Association nationale des assistants de service social (Anas), qui estime que les propositions du rapport ne régleront rien. « Le texte dit que les parcours optionnels seront un moyen d’employabilité, remarque, dubitative, Annie Pasquereau, de la commission formation de l’Anas. Si l’option sert à trouver du travail, à quoi sert la refonte ? Finalement, auprès de qui s’agit-il d’être plus lisible et dans quel but ? Il faut des métiers différents adaptés à différents publics. En quoi cette volonté de simplification répondraitelle mieux aux besoins des publics ? » La CFDT Santé-sociaux s’est récemment positionnée en faveur d’une notion de tronc commun, mais « contre la disparition des 14 diplômes d’État du travail social ». Avenir éducs et l’Anas notent eux aussi que beaucoup de centres de formation ont déjà mis en place des enseignements communs aux différents cursus. « Mais ce socle ne devrait pas aller au-delà des 30 % que réclame la circulaire sur la mise en crédits européens, pense Annie Pasquereau. Sinon, l’uniformisation des diplômes provoquera de la confusion Risques d’uniformisation On va « concerter »… H istoire de détendre l’atmosphère, le ministère des affaires sociales a chargé la députée Brigitte Bourguignon (PS, Pas-de-Calais) de conduire une concertation sur la ré-architecture des diplômes, pour établir un plan d’action au plus tard fin octobre. « La concertation sera menée selon trois axes, précise la parlementaire. Récapituler, d’abord, les besoins et les contenus du travail social, du point de vue des travailleurs sociaux, des usagers et des employeurs. Nous allons porter une attention particulière aux éducateurs de jeunes enfants, qui présentent des spécificités qu’on ne peut ignorer. Réfléchir, ensuite, à l’architecture des diplômes. Il y a sûrement un curseur à trouver entre 5 et 14 diplômes, en s’inspirant de pays comme la Belgique. Nous nous pencherons sur la fonction des experts, en rendant plus attractif le niveau I. Enfin, nous ferons des préconisations sur la refonte du travail social, en nous intéressant à l’apprentissage du travail collectif, via par exemple les cellules ou les missions de groupe. » Brigitte Bourguignon compte appuyer la réflexion sur la base du rapport et « rencontrer très largement, y compris ceux qui se sont sentis insuffisamment associés » : les syndicats, la CPC, les professionnels et les jeunes en formation. et une interchangeabilité des travailleurs sociaux, alors même que nous tenons à travailler dans la complémentarité. » De nombreux professionnels et étudiants, qui s’expriment via des manifestations régulières d’opposition au projet, craignent que les spécificités propres à chaque profession se voient confondues sous un titre creux de « travailleur social ». Or pour eux, la pluralité des approches et des méthodes de travail des différentes professions, ainsi que les équipes multidisciplinaires, sont une réelle plus-value du secteur. Ils redoutent l’avènement d’un travail social distributif de dispositifs, laissant de côté l’accompagnement et l’aide à la personne. « On ne réagit pas par corporatisme, déclare Sylvère Cala, d’Avenir éducs, mais on défend une vision du travail social dans le cadre d’une société solidaire. Si on appauvrit les métiers, on sera moins efficaces auprès des bénéficiaires. » L’Anas s’inquiète aussi du bouleversement que provoqueraient ces réformes, qui nécessiteraient de revoir complètement le code de l’action sociale et de la famille. « Qu’adviendrait-il du statut de profession réglementée de l’ASS et du secret professionnel, régulièrement perçu comme un principe encombrant pour les politiques publiques ? » demande Annie Pasquereau. D’autres questions se posent, comme celles des conséquences pour l’organisation de la formation des travailleurs sociaux. Verra-t-on demain les centres de formation se rapprocher en grands ensembles ? Que deviendront les centres de formation d’EJE, par exemple? L’Unaforis souligne que certaines compétences spécifiques aux différents métiers « ne pourront pas seulement être abordées sous forme d’options ». « Il est difficile de concevoir qu’un EJE n’entende parler de petite enfance que pendant 15 % de sa formation, reconnaît Claude Noël. Il va falloir tracer des parcours de formation qui amènent les professionnels vers des compétences approfondies. » Reste à savoir selon quels critères seront définis les différents champs d’intervention qui constitueraient ces parcours spécifiques, puisque le rapport ne souhaite les réfléchir ni par secteur, ni par public. « Le débat s’éclaircira quand on entrera dans le cœur de la définition du socle commun et du reste », présume-t-il. Pour le moment, un certain flou alimente les craintes des professionnels, y compris celles de voir prévaloir des logiques de rationalisation financière, d’économies sur la formation ou de marchandisation, via la création d’un professionnel transférable d’un poste à l’autre. Dans le texte initial de la CPC, les employeurs avaient réussi à introduire la possibilité d’avoir un cursus de deux ans – éventuellement complété par une troisième année. « Est-ce l’installation durable de personnels moins qualifiés au contact des publics?, s’interroge le représentant de l’Anas. Des techniciens appliquant des dispositifs de politique sociale tandis que les plus diplômés joueraient un rôle de coordination, loin du terrain… » Finalement, le schéma a été retiré du rapport final, mais le débat reste ouvert. n Des formations sur deux ans ? Iris Briand 12 N° 61 avril 2015