Bulletin d’analyse phénoménologique X 6, 2014 (Actes 6), p. 112-144

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Bulletin d’analyse phénoménologique X 6, 2014 (Actes 6), p. 112-144
ISSN 1782-2041 http://popups.ulg.ac.be/1782-2041/
Propositions à moindres frais
Par DENIS SERON
FNRS – Université de Liège
Le présent essai rassemble quelques réflexions de nature générale
concernant le principe de parcimonie ontologique. Le but est de clarifier dans
quelle mesure et à quelles conditions ce principe doit orienter l’activité de
théorisation, en particulier en philosophie. Car le rasoir d’Ockham ne joue
pas seulement le rôle d’un argument décisif dans d’innombrables débats
entre philosophes. Plus encore, il sert fréquemment de principe heuristique
dans la résolution de problèmes philosophiques. Si l’on croit, comme c’est
assurément mon cas, que le principe de parcimonie ontologique pose une
condition nécessaire de la rationalité philosophique, alors il convient de
montrer préalablement en quel sens et dans quelles limites il peut nous servir
de guide et éventellement concurrencer d’autres exigences légitimes.
L’application du principe de parcimonie en philosophie, à supposer
qu’elle soit légitime, soulève des problèmes d’un genre particulier, dont
l’intérêt est peut-être qu’ils nous contraignent à adopter un point de vue plus
général que celui de la philosophie des sciences naturelles. En étendant l’exigence de parcimonie à des domaines où les notions de probabilité prédictive
et de falsifiabilité d’une hypothèse ne semblent plus d’application qu’en un
sens lointain ou analogique, elle suggère que le principe de parcimonie a
peut-être une portée plus large que ne le sous-entendent les analyses
bayesiennes et popperiennes.
Nous prendrons pour fil conducteur la question plus spéciale suivante :
quel genre d’entités sont en définitive les propositions ? Depuis Bolzano,
cette question a été le casus belli d’abondantes controverses dressant l’un
contre l’autre le platonisme logique, le psychologisme logique, la « fondation
phénoménologique de la logique », le pragmatisme de la signification de
Wittgenstein et Quine, et beaucoup d’autres positions encore. Or, ces controverses ont la particularité que le principe de parcimonie ontologique y condi112
tionne manifestement toute décision sur l’essentiel, même là où il ne semble
avoir joué historiquement aucun rôle. La simple question de savoir s’il est
« acceptable » d’assumer un domaine de propositions ontologiquement séparables serait inintelligible si on ne devait pas sous-entendre quelque chose de
semblable à ceci : comme il est inacceptable d’assumer sans motifs valables
l’existence d’un certain type d’entités, l’attitude acceptable est de renoncer à
de telles entités.
Plus spécialement, cette étude trouvera son point de départ dans la
théorie des états de choses développée par Roderick Chisholm dans les
années 1970, laquelle, comme va le voir, est motivée centralement par un
souci d’économie ontologique. Il s’agira moins d’étudier cette dernière pour
elle-même que d’en faire usage à la manière d’un cas d’école en vue de
formuler plus précisément la question de la parcimonie ontologique. Dans les
sections 1 et 2, je donnerai un aperçu du traitement de la récurrence événementielle chez Chisholm et en présenterai quelques conséquences générales
concernant l’ontologie des propositions. Dans la section 3, je contrasterai
cette conception avec des conceptions concurrentes, en particulier avec celle
de Husserl dans les Recherches logiques. Enfin, je conclurai par des réflexions générales sur la manière dont on peut trancher de telles alternatives à
la lumière du principe de parcimonie ontologique, ce qui m’amènera à introduire un certain nombre de distinctions nouvelles.
1. Comment se débarrasser des propositions fregéennes
Les analyses qui suivent se focaliseront principalement sur quelques textes
de Chisholm écrits dans le contexte d’une controverse avec Davidson 1 . Ces
textes — qui reflètent des positions qui ont fluctué ultérieurement — sont
consacrés à l’élaboration d’une ontologie des états de choses. Le fait qui nous
intéressera est que Chisholm y tente de définir la proposition en termes
d’états de choses et, par ce biais, de repenser au moins partiellement la
logique comme une théorie des états de choses. Le résultat de cette tentative
1
R. Chisholm, « Events and propositions », Noûs, 4/1 (févr. 1970), p. 15-24 (désormais abrégé en EP) ; D. Davidson, « Events as particulars », Noûs, 4/1 (févr. 1970),
p. 25-32 (désormais abrégé en EaP) ; R. Chisholm, « States of affairs again », Noûs,
5/2 (mai 1971), p. 179-189 (désormais abrégé en SAA) ; R. Chisholm, « Events
without times: An essay on ontology », Noûs, 24/3 (juin 1990), p. 413-427. Une part
de cette controverse relève de la théore de l’action et ne nous intéressera pas ici.
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est ce qu’on pourrait appeler une approche métaphysique des propositions,
motivée, pour l’essentiel, par un souci d’économie ontologique.
Dans son texte « Events and propositions » de 1970 (EP), le biais
choisi par Chisholm pour aborder cette question est le problème de la récurrence (recurrence) des événements, à savoir le fait qu’un même événement
peut avoir lieu plusieurs fois. Par exemple, mon voisin de table a renversé
deux fois son verre au cours du souper ; j’ai renversé mon verre hier et je l’ai
encore renversé aujourd’hui ; la quatrième symphonie de Prokofiev a été
jouée trois fois cette année, etc. La notion de récurrence est intimement liée à
celle d’occurrence. Ce que Chisholm appelle « occurrence » d’un événement
est le fait que cet événement se produit, à savoir la « consistance » (Bestehen)
d’un état de choses par opposition à l’existence d’une chose. Aussi tient-il to
occur pour synonyme de « to hold, obtain, happen, or take place » (EP,
p. 16) 1 . La question posée par Chisholm est simplement celle-ci : « Comment
allons-nous décrire la récurrence d’un événement ? » (EP, p. 15.)
Chisholm commence par envisager trois stratégies possibles pour décrire la récurrence d’un événement. La première consiste à poser qu’il existe
trois temps différents tels que l’événement se produit au premier et au dernier
mais pas à celui entre les deux. La récurrence de l’événement p pourrait alors
être notée au moyen de la formule suivante :
(1)
∃p∃x∃y∃z, p se produit au temps x & p ne se produit pas au temps
y & p se produit au temps z
Cependant, cette première option engendre des difficultés évidentes, qui
viennent du fait qu’elle nous contraint à quantifier sur des temps et que de
tels temps sont des entités problématiques, ou en tout cas des entités dont il
faut d’abord se demander si elles ne seraient pas assumées praeter necessitatem.
La deuxième stratégie consiste à prendre acte du fait que les temps
sont des entités problématiques, puis à leur substituer autre chose, par
exemple des « occasions ». La récurrence d’un événement serait ainsi décrite
dans les termes suivants : « Il existe trois occasions différentes telles que
1
To obtain est la traduction de bestehen retenue par Chisholm dans plusieurs autres
textes. Par souci de simplicité, je traduirai dans la suite to occur et to recur par « se
produire » et « se reproduire », et occurrence et recurrence par « occurrence » et
« récurrence ».
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l’événement se produit à l’occasion la plus ancienne et à la plus récente mais
pas à celle entre les deux. » (EP, p. 15.) Ce qu’on peut noter comme suit :
(2)
∃p∃x∃y∃z, p se produit à l’occasion x & p ne se produit pas à
l’occasion y & p se produit à l’occasion z
La difficulté, naturellement, est qu’on ne voit pas bien ce que pourraient être
de telles « occasions », si du moins ils doivent être différents des temps.
La troisième stratégie, certainement plus convaincante, fait appel à la
distinction entre type et instanciation d’événement. La récurrence serait
décrite ainsi : « Si un événement p se reproduit, alors il existe des événements q, r et s de cette sorte : r se produit après q, s se produit après r, et p
est exemplifié ou instancié dans q et dans s, et non dans r. » (EP, p. 15.)
C’est-à-dire :
(3)
∃p∃q∃r∃s, r se produit après q & s se produit après r & p est
instancié dans q & p est instancié dans s & p n’est pas instancié
dans r
L’inconvénient de cette approche, toutefois, est qu’elle nous contraint à
introduire deux classes distinctes d’entités : d’une part des « types d’événements », ou « événements abstraits », d’autre part des « événements particuliers », qui sont des instanciations d’événements abstraits.
Les difficultés censément inhérentes à ces trois premières approches
ont conduit Chisholm à en proposer une quatrième, qui se ramène à la formulation suivante : « Nous pouvons dire sans temps (tenselessly) qu’un événement se reproduit si et seulement si l’événement se produit et ensuite après
cela la négation de l’événement se produit et ensuite après cela l’événement
se produit. » (EP, p. 15.)
(4)
∃p, p se produit et ensuite non-p se produit et ensuite p se produit
Un aspect essentiel de cette nouvelle approche est qu’elle est d’emblée
motivée par un souci d’économie ontologique : il s’agit, avant toutes choses,
de faire l’économie des temps et des événements abstraits. Comme je le
suggérerai dans la suite, c’est la théorie chisholmienne des états de choses
dans son ensemble qui semble motivée en profondeur par un souci d’écono115
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mie ontologique. Et assez curieusement, c’est ce même souci qui va conduire
Chisholm à défendre, comme on va le voir, des positions d’allure meinongienne.
Les formulations ci-dessus nous obligent à introduire une distinction
importante concernant la tournure « la négation de l’événement se produit ».
En effet, si nous parlons « sans temps », comme le prescrit Chisholm, nous
devons veiller à ce que la récurrence d’un événement p n’implique pas, dans
nos formulations, que p ne se produit pas. En d’autres termes, l’occurrence
de la négation d’un événement p doit être différente de la non-occurrence de
p:
non-p se produit <≠> p ne se produit pas
Cette contrainte rend indispensable la notion d’événement ou d’état de
choses négatif — introduite pour la première fois par Meinong et le phénoménologue réaliste Adolf Reinach 1 . Moins directement, elle a d’importantes
conséquences sur la manière dont nous devrons concevoir les relations entre
métaphysique et logique, ou entre la vérité des propositions et l’occurrence
des événements. Car elle entraîne avec évidence que celles-ci ont des propriétés différentes. D’une part, il suit de la distinction ci-dessus que l’occurrence de non-p n’implique pas la non-occurrence de p, et que la nonoccurrence de p n’implique pas l’occurrence de non-p. D’autre part, du
moins dans la logique propositionnelle standard, la vérité de non-p implique
la fausseté de p, et la fausseté de p implique la vérité de non-p.
De même, supposons qu’à l’occasion d’une journée d’étude, je sois
invité à prendre la parole après mon collègue et ami Federico. Si nous
envisageons à nouveau les choses « sans temps », alors il doit être vrai que
Federico parle et il doit également être vrai que je parle, ce qui implique que
la conjonction <Federico parle et je parle> devra être vraie. Par contre, la
conjonction de l’occurrence de l’événement /Federico parle/ et de l’occurrence de l’événement /je parle/ n’implique pas l’occurrence de la conjonction
d’événements /Federico parle et je parle/. En d’autres termes, il se produit
ceci que Federico parle et il se produit ceci que je parle, mais cela n’implique
pas qu’il se produit ceci que Federico parle pendant que je parle.
1
A. Meinong, Über Annahmen, Johann Ambrosius Barth, 1902. A. Reinach, « Zur
Theorie des negativen Urteils », Sämtliche Werke : Textkritische Ausgabe, éd.
K. Schuhmann & B. Smith, Philosophia Verlag, 1989, vol. 1.
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Ces remarques suggèrent une certaine dissociation du point de vue
métaphysique sur l’occurrence des événements et du point de vue logique sur
la vérité des propositions. Plus précisément, l’idée de Chisholm est que la
notion de récurrence nous oblige à distinguer les propositions, qui sont soumises aux lois de la logique propositionnelle, et les événements, qui ne le
sont pas. Cependant, Chisholm ne s’en tient pas à cette constatation. Il va
s’employer par ailleurs, comme on va le voir un peu plus loin, à atténuer
cette distinction par une nouvelle interprétation — proprement métaphysique
— de la notion de proposition et des propriétés logiques de la proposition.
La question à poser, à ce stade, me semble être la suivante : les faits de
récurrence nous contraignent-ils à poser une différence de nature entre des
événements qui peuvent se produire ou ne pas se produire et des propositions
fregéennes qui peuvent être vraies ou fausses, c’est-à-dire à défendre de
manière séparée un objectivisme logique de style fregéen et une métaphysique des événements ? Cela impliquerait, entre autres choses, que la vérité
des propositions pourrait être définie comme une relation de correspondance
entre une proposition et un événement occurrent. Mais la réponse de
Chisholm à cette question est résolument négative. Son idée, très généralement, est que la logique propositionnelle est en un certain sens réductible à la
métaphysique des états de choses, ou encore que la proposition et la vérité
des propositions peuvent être définies en termes d’occurrence. C’est là, pour
ainsi dire, la deuxième grande mesure d’austérité ontologique prise par
Chisholm, à côté de celle concernant la notion de tenseless event.
L’argumentation de Chisholm sur ce point découle en grande partie
des résultats exposés jusqu’ici. Il commence par observer qu’il y a de bonnes
raisons de distinguer entre événements et propositions fregéennes, et mentionne deux arguments principaux. D’abord, les propositions sont vraies ou
fausses, tandis que les états de choses sont occurrents ou non occurrents.
Ensuite, les propositions sont éternellement vraies ou fausses, cependant que
les états de choses se produisent à certains moments et non à d’autres 1 . Il
1
« Les propositions sont dites vraies ou fausses et non pas se produire ou consister
(obtain), <tandis que> les états de choses — ou certains d’entre eux — sont dits se
produire ou consister et non être vrais ou faux. » (R. Chisholm, Person and Object,
op. cit., p. 122.) « Les propositions sont éternellement vraies ou éternellement
fausses, mais les états de choses, ou certains d’entre eux, sont tels qu’ils peuvent se
produire ou consister à certains moments et ne pas se produire ou consister à certains
autres moments. » (ibid., p. 122-123.) Le second problème est différent de celui
soulevé plus haut au sujet de la récurrence. Il ne s’agit pas ici de l’occurrence de
non-p, mais de la non-occurrence de p. Or, on a vu que les deux devaient être
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existe pourtant aussi, poursuit-il, des arguments à l’encontre de l’objectivisme sémantique de style fregéen, le principal étant, une fois encore,
l’impératif de parcimonie ontologique. L’argument est que pour décrire le
jugement « Socrate est mortel », par exemple, l’objectivisme sémantique
nous contraint à introduire deux entités essentiellement distinctes : le
truthbearer propositionnel <Socrate est mortel> et l’état de choses /Socrate
est mortel/ supposé rendre la proposition vraie. Or, on peut penser que cette
sorte de duplication est inutile :
Pourtant, il semblerait que nous multipliions sans nécessité les entités si nous
disons que, parmi les choses qui existent éternellement dans tous les mondes
possibles, il y a l’état de choses « l’être-mortel de Socrate » et aussi la proposition que Socrate est mortel. Pouvons-nous réduire l’un des deux à l’autre 1 ?
C’est centralement ce diagnostic qui a motivé la stratégie éliminative de
« Events and Propositions ». En un mot, la stratégie proposée par Chisholm
est de considérer proposition et événement comme deux espèces d’un unique
genre, à savoir deux espèces d’état de choses. Partant, la tâche doit être de
redéfinir la proposition et la vérité des propositions en termes d’état de
choses et d’occurrence d’un état de choses.
Pour commencer, l’état de choses est défini de la manière suivante :
[Déf1]
p est un état de choses =déf p est « une chose capable d’être l’objet
d’une attitude propositionnelle » (EP, p. 19)
Ensuite, Chisholm redéfinit la proposition en termes d’occurrence et d’état de
choses :
[Déf2]
p est une proposition =déf p est un état de choses & □(p se produit
toujours ou non-p se produit toujours)
L’expression « se produit toujours » (always occurs) semble à première vue
assez problématique, en particulier si on ne souhaite pas quantifier sur des
temps. En réalité, Chisholm se contente, de façon conséquente, de définir « p
distinguées. Il se fait que, pour Chisholm, il y a des états de choses qui se produisent
et il y en a aussi qui ne se produisent pas (voir infra).
1
R. Chisholm, Person and Object, op. cit., p. 123.
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se produit toujours » comme la négation de « non-p se produit » (EP, p. 17,
déf. 2) :
[Déf3]
p se produit toujours =déf non-p ne se produit pas
Ce qui entraîne que [Déf2] peut aussi bien être écrite de la manière suivante :
[Déf2bis] p est une proposition =déf p est un état de choses & □(p ne se
produit pas ou non-p ne se produit pas) 1
Sur cette base, Chisholm peut maintenant entreprendre de définir la vérité de
la proposition en termes d’occurrence : une proposition vraie, un « fait », se
définit comme étant une proposition occurrente :
[Déf4]
p est une proposition vraie (un « fait ») =déf p est une proposition &
p se produit
À l’opposé, l’événement est dès lors défini comme suit :
[Déf5]
p est un événement =déf p est un état de choses & p n’est pas une
proposition & p est contingent & p se produit & non-p se produit 2
1
Chisholm a modifié ces définitions ultérieurement, spécialement dans Person and
Object où il avance la définition suivante : « p est une proposition =def p est un état
de choses, et il est impossible qu’il y ait un temps t et un temps t' tels que p se produit au temps t et ne se produit pas au temps t'. » (R. Chisholm, Person and Object,
op. cit., p. 123.) La réapparition de temps dans cette définition n’a pas d’implications
importantes pour notre problème, puisque Chisholm réduit par ailleurs les temps à
des world-states, qui sont eux-mêmes des états de choses (voir B. Aune, « Chisholm
on states of affairs and reference », dans L.E. Hahn, éd., The Philosophy of Roderick
M. Chisholm, Open Court, 1997, p. 343). Une autre différence, plus significative, est
que Chisholm remplace l’occurrence de non-p par la non-occurrence de p.
2
« Nous pouvons maintenant dire qu’un événement est un état de choses contingent
qui n’est pas une proposition et qui implique un changement (i.e. : qui implique qu’il
y a un état de choses p tel que p se produit et non-p se produit). » (EP, p. 20.) Notons
que l’occurrence est une condition nécessaire pour être un événement ainsi défini.
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2. Conséquences générales
Tournons-nous maintenant vers les conclusions à tirer de l’entreprise
chisholmienne de redéfinition.
(1) La première conséquence concerne l’identification de la vérité
d’une proposition à l’occurrence d’une proposition. Si cette définition est
correcte, alors il est remarquable qu’un certain nombre de lois logiques pourront être réinterprétées comme des lois portant sur l’occurrence d’états de
choses. C’est le cas, emblématiquement, du principe de non-contradiction,
que Chisholm, à l’aide de [Déf4], peut reformuler de la manière suivante :
Il ne se produit pas ceci que (p se produit & non-p se produit)
Or, il est à noter que ce dernier principe est manifestement faux pour les
événements, comme la récurrence le prouve. Pour que ce principe soit vrai, il
faut le restreindre aux propositions en ajoutant une condition supplémentaire
(EP, p. 20) :
~(p & ~p) =déf p est un état de choses & □(p ne se produit pas ou non-p
ne se produit pas) & [(p & non-p) ne se produit pas]
où l’on reconnaît les deux conditions pour que p soit une proposition :
d’abord p est un état de choses, ensuite il est nécessairement vrai que p ne se
produit pas ou non-p ne se produit pas.
Fait très remarquable, Chisholm suggère clairement qu’il doit en être
de même de toutes les règles de la logique propositionnelle. Une fois encore,
son idée est que, si l’on restreint les lois logiques aux propositions à l’exclusion des événements, alors la disparité entre vérité et occurrence disparaît
(EP, p. 20). Corollairement, cela suggère que les propositions elles-mêmes
pourront être redéfinies sur cette base comme ces états de choses « qui sont
tels que les lois de la logique propositionnelle peuvent être interprétées
comme leur étant applicables » (EP, p. 19).
Plus encore, si une proposition est un état de choses d’un certain type,
et si la vérité d’une proposition est l’occurrence d’un état de choses d’un
certain type, alors on conclura très naturellement que les lois de la logique
propositionnelle sont des lois portant sur des états de choses, et que la
logique propositionnelle, au moins jusqu’à un certain point, est assimilable à
une théorie des états de choses :
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Je trouve aussi extrêmement plausible l’interprétation des théorèmes de la
logique comme appartenant à ce que j’ai appelé les états de choses. (SAA,
p. 180, n. 4.)
Le résultat est une conception particulièrement originale de la logique propositionnelle, dont on ne trouve pas d’équivalent, à ma connaissance, dans
l’histoire de la philosophie. À l’exception, notable, du phénoménologue réaliste Adolf Reinach, lequel déclarait en 1911, dans son essai sur le jugement
négatif :
On voit que ces principes <logiques> se réfèrent à des états de choses et à leur
consistance (Bestand) ; la même chose vaut pour les autres principes de la
logique traditionnelle. On a eu l’habitude de les référer aux jugements, par
exemple : deux jugements contradictoires ne peuvent être tous les deux
corrects. Ce principe est certes irréfutable, mais il n’est pas originaire, mais
dérivé. Un jugement est correct si l’état de choses correspondant consiste ; et
si deux jugements contradictoires ne peuvent être tous les deux corrects, c’est
parce que deux états de choses contradictoires ne peuvent tous les deux
consister. La loi du jugement trouve ainsi sa fondation dans la loi de l’état de
choses. — D’un autre côté, on a essayé de référer cette loi aux propositions
plutôt qu’aux jugements. Maintenant cette loi veut dire ceci : deux propositions contradictoires ne peuvent être toutes deux vraies. Nous reconnaissons
pleinement la différence entre jugement et « proposition en soi » ; mais de
même qu’on doit distinguer la proposition du jugement, de même on doit la
distinguer de l’état de choses. Une proposition est vraie si l’état de choses
correspondant consiste. Et si deux propositions contradictoires ne peuvent pas
être toutes deux vraies, c’est parce que deux états de choses contradictoires ne
peuvent tous deux consister. Ainsi la loi de la proposition se réduit, ici encore,
à une loi de l’état de choses. En même temps nous avons ici un exemple
montrant en quel sens nous avons indiqué plus haut que la logique
traditionnelle se révélera être en grande partie, d’après son fondement, une
théorie générale des états de choses (daß große Teile der traditionellen Logik
sich ihrem Fundamente nach als allgemeine Sachverhaltslehre herausstellen
werden) 1 .
Une conséquence directe de cette conception de Chisholm est que la logique
a trait, désormais, à des objets d’attitudes propositionnelles, définissables en
termes d’occurrence. (2) Mais on peut en discerner une autre conséquence,
peut-être plus fondamentale encore : la réduction de la vérité à l’occurrence
et de la proposition à l’état de choses implique directement un rejet de la
1
A. Reinach, « Zur Theorie des negativen Urteils », op. cit., p. 138, note.
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théorie classique de la vérité correspondance, ou du moins une interprétation
déflationniste de la vérité correspondance. Identifier la proposition à l’état de
choses, cela revient à rejeter l’idée que la vérité serait une relation de
correspondance entre une proposition et un état de choses qui en serait
distinct, ou si l’on préfère, cela équivaut à interpréter cette relation de
correspondance comme une relation d’identité et, en ce sens, à opter pour
une théorie identitaire de la vérité :
Il n’y a plus à se demander, alors, déclare Chisholm, en quel sens les propositions vraies peuvent être dites « correspondre aux » faits. Elles correspondent aux faits au sens le plus complet qu’il est possible, car elles sont des
faits 1 .
Cette idée était déjà clairement affirmée en 1970, dans l’article « Events and
Propositions » :
Un avantage évident de cette approche est de nous permettre de réduire le
concept de vérité d’une proposition à celui d’occurrence d’un état de choses :
p est une proposition vraie si et seulement si p est une proposition et p se
produit ou consiste, et p est une proposition fausse si et seulement si p est une
proposition et p ne se produit pas ou ne consiste pas. Si nous disons qu’un fait
est un état de choses qui se produit ou consiste, alors la relation unissant une
proposition vraie et le fait qui est dit « lui correspondre » est la simple identité. Cette « théorie de la vérité » pourrait être qualifiée de théorie classique,
car elle semble être ce qu’avaient en vue Bolzano, Meinong et Husserl, sinon
aussi Frege, Moore et Russell. (EP, p. 20-21.)
(3) Une troisième conséquence des définitions de Chisholm est qu’elles
induisent, jusqu’à un certain point, un abandon de la distinction entre l’objet
du jugement — usuellement dénommé « état de choses » — et son contenu
logique — usuellement appelé « proposition ». Chisholm insiste fréquemment sur le fait que l’état de choses, et donc aussi la proposition, n’est pas le
contenu de la croyance ou du jugement, mais son objet 2 .
Or cet abandon, combiné avec le point (2) ci-dessus, a inévitablement
pour effet qu’il est désormais nécessaire d’introduire, en plus des états de
1
R. Chisholm, Theory of Knowledge, 2e éd., Englewoods Cliffs NJ, Prentice-Hall,
1977, p. 88.
2
Ibid., p. 6 (passage supprimé de la 3e éd.) : « Ce qu’on croit, alors, est toujours une
proposition. De là, on pourrait caractériser les propositions en disant qu’elles sont
ces sortes de choses qui peuvent être crues. Elles sont des choses qui pourraient être
des objets de croyance. »
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choses occurrents, des états de choses non occurrents. S’il y a un sens à dire
qu’il y a des propositions vraies et des propositions fausses, alors la théorie
identitaire de la vérité nous oblige à penser qu’il y a aussi un sens à dire qu’il
y a des états de choses qui se produisent et d’autres qui ne se produisent pas.
En ce sens, on pourrait dire que la réduction des propositions aux états de
choses chez Chisholm n’est pas forcément moins « platoniste » que la
conception fregéenne des propositions en termes d’entités sémantiques. Mais
il subsiste ici une économie, pour autant que la métaphysique de Chisholm
requiert une classe d’entités là où la conception fregéenne en requiert deux.
Il est possible que la conception ultérieure de Chisholm en termes
d’attributs témoigne, sur ce point, d’un certain revirement, consistant à déplacer le centre de gravité vers les contenus plutôt que vers les objets de jugement. Dans sa Realistic Theory of Categories de 1996, Chisholm tentait ainsi
de réduire les états de choses aux attributs, eux-mêmes définis comme des
contenus de croyance 1 . Néanmoins, le résultat ne semble pas fondamentalement différent, et les deux approches aboutissent finalement au même
abandon de la distinction (fregéenne et brentanienne) entre objet et contenu.
De même que Chisholm avait introduit dans son ontologie des états de
choses occurrents et des états de choses non occurrents, de même il y
introduit maintenant des attributs instanciés et des attributs non instanciés. Le
résultat, tout aussi paradoxal d’un côté que de l’autre, est qu’une exigence
drastique d’économie ontologique mène d’abord à une ontologie d’allure
meinongienne acceptant des états de choses non occurrents, ensuite à une
ontologie platoniste acceptant des attributs non instanciés.
La question sous-jacente à ces développements nous fait pénétrer au
cœur de la théorie des états de choses de Chisholm. La question est de savoir
si la distinction (fregéenne et brentanienne) entre objet et contenu est ultime,
et s’il n’est pas possible de réduire l’un des deux termes à l’autre. La réponse
de Chisholm, on l’a vu, est que cette distinction est réductible, ce qui semble
disqualifier dans leur totalité aussi bien l’objectivisme sémantique fregéen
que l’intentionalisme brentanien. Il est important de bien voir où se situe,
chez Chisholm, l’économie ontologique. D’une part, son approche requiert
une classe d’entités, là où d’autres doivent en supposer deux. S’agissant de la
théorie de la vérité, Chisholm se contente du seul concept d’occurrence là où
d’autres doivent introduire deux concepts distincts : la vérité des propositions
et l’occurrence des états de choses. Mais par ailleurs, cette économie a
manifestement un prix. En particulier, Chisholm a besoin de deux concepts
1
Sur cette notion de « contenu », cf. R. Chisholm, « Self-profile », dans R.J. Bogdan, Roderick M. Chisholm, Reidel, p. 19 suiv.
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d’être ou d’existence, là où d’autres peuvent n’en admettre qu’un seul. Il y a,
dit-il, des états de choses qui se produisent et des états de choses qui ne se
produisent pas. Il faut donc distinguer entre l’être des états de choses et leur
occurrence 1 .
3. Problèmes et solutions alternatives
Il n’entre pas dans mon propos d’entrer dans le détail de la complexe théorie
des propositions de Chisholm. Les éléments rassemblés jusqu’ici sont suffisants pour passer en revue quelques arguments pro et contra de la tentative
éliminative de Chisholm, ainsi que de possibles solutions alternatives.
Pour commencer, la tentative de Chisholm peut sembler, on l’a vu,
plus économique que l’objectivisme sémantique de style fregéen, dans la
mesure où elle conduit à abandonner, au moins jusqu’à un certain point, la
distinction entre l’object et le contenu logique de la croyance 2 . En un sens, la
conception chisholmienne des propositions comme étant des états de choses
n’est pas moins platoniste que la conception fregéenne des propositions
comme entités sémantiques, et il n’y aurait assurément aucun avantage réel à
passer de l’une à l’autre, si Chisholm ne franchissait pas un pas de plus. La
raison pour laquelle l’approche de Chisholm peut être tenue pour plus économique n’est pas qu’elle s’oppose au platonisme fregéen, mais qu’elle exige
une entité là où celle de Frege en requiert deux.
Selon mon interprétation, le projet philosophique de Chisholm concernant les états de choses présente d’intéressantes similitudes avec celui de
Husserl dans les Recherches logiques, dont il n’est pas absurde de penser
qu’il vise, lui aussi, à nous montrer comment faire l’économie du « troisième
royaume » frégeen. Naturellement, il subsiste entre les deux auteurs des
1
Ce qui, en un certain sens, rapproche Chisholm de Meinong, mais l’en éloigne
aussi, au moins terminologiquement, puisque Meinong, par sa thèse de l’indépendance du Sosein relativement au Sein, refusait précisément tout être aux états de
choses non occurrents. Cf. infra.
2
Fait remarquable, ce ne semble pas être le cas de Reinach, dont les motivations
relèvent plutôt du réalisme que de la parcimonie ontologique. Maintenant les
propositions en tant qu’entités distinctes et independantes, Reinach met au contraire
en garde contre la confusion entre propositions et états de choses, qu’il reproche aux
« philosophes autrichiens ». Cf. Nachlass B II 5, p. 375, cité par B. Smith, introd. à
A. Reinach, « On the theory of the negative judgment », dans Id. (éd.), Parts and
moments: Studies in Logic and Formal Ontology. München, Philosophia Verlag,
1982, p. 310 : « Alle Österreicher verwechseln Satz und Sachverhalt beständig. »
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différences fondamentales. Chisholm s’emploie à réduire les propositions à
des états de choses au nom d’une ontologie réaliste, tandis que l’approche de
Husserl ne me paraît, du moins dans le même sens, ni réaliste ni éliminative.
Il reste cependant que, dans la première édition des Recherches, Husserl vise
bien à rapporter les propositions — en tant qu’entités sémantiques « objectives » — à des propriétés psychologiques d’actes propositionnels, à savoir à
des « species de jugement ». En ce sens, l’enjeu des Recherches est
plausiblement de rendre la dépendance ontologique des propositions envers
l’acte mental compatible avec l’autonomie épistémologique des lois logiques
envers les « lois réelles » (inductives) de la psychologie empirique 1 .
La stratégie de Chisholm est-elle plus convaincante ? La réponse à
cette question exige, pour ainsi dire, que nous fassions le point sur les
recettes et les dépenses de chacune des deux stratégies. Le prix à payer de
celle de Chisholm, comme je l’ai suggéré plus haut, est qu’elle nous impose
deux concepts d’être au lieu d’un, avec pour résultat une ontologie d’allure
meinongienne, voire platoniste, acceptant des états de choses non occurrents.
La question est de savoir, en un mot, si l’ontologie de Chisholm ne demeure
pas encombrée d’entités inutiles, alors même que sa critique de l’objectivisme sémantique nous aide assurément à nous défaire d’autres entités
inutiles. Cette bizarrerie ontologique est absente chez Husserl, mais cela
n’empêche pas qu’il y a, là aussi, un prix à payer, à savoir un dualisme
psychophysique de style brentanien ainsi que la difficile question de savoir
comment échapper au psychologisme tout en affirmant la nécessité d’une
« fondation phénoménologique de la logique ».
Considérons, par exemple, la croyance incorrecte. Un avantage évident
de l’objectivisme sémantique est qu’il nous permet de rendre aisément
compte de la différence sémantique entre deux croyances incorrectes : cette
différence doit résider dans le fait que les contenus logiques sont différents.
En revanche, le rejet des entités sémantiques ne semble nous laisser d’autre
choix que de localiser cette différence dans les objets des croyances : les
deux croyances, bien que incorrectes, doivent avoir pour objets des états de
choses différents. Comme les deux états de choses doivent aussi être non
1
J’ai développé cette idée dans D. Seron, « Phénoménologie et objectivisme sémantique dans les Recherches logiques de Husserl », dans B. Leclercq & B. ColletteDucic (éds.), L’idée de l’idée : Éléments de l’histoire d’un concept, Peeters, 2012 ;
Id., « Structure et difficultés des Recherches logiques », dans J.-F. Lavigne (éd.),
Penser aujourd’hui avec Husserl : La phénoménologie transcendantale et son contexte, Vrin, à paraître ; Id., « Objectivité et subjectivité dans la critique husserlienne
du relativisme », dans M. Gyemant (éd.), Psychologie et psychologisme, à paraître.
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occurrents, la croyance incorrecte doit avoir pour objet un état de choses non
occurrent tout comme la croyance correcte doit avoir pour objet un état de
choses occurrent. En conséquence, il y a des états de choses dont certains se
produisent et d’autres non. Cette vue meinongienne assez inconfortable est
défendue par Chisholm comme par Reinach, par opposition à Russell, par
exemple, auquel il a souvent été reproché d’échouer à rendre compte de la
différence entre deux croyances incorrectes.
Sur ce point, l’influence de Meinong sur Chisholm comme sur
Reinach est incontestable. Dans une note de son essai sur la négation de
1911, Reinach reconnaît ouvertement qu’il doit à Meinong l’idée que tous les
états de choses ne sont pas occurrents, ou encore que l’occurrence « n’est en
aucune manière incluse comme un moment essentiel dans le concept d’état
de choses » 1 . Chisholm aussi attribue clairement cette conception à Meinong.
Sans doute, dans ses Brentano and Meinong Studies, il épingle une divergence importante. La version meinongienne de sa thèse — il y a des états de
choses qui se produisent et d’autres qui ne se produisent pas — est que l’êtreainsi (Sosein) est indépendant de l’être, ce qui signifie qu’un état de choses,
un Sosein, peut précisément être tel qu’il n’est pas ou n’existe pas. Aussi
Chisholm peut-il remarquer, de façon conséquente : « Meinong ne dit pas,
comme je l’ai fait, qu’il existe (there are) des états de choses dont certains
consistent et dont certains ne consistent pas 2 . » Cette divergence, cependant,
est basiquement terminologique : Meinong dit « est » là où Chisholm dit
plutôt « se produit », et c’est pourquoi les états de choses relèvent pour le
second de l’ontologie ou de la métaphysique, pour le premier de la théorie de
l’objet en tant qu’elle est distincte de l’ontologie et de la métaphysique.
Nous pourrions qualifier de platonisme meinongien la position défendue par Reinach et Chisholm s’agissant des états de choses, alors même que
l’ontologie chisholmienne, il est vrai, admet des événements concrets qui ne
sont pas des propositions 3 . Fait remarquable, ce platonisme s’est encore
renforcé dans la tentative plus tardive de Chisholm — cette fois plus
platoniste que meinongienne, pour ainsi dire — visant à réduire les états de
choses, y compris les événements concrets, à des attributs, et par suite les
états de choses non occurrents à des attributs non instanciés. Il reste que
1
A. Reinach, « Zur Theorie des negativen Urteils », op. cit., p. 116.
R. Chisholm, Brentano and Meinong Studies, Rodopi, 1982, p. 46.
3
B. Smith, « Logic and the Sachverhalt », The Monist, 72 (1989), p. 63, a émis dans
le même sens l’hypothèse d’une différence fondamentale entre les états de choses de
Reinach et de Husserl : les états de choses sont pour Reinach des entités platoniciennes, pour le second — à la dfférence des propositions — des entités concrètes.
2
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Chisholm a maintenu sa thèse, désormais en termes d’attributs : il y a des
attributs instanciés et d’autres qui ne le sont pas 1 .
Le traitement des croyances incorrectes n’est pas fondamentalement
différent dans l’approche tardive de Chisholm en termes d’attributs, à ceci
près que les contenus des actes sans objets sont conçus comme des attributs
non instanciés plutôt que comme des états de choses non occurrents. Ce qui a
pour effet, ici encore, de mettre en péril la différence entre objet et contenu.
Dans sa Realistic Theory of Categories, Chisholm déclare ainsi que « le
contenu d’un acte de pensée est une propriété, ou un attribut » 2 . Par exemple,
la croyance incorrecte qu’il existe quelque chose qui est F est en réalité
« dirigée vers un F ». Ce qui entraîne, comme le souligne Chisholm, que
« les faits au sujet d’objets intentionnellement in-existants ne requièrent pas
l’assomption qu’il y a un type spécial d’entité qui existe seulement dans
l’esprit » 3 .
Naturellement, le fait que le platonisme meinongien de Reinach et
Chisholm nous engage envers l’existence d’états de choses non occurrents
rend peu plausible l’idée qu’il devrait être préféré pour des raisons d’économie ontologique. Pourtant, au lieu de mettre en garde, une fois encore, contre
les dangers de la jungle meinongienne, ce qui n’aurait en soi que peu d’intérêt, j’aimerais conclure par quelques brèves remarques plus générales sur la
notion d’économie ontologique. À mon sens, la critique du platonisme
sémantique de Reinach et Chisholm est une sorte de cas d’espèce invitant à
se demander non seulement quelles entités nous sommes prêts à assumer,
mais aussi pourquoi certaines entités doivent être préférées à d’autres indépendamment de l’exigence de parcimonie ontologique.
La notion d’économie est quelque peu vague et ambiguë. Manifestement, une théorie plus économique n’est pas simplement une théorie qui
assume moins d’entités ou qui postule moins de termes primitifs. « Le simple
décompte des termes primitifs, remarquait Nelson Goodman, est évidemment
insuffisant 4 . » Une théorie T peut être ontologiquement aussi économique
qu’une autre théorie U tout en réclamant des assomptions plus plausibles
concernant l’ameublement du monde, en sorte que T pourra être dite moins
coûteuse que U. En outre, une théorie peut être plus économique à un certain
égard et moins à un autre ; une partie d’une théorie peut être dite plus
1
R. Chisholm, A Realistic Theory of Categories: An Essay on Ontology, Cambridge
UP, 1996.
2
Ibid., p. 118.
3
Ibid., p. 119.
4
N. Goodman, The Structure of Appearance, 3e éd., Kluwer, 1977, p. 48.
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économique qu’une autre. Par exemple, le maximalisme vérifactoriel est
manifestement moins économique que beaucoup d’autres théories en ceci
qu’il considère les vérités logiques comme rendues vraies — au même titre
que les vérités contingentes — par des états de choses existant dans le monde
objectif. Mais en même temps, il est plus économique pour autant qu’il
réclame seulement un concept de vérité là où d’autres théories en requièrent
deux au moins. En première approximation, l’économie ontologique signifie
qu’il ne faut pas introduire de nouvelles entités praeter necessitatem, ou
qu’on doit avoir de bonnes raisons pour introduire de nouvelles entités. Mais
que signifie « avoir de bonnes raisons » d’assumer une entité d’un certain
type ? Cela pourrait vouloir dire qu’une assomption est préférable parce que
son pouvoir explicatif est plus élevé. Mais la notion de pouvoir explicatif est
en réalité à peine plus claire que celle d’économie ontologique.
À supposer que l’objectivisme sémantique soit insatisfaisant, il reste la
question de savoir si la meilleure méthode pour se défaire des propositions
fregéennes est de les réduire à des états de choses. Comparons une fois
encore Chisholm à Husserl. On peut penser que l’ambiton de Husserl dans
ses Recherches logiques, comme celle de Chisholm, était de surmonter les
difficultés de l’objectivisme sémantique. Pourtant, les deux approches sont
différentes en ceci que, du moins d’après mon interprétation, la perspective
husserlienne n’est pas (dans le même sens) réaliste. Le projet de Husserl est
fondamentalement de s’affranchir du platonisme logique en montrant que les
propositions peuvent être définies en termes psychologiques ou phénoménologiques, à savoir comme des « species » ou des « moments » d’actes mentaux d’un certain type, la logique comme théorie ne réclamant ainsi rien de
plus, ontologiquement parlant, que des actes mentaux 1 .
1
En d’autres termes, la logique demeurerait vraie (« en soi ») en l’absence de tout
monde extramental. C’est là le sens de l’objection contre le relativisme du § 36 des
Prolégomènes, où Husserl remarque que la vérité en soi implique l’être en soi d’un
« monde », mais que nier celui-ci revient à nier l’existence de la vie mentale ellemême : ce qui entraîne que l’existence de vécus serait déjà suffisante pour qu’il
existe en soi un « monde » (Logische Untersuchungen, Meiner, 2009, vol. 1, A121).
Les Recherches sont donc bien « réalistes » si l’on entend par là, en un sens très
large, la thèse que la vérité (essentiellement « en soi ») implique l’existence en soi,
mais elles ne sont certes pas réalistes au sens où la vérité impliquerait l’existence en
soi d’un monde extramental. C’est pourquoi la « fondation phénoménologique de la
logique pure » ne semble réclamer rien de plus que l’expérience interne. Cf.
D. Seron, « Objectivité et subjectivité dans la critique husserlienne du relativisme »,
art. cit.
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La question générale qui se pose est de savoir quel type d’arguments il
est possible de mettre en avant en vue de choisir telle solution plutôt qu’une
autre. Afin d’y répondre, il peut être éclairant d’examiner l’un des arguments
avancés par Chisholm en faveur de sa thèse suivant laquelle il existe des états
de choses non occurrents 1 . Recourant, de manière très significative, à des
contextes d’attitudes intentionnelles, Chisholm nous demande de considérer
la phrase suivante, supposée vraie :
Il y a quelque chose que Jones redoutait et que Smith a tenté à toute
force de provoquer.
Que l’objet intentionnel commun aux deux attitudes intentionnelles se produise ou non, observe Chisholm, cette phrase est vraie. L’objet intentionnel,
de fait, peut aussi bien être un état de choses qui ne se sera jamais produit,
par exemple l’être-président de Robert Kennedy.
Maintenant, Chisholm pose l’implication suivante :
(1) S’il y a une phrase qui semble nous engager envers l’existence d’un
certain objet,
(2) <et> si nous savons que la phrase est vraie,
(3) et ne pouvons trouver aucun moyen d’expliciter ou de paraphraser la
phrase qui nous rende clair que la vérité de la phrase est compatible avec
l’inexistence d’un tel objet,
alors il est plus raisonnable de supposer qu’il y a un tel objet que de ne pas
supposer qu’il y a un tel objet. (SAA, p. 184.)
L’idée de Chisholm est que l’exemple cité satisfait pleinement et de manière
évidente les deux premières conditions, le problème portant dès lors sur la
troisième. L’enjeu est de montrer que l’exemple remplit aussi bien la condition (3) :
Pouvons-nous paraphraser « il y a quelque chose que Jones redoutait et que
Smith a tenté à toute force de provoquer » de telle manière que le résultat
puisse être vu comme ne nous engageant à l’existence de rien d’autre que de
particuliers concrets ? Je n’ai aucune idée de la manière dont on pourrait le
faire. (SAA, p. 184.)
1
Voir SAA, p. 183-184.
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En conséquence, il est plus raisonnable de supposer que l’état de choses en
question, qu’il se produise ou non, existe.
Maintenant, la condition (3) est-elle vraiment satisfaite comme
Chisholm le prétend ? Il est permis d’en douter. Il semble bien plutôt qu’il y
a des paraphrases alternatives, et même des paraphrases alternatives de loin
plus intuitives ou plus « raisonnables ». Par exemple une interprétation de
style brentanien telle que celle-ci :
Il existe un état mental A et il existe un état mental B tels que les deux
états ont la même propriété psychologique d’être au sujet de (ou
dirigée vers) x.
La différence est que, du moins si nous interprétons le caractère
psychologique « … est au sujet de x » comme une propriété monadique, par
exemple adverbiale, nous quantifions désormais seulement sur des états
mentaux, et non sur des états de choses éventuellement non occurrents. Dès
lors, qu’est-ce qui nous empêche d’adopter cette dernière interprétation ?
Sans doute, un problème est qu’elle revient à réduire des entités sémantiques
à des caractères psychologiques, ce qui la rend suspecte de « psychologisme
logique ». Il est vrai que le psychologisme logique présente de sérieuses
difficultés. Néanmoins, il est également possible que ces difficultés soient
moins centrales ou plus aisément surmontables que celles inhérentes à la
théorie de Chisholm. Après tout, la cible de Husserl dans ses Recherches
logiques n’était-elle pas avant tout le psychologisme logique ?
Plusieurs raisons rendent peut-être la solution de style husserlien plus
convaincante. Par exemple, elle a l’avantage d’être plus conservatrice, ou de
permettre un critère empirique de l’objectivité, ce qui serait difficilement
concevable dans le cadre de la théorie des états de choses de Chisholm. En
outre — et tel est peut-être l’essentiel à ce stade — elle semble aussi plus
économique en un certain sens du mot « économique ». Cette solution n’est
peut-être pas plus économique dans tous les sens du terme, mais il semble à
tout le moins qu’elle soit, pour ainsi dire, théoriquement plus économique.
En rejetant l’idée qu’il doit y avoir des états de choses non occurrents
correspondant à des croyances incorrectes, elle rend possible une théorie
unifiée de l’objet et de l’existence au lieu de deux comme chez Chisholm —
ce qui est certainement une économie : si une théorie T a besoin d’un seul
concept là où une autre théorie U en requiert deux, alors, en ce sens de
« économique », T sera dite plus économique que U en ce sens qu’elle est
plus « simple ».
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En définitive, la décision métaphysique entre les propositions fregéennes, les états de choses et les contenus intentionnels dans le style
husserlien semble devoir résulter de la combinaison de plusieurs facteurs
dont l’importance relative est difficile à évaluer : non seulement (1) l’économie ontologique, mais aussi (2) la simplicité et (3) le pouvoir explicatif. La
simplicité peut être vue comme une certaine propriété de l’idéologie d’une
théorie, tout comme la parcimonie est une certaine propriété de son ontologie. (Une question importante serait de savoir s’il est même possible de
faire la différence entre idéologie et ontologie dans le cadre d’une métaphysique platoniste ou meinongienne.)
Il se pourrait cependant que l’argument de Chisholm commenté plus
haut suggère une condition supplémentaire, que nous pourrions appeler, au
sens le plus général du terme, (4) intuitivité. La deuxième prémisse semble
en effet en appeler à une certaine espèce d’intuitivité : « Nous savons que la
phrase est vraie. » Autrement dit, nous exigeons de notre théorie qu’elle soit
compatible avec notre intuition que la phrase est vraie. Cette intuitivité est
également présente dans la conclusion, où, de façon très remarquable,
Chisholm juge l’assomption d’états de choses non occurrents « plus raisonnable », et semble voir dans les particuliers concrets une sorte de base
ontologique minimale. De fait, on voit mal comment résoudre notre problème sans en appeler, d’une manière ou d’une autre, à l’intuition, quelque
vague et ambigu que soit ce terme.
La simplicité théorique est une notion confuse et non dépourvue
d’ambiguïté, puisqu’on est souvent amené à confondre sous cette expression
la sobriété syntaxique — l’élégance — et la frugalité conceptuelle —
l’économie « qualitative » 1 . Plus précisément, elle s’oppose premièrement à
la prolifération des termes primitifs, deuxièmement à la complexité
syntaxique, troisièmement à la complexité conceptuelle. La définition d’un
type A au moyen d’une relation R(B, C) a pour effet une simplification au
sens où elle réclame trois concepts primitifs R, B et C au lieu de quatre. Elle
simplifie aussi l’écriture pour autant qu’elle permet une « économie de
pensée ». Elle signifie alors que, partout où l’on rencontre la relation R(B, C),
on peut l’abréger de manière équivalente au moyen de la notation « A ». Mais
elle complexifie aussi la théorie au sens où A est désormais complexe.
Sans nous dissimuler qu’il s’agit là de notions inévitablement imprécises, qu’il convient de prendre comme d’utiles règles de conduite, voire
comme des expédients, plutôt que comme de vraies lois de la pratique
1
J’expliquerai plus loin pour quelles raisons il y a selon moi un sens à voir dans cette
économie qualitative une économie ontologique proprio sensu.
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scientifique, nous pouvons noter que les quatre facteurs — qui ne se situent
probablement pas tous au même niveau, et peuvent orienter l’activité
théorique de manière différente — entretiennent les uns avec les autres des
relations relativement régulières.
La simplification théorique peut avoir des effets significatifs sur
l’ontologie d’une théorie, bien que ce ne soit pas nécessairement le cas.
L’idéologie d’une théorie « qualitativement » plus économique — c’est-àdire postulant un plus petit nombre de types d’entités — pourra apparaître
plus simple, quoique la théorie puisse par ailleurs se révéler « conceptuellement » plus complexe. Dans de nombreux cas, il semble que l’économie
ontologique puisse être vue comme inversement proportionnelle à la simplicité théorique. Il arrive fréquemment que l’introduction de nouvelles entités
permette — et ait pour but — une simplification de la théorie, comme
inversement une économie ontologique peut avoir pour effet une complexification de la théorie.
Manifestement, les relations entre économie ontologique et simplicité
théorique ne peuvent être clarifiées qu’en référence au troisième facteur, le
pouvoir explicatif. La simplification d’une théorie peut la rendre plus économique, mais à la seule condition que son pouvoir explicatif soit préservé ou
augmenté ou que la simplification soit suffisante pour compenser la perte de
pouvoir explicatif. De même, l’introduction de nouvelles entités ne complexifie la théorie que pour un pouvoir explicatif constant, et elle peut aussi
induire des simplifications théoriques entraînant une baisse du pouvoir
explicatif.
En nous inspirant d’une réflexion de Nelson Goodman 1 , et en notant
l’économie, le pouvoir explicatif et la simplicité (au sens de la frugalité
conceptuelle ou de l’économie qualitative) respectivement par les lettres E, P
et S, nous pourrions caractériser approximativement l’économie ontologique
au moyen de la relation suivante :
1
N. Goodman, The Structure of Appearance, op. cit., p. 49 : « La base la plus
économique, comme le moteur le plus économique, est celle qui accomplit le plus
avec le moins. La simplicité — ou la faible consommation d’essence — est un facteur différent de la puissance (power) et doit également être pris en considération. Et
la puissance, loin d’être inversement proportionnelle à l’économie, est directement
proportionnelle à elle là où la simplicité est constante ; la plus forte de deux idées
également simples est la plus économique. En outre, là où nous cherchons à comparer des bases alternatives interdéfinissables et donc également puissantes pour un
système, comme c’est souvent le cas, la simplicité est l’unique facteur déterminant
de l’économie. Mais quelle est la mesure de la simplicité ? »
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E = PS
Ce qui veut dire que, pour un pouvoir explicatif constant, une théorie
est plus économique si elle est plus simple, et que, pour une simplicité constante, une théorie est plus économique si son pouvoir explicatif est
supérieur.
Le quatrième facteur, l’intuitivité, occupe plausiblement une place à
part dans la liste, et ses relations avec les autres facteurs semblent également
de nature différente. Il y sera à nouveau question, brièvement, dans la section
5.
4. Autres distinctions
S’il fallait tenter un diagnostic général, on pourrait dire ceci. Pour commencer, l’impératif d’économie peut être compris en deux sens différents. On
peut d’une part comprendre qu’une théorie est plus économique si elle
requiert aussi peu d’entités que possible. D’autre part, pour reprendre une
métaphore de D.C. Williams, on peut considérer que l’exigence d’économie
ne nous enjoint pas à limiter au maximum le « tonnage brut » des théories,
mais qu’elle est essentiellement une question de simplicité, de parcimonie
dans l’introduction de principes indépendants. Williams définissait de cette
manière ce qu’il appelait « simplicité, parcimonie, économie logique » :
D’abord, la vraie économie logique consiste à présupposer aussi peu de principes indépendants qu’il est possible. Ensuite, l’économie logique ne consiste
donc pas à présupposer une quantité de matière aussi petite que possible. Le
principe d’Ockham nous interdit de multiplier non pas des masses de matériaux, non pas du tonnage brut (not masses of stuff, not gross tonnage), mais
des lois, des éléments formels, des caractères définitoires 1 .
En d’autres termes, l’exigence d’ « économie logique » est une question
d’analyse. Elle prescrit de limiter autant que possible le nombre de termes
primitifs dans les définitions, ou encore de réduire tout ce qui peut l’être.
1
D.C. Williams, Principles of Empirical Realism : Philosophical Essays, Springfield
Ill., C.C. Thomas (American Lectures in Philosophy), 1966, p. 133. Cf. les prolongements de la même distinction dans D.M. Armstrong, « Reply to Simons and Mumford », Australasian Journal of Philosophy, 83/2 (2005), p. 271-276, et D.M. Armstrong, « Truthmakers for negative truths, and for truths of mere possibility », dans
J.-M. Monnoyer (éd.), Metaphysics and Truthmakers, Ontos, 2007, p. 99.
133
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Un moyen de faire saisir cette distinction est de considérer les objections qu’a suscitées l’idée qu’une réduction théorique serait une véritable
application du principe de parcimonie ontologique. Entre autres choses, on
lui a opposé l’idée que si la réduction théorique consiste à établir une relation
d’identité (c’est-à-dire d’équivalence) entre deux types d’entités A et B, alors
elle ne permettrait de réaliser une économie qu’en violant le principe
d’identité 1 . En effet, la réduction de A à B au moyen de la définition A = B ne
nous ferait abandonner l’entité A que si elle consistait à identifier quelque
chose d’existant à quelque chose d’inexistant, en violation du principe
d’identité (si l’existence est interprétée comme une propriété). Il y a quelque
chose de très juste dans cette objection. Puisque la réduction d’une entité à
une autre réclame qu’on caractérise deux expressions « A » et « B » comme
équivalentes, il est évident qu’il n’y a ni plus ni moins d’entités individuelles
existantes dans l’assomption d’entités de type A que dans celle d’entités de
type B. Par exemple, celui qui affirme l’identité de la classe des entités
mentales à une certaine sous-classe d’entités physiques ne dit pas qu’aucune
des entités catégorisées comme « mentales » par le dualiste n’existe, mais
plutôt ceci : ces entités que le dualiste catégorise comme « mentales » et
oppose aux réalités physiques, si du moins elles existent, sont en réalité des
entités physiques. Ainsi comprise, la réduction ne viole nullement le principe
d’identité, mais elle ne débouche sur aucune économie. Le gain — s’il y en a
un — doit en conséquence être ailleurs que dans l’économie ontologique 2 .
1
E. Sober, « The principle of parsimony », The British Journal for the Philosophy of
Science, 32 (1981), p. 146 suiv.
2
G. Küng, Ontology and the Logistic Analysis of Language : An Enquiry into the
Contemporary Views on Universals, 2e éd., Reidel, 1967, p. 35, faisait déjà une remarque assez semblable au sujet de l’interprétation russellienne du rasoir d’Ockham
en termes de « langage minimal » : « Il est satisfait si, par la méthode des réductions,
des termes représentant certaines entités deviennent inutiles, et donc si l’on n’a plus
besoin de faire référence à ces entités. Le point important est que Russell n’a besoin
ni d’asserter ni de nier l’existence des entités contestées : il peut laisser la question
ouverte. » Mais pas plus que Küng (et Williams) je ne vois dans ce fait un argument
pour refuser de parler, dans ce cas, d’économie ontologique. Cf. aussi l’observation
profonde de D. Bonnay & J. Dubucs, « Philosophie des mathématiques », dans
A. Barberousse, D. Bonnay & M. Cozic (éds.), Précis de philosophie des sciences,
Vuibert, 2011, p. 327n, à propos du logicisme fregéen : « La réduction logiciste ne
vaut pas élimination des objets mathématiques. Frege est réaliste pour les objets
logiques. Il n’entend donc pas montrer qu’il n’y a pas d’objets mathématiques en
réduisant les objets mathématiques à des lois logiques sans contenu. Il entend plutôt
montrer que les objets mathématiques sont des objets logiques. »
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Le monde n’est pas moins peuplé, absolument parlant, du fait qu’on
réduit un type d’entités A à un type d’entités B. Pour le dire cette fois dans les
termes de Williams, la théorie réductrice ne réalise pas d’économie « de
tonnage brut », ou « quantitative ». Néanmoins, il reste vrai que le théoricien
de l’identité matérialiste nie l’existence d’entités mentales distinctes des entités physiques. Réduire A à B, c’est nier que A soit spécifiquement différent de
B, c’est-à-dire affirmer qu’il n’existe pas d’entités auparavant cataloguées
comme A qui ne soient cataloguables comme B. Ainsi, le théoricien de
l’identité matérialiste n’a plus besoin de postuler l’existence de souvenirs, de
croyances, de sentiments, de dispositions psychiques, etc. — ce qui constitue
indiscutablement une économie ontologique considérable. Mais d’autre part,
les entités individuelles antérieurement caractérisées comme « souvenirs »,
« croyances », etc., ne disparaissent pas pour autant : elles ont simplement
changé de catégorie. L’économie réalisée n’est certes plus une économie « de
tonnage brut », mais une économie « logique » ou « qualitative ».
En un certain sens, les deux interprétations semblent jouer contre la
théorie de Chisholm. Celle-ci est peu économique au double sens où elle
multiplie les entités contre-intuitives, à savoir les états de choses non occurrents ou les attributs non instanciés, et où elle fait obstacle à une théorie
unifiée (univoque) de l’être ou de l’objectivité. Il subsiste pourtant un sens à
dire qu’elle est plus économique suivant la seconde interprétation, dans la
mesure où elle ramène à un seul les deux concepts d’objet (statal) de
croyance et de contenu logique de croyance. À l’inverse, le modèle descriptif
de style husserlien maintient la distinction entre ces deux entités, mais il
permet aussi un concept univoque de l’être ou de l’objectivité. Dans cette
perspective, on pourrait adresser à la conception de style husserlien l’objection suivante. Sans doute, elle permet une économie appréciable quant au
tonnage en se limitant à des entités à première vue moins problématiques, ou
du moins en faisant l’économie d’autres entités particulièrement problématiques. Mais elle maintient aussi la distinction objet-contenu, qui semble dupliquer inutilement le quid des attitudes propositionnelles. La tentative de
redéfinition de la proposition dans les Recherches débouche bien sur une
économie, mais le principe d’économie y est compris au sens, étriqué et
« subjectiviste », d’une économie « de tonnage brut ».
La théorie de Chisholm serait assurément mieux lotie, dans la mesure
où, en dépit de la distinction entre être et occurrence, elle semble faire passer
l’économie logique avant l’économie « de tonnage brut ». Certes les états de
choses non occurrents alourdissent considérablement la cargaison, mais
l’essentiel est que les propositions ont pu être réduites à autre chose.
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Il me semble pourtant qu’à formuler les choses de cette manière, on
passe à côté d’un aspect central du problème. L’éclaircissement de ce point
nécessite une nouvelle distinction, qui nous aidera à formuler plus précisément les enjeux du principe de parcimonie ontologique spécialement dans
l’antagonisme entre la théorie chisholmienne des propositions et les théories
alternatives.
Nous pourrions distinguer entre l’économie ontologique absolue et
l’économie ontologique relative à une base. J’emploie ici le terme de base au
sens le plus large possible, désignant par là non pas forcément la classe de
toutes les entités postulées dans les termes primitifs de la théorie, mais ses
engagements existentiels minimaux, c’est-à-dire ses engagements essentiels
ou les plus « sûrs », etc. (Les conditions précises pour qu’une entité appartienne à la base n’ont pas d’importance pour la présente discussion.) Par
exemple, l’existence de faits physiques observables est un réquisit minimal
pour une théorie physique, celle d’organismes vivants pour une théorie
biologique, etc. En d’autres termes, nous n’avons pas besoin ici de caractériser la base d’une théorie autrement qu’en disant qu’elle fournit une réponse à
la question suivante : quelles entités sont essentielles à la théorie ? Ou encore : lesquelles subsisterait-il si l’on éliminait toutes les entités que le
théoricien est prêt à abandonner dans le pire des cas — le « pire des cas »
correspondant ici à la situation où le théoricien est amené à abandonner ses
théorèmes les plus sûrs ou tous les théorèmes dont la disparition n’entraîne
pas la disparition de la théorie elle-même. L’existence d’une telle base est
plausiblement nécessaire à toute théorie, c’est-à-dire qu’il est plausiblement
possible d’associer à toute théorie une variante minimale, correspondant à un
nombre minimal d’entités, qui en est aussi une variante maximalement économique relativement à la base. Cela est clairement suggéré par le fait que
l’abandon d’une entité ou d’un type d’identité n’a le plus souvent de sens
qu’en relation à des engagements existentiels plus centraux. L’existence
d’une entité est rejetée parce qu’elle est jugée incompatible avec celle
d’autres entités, par exemple de faits observationnels, ou rendue inutile par
l’existence d’autres entités, etc.
Une théorie T pourra être dite absolument plus économique si elle
engage un plus petit nombre (de types) d’entités. Mais elle sera dite plus
économique qu’une autre théorie T' relativement à une base B si les entités
qu’elle réclame en plus de la base B sont en nombre inférieur à celles
réclamées par T'. Ainsi une théorie assumant exclusivement une classe
d’entités identique à B sera dite maximalement économique relativement à B.
Naturellement, les engagements existentiels correspondant à la base peuvent
eux-mêmes être plus ou moins économiques absolument parlant. Rien n’em136
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pêche, par exemple, qu’une théorie T soit moins économique absolument
parlant qu’une autre théorie T' mais plus économique que celle-ci relativement à une base B : il se passe alors que T' a un domaine moins vaste que T
mais ajoute plus d’entités à B. Ainsi une théorie T dont tout le domaine C
s’étend hors d’une base donnée B sera moins économique relativement à B
qu’une théorie T' dont le domaine est B augmenté d’une classe d’entités D
moins vaste que C, cela alors même que B ∪ D serait plus vaste que C et que,
par conséquent, la théorie T serait plus économe absolument parlant.
L’intérêt de cette distinction est qu’elle permet de rendre mutuellement
indépendantes la question de l’économie ontologique (relative) et celle du
choix de la base. Une théorie T pourra être jugée préférable à une autre
théorie T' si sa base est meilleure et si elle est très économe relativement à
elle, alors même que sa base se révélerait par ailleurs moins économique
absolument parlant que celle de T'.
Naturellement, cette distinction est insuffisante pour évaluer la rationalité d’une théorie, car l’introduction de nouvelles entités peut être plus ou
moins justifiée et cette justification doit répondre à des critères différents. Il
reste néanmoins que la parcimonie relative peut être considérée comme une
condition nécessaire de la rationalité. Ce qui suggère qu’il doit exister
d’autres conditions de rationalité, qui peuvent se situer au niveau de la base
elle-même. Une théorie — l’idéalisme parménidien, par exemple — peut
apparaître manifestement irrationnelle si sa base est mauvaise, alors même
qu’elle serait très économe absolument parlant. Ce qui n’empêche pas,
évidemment, qu’une théorie peut aussi être jugée préférable à une autre parce
que sa base est ontologiquement moins dispendieuse. L’économie relative
serait ainsi une condition nécessaire de rationalité à côté d’autres conditions :
la base doit être acceptable suivant certains critères ; les nouvelles entités
doivent être introduites avec parcimonie et au moyen de procédures de
dérivation valides à partir de la base, etc.
Le point essentiel me semble que, si l’on veut faire jouer à la parcimonie ontologique le rôle d’un « principe de rationalité », il est préférable de la
comprendre au sens relatif plutôt qu’absolu.
Un avantage évident de cette manière de voir est qu’elle simplifie le
problème de la justification du principe de parcimonie ontologique, en le
déplaçant vers le problème du choix de la base et, partant, en en permettant
une interprétation qui n’est plus seulement de nature pragmatique : c’est
parce qu’une base donnée est meilleure qu’il est souhaitable d’y ajouter le
moins possible. En d’autres termes, la question est d’abord de savoir quelle
est la meilleure base, et cette question ne peut être réglée à l’aide du seul
principe de parcimonie ontologique.
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Revenons maintenant à nos réflexions précédentes sur l’économie
logique et l’économie « de tonnage brut ». À la lumière de cette dernière
distinction, l’approche de style husserlien des propositions présente certes, en
un sens, une économie appréciable, mais aussi une économie « de tonnage
brut » qui passe à côté du sens véritable et seul légitime du principe d’économie, qui est de réduire au maximum le nombre des « principes indépendants ». En revanche, l’assomption d’états de choses non occurrents chez
Chisholm représenterait une « économie logique » supérieure, en simplifiant
considérablement la description des attitudes propositionnelles.
Ce diagnostic est indiscutablement justifié jusqu’à un certain point.
Comme je viens de le suggérer, il est douteux que la parcimonie ontologique
au sens absolu — la minimisation des (types d’) entités — constitue à elle
seule une règle sûre pour l’élaboration d’une théorie ou un critère normatif
fiable pour choisir entre plusieurs théories différentes. De même, l’idéal de
simplicité théorique, avec ses conséquences sur le plan ontologique, est
assurément une saine préoccupation serait-ce seulement dans la mesure où il
nous engage à définir, partout où c’est possible, les concepts de la théorie au
moyen d’autres concepts. En redéfinissant les propositions et les événements
en termes d’états de choses, Chisholm serait ainsi dans la bonne voie et le
surplus de tonnage en résultant serait en définitive inessentiel.
Néanmoins, la distinction introduite plus haut entre parcimonies absolue et relative suggère que ce diagnostic est encore superficiel et qu’il ne
capte pas l’essentiel. Il serait peut-être défendable si les propositions
n’étaient en réalité des objets d’une espèce très particulière. La tournure
« subjectiviste » de la conception de style husserlien refléterait assurément
une mécompréhension grossière du principe de parcimonie, s’il s’agissait
simplement de réduire, au nom de ce principe, une réalité extramentale à ses
manifestations mentales sous prétexte que les secondes seraient plus assurées. Mais le mental entretient plausiblement avec les propositions, avec le
logique en général, des relations plus étroites et plus profondes qu’avec
d’autres objets comme les réalités physiques, les nombres, etc. Qu’on le
veuille ou non, une proposition est par essence quelque chose qui apparaît
dans des prestations mentales spéciales comme des croyances, des assertions,
des interrogations, etc., ou dans un langage que des prestations mentales spéciales investissent d’une orientation intentionnelle. Et cela non pas simplement dans le même sens où une chose physique est dite n’apparaître que dans
des états mentaux comme des perceptions : bien plus, il ne semble y avoir de
sens à parler de propositions que si ces propositions sont ce qui apparaît ou
peut apparaître dans des prestations mentales spéciales, c’est-à-dire ce qui
les dote d’un contenu logique.
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Là où l’existence d’une telle relation n’est pas reconnue, il devient
impossible d’associer un sens intelligible au fait que les termes d’assertion,
d’inférence, de négation, de référence, etc., s’ils ont une signification logique, désignent aussi des activités mentales, ou au fait que ceux de
conditionnel, de connecteur, de conjonction, de disjonction, etc., désignent
aussi des formes linguistiques. De tels faits ne pourraient qu’être mis au
compte d’un parallélisme mystérieux, voire ignorés au nom d’un symbolisme
vide 1 .
On pourrait pourtant objecter que la simple reconnaissance d’une telle
relation de dépendance étroite et essentielle n’implique encore rien de
semblable à l’approche de style husserlien telle qu’elle a été esquissée plus
haut. Ainsi, une approche assez naturelle pourrait être de définir la proposition comme un terme d’une relation dont l’autre terme serait l’attitude
propositionnelle — comme le fait très expressément Chisholm lui-même,
lorsqu’il définit l’état de choses comme étant l’objet d’une attitude propositionnelle.
Cependant, le sens des remarques ci-dessus n’est pas rencontré par la
définition chisholmienne de l’état de choses. En stipulant que l’état de
choses, comme à plus forte raison la proposition, doit pouvoir se tenir dans
une relation extrinsèque à une prestation mentale, cette définition laisse en
effet intacte la possibilité que la proposition existe alors qu’il n’existerait
aucune prestation mentale dont elle serait le contenu. De même, par exemple,
que la définition du nerf optique comme ce qui transmet les informations
visuelles au cerveau n’exclut pas la possibilité que le nerf optique existe alors
que le cerveau aurait cessé d’exister, de même l’état de choses peut se
produire et la proposition être vraie alors qu’il n’existerait aucune attitude
propositionnelle. C’est pourquoi la définition peut être qualifiée de platoniste, au sens où elle implique la séparabilité des propositions envers leurs
réalisations mentales.
Il est vrai que les propositions ont des propriétés qui ne sont manifestement en aucun sens des propriétés psychologiques. Qu’une proposition don1
Cf. la remarque — selon moi encore pertinente — du « psychologiste logique »
B. Erdmann, Logik : Logische Elementarlehre, 3e éd., De Gruyter, 1923, p. 31 :
« Celui qui veut normer les conditions auxquelles nos jugements sont valides (…)
peut dériver de l’idée de vérité les conditions de la validité de nos jugements ; mais il
ne peut pas dériver de normes pour des opérations dont il ne connaît pas l’existence
(Bestand) ni le cours. Le devoir-être (Sollen) n’est pas un être, mais il est un devoirêtre pour l’être. Si l’on néglige cette préoccupation, on court le risque de bâtir sur le
sable d’un schématisme logique arbitraire, voire de mettre au jour des exigences qui
sont exclues par les conditions factuelles auxquelles nous formons des jugements. »
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née soit vraie, qu’une proposition de la forme <x est P et x n’est pas P> soit
nécessairement fausse, que la proposition <x est Q> découle nécessairement
de la conjonction de deux propositions <x n’est pas P> et <x est P ou x est
Q>, etc., aucun de ces caractères logiques n’a quelque chose à voir avec la
structure psychologique d’actes ou états mentaux, ni avec la constitution
psychologique de sujets qui pensent, affirment, nient, etc. Ces caractères
peuvent être étudiés de manière absolument indépendante, comme des
caractères de la proposition prise « en soi ».
Mais ce fait ne remet nullement en cause le sens des remarques
précédentes. Pour prendre un cas analogue, les phonèmes du linguiste ont
également des propriétés indépendantes de leur réalisation dans des concreta
physiques et de la signification associée à ceux-ci — des propriétés qui
peuvent comme telles être mises au jour de façon indépendante et être
soumises à des lois autonomes. Par exemple, les phonèmes /b/ et /p/ sont
distincts dans le système du français, mais cette distinction est absente dans
d’autres langues, comme le hawaiien. Deux concreta physiques différents
peuvent ainsi être saisis comme phonologiquement identiques. Pourtant, il ne
viendrait à l’idée de personne de tenir les phonèmes pour des entités
séparables. Ils nous apparaissent au contraire avec évidence comme des
entités auxquelles il n’y a aucun sens à attribuer l’existence sinon dans la
mesure où ils se réalisent dans des concreta physiques que des actes ou états
mentaux dotent d’une signification. L’opposition des phonèmes /b/ et /p/ en
français peut certes faire l’objet d’une loi indépendante, mais elle serait un
jeu symbolique vide s’il n’était possible de lui rattacher des faits individuels
tels que celui-ci : le locuteur francophone, lorsqu’il prononce les mots
« bord » et « porc », leur associe généralement une signification différente.
Il n’entre pas dans mon propos de développer davantage ce point, que
nous pouvons laisser à l’état de problème. L’important est qu’il nous confronte à une question plus générale, qui concerne, pour ainsi dire, la forme
d’une théorie des propositions plutôt que son contenu. De manière générale,
les éléments rassemblés jusqu’ici rendent plausible l’idée que la question
« quelle théorie a la meilleure base ? » — au sens très large du mot « base »
retenu plus haut — est logiquement antérieure à la question « quelle théorie
est la plus économe ? ». En d’autres termes, la première question est
indépendante de la seconde, cependant que la parcimonie ontologique, à
l’inverse, ne semble une vertu épistémologique que dans la mesure où elle est
relative à la base choisie. Cette conclusion semble valable, que les
suggestions ci-dessus sur le rapport entre les propositions et le mental soient
correctes ou non. Il y a un sens à soumettre notre traitement des propositions
au principe de parcimonie comme à un principe de rationalité, tout comme il
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y a un sens à se poser la question suivante : quelle base est la plus acceptable
en vue de clarifier quel genre d’entité peut bien être une proposition ? Mais
ce n’est qu’en un second temps, c’est-à-dire parce qu’un certain domaine ou
une certaine partie de théorie sont jugés meilleurs, qu’il conviendra d’y
ajouter le moins possible.
Jusqu’à un certain point, ces conclusions s’accordent assez bien avec
l’approche « locale » du principe de parcimonie proposée par Elliott Sober
dans le domaine de la philosophie des sciences naturelles 1 . D’après cet
auteur, le fait que ce principe est censé s’étendre à tous les secteurs de la
science rend à première vue inévitable qu’on en cherche une justification a
priori dans des considérations de nature logique ou mathématique. Sober
estime cependant que cette approche ne donne pas les résultats attendus, et
qu’il convient de lui substituer le point de vue selon lequel la valeur
épistémologique du principe de parcimonie dépend, « dans un contexte de
recherche particulier, de considérations spécifiques au sujet traité (et a
posteriori) ». L’idée est que le parti pris en faveur de la parcimonie n’est
dans les faits justifiable qu’en référence à d’autres présuppositions qui
tiennent à la théorie elle-même, aux conditions expérimentales, etc. L’application du principe de parcimonie peut être justifiée par les imperfections des
instruments de mesure ou par la supposition que les relations à décrire sont
plus probablement simples ou régulières, comme dans le cas de l’expérimentateur qui, au moment de figurer ses données par un graphe, dessine de
préférence une courbe simple 2 ; mais la parcimonie peut se révéler inappropriée en d’autres circonstances, par exemple si l’objet à étudier — mettons,
des secousses sismiques — réclame au contraire un suivi le plus scrupuleux
possible de petites variations.
Le rapprochement me semble un peu plus qu’une analogie. Dans le cas
de l’expérience de physique comme dans celui du traitement philosophique
des propositions, le facteur déterminant n’est pas la parcimonie absolue, mais
1
Voir E. Sober, « Parsimony », dans S. Sarkar & J. Pfeifer (éds.), The Philosophy of
Science : An Encyclopedia, Routledge, 2006, p. 532 suiv. ; et Id., From a Biological
Point of View, Cambridge University Press, 1994, p. 140-141, qui réfère sur ce point
à R. Miller, Fact and Method, Princeton University Press, 1987.
2
Ce qui constitue une économie si l’on suppose que les paramètres d’ajustement sont
des variables existentiellement quantifiées. Sur la question de la simplicité de la
nature, cf. les remarques en ce sens de D.L. Gunner, « Professor Smart’s “Sensations
and Brain Processes” », in C.F. Presley, (éd.), The Identity Theory of Mind,
University of Queensland Press, 1967, et sa critique par W.G. Lycan, « Epistemic
values », Synthese, 64 (1985), p. 148, et Judgement and Justification, Cambridge
University Press, 1988, p. 141-142.
141
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la présence de contraintes spécifiques aux objets étudiés, qui peuvent
éventuellement imposer, directement ou indirectement, la parcimonie à
l’égard de certains types d’entités. Mais la parcimonie — son degré et la
nature des entités jugées superflues — doit dès lors être relative au domaine
de base qui exerce de telles contraintes. Ce qui implique à plus forte raison
que, si elle peut être vue comme un principe général, elle n’est pas un facteur
déterminant de choix très généraux comme celui entre réalisme et idéalisme.
5. Remarques finales
En défendant l’idée que la parcimonie n’est un principe de rationalité qu’en
un sens relatif, nous ne voulions pas simplement dire que les parties des
théories sont plus ou moins dispensables selon qu’elles sont plus ou moins
proches d’un « centre ». Notre suggestion était la suivante : la parcimonie
n’est pas une vertu en soi ; la théorie plus parcimonieuse n’est meilleure que
parce que la « base » est meilleure, et la parcimonie est inessentielle pour
évaluer quelle « base » est meilleure. Ce qui a pour effet, comme on l’a noté,
de déplacer la question de la justification du principe de parcimonie. La
question n’est pas tant de savoir pourquoi l’économie (absolue) est préférable, mais plutôt de savoir relativement à quoi elle est préférable et pourquoi
ce relativement à quoi elle est préférable est préférable.
Cette idée laisse intacte la conviction que l’économie ontologique est
une vertu épistémique et que le principe de parcimonie a le sens d’un
principe de rationalité. Plus encore, elle tend à renforcer cette conviction en
simplifiant la question de sa justification. Il est assurément peu convaincant
de dire — comme tendent à le faire les interprétations pragmatistes 1 ou
esthétiques 2 — que le principe de parcimonie trouve sa raison d’être dans des
contraintes dépendantes de l’esprit et indépendantes de toute question de
vérité et de connaissance 3 . Il semble à tout le moins étrange de mettre la
parcimonie sur le même plan que la concision ou d’autres conditions requises
1
W.V.O. Quine, « Two dogmas of empiricism », dans Id., From a Logical Point of
View, Harvard University Press, 2e éd., 2003, p. 44. B. van Fraassen, The Scientific
Image, Clarendon Press, p. 88.
2
Par exemple D.B. Resnik, « Simplicity in evolutionary explanations », dans N. Rescher (éd.), Aesthetic Factors in Natural Science, University Press of America, 1990,
p. 79-84.
3
Cf. C. Peacocke, « Explaining perceptual entitlement », dans R. Schantz (éd.), The
Externalist Challenge, De Gruyter, 2004, p. 462 ; Id., The Realm of Reason, Oxford
University Press, 2004, p. 96.
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pour la compréhension d’une théorie ou son exposition dans des publications.
Mais si de telles interprétations paraissent peu convaincantes, c’est peut-être
parce que le principe de parcimonie compris au sens absolu — au sens d’une
vertu en soi — est lui-même peu convaincant. Si la justification en termes
d’efficacité déductive ou par quelque contrainte biologique semble si peu
satisfaisante, c’est peut-être parce que l’économie au sens absolu n’a simplement pas à être justifiée.
Ces considérations me paraissent fournir un cadre plus sain pour une
évaluation critique de la théorie des propositions de Chisholm. Le problème
avec cette théorie est que l’exigence de parcimonie qui la détermine de part
en part est comprise au sens absolu. Mais les réflexions précédentes font
peser certains doutes sur l’idée que le principe de parcimonie, interprété en
ce sens, puisse constituer une motivation suffisante pour réduire les
propositions aux états de choses. Ainsi compris, ce principe n’est pas un
guide suffisant pour décider s’il faut distinguer entre l’objet de la croyance
— l’état de choses qui existe ou n’existe pas — et son contenu logique — la
proposition qui est vraie ou fausse.
Il n’entre pas dans mon propos d’approfondir davantage la question de
la rationalité épistémique, qui fait l’objet d’une littérature abondante. Pour
conclure, je voudrais simplement suggérer que le quatrième facteur énuméré
plus haut, l’intuitivité, pourrait bien jouer le rôle d’un principe de rationalité 1 ,
et qu’il peut aussi conditionner et justifier la parcimonie ontologique en
philosophie en contribuant plus fructueusement qu’elle à la constitution
d’une « base ».
Revenons un instant sur l’argument commenté dans la section 3. Chisholm nous demande d’envisager l’hypothèse suivant laquelle des attitudes
propositionnelles ordinairement considérées comme sans objet, par exemple
la crainte de Jones que Robert Kennedy accède à la présidence, possèdent un
objet. Puis il déclare que, faute d’argument, c’est-à-dire à défaut d’une reformulation de « il existe quelque chose tel que Jones le craint » qui soit « compatible avec l’inexistence d’un tel objet », l’hypothèse est plus raisonnable.
Mais la charge de la preuve est manifestement placée au mauvais
endroit. Il eût été plus naturel de dire que l’hypothèse considérée est
1
Cf. D. Seron, « Sur la rationalité dans les Idées I de Husserl », dans M. Broze, B.
Decharneux, S. Delcomminette (éds.), All’eu moi katalexon... « Mais raconte-moi en
détail… » (Odyssée, III, 97), Vrin-Ousia, 2008, p. 695-704 ; D. Seron, « Husserl et
Cohen : Deux conceptions opposées de la rationalité ? », dans O. Feron (éd.),
Figuras da Racionalidade : Neokantismo e Fenomenologia, Centro de Filosofia da
Universidade de Lisboa, 2011, p. 125-140.
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franchement déraisonnable, et qu’il est besoin d’arguments extrêmement
forts pour la rendre raisonnable. Pourquoi Chisholm s’y prend-il autrement ?
La présence d’un quantificateur existentiel ne fournit ici aucune réponse, car
le problème est précisément de savoir sur quoi on quantifie (en fait, la
demande de « reformulation » est secondaire). La réponse de Chisholm apparaît dans la condition (1) : l’énoncé « Jones craint que Robert Kennedy
accède à la présidence » « semble nous engager envers l’existence d’un
certain objet », à savoir envers l’existence de l’objet de la crainte de Jones.
Mais les raisons pour lesquelles Chisholm regarde cette interprétation comme
une interprétation par défaut ne sont pas claires. Que veut dire « semble »
ici ? À l’homme ordinaire, non initié aux subtilités de la logique fregéorussellienne, il semble plutôt — avec un haut degré d’évidence — que le
monde ne renferme aucun fait susceptible d’être l’objet de la crainte de
Jones. Si Chisholm ne voit pas les choses de cette manière, c’est parce qu’il
considère que la lecture la plus simple — la lecture quantifiée « il existe
quelque chose tel que Jones le craint » — est a priori la plus raisonnable, et
que la charge de la preuve incombe à celui qui veut en changer. En d’autres
termes, il s’en remet d’emblée à la parcimonie comme à un principe de
rationalité valable indépendamment, en particulier indépendamment de toute
donnée descriptive. Ce n’est pas par accident que l’approche de Chisholm se
révèle à ce point contre-intuitive, voire coûteuse en un certain sens. La
promotion de la parcimonie au sens absolu au rang de principe minimal de
rationalité ne peut qu’avoir pour effet un envol spéculatif qui finit par rendre
le principe de parcimonie lui-même difficilement intelligible ou justifiable,
avec pour conséquence qu’elle nous laisse sur les bras d’énigmatiques entités
dont il y a tout lieu de douter qu’elles soient autre chose que des constructions ad hoc.
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Bull. anal. phén. X 6 (2014)
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