LES ANNEES-LUMIERE : Tiré de Cosmicomics
de Italo Calvino, traduction de Jean
Thibaudeau pour les éditions du Seuil.
Italo Calvino base sa nouvelle sur la loi de Hubble.
En astronomie, cette loi énonce que les galaxies
s’éloignent les unes des autres et que leurs
vitesses d’éloignement sont proportionnelles à
leurs distances. Autrement dit, plus une galaxie
est loin de nous, plus elle semble nous fuir.
« Une nuit, j’observais comme d’habitude le ciel
avec mon télescope. Je remarquai que d’une
galaxie distante de cent millions d’années-lumière
se détachait une pancarte. Dessus, il était écrit :
JE T’AI VU. Je fis rapidement le calcul : la lumière
de la galaxie avait mis cent millions d’années
pour me joindre, et comme de là-bas ils voyaient
ce qui se passait ici avec cent millions d’années
de retard, le moment où ils m’avaient vu devait
remonter à deux cents millions d’années.
Avant même de contrôler sur mon agenda pour
savoir ce que j’avais fait ce jour-là, je fus pris
d’un pressentiment angoissant : juste deux cents
millions d’années auparavant, pas un jour de plus
ni de moins, il m’était arrivé quelque chose que
j’avais toujours essayé de cacher. […]
Naturellement, j’étais capable d’expliquer tout
ce qui était arrivé, et comment cela avait pu
arriver, et je pouvais faire comprendre, sinon
justifier vraiment, ma façon d’agir. J’eus l’idée
de répondre tout de suite moi aussi avec une
pancarte, en employant une formule de défense
comme ATTENDEZ QUE JE VOUS EXPLIQUE ou
encore J’AURAIS VOULU VOUS Y VOIR, mais cela
n’aurait pas suffi, et l’explication à donner aurait
été trop longue pour une inscription synthétique
qui fut lisible de si loin. Et par-dessus tout, je
devais prendre garde à ne pas commettre de
faux pas ou, si vous voulez, ne pas authentifier
implicitement ce à quoi le JE T’AI VU se contentait
de faire allusion. En somme, avant de me laisser
aller à une quelconque déclaration, il aurait fallu
que je susse exactement ce qu’ils avaient pu voir
de cette galaxie et ce qu’ils n’avaient pas vu ; et
pour cela, il n’y avait qu’à le leur demander avec
une pancarte du genre : MAIS TU AS TOUT VU, OU
SEULEMENT UN PEU? ou encore : VOYONS SI TU
DIS BIEN LA VÉRITÉ : QU’EST-CE QUE JE FAISAIS ?
puis attendre tout le temps qu’il leur fallait pour,
d’où ils étaient, voir mon inscription, et le temps
tout aussi long pour que je visse leur réponse
et pusse pourvoir aux nécessaires rectifications.
Le tout aurait pris deux cents autres millions
d’années, et même quelques millions d’années en
plus, parce que, pendant que les images allaient
et venaient à la vitesse de la lumière, les galaxies
continuaient à s’éloigner les unes des autres ;
et ainsi cette constellation-là à présent n’était
plus déjà là où moi je la voyais, mais un peu plus
loin, et l’image de ma pancarte devait lui courir
après. En somme, c’était un système peu rapide,
qui m’aurait obligé à discuter de nouveau, plus
de quatre cents millions d’années après, des
événements que j’aurais voulu faire oublier dans
le plus bref délai possible.
La meilleure ligne de conduite était de ne faire
mine de rien, de minimiser la portée de ce qu’ils
avaient pu apprendre. C’est pourquoi je me
dépêchai de placer bien en vue une pancarte
sur laquelle j’avais simplement écrit : ET ALORS ?
Si les gens de la galaxie avaient cru me mettre
dans l’embarras avec leur JE T’AI VU, mon calme
les déconcerterait, et ils se convaincraient qu’il
n’y avait pas à s’appesantir sur l’épisode. Si au
contraire ils n’avaient pas en leur possession
d’éléments qui puissent m’être défavorables,
une expression indéterminée comme ET ALORS ?
Me permettrait d’enquêter prudemment sur les
limites à donner à leur affirmation : JE T’AI VU.
La distance qui nous séparait (de son quai, à cent
millions d’années-lumière, la galaxie s’était déjà
éloignée d’un million de siècles en s’enfonçant
dans l’obscurité) devait rendre moins évident
que mon ET ALORS ? Répondait à leur JE T’AI
VU, vieux de deux cents millions d’années, mais
il ne me parut pas opportun de noter sur ma
pancarte des références plus explicites, parce que
si le souvenir de cette journée, au bout de trois
millions de siècles, s’était un peu effacé, je ne
voulais pas le rafraîchir moi-même.»
Réflexions