INTERVIEW
28
LA CITOYENNETÉ ROMAINE
t
TDC NO1092
Vous avez naguère affirmé que les Grecs
ont atteint l’abstraction par la philosophie,
les Romains par le droit. Pourriez-vous préciser cette
idée, s’agissant du cas romain, à partir de l’exemple
de la citoyenneté romaine ?
Claudia Moatti. Même s’il se constitue à partir
de cas précis, le droit romain est fondé sur un
grand effort d’abstraction: au-delà de l’élabora-
tion des règles, qui accompagne toute production
du droit, l’interprétation juridique par des experts
(les jurisconsultes) touchait à des questions philo-
sophiques, telles l’infinité de sens d’un texte ou
l’efficacité des formes; bref, l’interprétation juri-
dique, comme la philosophie, définit une onto-
logie. Mais l’abstraction juridique a aussi été un
mode d’intégration. Le statut latin, par exemple,
qui impliquait des relations privilégiées avec Rome
(droit d’intermariage, droit de contracter dans les
formes romaines) et constituait une passerelle vers
la citoyenneté, fut originellement octroyé aux cités
latines, mais les Romains l’ont ensuite transformé
en un statut juridique, qu’ils étendirent à de
nombreuses autres cités, en Italie ou ailleurs. De la
même façon, la citoyenneté romaine, d’abord liée
au territoire civique comme dans toutes les cités du
Bassin méditerranéen, fut très vite concédée, plei-
nement ou partiellement, à des cités sans conti-
nuité territoriale avec Rome, puis à des individus
qui vivaient dans des communautés non romaines.
En tant que statut juridique, non lié au sol ni au
sang, la civitas romana pouvait être un facteur
commun entre les peuples les plus divers. Dans son
traité Sur les lois, Cicéron a théorisé cette concep-
tion: selon lui tout nouveau citoyen a deux patries,
l’une de nature, qui porte son histoire familiale,
l’autre de droit (Rome), qui le définit comme
citoyen. L’identité romaine est ainsi du côté du
droit, c’est-à-dire de la forme, et de l’abstraction.
Quels points communs et différences
voyez-vous entre les notions romaines et
les notions modernes de citoyenneté, de république
et de démocratie ?
C. M. La cité antique a été une école de pensée
pour les modernes, servant de réservoir d’exemples
et de référence mobilisatrice, notamment lors des
révolutions française et américaine au e siècle.
Toutefois cet enthousiasme s’est assez rapidement
mué en critique: en 1819, dans son opuscule De la
liberté des Anciens comparée à la liberté des Modernes,
Benjamin Constant souligne l’hétérogénéité
absolue entre les deux mondes. Pour lui, la liberté
antique se traduit dans la participation politique,
alors que l’homme moderne est vu comme un indi-
vidu dédié à ses affaires privées: d’où la nécessité
du système représentatif.
Nous autres modernes employons donc le
même terme que les Anciens, «liberté», mais pas
avec le même sens. C’est aussi le cas pour la
notion de «république»: les historiens désignent
de ce nom le régime politique que la cité romaine
a connu depuis l’expulsion des rois en 509 jusqu’à
l’arrivée d’Auguste au pouvoir, en 27 avant J.-C.
Mais les Romains n’ont jamais pensé qu’ils
vivaient en «république» ! Res publica désignait
tout simplement l’ensemble des affaires poli-
tiques et par suite le gouvernement, qu’il fût
monarchique, aristocratique ou démocratique:
la condition était que les citoyens y eussent une
part. Ce terme s’appliquait aussi aux cités qui,
sur le territoire romain, étaient dotées d’une
certaine autonomie, possédaient leurs propres
institutions. C’est par le biais de ce «régime
municipal», donc par l’idée de cité locale, que les
modernes ont pensé la «république» mais avec
un déplacement: pour Jean-Jacques Rousseau,
qui traduit république par civitas, l’organisation
<< Une conception juridique
de la citoyenneté >>
CLAUDIA MOATTI
Élève à l’École normale
supérieure, membre
de l’École française de
Rome, elle a été l’élève
de Claude Nicolet. Depuis
1998, elle est professeure
à l’université Paris-VIII et,
depuis 2004, à l’university
de Californie du sud.
Spécialiste reconnue
de l’histoire politique
romaine, elle a dirigé
en 2009 avec Michèle
Riot-Sacey un essai
collectif d’histoire
intellectuelle sur le
concept de république.
P O IR F L
En faisant de la citoyenneté un statut juridique, les Romains
ont facilité sa diffusion progressive à tout l’Empire, tout en
conciliant identité locale et universalité.
> INTERVIEW DE CLAUDIA MOATTI, PROFESSEURE À L’UNIVERSITÉ PARIS-VIII ET À L’UNIVERSITY OF SOUTHERN CALIFORNIA,
PAR MARIELLE CHEVALLIER