Bulletin d’analyse phénoménologique X 6, 2014 (Actes 6), p. 112-144

Bulletin d’analyse phénoménologique X 6, 2014 (Actes 6), p. 112-144
ISSN 1782-2041 http://popups.ulg.ac.be/1782-2041/
Propositions à moindres frais
Par DENIS SERON
FNRS – Université de Liège
Le présent essai rassemble quelques réflexions de nature générale
concernant le principe de parcimonie ontologique. Le but est de clarifier dans
quelle mesure et à quelles conditions ce principe doit orienter l’activité de
théorisation, en particulier en philosophie. Car le rasoir d’Ockham ne joue
pas seulement le rôle d’un argument décisif dans d’innombrables débats
entre philosophes. Plus encore, il sert fréquemment de principe heuristique
dans la résolution de problèmes philosophiques. Si l’on croit, comme c’est
assurément mon cas, que le principe de parcimonie ontologique pose une
condition nécessaire de la rationalité philosophique, alors il convient de
montrer préalablement en quel sens et dans quelles limites il peut nous servir
de guide et éventellement concurrencer d’autres exigences légitimes.
L’application du principe de parcimonie en philosophie, à supposer
qu’elle soit légitime, soulève des problèmes d’un genre particulier, dont
l’intérêt est peut-être qu’ils nous contraignent à adopter un point de vue plus
général que celui de la philosophie des sciences naturelles. En étendant l’exi-
gence de parcimonie à des domaines où les notions de probabilité prédictive
et de falsifiabilité d’une hypothèse ne semblent plus d’application qu’en un
sens lointain ou analogique, elle suggère que le principe de parcimonie a
peut-être une portée plus large que ne le sous-entendent les analyses
bayesiennes et popperiennes.
Nous prendrons pour fil conducteur la question plus spéciale suivante :
quel genre d’entités sont en définitive les propositions ? Depuis Bolzano,
cette question a été le casus belli d’abondantes controverses dressant l’un
contre l’autre le platonisme logique, le psychologisme logique, la « fondation
phénoménologique de la logique », le pragmatisme de la signification de
Wittgenstein et Quine, et beaucoup d’autres positions encore. Or, ces contro-
verses ont la particularité que le principe de parcimonie ontologique y condi-
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tionne manifestement toute décision sur l’essentiel, même là où il ne semble
avoir joué historiquement aucun rôle. La simple question de savoir s’il est
« acceptable » d’assumer un domaine de propositions ontologiquement sépa-
rables serait inintelligible si on ne devait pas sous-entendre quelque chose de
semblable à ceci : comme il est inacceptable d’assumer sans motifs valables
l’existence d’un certain type d’entités, l’attitude acceptable est de renoncer à
de telles entités.
Plus spécialement, cette étude trouvera son point de départ dans la
théorie des états de choses développée par Roderick Chisholm dans les
années 1970, laquelle, comme va le voir, est motivée centralement par un
souci d’économie ontologique. Il s’agira moins d’étudier cette dernière pour
elle-même que d’en faire usage à la manière d’un cas d’école en vue de
formuler plus précisément la question de la parcimonie ontologique. Dans les
sections 1 et 2, je donnerai un aperçu du traitement de la récurrence événe-
mentielle chez Chisholm et en présenterai quelques conséquences générales
concernant l’ontologie des propositions. Dans la section 3, je contrasterai
cette conception avec des conceptions concurrentes, en particulier avec celle
de Husserl dans les Recherches logiques. Enfin, je conclurai par des ré-
flexions générales sur la manière dont on peut trancher de telles alternatives à
la lumière du principe de parcimonie ontologique, ce qui m’amènera à intro-
duire un certain nombre de distinctions nouvelles.
1. Comment se débarrasser des propositions fregéennes
Les analyses qui suivent se focaliseront principalement sur quelques textes
de Chisholm écrits dans le contexte d’une controverse avec Davidson1. Ces
textes — qui reflètent des positions qui ont fluctué ultérieurement — sont
consacrés à l’élaboration d’une ontologie des états de choses. Le fait qui nous
intéressera est que Chisholm y tente de définir la proposition en termes
d’états de choses et, par ce biais, de repenser au moins partiellement la
logique comme une théorie des états de choses. Le résultat de cette tentative
1 R. Chisholm, « Events and propositions », Noûs, 4/1 (févr. 1970), p. 15-24 (désor-
mais abrégé en EP) ; D. Davidson, « Events as particulars », Noûs, 4/1 (févr. 1970),
p. 25-32 (désormais abrégé en EaP) ; R. Chisholm, « States of affairs again », Noûs,
5/2 (mai 1971), p. 179-189 (désormais abrégé en SAA) ; R. Chisholm, « Events
without times: An essay on ontology », Noûs, 24/3 (juin 1990), p. 413-427. Une part
de cette controverse relève de la théore de l’action et ne nous intéressera pas ici.
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est ce qu’on pourrait appeler une approche métaphysique des propositions,
motivée, pour l’essentiel, par un souci d’économie ontologique.
Dans son texte « Events and propositions » de 1970 (EP), le biais
choisi par Chisholm pour aborder cette question est le problème de la récur-
rence (recurrence) des événements, à savoir le fait qu’un même événement
peut avoir lieu plusieurs fois. Par exemple, mon voisin de table a renversé
deux fois son verre au cours du souper ; j’ai renversé mon verre hier et je l’ai
encore renversé aujourd’hui ; la quatrième symphonie de Prokofiev a été
jouée trois fois cette année, etc. La notion de récurrence est intimement liée à
celle d’occurrence. Ce que Chisholm appelle « occurrence » d’un événement
est le fait que cet événement se produit, à savoir la « consistance » (Bestehen)
d’un état de choses par opposition à l’existence d’une chose. Aussi tient-il to
occur pour synonyme de « to hold, obtain, happen, or take place » (EP,
p. 16)1. La question posée par Chisholm est simplement celle-ci : « Comment
allons-nous décrire la récurrence d’un événement ? » (EP, p. 15.)
Chisholm commence par envisager trois stratégies possibles pour dé-
crire la récurrence d’un événement. La première consiste à poser qu’il existe
trois temps différents tels que l’événement se produit au premier et au dernier
mais pas à celui entre les deux. La récurrence de l’événement p pourrait alors
être notée au moyen de la formule suivante :
(1) pxyz, p se produit au temps x & p ne se produit pas au temps
y & p se produit au temps z
Cependant, cette première option engendre des difficultés évidentes, qui
viennent du fait qu’elle nous contraint à quantifier sur des temps et que de
tels temps sont des entités problématiques, ou en tout cas des entités dont il
faut d’abord se demander si elles ne seraient pas assumées praeter neces-
sitatem.
La deuxième stratégie consiste à prendre acte du fait que les temps
sont des entités problématiques, puis à leur substituer autre chose, par
exemple des « occasions ». La récurrence d’un événement serait ainsi décrite
dans les termes suivants : « Il existe trois occasions différentes telles que
1 To obtain est la traduction de bestehen retenue par Chisholm dans plusieurs autres
textes. Par souci de simplicité, je traduirai dans la suite to occur et to recur par « se
produire » et « se reproduire », et occurrence et recurrence par « occurrence » et
« récurrence ».
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l’événement se produit à l’occasion la plus ancienne et à la plus récente mais
pas à celle entre les deux. » (EP, p. 15.) Ce qu’on peut noter comme suit :
(2) pxyz, p se produit à l’occasion x & p ne se produit pas à
l’occasion y & p se produit à l’occasion z
La difficulté, naturellement, est qu’on ne voit pas bien ce que pourraient être
de telles « occasions », si du moins ils doivent être différents des temps.
La troisième stratégie, certainement plus convaincante, fait appel à la
distinction entre type et instanciation d’événement. La récurrence serait
décrite ainsi : « Si un événement p se reproduit, alors il existe des événe-
ments q, r et s de cette sorte : r se produit après q, s se produit après r, et p
est exemplifié ou instancié dans q et dans s, et non dans r. » (EP, p. 15.)
C’est-à-dire :
(3) pqrs, r se produit après q & s se produit après r & p est
instancié dans q & p est instancié dans s & p n’est pas instancié
dans r
L’inconvénient de cette approche, toutefois, est qu’elle nous contraint à
introduire deux classes distinctes d’entités : d’une part des « types d’événe-
ments », ou « événements abstraits », d’autre part des « événements particu-
liers », qui sont des instanciations d’événements abstraits.
Les difficultés censément inhérentes à ces trois premières approches
ont conduit Chisholm à en proposer une quatrième, qui se ramène à la formu-
lation suivante : « Nous pouvons dire sans temps (tenselessly) qu’un événe-
ment se reproduit si et seulement si l’événement se produit et ensuite après
cela la négation de l’événement se produit et ensuite après cela l’événement
se produit. » (EP, p. 15.)
(4) p, p se produit et ensuite non-p se produit et ensuite p se produit
Un aspect essentiel de cette nouvelle approche est qu’elle est d’emblée
motivée par un souci d’économie ontologique : il s’agit, avant toutes choses,
de faire l’économie des temps et des événements abstraits. Comme je le
suggérerai dans la suite, c’est la théorie chisholmienne des états de choses
dans son ensemble qui semble motivée en profondeur par un souci d’écono-
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mie ontologique. Et assez curieusement, c’est ce même souci qui va conduire
Chisholm à défendre, comme on va le voir, des positions d’allure mei-
nongienne.
Les formulations ci-dessus nous obligent à introduire une distinction
importante concernant la tournure « la négation de l’événement se produit ».
En effet, si nous parlons « sans temps », comme le prescrit Chisholm, nous
devons veiller à ce que la récurrence d’un événement p n’implique pas, dans
nos formulations, que p ne se produit pas. En d’autres termes, l’occurrence
de la négation d’un événement p doit être différente de la non-occurrence de
p :
non-p se produit <> p ne se produit pas
Cette contrainte rend indispensable la notion d’événement ou d’état de
choses négatif — introduite pour la première fois par Meinong et le phéno-
ménologue réaliste Adolf Reinach1. Moins directement, elle a d’importantes
conséquences sur la manière dont nous devrons concevoir les relations entre
métaphysique et logique, ou entre la vérité des propositions et l’occurrence
des événements. Car elle entraîne avec évidence que celles-ci ont des pro-
priétés différentes. D’une part, il suit de la distinction ci-dessus que l’occur-
rence de non-p n’implique pas la non-occurrence de p, et que la non-
occurrence de p n’implique pas l’occurrence de non-p. D’autre part, du
moins dans la logique propositionnelle standard, la vérité de non-p implique
la fausseté de p, et la fausseté de p implique la vérité de non-p.
De même, supposons qu’à l’occasion d’une journée d’étude, je sois
invité à prendre la parole après mon collègue et ami Federico. Si nous
envisageons à nouveau les choses « sans temps », alors il doit être vrai que
Federico parle et il doit également être vrai que je parle, ce qui implique que
la conjonction <Federico parle et je parle> devra être vraie. Par contre, la
conjonction de l’occurrence de l’événement /Federico parle/ et de l’occur-
rence de l’événement /je parle/ n’implique pas l’occurrence de la conjonction
d’événements /Federico parle et je parle/. En d’autres termes, il se produit
ceci que Federico parle et il se produit ceci que je parle, mais cela n’implique
pas qu’il se produit ceci que Federico parle pendant que je parle.
1 A. Meinong, Über Annahmen, Johann Ambrosius Barth, 1902. A. Reinach, « Zur
Theorie des negativen Urteils », Sämtliche Werke : Textkritische Ausgabe, éd.
K. Schuhmann & B. Smith, Philosophia Verlag, 1989, vol. 1.
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