L’évaluation est-elle encore au service S. Jacquemet*

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Évaluation et prise en charge
de l’observance thérapeutique
L’évaluation est-elle encore au service
de la prise en charge thérapeutique ?
● S.
Jacquemet*
L
‘avènement de la médecine biotechnologique a généré plusieurs secteurs d’hyperspécialisation dans l’environnement périphérique des stratégies cliniques à visée thérapeutique. Dans la lignée de l’habitus “curatif”, une nouvelle médecine émerge, basée
sur des preuves, associée au développement
phénoménal de la recherche pharmacologique ainsi qu’aux moyens mis à disposition
de l’identification de discriminants sociodémographiques liée aux mesures d’efficacité
des politiques de santé et des objectifs de
réduction des coûts. Cette tendance entraîne
dans son sillage un lot de technicités propres
à entretenir le mouvement et à apporter
informations et confirmations. Au sein de
cette nébuleuse, l’évaluation s’affirme
comme un pan incontournable de la planification… et à juste titre !
ÉVALUER… ATTRIBUER DE LA VALEUR
Par essence, l’évaluation a pour mission de
permettre l’organisation d’un système en
instaurant des moyens d’attribution de
valeur, de classification et de comparaison.
Dans une organisation à très haut niveau
technologique, il s’agit de mesurer l’impact
de l’introduction de nouvelles données et/ou
de nouveaux paramètres. L’évaluation est
donc étroitement liée aux objectifs fixés dans
la démarche de laboratoire, et nécessite une
ligne de base permettant d’établir le niveau
de départ. Avec le temps, la clinique a cherché à atteindre des objectifs toujours issus de
besoins ou de recherche d’absolu. Dès lors,
l’évaluation devient une stratégie subordonnée à la question de la norme (objectif, résultat attendu). La finalité de l’évaluation se
détourne de l’attribution intrinsèque de
valeur pour se diriger vers la mesure de l’écart, espérant prouver que, dans certaines
situations, l’intervention permet de réduire
au maximum cet écart.
Dans les domaines de la médecine plus particulièrement confrontés aux problèmes de la
chronicité, de l’impossibilité de guérir et du
partenariat avec les personnes malades, l’évaluation s’oriente vers la cible de toutes les
attentions : les sujets des interventions thérapeutiques. L’ambiguïté est établie… les personnes malades, appelées à être des acteurs
particuliers dans le contrat thérapeutique, à
la recherche des stratégies d’autonomie, sont
finalement réduites à être des objets de
mesure. La recherche de discriminants, l’attribution à des groupes nominaux, l’identifica-
tion d’indicateurs de succès… les personnes
malades subissent une évaluation qui prétend apporter à la clinique les ingrédients du
développement, pour ne pas dire du succès.
LA PROBLÉMATIQUE DE L’OBSERVANCE
TEL UN RÉVÉLATEUR
La prise de conscience de la relative observance des malades chroniques vis-à-vis de
leur traitement, pourtant vital dans la plupart des syndromes incurables, a renforcé l’usage normatif de l’évaluation. Les études se
sont succédé, recouvertes, pathologie après
pathologie, pour aboutir souvent aux mêmes
résultats : une grande partie des malades (de
40 à 60 %) ne suivent pas correctement le
traitement prescrit, qu’il soit médicamenteux,
comportemental ou mixte. Cet état de fait,
qu’il ne s’agit pas ici de contester, a ouvert la
voie de l’analyse des comportements des personnes, cherchant à mettre en évidence les
raisons (causes) de ce problème, les discriminants, les prédicteurs de succès et l’impact de
certaines interventions spécifiquement développées pour faire face à cet échec. Les personnes malades ont dû assumer de plus en
plus le statut d’objet d’évaluation, référé à
des normes (étalon de mesure) considérées
comme les comportements attendus, voire les
attitudes socialement et thérapeutiquement
normales, pour ne pas dire politiquement…
Cette rupture épistémologique brutale, faisant passer l’individu du statut de porteur de
maladie à celui de déviant comportemental,
s’est profondément appuyée sur les mécanismes de l’évaluation. La personne, bien qu’annoncée comme partenaire dans l’idéologie
clinique, ne peut plus se comporter comme
un sujet. On ne lui reconnaît pas la légitimité
d’adopter des comportements qui peuvent
pour elle avoir du sens, on lui refuse la possibilité de s’autodéterminer face à sa situation,
il est hors de question de lui accorder le
moindre crédit en termes d’évaluation de ses
propres actions, faisant l’hypothèse qu’avec
sa maladie elle a perdu tout sens des proportions et de la responsabilité. Le choix même
d’orienter l’évaluation sur tel ou tel domaine
implique un présupposé relatif à un résultat
attendu. Il n’y a pas d’évaluation, au sens de
la mesure, sans un implicite normatif.
Accepter d’expliciter cette contrainte permet
de relativiser les enjeux de la méthodologie
et offre une chance à la démarche compréhensive d’émerger. Malheureusement, à ce
jour, quasiment aucune étude clinique ne
s’est réellement penchée sur la question de
l’observance par l’angle d’une compréhension détaillée et spécifique des comportements adoptés par la part (tout de même
importante) des patients qui suivent correctement les prescriptions médicales : comment
font-ils ? Quel est le prix de cette abnégation ? Comment surmontent-ils les difficultés
incontournables de la gestion d’un traitement chronique ? Quelles sont les compétences nécessaires pour cette réussite ? Autant
de questions qui permettraient d’envisager
un transfert éducatif vers ceux qui présentent
légitimement plus de problèmes.
L’exemple de l’approche évaluative de la
non-observance illustre de manière criante
l’opposition dialectique que la démarche de
mesure/de contrôle/d’évaluation porte en
son sein : mesurer l’écart à la norme (autant
dire du vide, de l’absent) afin
de statuer sur l’état de la question – acquis
versus non acquis, suffisant versus insuffisant, acceptable versus non acceptable –
et, en face, établir ce qui est (autant dire du
plein, de l’existant) afin de comprendre et
valider une voie possible de solutions. Cette
opposition dialectique incarne fortement la
conception que l’on a de l’homme, qui plus
est dans l’interaction complexe de la clinique :
objet ou sujet, patient ou partenaire, malade
ou personne…
L’ÉVALUATION COMME UNE DIFFICILE
INTERACTION
Le propre de la rencontre entre deux entités
repose sur la confrontation de forces souvent
opposées, tant dans l’univers physique que
dans le monde social. L’évaluation concentre
une très forte dimension de pouvoir et son
expression peut se lire dans la position du
maître (scolarité), de l’expert (audit), du
supérieur hiérarchique (performance) ou de
l’État (accréditation). Détenir le pouvoir d’évaluer revient à maîtriser une bonne partie
des éléments en jeu : norme de référence,
méthodes et outils, conclusions, utilisation
des résultats. Dans un certain nombre de
Vol.1 - n° 2 - oct.-nov.-déc. 2000
Évaluation et prise en charge
de l’observance thérapeutique
situations, l’évaluation rend de grands services (sélection, classement, organisation, échelonnement, bilan, etc.), et s’associe volontiers
avec des paramètres contrôlables. Lorsque l’évaluation porte sur des dimensions subjectives, moyennement contrôlables, le paradigme d’intervention change, faisant changer du
même coup le paradigme de l’évaluation.
L’objet d’évaluation devient plus important
que les résultats associés : l’individu représente alors le centre d’attention, il devient sujet
et, à ce titre, peut intervenir dans la démarche d’évaluation. Ce phénomène est très souvent lié à la recherche de motivation chez la
personne que l’on évalue. Le management et
les ressources humaines ont récemment compris cet enjeu et les entreprises accordent de
plus en plus de place à l’autoévaluation et à
la coévaluation, en soutien à des mesures
pures de performances. De même, l’école
cherche à contrebalancer l’évaluation dite
sommative (faire la somme des erreurs/des
réponses justes pour établir un score) par des
approches centrées sur l’apprenant, où
l’autoévaluation et le feed-back sont permanents (évaluation dite formative).
Pourquoi ne pas imaginer que chaque personne
malade, dès lors qu’elle est en contact avec un
expert, peut conserver une intégrité lui permettant d’évaluer, de manière objective, subjective, raisonnée, ou de manière irrationnelle, le phénomène qui la touche : est-il possible de consulter un médecin sans avoir la
moindre idée, sans la moindre hypothèse diagnostique (grippe ? ulcère ? cancer ?…) ? Estil possible d’adapter plus ou moins bien son
traitement sans avoir conscience des risques
encourus, sans peser le pour et le contre ?
Tricher
nécessite
de
connaître
parfaitement les règles ! Il n’y a pas de
fatalité…, au pire des lacunes de connaissances ou des difficultés de communication.
L’évaluation des facteurs positifs d’observance
met, en outre, en évidence la qualité de la
relation et des interactions avec les professionnels de référence. Pour quelle raison les
études de la non-observance ne disent-elles
rien de la compétence (incompétence) des
soignants d’accompagner les personnes
malades dans une gestion individualisée et
acceptable du traitement ? La place de la
concession, de la marge de manœuvre est
réfutée, car l’idéal clinique est fait du respect
scrupuleux des guidelines internationaux. La
confrontation entre le rationnel désincarné
et le subjectif quotidien bat son plein… Les
personnes malades sont au centre et subissent les contraintes de l’évaluation, sans en
percevoir le moindre bénéfice, le tout en
silence…, signe de celui qui attend le verdict !
DÉVELOPPER UNE APPROCHE ÉDUCATIVE
Lorsque certaines personnes malades s’offus-
quent de la notion d’éducation du patient, ils
ont, dans le contexte actuel de leur expérience clinique, bien raison, si l’on considère que
l’un des seuls stigmates pédagogiques connus
relève de l’évaluation (questionnaires, échelles, observations, carnet de contrôle, etc.). Il
est temps de reprendre à la base la question
de l’interaction thérapeutique, principalement dans les maladies incurables, où il y a à
penser un réel partenariat. Or, il n’y pas de
formation sans évaluation… mais il reste à
définir le cadre d’action et l’identité propre
de cette approche : apprendre est un phénomène totalement individuel, possiblement
soutenu de l’extérieur, mais qui nécessite le
respect de l’intégrité propre de l’individu.
Évaluer représente, en termes de nomenclature d’objectifs, le degré maximal de complexité et d’aboutissement dans l’apprentissage. Si l’on souhaite développer des apprentissages de gestion thérapeutique chez les personnes malades, il s’agit d’accepter de partager le droit d’évaluer, et de les stimuler aussi
souvent que possible à faire part de leurs
options et de leurs choix, tout en raisonnant
ensemble sur leurs conséquences (avantages,
limites). Cette option pédagogique, enracinée dans la noblesse de l’acte d’évaluation
(recherche de valeurs, identification de ressources “naturelles”), favorise non seulement
des apprentissages opératoires (didactique),
mais augmente le niveau de compétences qui
seront nécessaires pour un réel partenariat.
Adopter une telle posture ne revient en
aucun cas à devoir tout accepter de la part
des personnes malades ; bien au contraire, il
s’agit de construire réellement un système
d’attribution de valeur pour les comportements spontanés, les croyances de santé, les
représentations cognitives, la dimension
affective, afin de travailler avec le matériel
naturel de la personne. L’évaluation pourra
alors, sous ces conditions de recentrage et
d’abandon de la mesure du vide, redevenir un
véritable outil thérapeutique et éducatif.
Contrairement à l’expérience scolaire qui
place l’évaluation en fin de processus, l’éducation thérapeutique s’appuie dès le départ
sur une approche compréhensive (évaluation
“diagnostique”), et permet à l’apprenant de
renforcer sa capacité d’analyse face à des problématiques issues de ses propres choix, en
interaction avec la lecture permanente du soignant-éducateur (évaluation “formative”). Il
semble évident que cela ne sera possible
qu’au travers d’une réelle formation pédagogique des soignants, voire même à la modification des procédures d’évaluation utilisées
en formation initiale (faculté de médecine,
école d’infirmières, etc.). L’enjeu est de
taille… tout comme la problématique de la
non-observance, sur laquelle il ne faut pas se
tromper lorsque l’on cherche à identifier les
causes majeures de ce phénomène. Cherchez
le type d’évaluation, vous trouverez un acteur
■
de pouvoir.
POUR
EN SAVOIR PLUS
– Amiel-Lebigre F, Gognalons-Nicollet M. Entre
santé et maladie. Presses Universitaires de
France : Les champs de la santé, 1993, Paris.
– Assal JP. Traitement des maladies de longue
durée : de la phase aiguë au stade de la chronicité. Une autre gestion de la maladie, un autre
processus de prise en charge. Encycl Med Chir
1996 ; 25-005-A-10, Elsevier, Paris.
– Bensasson M. De la bouche du patient à l’oreille du médecin. Ed. Jacques Bertoin, 1991,
Paris.
– Deccache A, Lavendhomme E. Information et
éducation du patient. De Boeck Université, 1989,
Bruxelles.
– D’Ivernois JF, Gagnayre R. Apprendre à éduquer le patient. Ed. Vigot, 1995, Paris.
– Giordan A, Girault Y, Clement P. Conceptions et
connaissances. Peter Lang, 1994, Berne.
– Hadji C. L’évaluation, règles du jeu : des intentions aux outils. ESF. 3e Ed. 1992, Paris.
– Jacquemet S. Le patient peut-il apprendre à
devenir un malade chronique ? In : Bulletin
d’éducation du patient 1998 ; 17, 3 : 66-68.
– Lasserre A, Jacquemet S. Quels rôles pour les
soignants dans l’accompagnement de patients
souffrant d’excès de poids ? Réflexions sur un
double processus d’apprentissage. Medicine
Hygiene 1998 ; 56 : 1198-202.
– Lacroix A, Assal JP. L’éducation thérapeutique
des patients. Ed. Vigot, 1998, Paris.
– Lacroix A, Jacquemet S, Assal JP. The patients’
voice : testimonies from patients suffering from
chronic diseases. Patient Education and
Counselling 1995 ; 26 : 293-9.
– Organisation Mondiale de la Santé
(OMS). Therapeutic Patient Education : recommendations for continuing education programmes for healthcare providers in the field of prevention of chronic diseases. 1998 ; Copenhague.
– Rosenstock I, Stecher VJ, Becker M. Social learning and the Health Beliefs Model. Health Ed
Quart 1998 ; 15, 2 : 175-83.
Vol.1 - n° 2 - oct.-nov.-déc. 2000
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